Karine Espineira

Docteure en Sciences de l’information, et de la communication,
Chercheure associée au LIRCES,
Université de Nice-Sophia Antipolis


Réflexions sur la pornographie « trans »

Buck Angel

 

“Buck Angel Dating a safe environment for those seeking out relationships or just fun with trans men and the people who love them”

« Porn star Buck Angel started a dating site for those seeking men like himsel », by Tracy Clark-Flor
Thursday, Sep 6, 2012 12:00
The trans man of your dreams
Source : http://buckangeldating.com

Pornographie sur les trans ou porno trans ?

 

Comment « je » me suis intéressée à la pornographie sur les trans ou dite trans ? Ici, il s’agit du fruit d’un pari, tel un exercice aux allures de défi à relever. Être invisible à moi-même est inenvisageable. En écrivant ces lignes suis-je en train de concentrer de « l’objectif » tout en cantonnant « le subjectif » à tout ce qui trouve au-delà de mon écran et de mon clavier ? Irène Jami (2008) et Elsa Dorlin (2009) rappellent les limites que Donna Haraway (1988) a pointé avec « le témoin modeste » permettant une lecture de l’histoire de la science moderne qui n’occulte pas ses exclusions de genre, ses exclusions sociales, ses exclusions de race. Donna Haraway écrit : « Le fait d’être invisible à soi-même est la forme spécifiquement moderne, professionnelle, européenne, masculine, scientifique de la modestie comme vertu »[1]. Défaire cette vertu aux teintes de la morale et donner corps à mon sujet sont des actions, des guides, des positionnements et non des chemins de perdition ou de disqualification. Je témoigne en situant mes savoirs et je renonce à occulter toute trace de l’histoire de ma pensée « comme narrations, comme produits de projets partisans, comme représentations contestables, comme documents construits capables de définir les faits »[2] . La réflexion qui suit – encore à ses prémisses me concernant – est incarnée, située, balisée et transparente.

Des personnes trans se défendent souvent dans les médias de l’assimilation à la prostitution et au cabaret. Aucune étude sur le sujet ne pourrait ignorer ce discours récurrent depuis près de trente ans en télévision tout particulièrement.  Bien que cette idée ne soit pas partagée par toutes les personnes trans, elle a été légitimée par son expression récurrente et portée à la connaissance de tous. Parmi les modélisations dont les trans ont été l’objet, il en existe d’autres. À travers chacun des « gages à la normalité » qui ont été formulés sous le feu des projecteurs ou sous la plume des journalistes se dessine peut-être une défense qui a pris la forme d’une résistance. Avançons l’idée que des trans se défendent aussi plus ou moins directement de la pornographie dont parfois ils et elles sont consommateurs au même titre que la population dans sa globalité. Ni plus ni moins que le reste de la société disons-nous, car la pornographie est aussi une affaire de pratique culturelle. Nous donnons le ton de la mise en perspective de cette réflexion. Anne Berger, professeure d’études féministes et d’études de genre, explique : « Le mot « pornê », dérivé du verbe « pernenai » (qui veut dire « vendre » en grec) signifie littéralement la femme-marchandise. La « pornographie » désigne donc l’inscription de la sexualité dans le registre marchand »[3] 

Le porno, à travers un film, un livre ou une bande dessinée « pornographiques » ne sont-ils sont pas des produits culturels gérés par un appareil culturel et une industrie culturelle dans une société donnée ? À cacher sous le matelas, à dissimuler derrière une étagère, voire à confiner au fin-fond du placard, ces produits, pourtant bien réels, sont encore cantonnés à la clandestinité, à l’ombre, à la discrétion jusqu’à l’irréel. Ils existent mais sont sommés de « ne pas exister » ou du moins est-il souhaité que consommateurs et consommatrices agissent comme tel. Le « jardin secret » comme place d’un intime hors de l’espace et du temps, n’existe que dans un cadre privé lui-même soumis à une nouvelle privatisation finalement surplombante. Sans décrire en détail les processus par lesquels s’exprime l’ordre symbolique d’une société donnée à travers l’institution d’une morale ou d’un classement entre culture noble, populaire et marginale, on peut cependant poser l’idée que le X-rate est l’un de ces marqueurs. Dans les pays où il est en vigueur, il signifie que l’accès à ces contenus estimés pornographiques est interdit aux personnes mineures. Au passage, on pourrait aussi beaucoup gloser sur la deuxième partie du X-rate qui précise : « ainsi que toutes scènes de violences ou portant atteinte à la dignité humaine ». Plus de la moitié de nos journaux télévisés auraient ainsi mérités ce marqueur, ce « classé X » si en relation avec la deuxième partie de la définition nous retenions les propos et les actions des « anti-mariage » durant la campagne du « mariage pour tous et toutes » qui y on trouvé tribune.

Jusqu’à présent la démarche peut paraitre incongrue puisque le sujet véritable n’est pas encore abordé. Il faudra patienter encore, des parenthèses et digressions imposent leur loi à la pensée. L’incongruité devient toute relative si l’on avance l’idée que « la pornographie sur les trans », du moins celle des ayant pour objet les trans car je ne parle pas encore d’une pornographie trans, a probablement aussi présidé à la modélisation de l’imaginaire trans. Il faudrait préciser la modélisation : ici elle est transgenre. Avec effet immédiat de ranger le trans-Genre du côté de la sexualité et le transSexuel du coté de l’identité avec l’asexualisation du sujet demandeur d’une opération de conversion sexuée. Paradoxe ?

D’autres contours de frontières sont à dessiner. Shemale est le troisième terme que j’ai entendu après « travesti » et « transsexuel » pour désigner des trans. Le mot m’a été illustré par des images pornographiques de « bombes » esthétiques américaine des années 80 et 90. « Trans non opérées » puisque le « truc » c’était qu’il y ait un « truc ». Jeffrey Escoffier en donne de plus amples développements dans Studies in Gender and Sexuality[4]  .

Le terme s‘écrit aussi she-male. Orthographe ô combien signifiante.  Comme il a longtemps désigné les travailleuses du sexe hormonées et non opérées pour entrer dans le détail avec des raccourcis discutables, il est perçu comme péjoratif.  Rappelons non sans ironie que le terme a aussi porté le sens de « femme agressive » en tant qu’expression orale au XIXe siècle. Une femme qui se fâche, qui s’énerve, qui s’impose ne pourrait être qu’un peu homme quelque part.

Nouvelle question : le porno trans n’est-il que cinématographique ? On se doute bien que non. Mettant de côté la littérature à ce sujet, évoquons brièvement deux champs plus ou moins connus : le fandom furry et le Hentaï.

Le fandom furry est le nom donné au groupe de personnes intéressées par le furry, le mouvement est apparu sous ce terme vers le milieu des années 1980. Il est défini comme étant l’attrait pour les animaux imaginaires ou anthropomorphes. On parle d’un attrait pour les animaux possédant des caractéristiques humaines  comme l’usage de la parole, le  port d’habits, l’utilisation le style de vie humain, etc. J’ai découvert ce mouvement au hasard d’un Thema sur la chaîne Arte et non suite la lecture d’un écrit savant et érudit. J’avais été marquée par le nombre de représentations « trans ». Nous disons donc des animaux anthropomorphes et genrée.

L’iconographie distingue bien mâle et femelle. La « représentation trans » (ou intersexe ?) résiderait-elle dans un corps identifié ou identifiable « femelle » avec un pénis comme sexe. Ces images sont nombreuses dans l’iconographie érotique et pornographique du furry. En revanche, je ne suis pas parvenue une représentation « inversée », c’est-à-dire un corps identifié ou identifiable « mâle » avec un sexe féminin. Les guillemets à l’expression « représentations trans » sont de rigueur, car comment affirmer si ce qui est figuré est « trans » ou pas ? On ne peut pas se fier à la seule image. La réflexion est ouverte et le sujet à étudier[5]. Les sources d’information ne manquent pas sur internet et une recherche Google via la catégorie images donnera rapidement le ton de l’iconographie en question.

Avec le « Hentaï », nous nous trouvons face à un terme japonais signifiant « transformation », « métamorphose », « perversion ». En occident il est utilisé pour désigner des mangas à caractère pornographique. Le « trans hentai » (Futanari hentaï) est venu rejoindre le Hentaï pour hétérosexuels, le Yaoi hentaï pour l’homosexualité masculine, et le Yuri hentaï pour l’homosexualité féminine. Au hasard de mes recherches d’iconographies, j’ai découvert naïvement que nos héros de mangas comme Lady Oscar, Cobra, Albator, Sangokugo ou encore Ranma 1/2 ont eu des versions Hentaï. Avouons avoir « zappé » ces images pour préserver la naïveté des souvenirs de ces héros et héroïnes de l’enfance. Notons que des déclinaisons de personnages issus du dessin animé américain se voient aussi déclinés dans le genre Hentaï.

Les Futanari Hentaï mettent des corps « trans » en situation. Ce sont très majoritairement des filles trans, non opérées. Elles font du sexe entre elles et quand un homme entre dans la partie, il est passif le plus souvent. Le pénis des personnages trans en question est le plus souvent démesuré. Ici non plus, je ne suis pas parvenue à trouver d’exemples de garçons trans.

Il existe quelques sites internet de référence comme Fakku ![6] (Japonais), Futanari[7] (web francophone), Futanari Obsession[8] (web anglophone, les personnages sont occidentalisés). Que le lecteur en soit averti, les scènes proposées y sont explicites, les contenus mêlent images et animations mangas.

Définir les frontières entre du « porno sur les trans » et du « porno trans » ne sont pas facilement traçables pour le néophyte. La multiplication des sources d’un porno hier confidentiel, redessine le paysage entre un porno pour translovers et un porno « fait par des trans pour des trans mais pas que des trans ». Notons que le terme « translovers » serait lui aussi à redéfinir et à contextualiser en l’extirpant du socle péjoratif dans lequel il a été scellé.

Nous disons résistance à la pornographie et du marqueur « classé x », autre perspective éclairante est celle à Marie-Hélène Bourcier qui parle de « geste classificatoire », elle écrit : « la grande entreprise de catalogage sexologique caractéristique du XIXe siècle, qui va reproduire les identités sexuelles et les perversions qui structurent encore la pornographie contemporaine : il suffit de voir comment s’agencent les rayons d’un vidéos-club ou d’un sex-shop et comment la pornographie nomme ses propres marges pour s’en convaincre. Le discours pornographique reproduit une répartition entre la normalité pornographique et ses perversions directement héritée de Krafft-Ebing. Les cases « fétichisme », « scatologie », « exhibitionnisme », « sadomasochisme », « transsexualisme », « zoophilie », « homo », continuent de structurer la production porno. Les marges du porno moderne correspondent au catalogue appauvri des perversions « identifiées » par les sexologues du XIXe siècle »[9].

Mais le porno trans recompose et investit positivement ces marqueurs dont il retourne les significations médicales. À l’occasion du Paris Porn Film Festival, 2e édition, organisé par Marie-Hélène Bourcier et Florian Voros, on peut lire sur Minorité.org : « En 2010, c’est facile de trouver du porno post-porn, féministe, différent sans se tromper parce qu’il y a là un vrai courant subculturel et transnational. La famille post-porn, prosexe, alt.porn whatever est en plein boom. Le déclic post-porn du moins en France, c’est 2001 (cf. « Queer zones 1 » qui commence avec un chapitre intitulé « Post porn »). Donc ça fait dix ans que ça mijote en France et en Europe. Il y a également des facteurs structurels : le porno dominant se fissure – et pas seulement à cause du net. Tous ceux et celles qu’il rejette ou fétichise ou exoticise, les lesbiennes girls numbers, les transsexuelles she-male si possible de couleur, les handis moignons-perversions, bref toutes les minorités sexuelles et de genre stéréotypées depuis le XIXème siècle se rebiffent. Les marges du porno dominant sont passées à la production d’images qui répondent sexuellement aux exclus du porno dominant, femmes comprises »[10]. Le porno trans s’impose donc aussi, « non pas comme du porno pour les non-trans translovers, mais bel et bien pour les trans comme support de visibilité et démonstration de corps transformés et aimés ».

Longtemps, la représentation pornographique semble avoir été vécue par les trans comme marque d’infamie car elle présente des corps trans toujours « trans » et donc non conformes aux normes morphologiques binaires. Les trans y sont comme « non finis » en quelque sorte. Il suffit de lire les réactions au terme « shemale » pour s’en convaincre.

Avec l’inscription globale des trans dans la culture « commune » avec le mouvement de l’égalité des droits, avec les savoirs produits par les cultures trans qu’elles soient universitaires, militantes et artistiques, le corps trans devient aussi le sujet d’une production culturelle plus large et transversale. La pornographie trans compte désormais avec des productions « faite par des trans » pour des trans mais pas que pour des trans écrivions-nous précédemment. Le « scoop » serait-il de dire que les trans ont une sexualité, des désirs et des  fantasmes ? Espérons ne pas tenir là un scoop justement.

L’ouvrage « La Transyclopédie » a tenté d’évoquer quelques exemples en l’absence d’une véritable culture sur le sujet, déficit avoué et assumé par les auteur-e-s. Deux d’entre eux m’ont inspirés ces quelques commentaires :

– « Transidentities : the nasty love of papi and will » (Morty Diamond, E-U, 2007, 55 min.) est un « docu porno ». Il s’agit du portrait d’un couple transgenre, Papi et Wil, s’identifiant à des « entités trans' ».  Une autodétermination qu’ils/elles ont inventé pour décrire leur identité de genre. La caméra les suit dans la ville, les interroge et filme des scènes de sexe.  Morty Diamond avait déjà été remarqué avec « Tranny fags » en 2004.

 

transLove_cover1-194x300.jpg

 

On le voit avec cette illustration de l’ouvrage de Morty Diamond que le sexe quand il défait les frontières de la binarité, il peut être aussi bien amour que radicalité. 

Cet au-delà de la sexualité binaire dans le sens : un corps complète l’autre, marque bien la production d’une sexualité elle aussi déconnectée des déterminismes biologiques.

Il n’y a plus alors ni de sexualité hétérosexuelle, ni homosexuelle. La sexuelle n’est pas non  plus « cis » au sens de fixe, elle est « trans » au sens de mouvement/déconstruction perpétuel.
http://www.mortydiamond.com

– Avec « Pansexual public porn », Del LaGrace Volcano et  Hans Scheirl, se baladent dans un lieu de drague gay. Leurs rencontres avec les passants du lieu échappe aux stéréotypes et à la normativité attendue dit le résumé. Del LaGrace explique qu’en tant qu’artiste visuel gender variant il cartographie de nouveaux territoires.

On retrouve bien la pensée que nous a évoqué l’ouvrage de Morty Diamond. Raphaël Le Toux-Lungo eu ce commentaire dans son bilan du « Festival du cinéma Queer, 2ème édition » : « Un chapeau bas pour Pansexual Public Porn, court porno de 11 minutes délirant, où Del La Grace en personne – armée d’une caméra numérique, de son clito géant et accompagné de son ami Hans (elle aussi bien équipée) – squattent les lieux de rencontres gays sauvages à la recherche de sexe. Tout le monde baise dans la bonne humeur, de façon décomplexée, presque avec la fraîcheur d’une première fois. La pornographie y devient alors quelque chose qu’on n’a jamais vu auparavant (sauf peut être dans les films d’Annie Sprinkle), et on songe au Pan du titre, dieu joyeux d’une mythologie qui savait aussi s’amusait des genres »[11]. Loin est la marque de l’infamie évoquée précédemment.

Comment conclure sur un sujet que l’on ne fait qu’effleurer ? Comment distinguer et articuler désormais porno sur les trans et porno trans ? Doit-on envisager de réhabiliter la figure du translovers rangée du côté de la sexualité « obscure » et « perverse » pour le ramener du côté d’une attirance « autre », « débinarisée » ? Au-delà de la sexualité binaire, le porno trans marque la production d’une sexualité elle aussi déconnectée des déterminismes biologiques recomposant et investissant positivement les « significations » médicales « retournées » et « résinifiée ». Le porno trans s’impose donc aussi comme support de visibilité contre cette politique de vulnérabilisation par « l’imagerie/imaginaire médicale ». Peut-être parlons-nous d’un porno sensuel, érotique et politique démontrant que le corps trans est aimé ? 


Samedi 4 mai, 17h 49 : Erratum de l’auteure après publication.

J’ai utilisé le terme « translovers » sans le définir, sans donner le contexte dans lequel je l’inscrivais, comme de son évolution globale.  

En aucun cas il ne s’agissait de dire ici « une absolution » sans conditions » pour des hommes qui « chassent du trans » comme on chasse une victime, voire une proie. En ce sens mon utilisation ou du moins le déficit du cadre donné peut conduire à une mauvaise interprétation d’après un retour récent. J’ai bien à l’esprit les violences dont les personnes trans sont victimes et pour avoir moi-même été une victime de ces violences dans l’espace public, s’il fallait le préciser. Je ne les occulte pas, je ne les oublie pas, je ne les excuse pas ; tout comme les violences faites aux femmes, aux prostitué-e-s ou encore aux personnes racisées, entre autres bien nombreuses victimes que des sociétés immatures aiment se trouver. Je songe, on l’aura compris, à tout individu en position de vulnérabilité ou vulnérabilisé.  


PSp26la.jpg


[1] Manifeste cyborg et autres essais, Sciences – Fictions – Féminismes, Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey & Nathalie Magnan, Exils éditeur, 2007. p. 311.

[2] Ibidem.

[3] « Gender Remakes » (Genres d’emprunt), Anne E. Berger, Fabula.org, février 2008. L’auteure consacre une analyse à Wendy Delorme, elle a au passage quelques lignes sur les trans pour le moins discutables ou qui mériteraient des précisions.  En ligne : http://www.fabula.org/atelier.php?Gender_Remakes

[4] Jeffrey Escoffier (2011): « Imagining the She/Male: Pornography and the Transsexualization of the Heterosexual Male », Studies in Gender and Sexuality, 12:4, 268-281

[5] Lire par exemple : Fred Patten, « A Chronology of Furry Fandom ».

[9] Sexpolitiques. Queer Zone 2, Paris : la fabrique, 2005, p. 158.

[10] « Le Paris Porn Film Festival, 2e édition », Mike Nietomertz, 2010 ; En ligne : http://www.minorites.org/index.php/3-lagence/821-le-paris-porn-festival-2e-edition.html

[11] We’re queer, we’re here, get used to it, Critikat, 2007 ; En ligne : http://www.critikat.com/Compte-rendu-du-festival-de-cinema.html