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A la suite aux Journées d’études du 17 décembre 2010 à la Sorbonne, nous voulions revenir sur la notion d’expertise souvent usitée dans le sujet du transsexualisme, savoir ce qu’elle est, ce qu’elle apporte, qui l’apporte et pourquoi dans un contexte où la revendication à la dépsychiatrisation pour améliorer les suivis, apporter une aide plus efficace aux personnes concernées, butte sur un pouvoir manifeste. Ici, est reposée la question du savoir/pouvoir foucaldien.

Interview Tom Reucher, psychologue clinicien (Etudes : Université de Paris 8 Vincennes – Saint-Denis), co-fondateur de l’Association du Syndrome de Benjamin (1994-2008) quittée en 2004, co-fondateur de l’ExisTrans, la marche des trans’ et de ceux qui les soutiennent (1997), co-fondateur de VigiTrans (2002-2004), co-fondateur de Bistouri oui-oui, la première émission trans’ sur Radio Libertaire FM 89.4 Mhz (2003-2006), membre du Groupe Activiste Trans’ (2003-2006), membre de Sans contrefaçon.

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La question trans, la question de  l’expertise

Question : Qu’entends-tu par expertise Trans ?

– C’est le fait, pour une personne trans’, d’avoir une bonne connaissance de son expérience, d’être capable d’en parler et c’est au minimum d’avoir un peu avancé dans le parcours (avoir pris suffisamment d’information est une façon de commencer à avancer dans le parcours). Quelqu’un qui débarque comme ça, qui ne s’est pas renseigné, n’en est pas encore là. Cela ne veut pas dire qu’il n’aura pas plus tard lui aussi cette possibilité. Un expert, c’est aussi et surtout quelqu’un qui s’est donné les moyens d’acquérir des connaissances et qui, du fait de son parcours, acquiert une expérience de vécu, ce qui lui donne la capacité d’une double expertise : le vécu et la connaissance. Le vécu de l’expérience est certes important et même nécessaire, mais le niveau d’expertise est différent si on a acquis en plus d’autres connaissances en rapport avec la question.

Question : Peut-on dire que c’est une connaissance objective ou que cela au-delà du simple fait de l’avoir vécu ?

– Cela va au-delà du vécu si la personne s’est donnée les moyens de comprendre, d’apprendre des choses, de lire, d’avoir des informations sur les traitements, sur la politique, la sociologie, etc., ce qui donne une capacité d’analyse importante et indispensable si on veut atteindre un haut niveau. Quand ça va jusque là, c’est vraiment une expertise, au sens de l’expertise comme on pourrait en avoir chez d’autres professionnels.

 Question : Le mot d’expertise ne renvoie pas simplement au fait de savoir un certain nombre de choses mais d’être capable de faire une synthèse globale sur un sujet tout en ayant une certaine distance par rapport à son sujet. Il est marqué de cette distance. Là, c’est une expertise de l’intérieur.

– C’est les deux à la fois, l’expertise comme tu le décris et l’avoir vécu de l’intérieur, qui apporte un plus, un éclairage que l’on n’aurait pas autrement. C’est d’ailleurs ce qui manque à certains professionnels qui s’occupent du sujet et finalement n’écoutent pas tellement ce que disent les gens. Pas suffisamment en tout cas pour comprendre cette question subjective du vécu.

 

Question : Tu estimes que les gens n’ont pas été écoutés ? Du coup la relation qui était sensée être un suivi est obérée par cette non-écoute ?

– Oui. Si en médecine, écouter les personnes permet d’avoir des informations sur les symptômes et d’aider au diagnostic, c’est d’autant plus vrai en psychologie.

 

Question : Y a-t-il d’autres cas en psychologie où il y a cette relation de dialogue entre les usagers et les médecins qui prennent en compte cette co-aide à un co-diagnostic ?

– Les maladies rares ont été un cas ou les associations sont reconnues comme des experts participants dans la prise en charge, le sida aussi où il a fallu que les associations s’imposent. Maintenant, leur expertise est reconnue. Concernant l’autisme, c’est encore une difficulté. Il y a effectivement une partie des autistes qui ne sont pas capables d’exprimer des choses car ils ont un double handicap, l’autisme et le retard mental mais ceux qui ont seulement l’autisme et pas le retard mental, entre autres les Asperger, souvent associés à des intelligences au-dessus de la moyenne, ceux-là commencent à avoir des revendications mais qui sont loin d’être entendues en France. Il y a quelques praticiens dans d’autres pays qui acceptent de les écouter et de les entendre mais ce n’est pas la majorité.

 

Question : On peut faire le lien avec les associations de personnes intersexes. On a le sentiment très net alors qu’ils se sont regroupés en associations, non seulement en usagers, au sens classique du terme mais également en groupe de parole, de réflexion, d’études sur ce qui leur est arrivé. Est-ce qu’ils n’ont pas le même souci avec un pouvoir qui dit, à leur place, ce qui est bon pour eux ?

– Je pense qu’ils ont le même souci, on ne les écoute pas tellement non plus ou pas partout. Il commence à y avoir des moratoires dans certains pays suite à leurs démarches mais ce n’est pas le cas en France. Et surtout, à cause de l’emprise médicale que les intersexes (et les autistes) subissent dès leur enfance, leurs difficultés sont plus importantes que celles des trans’. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe, c’est très marginal. On a un retard sur beaucoup de choses, on n’a pas de mouvement autiste en France, il y en a un aux USA. En Europe il commence à en avoir un et c’est pareil pour les intersexes, il n’y a pas de mouvement intersexe digne de ce nom en France. Il y a 2 ou 3 associations mais avec des gens très isolés. Les revendications des autistes et des intersexes se rejoignent en ce sens que les premiers parlent d’une variation du développement neurologique et les seconds d’une variation du développement sexuel.

 

Question : Y a t-il des Trans qui ne sont pas “experts” ?

– Oui dans le sens où ils ont compris qu’ils veulent arriver à vivre dans l’autre sexe. Après, le détail des traitements qu’ils ont et pourquoi c’est ça plutôt qu’autre chose, ils n’en ont aucune idée. Ils s’en sont vraiment remis à ce que disent les médecins, ils sont très contents de ça, ils se satisfont de ça. Ceux-là ne revendiquent ni une expertise ni le fait d’avoir des choses particulières à dire. Ce qu’ils veulent, c’est vivre leur vie, ils ne se revendiquent pas comme experts. Donc je ne pense pas qu’on puisse les mettre à cette place. Cela ne veut pas dire qu’ils ne pourront ou ne voudront pas devenir des experts. Maintenant il y a des niveaux d’expertises très variables dans la communauté. Certains trans’ ont des connaissances approfondies dans quelques domaines, d’autres dans plusieurs autres domaines et puis d’autres ont des connaissances plus génériques, d’autres encore ont une petite expérience dans plusieurs domaines mais pas à un haut niveau. Donc là aussi, c’est très variable. Par contre, ce que les trans’ ont comme expérience, en tout cas dans les associations militantes, c’est une bonne réponse pour aider les gens. C’est aussi ce qui avait été mis en place à l’ASB, qui fonctionnait bien. C’est en cela que les associations ont une expertise, elles savent où orienter en fonction du profil des gens.

 

Question : C’est donc une sorte d’équivalence entre un rapport et un discours “savant” opposés à un discours “profane” que tu proposes. Les profanes sont devenus savants et les savants sont profanes devant nous.

– Dans ce domaine, les professionnels sont profanes, ils ne savent pas ce que l’on vit. Et ils ne le sauront jamais puisqu’ils ne sont pas trans’.

 

Question : Ne peuvent-ils pas comprendre ? Tout le monde fait des projections par expérience. Au bout de quelques années, ils voient qu’on vit des stigmatisations, des discriminations.

– On peut le comprendre intellectuellement mais c’est une chose que de le vivre au quotidien. Se faire insulter dans la rue, se faire refuser un recommandé à la poste, c’est une chose de le vivre quotidiennement, c’est une autre chose que de le comprendre intellectuellement. Maintenant, ça ne veut pas dire qu’un bon clinicien n’est pas capable de comprendre certaines choses, qu’il ne peut pas être un bon accompagnateur, mais dans ce cas, il n’aura pas une idée préconçue de ce qui est mieux pour la personne. Il entendra ce que dit la personne et sera capable de s’ajuster à ses besoins spécifiques. Pour une autre personne qui fait aussi un parcours trans’, ces besoins spécifiques ne seront pas les mêmes. 

 

Question : Au début des années 80, lorsque J. Breton monte la première équipe, je me souviens des propos du chirurgien, P. Banzet qui avançait l’argument de la compassion. La compassion envers les transsexuels, envers la souffrance, l’isolement et tout cela, ça venait comme une sorte de bruit de fond pour justifier l’interventionnisme médico-chirurgical. Dix ans plus tard, ce discours avaient disparu pour une pathologisation généralisée. Même avec les difficultés de compréhension, Banzet semblait « comprendre » de l’intérieur ?

– Je n’ai jamais trouvé qu’il était dans cette position (comprendre de l’intérieur) mais il était bien dans la compassion, dans son rôle de médecin, de chirurgien. C’est grâce à une personne qui s’était émasculée deux fois. La première il a essayé de réparer les dégâts en remettant les choses en place et la seconde, il a décidé d’opérer cette personne en comprenant qu’il y aurait une troisième fois s’il n’accédait pas à sa demande, qu’il était plus sage d’aller dans ce sens là plutôt que de s’y opposer. Je pense qu’il a compris que cela ne servait à rien d’aller contre et qu’il y avait quelque chose à faire dans ce sens et voir ce que cela allait donner. C’était une preuve d’intelligence mais le Pr P. Banzet est en retraite et ceux qui l’ont remplacé n’ont pas forcément la même ouverture d’esprit.

 

Question : Avant ce revirement personnel, subjectif, c’est un univers de violences que tu décris.

– Cela a toujours été. Pour reprendre les mots de Colette Chiland et de ses collègues, s’il n’apparaît pas de problèmes physiologiques, c’est donc dans la tête que ça se passe. Cela a été systématiquement leur conclusion : puisqu’il n’y a pas de preuves physiques, alors c’est que c’est dans la tête.

 

Question : Mais les transsexuels eux-mêmes disent que c’est dans la tête.

– Il y a un décalage entre ce qu’ils ressentent psychiquement et leur corps, c’est en cela qu’ils disent que c’est dans la tête. Mais cela ne veut pas dire que c’est une maladie mentale. Je ne sais pas pourquoi l’identification se fait de cette façon là et pas autrement chez les trans’ et pourquoi chez d’autres elle se fait différemment. Pourquoi chez les cisgenres, se fait-elle dans le sens physiologique, et pourquoi chez les trans’ n’est-ce pas le cas ? On n’a pas trouvé de cause. Majoritairement, le développement identitaire suit la physiologie, dans d’autres cas, il ne le suit pas, indépendamment de la culture. Si celle-ci favorisait les variations de l’identité de genre, les gens seraient plus à l’aise dans leur propre différence identitaire. C’est en cela que la culture influence l’acceptation ou pas, la transphobie intériorisée ou pas, le fait d’être différent dans son développement, comme elle l’a été pour les gauchers à une époque où on leur interdisait de se servir de leur main gauche et où on les a stigmatisés. Idem pour les enfants adultérins. Maintenant, ce sont des choses sur lesquelles on ne se pose plus la question. Le social a au départ une grosse influence sur le développement « naturel », ce n’est pas quelque chose de neutre.

 

Question : En conférence, lorsque tu parles au même titre que des intervenants universitaires, médecins, etc, quel poids ton discours a-t-il après que tu l’ais établi comme “expert” ?

– Je ne sais pas s’il est plus ou moins bien perçu. Soit j’interviens seul et là, il n’y a pas de souci et quand c’est avec d’autres, ça dépend de ce que l’on dit, de quoi il est question. Je n’ai pas remarqué que mes propos n’étaient pas pris au sérieux. Ce sont plutôt certains intervenants qui pourraient ne pas être intéressés par ce que j’ai à dire. Soit parce que ce sont des gens très connus et finalement, ils se permettent d’arriver juste pour leur intervention et repartent juste après, ou encore, comme Mireille Bonierbale, en tentant de remettre en cause ce que je disais comme si cela n’avait pas de valeur, m’obligeant à élever la voix. J’ai un diplôme, je travaille sur les mêmes choses qu’elle, je n’arrive pas aux mêmes conclusions mais ai-je tort pour autant puisqu’elle ne démontre pas davantage que moi la justesse de son analyse. Je n’avais jamais connu auparavant ce genre de situation.

 

Question : Que réponds-tu face aux accusations selon lesquelles on ne peut pas être juge et partie, être trans’ et soignant ?

– Je ne suis pas plus juge et partie qu’un non trans’, dès lors que je n’ai pas d’intention par rapport aux gens qui viennent me voir. Je n’ai pas d’intention sur leur vie, c’est leur vie, pas la mienne. Je ne suis pas plus juge et partie que quelqu’un qui est négatif avec l’idée que les trans’ c’est tout dans la tête, qu’il ne faut pas les prendre en charge ou qui a une intention particulière : empêcher ou ralentir la transition. Pour moi, ça c’est quelqu’un qui est juge et partie. Et c’est même plus grave. Ce genre d’attitude a fait perdre beaucoup d’années à beaucoup de gens qui étaient concernés. L’intervention psy n’est pas neutre quand elle est négative ou quand elle est orientée dès le départ. Le but, ce n’est pas d’influencer dans un sens ou un autre, c’est de laisser les personnes prendre leurs décisions une fois qu’elles ont les informations pour pouvoir s’orienter et avancer à leur rythme.

 

Question : En décembre, à la Sorbonne, les quelques personnes que j’ai interrogées, en général et sur les interventions de M. Bonierbale et C. Chiland, disent en gros, elles vendent leur carrière, leurs livres mais ce n’est pas une démarche de médecins. Elle est où là l’expertise ?

– Chiland a assez écrit de trucs sur le sujet, on voit ce qu’elle en dit à chaque fois et elle met toujours l’accent sur une forme de dévalorisation du style on a beau vouloir changer les mots, il y a une réalité que l’on ne peut pas nier, on va rendre les gens stériles… Pourquoi ne pourrait-on pas décider de se faire stériliser ? Pourquoi faudrait-il forcément être fertile ? L’humanité n’est pas en voie d’extinction ! Et puis il y a de nombreux trans’ qui ont eu des enfants avant de faire leur transition. Ou encore comme dit Bonierbale, les gens prennent des hormones comme des bonbons, les trans’ savent que ce ne sont pas des bonbons. Autre affirmation de Chiland, ce n’est pas un vrai changement de sexe, les chromosomes resteront ce qu’ils étaient, personne ne prétend le contraire ! Mais qui prétend que ça va changer les chromosomes ? Est-ce qu’il y a des trans’ qui pensent qu’ils vont avoir des chromosomes masculins après avoir fait une transition FtM ou inversement, est-ce que des MtF prétendent qu’elles vont avoir des règles après leur opération génitale une fois qu’on leur a expliqué en quoi cela consistait ? Je ne pense pas qu’il y ait une seule personne informée qui dise, « je vais avoir les chromosomes changés, mes règles après ». Je n’ai jamais entendu cela. Sinon, là on peut dire qu’il y a un problème de délire et cela ne relève peut-être pas de la question transidentitaire.

 

Question : C’est ce qui m’est arrivé. Breton m’envoie chez Luton, ils vérifient mes chromosomes et me disent, vous êtes XY donc… vous êtes un homme. Je reprends leur propre argumentaire et croyance. Mais c’est « délirant » cette idée là.

– Tout à fait puisqu’il y a des hommes XX et des femmes XY, même s’ils sont minoritaires, ils n’en sont pas forcément stériles, (je connais un cas d’homme XX et père de 2 filles), et n’en sont pas moins des êtres humains. Si XY est l’un des constituants chromosomiques d’une majorité d’hommes et XX un des constituants d’une majorité de femmes, en aucune façon, cela n’en fait des mâles ou des femelles, cela ne suffit pas à faire le sexe ! La sexuation comprend plusieurs étapes depuis l’embryogenèse jusqu’à l’âge adulte. A chaque étape, elle peut prendre une direction ou une autre sous l’influence de différents facteurs, qu’ils soient biologiques ou environnementaux. C’est pourquoi les états intersexués sont très variés et très nombreux, bien plus qu’on ne veut le dire. En plus de sa sexuation biologique, il faut ajouter toutes les influences éducatives, sociales et culturelles qui interagissent dans le développement psychologique d’un individu pour aboutir à un homme et à une femme.

 

L’au-delà des questions trans

Question : C’est juste cette idée que XY c’est un homme, XX une femme… On est, à la fois, dans la tradition et plus loin, dans la croyance. Après tout, qu’est-ce qui justifie de ne pas opérer les trans’ et d’opérer les intersexes sinon cette tradition et cette croyance ? L’expertise trans’ est un réexamen de cette croyance et tradition.

– C’est nécessaire de revoir toutes ces fausses croyances comme le fait de croire que l’attirance amoureuse et sexuelle est une chose stable durant toute la vie pour tout le monde. J’ai constaté chez pas mal de trans’ que lorsque l’on remet en question les préceptes de l’identité et de la sexualité, le fait qu’être homme ou femme ne soit pas si naturel que cela, on en arrive à remettre en cause le fait d’être attiré-e par un homme ou une femme plutôt que par une personne. Ce n’est plus une question génitale mais une question de rencontre, de personnalité. Si les cultures le permettaient et si l’ensemble de la population mondiale se posaient ces questions, je pense qu’on aurait une minorité d’hétérosexuels et d’homosexuels exclusifs et une majorité de gens qui seraient attirés non par un sexe (pénis, vagin) mais par une personne. Dit autrement, l’hétérosexualité et l’homosexualité exclusives pourraient être considérées comme une forme de fétichisme par le fait de vouloir trouver absolument un pénis ou un vagin chez le-la partenaire ! Dans ce cas, l’hétérosexualité et l’homosexualité exclusives devraient figurer parmi les paraphilies dans le DSM. Cela me fait penser à l’arroseur arrosé, ce qui pourrait prêter à sourire dans un autre contexte…

 

Question : Ce sont finalement les hiérarchies qui font des drôles de réalités construites que sont l’homme et la femme, les intersexes et aujourd’hui les trans’ ?

– Evidemment puisque la hiérarchie supérieure, c’est l’homme, après c’est la femme. Tout ce qui n’est pas un homme, c’est forcément une femme. Un gay n’est pas considéré comme un homme au sens propre du terme, c’est forcément moins bien qu’un homme, si ce n’est pas un homme c’est un « sous-homme », donc une « femme » ou une « femmelette »… C’est toujours péjoratif.

 

Question : Si je te suis, un homme c’est quelqu’un qui est 1/XY ; 2/ hétérosexuel ? Tous les autres critères ne comptent pas ?

– On peut ajouter, en effet, un homme masculin… parce qu’il n’est pas efféminé. Donc, ça donne un homme de sexe mâle, de genre masculin et d’orientation hétérosexuelle.

 

Question : Tous les gens qui ont changé de genre et qui reprennent le terme « trans », qui se visibilisent comme tels aujourd’hui, qui remettent en cause à leur tour les attendus binaires, ils viennent déborder les transsexuels eux-mêmes comme si les trans’ se trouvaient dépossédés de ce mot, cette réalité.

– Je pense que c’est du mot « transsexuel » dont les trans’ ne voulaient pas, par ce que trans’, transgenre, transidentité, c’est autre chose, c’est différent. Pour moi, « transsexuel », c’est une personne qui est attirée exclusivement par des personnes transidentitaires. Il y a des gens qui sont comme cela, on les appelle aussi les « translovers ». En fait, c’est une “nouvelle” attirance amoureuse et sexuelle. Ensuite, il y a les rencontres, des personnes qui se sont rendues compte que ce n’est pas très important d’être hétéro, homo, etc, que l’essentiel était d’être attiré par une personne particulière. D’ailleurs est-ce que ce sont des personnes qui ont beaucoup de relations sexuelles ? Pas forcément. C’est d’abord une attirance amoureuse et affective qui, ensuite, peut être sexualisée ou pas. Surtout, chez les MtF, où il y a une grande difficulté à trouver des partenaires hommes qui vont les accepter pour ce qu’elles sont, à savoir des femmes comme elles se ressentent même si ce sont des « femmes différentes ». Il y a peu d’hommes qui ont cette capacité à dire, « oui ma femme est (d’origine) trans’ et ce n’est pas un problème, elle est une femme » et qui ne vont pas se sentir diminués par cela.

 

Question : Un psychologue de l’université Paris 8 en ethnopsychiatrie, Jean-Luc Swertvaegher[1], a émis l’idée que les trans’ se construisaient en-dehors du sexe. Qu’est-ce que tu en penses ?

– Les trans se construisent différemment, ça c’est sûr. Mais est-ce par rapport au sexe ? Je ne sais pas parce qu’il y a des trans’ qui ont érotisé la question et d’autres pas. Donc, c’est très variable, je n’en tirerai pas une généralité. Je sais juste que, pour une partie des trans’, ce n’est pas la chose la plus importante. Cela reflète aussi la population rencontrée au Centre Georges Devereux. Avec Jean-Luc, nous avons travaillé ensemble dans un groupe de recherche créé et dirigé par Françoise Sironi.

 

Question : C’est une transformation de l’usage classique de l’expertise. Ce n’est pas quelque chose de spécifique aux trans’ ?

– Ce n’est pas nouveau, c’est reconnu et accepté, par exemple avec les maladies rares, le sida, les diabétiques… Il y a des gens qui discutent avec les médecins, leur généraliste, qui connaissent très bien leurs traitements, s’il faut en changer ou pas, etc.

 

La question trans, le suivi

Question : Qu’est-ce que le transsexualisme a à voir avec la psychiatrie ?

– Pour moi rien, mais des médecins ont jugé que, puisqu’il n’y a pas de preuve physiologique, ça doit être dans la tête. L’idée, c’était peut être de trouver un remède mais depuis plus d’un siècle, aucun traitement n’a été trouvé et, par ailleurs, tous les essais thérapeutiques sur le plan psychique, que ce soit avec des produits neurochimiques, les électrochocs, la chirurgie du cerveau ou des thérapies, aversive ou pas, rien n’a fonctionné. Par contre, les traitements hormonaux et chirurgicaux fonctionnent très bien. A t-on déjà vu un traitement hormonal ou chirurgical soigner une maladie mentale ? J’en conclus que ce n’est pas un problème psychiatrique, on ne peut pas résoudre cette question identitaire par la voie psy. Maintenant la science n’est pas capable de dire, l’origine, la source du problème. Peut-être qu’elle est multiple, peut-être qu’il y a des facteurs environnementaux qui viennent s’associer à des facteurs biologiques et des facteurs culturels mais ça n’a aucune importance. On peut chercher mais ça ne devrait pas empêcher qu’on prenne en charge en constatant que la personne a toute sa tête dans ce qu’elle demande avant de commencer ce traitement. Il n’y a pas d’autre vérification à faire.

 

Question : Dès le départ, selon leurs propres attendus, ils ont défini que c’était un « diagnostic différentiel », on vérifie qu’il y a une véritable maladie mentale ou un trouble et le transsexualisme lui-même.

– Je ne sais pas si les médecins le savaient dès le départ mais ils ont privilégié l’hypothèse d’une maladie mentale. Au début, ils ont parlé de « diagnostic positif de transsexualisme », puis, depuis qu’ils conviennent qu’en dehors de la transidentité les personnes ont bien toute leur tête, de « diagnostic différentiel ». Le but de ce « diagnostic différentiel » est, disent-ils, d’éliminer toute pathologie qui pourrait se donner l’apparence du transsexualisme telle que la dysmorphophobie, un épisode délirant, le transvestissement fétichiste (dont on sait qu’il peut cohabiter avec une variation de l’identité de genre et que de ce fait, il n’est pas une contre indication)… Tout comme au départ, les tests servaient au diagnostic positif ou différentiel, ils servent maintenant au pronostic ! Bref, dès que l’on démonte un argument, ils en trouvent un autre pour tenter de maintenir leur main mise sur les trans’.

 

Question : Quelle différence entre maladie mentale et trouble ?

 – Les troubles sont moins graves, on peut avoir des troubles psychologiques ou psychiatriques même et en avoir conscience. Une maladie mentale, c’est quand la personne n’a pas conscience qu’elle ne va pas bien, c’est le cas des délires par exemple. Elle n’est pas en état de prendre de décisions éclairées car elle a un dysfonctionnement qui l’empêche de raisonner clairement, donc de décider.

Par exemple une personne qui a des TOCs, (troubles obsessionnels compulsifs), a quand même toute sa tête. Cela ne devrait pas l’empêcher d’avoir accès à une prise en charge et un THC si elle a en plus une variation de l’identité de genre et qu’elle demande une transition. Cette personne est parfaitement capable de comprendre ses symptômes, que c’est un problème et d’ailleurs, elle le sait, elle le dit. Si elle ne venait pas en consultation dire « je suis envahie par ces TOCs et ça me coûte de me laver les mains si souvent, etc », les psychiatres ne le sauraient pas puisqu’ils ne l’auraient jamais vue. C’est bien elle qui constate un dysfonctionnement, qui va voir un psychiatre pour se faire aider. (C’est d’ailleurs un point en commun avec la transidentité.) On ne peut pas dire que cette personne est un malade mental. Elle a un problème qui effectivement l’handicape au quotidien mais cela ne la rend pas irresponsable, elle ne fait pas pour autant n’importe quoi. Donc, ce n’est pas une contre-indication de mon point de vue. C’est un trouble qui nécessite un accompagnement, une aide, mais en aucune façon, ce n’est une contre-indication pour pouvoir faire une transition.

 

Question : En France, avec la première équipe, la clinique trans’ et intersexe est solidement établie ? Il y a déjà des études, des suivis, ils savent depuis vingt ans que la réponse hormono-chirurgicale est valable ?

– Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu un tel écart, que les suivis ont commencé si tôt au Etats-Unis. C’est dans les années 60 mais il y a eu un écart de 10 à 15 ans avant qu’on commence à s’y pencher en France. Il n’y avait pas un recul si important qui permette de dire que les traitements hormono-chirurgicaux étaient la bonne réponse. Cela n’est rentré dans le DSM que dans les années 80.

 

Question : Au cours des discussions lors de la rencontre à la Sorbonne (décembre 2010), il y a eu de la part de Mes Bonierbale et Chiland, un seul mot : la souffrance. Au nom de la souffrance, on vient prendre en charge mais c’est devenu un mot vide de sens maintenant que les gens souffrent moins, communiquent et sont dans des groupes. Qu’est-ce que devient cette souffrance dans la justification de la prise en charge ?

– Je ne dirai pas qu’il n’y a plus de souffrance chez les trans’, il y en a qui ont des souffrances et d’autres pas, ou moins. Donc, c’est très variable. Mais ce n’est pas parce qu’il y a moins ou pas de souffrance qu’il ne faut pas prendre en charge et ce n’est pas le seul motif. Avoir quelqu’un qui fonctionne bien dans la société, c’est toujours mieux. Par ailleurs, si la personne ne souffre pas maintenant, ça ne veut pas dire qu’elle ne souffrira pas plus tard. Ce n’est pas la peine d’attendre qu’elle souffre pour l’aider. Si elle présente ce problème, il faut l’aider. Pour être efficace, autant le faire dans les meilleures conditions plutôt que d’attendre qu’elle souffre et le faire quand elle sera au plus mal.

 

Question : Ce dont souffraient le plus les gens, c’est l’isolement, les agressions, plus que du fait d’être trans’ ?

Effectivement, c’est plus le regard social, les problèmes sociaux, le regard des autres, l’acceptation dans la société… La transphobie est encore bien répandue. Quelqu’un qui ne prend pas les transports en commun ne peut pas se rendre compte à quel point on peut se faire agresser juste à cause de ça, particulièrement en région. Quant à la solitude ou l’isolement, quand on ne les a pas choisis, c’est terrible. Le pire c’est l’hypocrisie, les petites réflexions en passant qui ne s’adresse pas vraiment à la personne mais qui sont faites intentionnellement lorsqu’elle se trouve à proximité des auteurs qui pouffent de rire. Impossible de répondre ou de se défendre car les agresseurs bottent en touche et se moquent de la personne trans’. Difficile de porter plainte pour des mots… A force de répétition, les victimes s’isolent, ne sortent plus à certaines heures, évitent certains endroits… Les mots sont parfois plus terribles que les coups.

La question trans’, c’est surtout un problème de classe sociale. Quelqu’un a qui de l’argent s’en sortira toujours, quelqu’un qui n’en a pas, beaucoup moins bien. Tout est lié d’abord au statut social de la personne et ensuite au regard social. Quand on est riche, on a plus facilement la possibilité d’imposer ses décisions que quand on est pauvre et dépendant des autres. Donc, la première chose, c’est un problème social. C’est aussi un problème médical mais pas seulement.

 

Question : Y a t-il des lieux ou cette expertise trans’ n’est pas contestée ni même discutée mais simplement entérinée ?

Ça dépend des lieux, de leur propre fonctionnement. C’est peut être dans le milieu des festivals de cinéma que l’on trouve le plus cette attitude. Il y a aussi des professionnels (des éducateurs, des enseignants, des psys) qui comprennent que la parole des personnes concernées est importante et qu’ils ne peuvent pas s’y substituer, ils vont donc plutôt faire appel à des gens qui sont passés par cette expérience pour faire des formations ou des exposés sur le sujet. Dans ce cas, c’est franchement vécu comme un apport parce qu’eux-mêmes ne sauraient en parler de cette façon car, même s’ils connaissent la question, ils ne s’estiment pas suffisamment compétents pour pouvoir en parler ou ils ne souhaitent pas le faire à la place des trans’. Mais ce n’est malheureusement pas une démarche que l’on va retrouver unanimement partout.

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[1] Jean-Luc Swertvaegher, Les psy à l’épreuve des transsexuels … ou penser les êtres humains sans le sexe, http://www.ethnopsychiatrie.net/swertusagers.htm


Entretien mis en ligne, décembre 2010.