Querelle (Éric) Delmas

Enseignant de littérature et de cinéma audiovisuel
au lycée Victor Hugo à Marseille.

(Lionel Soukaz; source : http://360etmemeplus.org)

Doctorant, projet de thèse en cinéma sous la direction de Madame Giusy Pisano et sous la co.direction de Marie-Hélène Bourcier 2012. Querelle se définit comme militant queer (transpédégouine proche des théories décoloniales).

A participé à deux colloques : colloque autour des questions de genre au cinéma, télévision, arts plastiques au printemps 2011 à l’université de sciences humaines à Aix en Provence. Intervention autour de l’émergence d’une épistémologie queer dans Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, 2000. Le deuxième colloque s’intitulait Eros militant: le cinéma de Lionel Soukaz, décembre 2013 à Paris.

Une lecture queer d’un film de Soukaz

Relaps de la sacro-sainte Hétérosexualité, Lionel Soukaz n’a cessé de représenter à l’écran le désir homosexuel à travers des corps nus, des sexes en érection, des anus pensés comme zone érotique et non plus comme zone reléguée à la sphère privée .

A la fois aimé et haï, le cinéma de Soukaz constitue un objet étrange, bizarre pour le spectateur non averti.

Réalisé en 2005, www.Webcam1 témoigne de l’obsession du vidéaste à capter de son écran d’ordinateur relié à un site de rencontre gay, des corps nus en représentation.

Les vignettes filmées exposent des scènes pornographiques et la caméra, à l’instar du désir du vidéaste, ne cesse d’errer d’image en image espérant se fixer sur l’une d’entre elles.

Ces corps nus filmés en gros plan apparaissent comme un vecteur de résistance ou d’audace contre la mise en discours de l’homosexualité par les savoirs culturels dominants.

De fait cette banque d’images ne propose-t-elle pas une lecture de l’homosexualité opérée par un homosexuel, Lionel Soukaz ?

Quels sont les éléments qui, dans le film de Soukaz, convoquent une épistémologie queer ?

Émergence des savoirs queer in www.Webcam de L. Soukaz

L’œuvre de Lionel Soukaz, www.Webcam s’organise -tel un diptyque- en deux volets certes inégaux, mais dont les sujets se regardent, se complètent et parfois se repoussent…

La première partie convoque un dispositif cinématographique inhabituel : on y voit, à travers un jeu de surcadrage, une captation d’images en mouvement provenant d’un écran d’ordinateur relié à un site de drague gay, images illustrant des visages en gros plan, des corps nus, des sexes en érection, des pratiques liées à l’érotisme anal sans que jamais ces corps ne soient objectivés ou exotisés.

Ainsi, in www.Webcam, Soukaz ouvre une brèche dans les modalités de la représentation de la sexualité en France. J’entends par là que le cinéaste d’une part conserve tout au long du film sa position de sujet au niveau de l’énonciation ( homo-énonciation) et que d’autre part il confère également à ses personnages cette même position énonciative. Le cinéaste procède donc par inversion épistémologique et met à mal les modalités de l’énonciation de la pornographie standard c’est-à-dire, la pornographie où l’énonciation est toujours prise en charge par un homme ou télécommandée par ce dernier. A ce propos, la lecture de Queer Zones2 : Politiques des identités sexuelles et des savoirs de Marie Hélène Bourcier est on ne peut plus éclairante sur la position du sujet homosexuel dans le contexte queer : « C’est que le positionnement queer résulte d’une déconstruction des identités sexuelles : renverser la position de l’homosexuel qui d’objet devient sujet, c’est donc mettre à la disposition des lesbiennes et des gays un nouveau type d’identité sexuelle ».

Dans www.Webcam, l’organisation de la narration s’organise en fonction du point de vue de l’auteur, un point de vue qui ne fait pas l’économie de sa propre mise en scène. Dès l’ouverture du film, Lionel s’adonne à l’autoportrait par l’entremise du film dans le film : la caméra fonctionne comme le miroir réfléchissant de ce qui se déroule sur l’écran de l’ordinateur. La fenêtre de clavardage nous donne à lire le pseudo du filmeur : « Lesouk » ainsi que le dialogue virtuel des connecté-e-s. La disposition des vignettes sur le site de drague fait écho à celle d’un splitscreen ou d’un triptyque. De ce dispositif émergent des personnes dont le visage est -à quelques exceptions près- hors cadre. Restent des corps qui se meuvent, s’excitent mutuellement, jouent avec leur sexe en érection, avec leur anus autant qu’avec leur semence dite masculine, semence que l’un répand sur une table et l’autre sur son ventre.

Soukaz regarde ces multiples tableaux vivants dont il n’est pas l’auteur, images vivantes, mouvantes qu’il ne peut agencer ni ordonner. Les personnes filmées demeurent donc maîtresses de leur mise en scène, de leur performance, de leur texte et du cadrage de leur organe. Témoin oculaire de la nudité qui sature l’écran de la webcam, l’œil de Lionel Soukaz se transforme en machine désirante. De fait, l’entreprise de l’auteur repose sur une gageure intéressante : celle de réinsérer dans la sphère publique des images de sexualité explicite dont la fonction n’est pas de satisfaire la libido spectatorielle. Plus que cela, les images de sexe captées par le vidéaste échappent à la mécanique disciplinaire au sens que lui prête Michel Foucault in Il faut défendre la société. L’intensité, la force subversive de www.Webcam est de penser une autre territorialité de l’anus que celle que lui assigne le régime hétéronormatif. De fait Soukaz fait voler en éclat la dialectique freudienne qui suppose la civilisation du stade anal par la génitalité. La force du film est de procéder à une resignification de l’anus par des «pédés» et de repenser sa fonction sociale désirante.

La transformation de l’anus en une zone libidinale et sa déterritorialisation font écho à la prose de Guy Hocquenghem, sur le même thème, in Le Désir Homosexuel3: « Le premier organe à être privatisé, mis hors champ, fut l’anus…les fonctions de cet organe sont véritablement privées ». En effet, l’anus est pensé comme un lieu soumis à régulation et au contrôle, une zone corporelle confinée dans un espace clos à l’abri de tous les regards. La caméra de Soukaz en s’attardant quelquefois sur l’érotisme anal défait, déconstruit cette séparation entre les sphères privée et publique. De fait, la région anale pensée comme une zone érogène devient représentable publiquement. A ce propos, Lee Edelman4, un des fondateurs de la théorie queer, confirme notre point de vue dans un chapitre de son ouvrage consacré au Bien pisser. Selon lui, Hitchcock nous offre à voir dans plusieurs de ses films notamment dans Psycho sa préoccupation pour la pulsion anale : « La figure de rhétorique qui domine la première moitié du film, et qui culmine dans la violence du meurtre de Marion sous la douche, propose de façon plus cruciale une contiguïté entre les toilettes et la chambre, l’excrémentiel et le génital, en soulignant leur relation métonymique ». L’image des toilettes, avec gros plan sur la cuvette renvoie à la zone anale, zone qui inévitablement constitue une menace, un danger imminent de mort. Contrairement à l’univers hitchcockien, Soukaz appréhende la pulsion anale non comme une pulsion de mort, mais comme un lieu de plaisir, un lieu de vie. Plus que cela, les scènes de sexe non simulées détournent, pervertissent la construction de la symbolique hétérosexuelle en ce sens qu’elles ne reproduisent pas la génitalité reproductrice comme incarnation de la normalité sexuelle. De fait, le filmeur capte des scènes d’éjaculation dans lesquelles le sperme se répand sur le buste de celui qui s’adonne à la masturbation. L’oeil de la caméra s’ouvre à l’éros anal et à l’éros urétral sans les mettre en opposition. Il arrive que le vidéaste s’attarde sur une mise en scène plutôt que sur une autre et qu’il nous livre son regard sur une personne transgenre. Apparition impromptue, si l’on se fie au nombre de fenêtres qui jusqu’à présent n’illustraient que des hommes. Abella (nom d’emprunt) nous donne à voir une féminité subversive puisque cette dernière dénature, déstabilise, déconstruit le lien dit logique entre sexe biologique et genre. Il faut savoir que le terme de transgenre commence à être répandu en France sous la plume d’intellectuels américains dont Judith Butler et Leslie Feinberg. Ce terme a été construit pour désigner ceux et celles qui transgressent les repères socio-culturels dans lesquels le concept de genre s’enracine, se fixe. Cette fixité du genre et son caractère monolithique sont remis en cause par la présence d’Abella à l’écran.

Toutefois, ces images sérielles fatiguent tant soit peu le regard et cessent d’être attractives pour l’univers spectatoriel. La captation d’images émanant de webcam sur un écran d’ordinateur perdure et installe une monotonie à laquelle le filmeur voudrait échapper. L’errance visuelle s’avère contraignante car elle ne propose, dans cet univers virtuel, aucune rencontre concrète et charnelle. Cependant, il arrive qu’une image produite par webcam aimante l’oeil de Soukaz autant que le nôtre ? C’est le cas pour ce jeune garçon de 24 ans dont le pseudo « Powers » s’inscrit au dessus d’une fenêtre où il apparaît en gros plan. La caméra fait des va-et-vient pour mieux revenir sur lui et en faire le centre d’intérêt. Qu’il soit habillé ou dévêtu, l’objectif le scrute et finit par matérialiser le désir paroxystique du vidéaste. Loin des clichés cinématographiques, ce jeune homme prend ses distances par rapport à la représentation des gays bourgeois et virils et campe son style. En quoi la représentation iconographique de Powers s’éloigne-t-elle de celle proposée par le cinéma gay ? En quoi cette même représentation est-elle porteuse, sans le savoir, d’une épistémologie queer ?

Un des modes d’expression de Powers tire son origine du rap, de la culture populaire. Ses textes scandés, martelés par un groupe de rimes forment un sens et reflètent le mode de vie de celui qui rappe. L’amuïssement d’une syllabe au début d’un mot ( aphérèse) ou à la fin d’un autre ( apocope) procèdent, ici, du parler populaire et de la valorisation de ce dernier : « j’sais pas comment qu’on dit ça, c’est pas grave j’sais, c’est un site d’cul ». L’ensemble du discours de Powers situe le texte dans le registre de la communication immédiate, communication dont la verve populaire est mise en valeur par l’emprunt à la langue orale ( tant sur le plan syntaxique que lexical). Cette syntaxe populaire sabote consciemment la langue traditionnelle, comme notre personnage sabote l’image lisse de l’homosexuel au cinéma. Powers arbore, campe fièrement une attitude de Pédé voyou, calquée sur le modèle des protagonistes de Bruce La Bruce. A ce titre la plume de Marie- Hélène Bourcier valide notre propos : « En mettant en scène des pédés de couleur et des marginaux…( lesbiennes, punks, SM, fétichistes, skins..) les films de Bruce La Bruce mais aussi ceux d’un Marlong Rings, pour ne citer que ces exemples, contrent la logique identitaire du cinéma gay en particulier (…) En témoigne la relation très ambivalente qu’entretient La Bruce avec le mot « queer » dès lors que celle-ci a perdu son sens « voyou », son sens premier ». Le film de Soukaz s’inscrit dans le fait de céder la parole aux marginaux créateurs de sous -cultures. Personnage vecteur de la culture populaire, forcené de la rime aux assonances répétées, Powers reprend, dans ses textes, le terme de pédé pour s’auto-désigner. Ici, on assiste à la réappropriation de la signification injurieuse du terme et à la force performative d’un tel énoncé. Cette esthétique du retournement de stigmate fait écho à celle exploitée dans le cinéma queer des années 90.

Notes

1. Lionel Soukaz, Www.Webcam, 2005, 27 minutes, mini dv.

2. M.H Bourcier, Queer Zones, Politique des identités sexuelles et des savoirs, p.131.

3. G. Hocquenghem, Le Désir Homosexuel,1972, réédité en 2000 avec une préface de René Schérer.

4. L. Edelman, l’Impossible homosexuel, huit essais de théorie queer, p.129.

Mise en ligne : 16.03.2015