Emmanuelle Beaubatie

Doctorante à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux Sociaux (IRIS-EHESS),

associée à l’équipe « Genre, santé sexuelle et reproductive » de l’INSERM.

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Entretien avec Emmanuelle Beaubatie

Bonjour Emmanuelle : peux-tu te présenter et nous dire deux mots sur ta thèse ?

C’est un travail de thèse en sociologie sur les parcours trans’ en France. Je suis actuellement rattachée à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (EHESS) et associée à l’équipe « Genre, santé sexuelle et reproductive » de l’INSERM. L’enquête s’appuie sur des entretiens individuels avec des personnes estimant poursuivre ou avoir poursuivi un parcours de transition, ainsi que sur des résultats et analyses secondaires de l’enquête « Trans et santé sexuelle » de l’INSERM menée en 2010 et sur laquelle je travaille par ailleurs avec Alain Giami. La thèse s’intéresse à l’hétérogénéité des trajectoires sociales trans’ en France, en particulier du point de vue du genre.

Dans la littérature académique sur le sujet, mais aussi dans les mouvements militants trans’ et LGBT, la diversité sociale des parcours trans’ est souvent négligée. C’est ce même phénomène que le Black feminism a dénoncé à propos des femmes : leurs différentes caractéristiques sociales de race, de classe et autres n’étaient alors (et ne sont toujours) pas prises en compte dans les textes comme dans les mobilisations collectives. Concernant les trans’, les études féministes et genre n’échappent pas à cet écueil. Les universitaires s’intéressent généralement au rapport – normatif ou non – des trans’ à la norme de genre. Le débat tourne beaucoup autour de la question suivante : est-ce que les trans’ reproduisent ou subvertissent la norme de genre ? Mais, comme le rappelle souvent la sociologue Viviane Namaste, la principale préoccupation des trans’ au quotidien n’est pas de reproduire la norme de genre ni d’être des héros de la subversion[1]. Poser cette seule question revient à invisibiliser le cadre socio-institutionnel qui structure les transitions, ainsi que les caractéristiques sociales des trans’, y compris leur genre.

Dans cette recherche, il s’agit de replacer les parcours trans’ dans un contexte social et institutionnel et de prendre en compte les rapports de pouvoir qui le traversent. L’idée est de comprendre en quoi les rapports de genre structurent différemment les parcours d’hommes (female-to-male ou FtM) et de femmes trans’ (male-to-female ou MtF) et en quoi les rapports de classe et de race également, dessinent des transitions qui prennent différents visages. Cette recherche s’intéresse aussi aux constructions subjectives qui découlent de ces différentes trajectoires trans’ en termes de genre et de rapport au risque de transmission sexuelle du VIH.

Il y a 3 ans, tu publiais avec Julie Guillot un article sur l’invisibilité des FtMs : vous notiez que la science, par son androcentrisme, avait pleinement participé à l’invisibilisation des FtMs…

Oui, il y a une prise en compte scientifique différentielle des trans’ selon le genre. Les FtMs sont rarement mentionnés dans la littérature. Les travaux de médecine, de psychologie ou de sociologie portant sur les parcours FtMs ou même les incluant sont bien moins nombreux que les travaux portant exclusivement sur les MtFs. Ce constat s’étend aux travaux d’épidémiologie portant sur le VIH/sida dans la population trans’ : les FtMs, considérés d’emblée comme étant épargnés par l’épidémie, ne sont que très rarement inclus.

Par ailleurs, l’offre médicale qui est proposée aux hommes trans’ est bien moins fournie que celle qui s’adresse aux MtFs. Il y a cette idée reçue selon laquelle un pénis serait plus compliqué à fabriquer qu’un clitoris et un vagin. Je préfère avancer l’hypothèse que la médecine s’intéresse moins plus aux MtFs qu’aux FtM, comme elle médicalise davantage les corps des femmes que ceux des hommes cisgenres[2]. Les techniques chirurgicales dites de phalloplastie[3] et de métaoïdioplastie[4] sont moins pratiquées et présentent davantage de complications que la chirurgie de vaginoplastie destinée aux MtFs. Et comme le remarque justement l’anthropologue Jason Cromwell[5], le terme de pénoplastie demeure réservé aux hommes cisgenres[6] qui se font allonger ou élargir le pénis. Le phallus symbolique est accordé aux hommes trans’, mais on leur refuse le pénis biologique. L’accès au masculin est impensable, pour reprendre les termes de Julie Guillot, qui est l’une des rares chercheuses à s’être penchée sur l’invisibilité des FtMs[7].

Tout se passe comme si, contrairement au genre féminin, le genre masculin se devait d’être biologique. La psychologue Suzanne Kessler l’a bien montré dans le cadre du traitement médical des nouveaux nés intersexués[8]. Elle remarque que la plupart de ces bébés sont assignés au féminin. Dès lors que la taille du présumé pénis est estimée « naturellement » insuffisante (selon des critères plus ou moins obscurs), ce qui est le cas dans la plupart des situations d’intersexuation, c’est le genre féminin qui est attribué. La taille du clitoris-pénis est alors réduite par un acte chirurgical, dénoncé comme étant mutilant par les associations d’intersexués. On considère que l’on peut construire une femme, mais pas un homme. Le genre masculin est représenté comme neutre, donc comme inné. C’est cette même représentation qui est responsable de l’invisibilité des hommes trans’.

Les médias y sont aussi pour quelque chose : comment analyses-tu leur rôle dans ce choix de monstration / invisibilisation ?

Le rôle des médias est indéniable en cela qu’il contribue à façonner le sens commun sur ces questions. Les médias nourrissent une fascination sexiste pour les MtFs en même temps qu’ils invisibilisent les FtMs. Très récemment, un article du magazine Le Point publié à la suite du rapport de l’Académie de Médecine sur la conservation des gamètes pour les trans’ en donne un exemple flagrant[9]. Illustré par une photographie de femmes trans’ en tenue de cabaret, il a fait grand bruit sur les réseaux sociaux (la photo a été changée depuis). Sur cette image censée représenter la population trans’ : pas de FtM, mais des MtFs mises en scène dans la performance burlesque de la féminité.

La fascination des médias pour les femmes trans’ ne date pas d’hier. Déjà en 1953, le recours à la chirurgie génitale d’une MtF ex-GI américain, Christine Jorgensen, avait fait les gros titres de la presse et était sur toutes les télévisions. Jorgensen était alors mise en scène comme une incarnation de stéréotypes féminins, qui plus est blancs et bourgeois. Des images d’archives analysées par Karine Espineira montrent même des journalistes l’attendre en masse sur le tarmac, telle une star ou une femme politique, alors qu’elle sort de l’avion qui la ramène aux États-Unis après son opération[10]. Étrangement, on n’a jamais assisté à une telle scène dans le cas d’un FtM. Il semble impensable pour des journalistes d’attendre le retour d’un homme trans’ après la réalisation de sa phalloplastie. Vouloir devenir un homme est socialement et médiatiquement considéré comme un désir normal puisqu’il s’agit de rejoindre le groupe dominant. La théorie psychanalytique de l’envie universelle du pénis chez les femmes contribue également à banaliser le désir de transition des FtMs. En revanche, les MtFs intriguent d’autant plus que leur transition est perçue comme illogique compte tenu des rapports de genre : dans une société patriarcale, quel intérêt aurait-on à devenir une femme ?

La biologiste et essayiste Julia Serano voit dans la fascination des médias pour les femmes trans’ une imbrication entre transphobie et sexisme qu’elle qualifie de transmisogynie[11]. Elle distingue deux types de représentations des femmes trans’. Il y a les trans’ « pathétiques », qui tentent de construire une féminité stéréotypée mais ne sont pas vraiment « crédibles ». On les voit dans des reportages sur les parcours trans’ : les MtFs y sont mises en scène en train de s’habiller, de se maquiller, de performer la féminité. Les hommes trans’ en revanche, apparaissent plus rarement dans de tels documentaires et ils ne sont évidemment jamais représentés en train de tenter de performer la masculinité (la masculinité se doit d’être innée, ndlr). Et il y a les femmes trans’ « imposteures » (« deceptive transsexual » selon ses termes), qui elles, jouent le rôle de prédatrices sexuelles et se servent de leur bon passing[12] pour « piéger » les hommes. Dans des films, publicités (je pense à un opérateur téléphonique), ou encore des séries comme Nip Tuck, on voit souvent des hommes qui découvrent que leur partenaire est en fait trans’, comme s’il s’agissait d’une imposture les renvoyant à l’homosexualité masculine. Dans les films et les séries, la présence de FtMs est encore plus rare que dans les documentaires, mais on peut penser qu’ils n’y seraient pas représentés ainsi : la figure sexiste de la prédatrice sexuelle maléfique est réservée aux femmes.

Je vais m’éloigner un peu du sujet, mais au-delà du traitement médiatique différentiel des hommes et des femmes trans’, il y aurait aussi beaucoup à dire sur ce que les médias choisissent de montrer ou d’invisibiliser par rapport aux parcours trans’ en général. On entend peu de choses sur la psychiatrisation ou encore sur la stérilisation forcée des trans’[13], qui constitue pourtant une violation des droits humains. D’un côté, les institutions médicales et légales limitent l’accès aux chirurgies souhaitées par les trans’ en les psychiatrisant, mais de l’autre, elles les obligent à subir d’autres chirurgies qu’ils ne souhaitent pas forcément s’ils veulent pouvoir changer leurs papiers. Ce paradoxe institutionnel reste invisible dans les médias, ceci alors qu’il structure très concrètement les parcours de transition en France comme dans de nombreux pays.

Une des premières questions, lorsqu’on parle des FtMs, est de savoir s’ils sont aussi nombreux que les MtFs. Que répondre à cette question?

L’idée reçue selon laquelle les FtMs seraient moins nombreux que les MtFs est souvent avancée pour justifier l’invisibilité des FtMs. Il est important de questionner cette fausse croyance qui, en elle-même, contribue à l’invisibilisation des hommes trans’. On lit dans beaucoup de rapports, articles ou ouvrages scientifiques, qu’il existe un ratio de 3 MtFs pour 1 FtM. D’où vient ce ratio ? Il est parfois fondé sur les chiffres des assurances maladie concernant le recours à la chirurgie génitale. Or, on sait que les hommes trans’y ont moins recours que les MtFs étant donné que l’offre chirurgicale qui leur est proposée est plus réduite et que, en conséquence, la phalloplastie ou la métaoidioplastie ne sont pas obligatoires pour changer leur état civil en France, contrairement à la vaginoplastie, qui est imposée aux MtFs. Un tel ratio est aussi avancé au prétexte d’une plus grande participation des femmes trans’aux enquêtes. Mais cette moindre participation des FtMs à des recherches d’origine institutionnelle peut être expliquée par une hypothèse sociohistorique. Les trans’ont développé une grande méfiance à l’égard de l’expertise médicale et, plus largement, à l’égard de toute forme d’expertise professionnelle, car les médecins leur ont historiquement confisqué leur expertise profane. Mais cette méfiance est d’autant plus marquée chez les FtMs qu’ils ont été invisibilisés par le discours médical lui-même. Il n’est donc pas étonnant qu’ils participent encore moins aux enquêtes.

Une autre idée reçue est fréquemment avancée pour justifier l’invisibilité des FtMs : les hommes trans’auraient un meilleur passing que les femmes trans’. On entend souvent que la testostérone « fonctionne mieux » que les œstrogènes et la progestérone, une hypothèse qui véhicule un stéréotype de genre selon lequel l’hormone prédominante chez les hommes serait plus puissante que celles qui prédominent chez les femmes. Ainsi, les FtMs sous hormones passeraient mieux que les MtFs sous hormones. Pourtant, il y a des hommes trans’qui ne sont pas satisfaits de leur passing et il y a des femmes trans’qui le sont. Par ailleurs, les psychologues Suzanne Kessler et Wendy MacKenna, en enquêtant sur les déterminants de la perception du genre des personnes, ont démontré que dès lors qu’une personne présente des caractéristiques physiques considérées comme masculines, même quand elle en présente d’autres féminines, c’est le genre masculin qui est attribué à la personne. Autrement dit, notre regard n’échappe pas à la représentation du masculin comme référent neutre. Ça n’est pas la testostérone qui « fonctionne mieux », c’est notre regard qui est androcentré.

Pour en revenir à la question, je répondrais que les FtMs ne sont vraisemblablement pas moins nombreux que les MtFs, mais qu’ils sont socialement, scientifiquement et institutionnellement invisibilisés. Le genre masculin est représenté comme étant inné : en conséquence, l’existence même des hommes trans’est niée.

On pourrait avant tout penser que leurs parcours sont différents…

Oui, à l’image des cisgenres, les trans’sont traités de manière différente selon que ce sont des hommes ou des femmes, ce qui engendre des différences dans leurs parcours. Les trans’n’échappent pas aux rapports de pouvoir, qu’ils soient de genre, de classe, de race, ou de sexualité.

Dans la littérature académique, dans le domaine cinématographique, artistique et dans le sens commun, il y a cette croyance selon laquelle les trans’seraient des personnages hors du monde social, presque mystiques. Dans les films et les séries, il n’est pas rare que les femmes trans’ soient incarnées par des tireuses de cartes. Et les séries gays ou lesbiennes ne sont pas épargnées : Arnaud Alessandrin a d’ailleurs remarqué dans son article sur les trans’ dans les séries que dans Queer as Folk, la seule MtF qui apparaît à l’écran est une voyante[14]. Les trans’ sont aussi désocialisés dans les travaux universitaires et même, c’est le comble, en sociologie. La plupart des travaux ne s’intéressent pas aux parcours trans’ pour eux-mêmes. On regarde plutôt à travers les trans’ pour en savoir plus le genre en général. C’est le cas dans la fameuse étude du cas Agnès par le sociologue Harold Garfinkel. Partant du postulat que les trans’ reproduisent fidèlement la norme de genre, Garfinkel a formulé des normes de genre universelles à partir de l’observation d’une MtF, Agnès. Mais les vies des trans’ ne se résument pas à leur rapport subjectif à la norme de genre. Comme les cisgenres, les trans’ évoluent dans un contexte social et ses rapports de pouvoir, qui s’articulent avec la domination cisgenre.

Les parcours trans’ peuvent donc prendre différents visages selon les caractéristiques sociales des personnes, notamment le genre. On remarque par exemple que les FtMs transitionnent en moyenne beaucoup plus tôt dans leur vie que les MtFs. Pour les hommes, l’injonction à la masculinité exclusive de la féminité est plus forte que l’injonction à la féminité exclusive de la masculinité. La sociologue Raewyn Connell le montre bien : être un homme, c’est avant tout ne pas être une femme[15]. Un homme qui commence à se féminiser sera davantage stigmatisé, marginalisé et violenté qu’une femme qui commence à se masculiniser. Pour un homme, le fait de se féminiser est considéré comme une déviance, un déclassement. C’est ce qui amène environ une femme trans’ sur deux à repousser l’âge du début de sa transition, à vivre une « première vie » maritale hétérosexuelle et à avoir des enfants en tant qu’homme. Ce phénomène est très rare chez les FtMs. Chez les MtFs qui transitionnent plus jeunes, sans avoir connu cette « première vie », leur situation professionnelle encore instable engendre généralement une forte précarisation. Bien sûr, les FtMs aussi subissent cette dynamique de précarisation tant qu’ils n’ont pas leurs papiers[16]. Mais ils s’en trouvent généralement moins marginalisés que les MtFs (moins de rupture familiale, moins de difficultés à poursuivre des études ou trouver un emploi) car la transgression de genre ne prend pas la même signification sociale de part et d’autre.

Y-a-t-il une spécificité FtM face aux discriminations ?

Oui, les FtMs sont confrontés à des discriminations qui leurs sont bien spécifiques. Ils rencontrent des problèmes d’ordre administratif lorsqu’ils ont un bon passing, mais n’ont pas ou pas encore changé le sexe de leur état civil. Historiquement invisibilisées, les transitions FtMs n’existent pas ou peu dans le sens commun. Les gens ne connaissent donc souvent pas l’existence des FtMs et ils ne croient donc pas aux explications que les hommes trans’ leurs donnent quand ils sont forcés de justifier de la discordance entre leur apparence et leurs papiers. A cela s’ajoute le fait que l’on soupçonne davantage les hommes que les femmes de délinquance. C’est encore plus flagrant quand les FtMs sont racisés : ils sont d’autant plus soupçonnés.

Les hommes trans’ se confrontent ainsi à un certain nombre de situations ubuesques. Par exemple, un FtM peut se voir résilier sa carte de crédit par son banquier, qui, après l’avoir eu au téléphone avec une voix un peu plus grave que quelques mois auparavant, pense qu’elle a été volée par un homme. Les hommes trans’ ont beaucoup de difficultés à récupérer des colis ou recommandés, même s’ils font leur coming-out au personnel qui refuse d’accéder à leur demande. Quand ils sont racisés, qu’ils ont un bon passing et qu’ils présentent une pièce d’identité avant d’avoir changé leur état civil, ils peuvent être accusés d’avoir volé les papiers d’identité d’une femme : la personne qui les soupçonne pense alors qu’ils sont des hommes cisgenres sans-papiers. Les femmes trans’ connaissent évidemment ces mêmes problèmes administratifs, mais dans une moindre mesure.

On voit ici que les rapports de pouvoir sont imbriqués, mais qu’ils ne s’additionnent pas de manière arithmétique. C’est ce qu’on appelle en sociologie la consubstantialité des rapports de pouvoir[17] : leur imbrication fait qu’ils se construisent et se transforment mutuellement. La position la plus « défavorable » socialement n’est donc pas toujours l’addition de la position de dominé.e sur tous les plans, par exemple celle d’une trans’/femme/racisée. Dans certains domaines, les trans’/hommes/racisés, malgré le fait qu’ils sont perçus comme appartenant au sexe socialement dominant, rencontrent des difficultés qui affectent moins les femmes aux mêmes caractéristiques sociales.

Et dans le domaine de la santé ?

D’abord, il me semble important de dire un mot sur le VIH. Parce la plupart des enquêtes sur les trans’ et le VIH ont tendance à prendre les différences de genre pour acquises. Comme les lesbiennes, les FtMs ne sont inclus que dans très peu d’enquêtes sur le sujet. Pourtant, ça n’est pas parce qu’ils sont moins touchés par l’épidémie qu’ils échappent au risque de contamination par le VIH. Comme chez les MtFs, l’expérience de la stigmatisation et de la précarisation liées à la transition contribue à faire passer la préoccupation d’une éventuelle infection au VIH au second plan pour les FtMs. Comme certaines MtFs, des FtMs déclarent prendre des risques dans leur sexualité car ils ne sont « plus à ça près » compte tenu de tous les risques qu’ils encourent déjà en poursuivant leur transition. En situation de rupture familiale, d’impossibilité à être embauché nulle part car on n’a pas ses papiers ou encore de manque d’argent pour réaliser sa transition comme on le souhaite, on se préoccupe moins du VIH. Et c’est valable pour les FTMs aussi, même si les MtFs, plus touchées par la précarisation que les hommes, relègueront davantage le souci du VIH au second plan dans leur parcours.

Par ailleurs, il faut rappeler que tous les hommes trans’ ne sont pas hétérosexuels. Et dans la population homosexuelle masculine, on sait que la prévalence du VIH est considérable. En cas de rapports sexuels non protégés, les FtMs gays sont donc fortement exposés. Sans compter que les messages de prévention spécifiquement adressés aux FtMs sont très rares, bien qu’il en existe de plus en plus en provenance d’associations trans’, de commissions trans’ d’associations de lutte contre le VIH et de médias communautaires.

Il y a également la question bien spécifique du suivi « gynécologique » des FtMs qui en ont besoin. En plus de son lot de violences symboliques, qui affecte aussi les femmes cisgenres, et de la réassignation de genre qu’il peut imposer aux hommes trans’, ce suivi donne parfois lieu à des maltraitances, voire à un refus d’examen. Encore une fois, les hommes trans’ peuvent être perçus comme de potentiels imposteurs cisgenres dangereux, car ils sont des hommes, et se voir refuser la consultation. En médecine générale, les trans’ rencontrent par ailleurs des comportements paternalistes de la part des médecins. Certains généralistes mettent tous les maux des FtMs sur le compte de la prise de testostérone, même quand ils consultent pour une simple rhino-pharyngite. Les MtFs hormonées rencontrent un peu moins ce type de discours, qui est une manifestation courante de l’interdiction de l’accès au masculin.

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[1] NAMASTE, Vivane. Invisible Lives. The erasure of transsexual and transgendered people, Chicago: The University of Chicago Press, 2000.

[2] Cisgenre est l’antonyme de transgenre. Ce terme désigne les personnes dont le genre correspond à celui qui leur a été assigné à la naissance.

[3] La phalloplastie consiste à fabriquer un pénis avec prothèses testiculaires à partir de peau prélevée sur une partie du corps (bras, cuisse, ventre, flanc).

[4] La métaoidioplastie consiste à allonger le clitoris pour en faire un pénis en réalisant la section du ligament suspenseur. Elle s’accompagne souvent de la pose de prothèses testiculaires.

[5] CROMWELL, Jason, 1999. Transmen and FtMs : identities, bodies, gender and sexuality, Chicago: University of Illinois Press.

[6] Cisgenre est l’antonyme de transgenre. Il désigne les personnes dont le genre correspond à celui qui leur a été assigné à la naissance.

[7] GUILLOT, Julie. Entrer dans la maison des hommes. De la clandestinité à la visibilité : trajectoires de garçons trans’/FtM, Mémoire de Master 2 Recherche, Dir Rose-Marie Lagrave, EHESS IRIS), 2008.

[8] KESSLER, Suzanne. « The medical construction of gender: case management of intersexed infants », Signs : Journal of women in culture and society 1990, vol.6, n°1.

[9] « Quand les transsexuels ont des projets parentaux… », par Anne Jeanblanc, Le Point, 27 mars 2014.

[10] ESPINEIRA, Karine, « La construction médiatique du sujet trans : apports de l’analyse intersectionnelle », séminaire « Genre, médias et communication », animé par Nelly Quemener et Virginie Julliard, 13 décembre 2013.

[11] SERANO, Julia. Whipping girl: a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity, Berkeley: Seal Press, 2007.

[12] Avoir un bon passing signifie pour les trans’ le fait de passer pour un homme cisgenre (FtMs) ou pour une femme cisgenre (MtFs)

[13] En France comme dans de nombreux pays, les trans’ doivent se soumettre à une chirurgie de stérilisation obligatoire pour pouvoir obtenir le changement du sexe de leur état civil.

[14] Alessandrin, Arnaud, “Fictions G&L et la minorité B&T (Queer as Folk et The L Word)», Cahiers de la Transidentité, vol.2, pp : 103-119, Harmattan, 2013.

[15] Connell Raewyn, (2005). Masculinities. Berkeley, University of California Press.

[16] Rappelons que pour pouvoir changer le sexe de son état civil, il faut obligatoirement avoir réalisé certaines opérations chirurgicales, dont la stérilisation.

[17] KERGOAT, Danièle. “Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux”, in DORLIN, Elsa. Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris: PUF, 2009.

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Mise en ligne : 3 mai 2014