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Le quiz du genre – Minnie Bruce Pratt

Minnie Bruce Pratt

http://www.mbpratt.org/


Ce texte est l’un des articles publiés dans l’ouvrage :

CORPS VULNÉRABLES VIES DÉVULNÉRABILISÉES

Cahiers de la transidentité, vol. 6
Sous la direction de Jean Zaganiaris, Ludovic Mohamed Zahed, Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira

Maud-Yeuse Thomas et Karine Espineira tiennent à rendre particulièrement hommage à Leslie Feinberg à travers ce magnifique texte de Minnie Bruce Pratt. Au même titre que les écrits de Kate Bornstein ou de Sandy Stone dès les années 90, les travaux de Leslie Feinberg nous ont conduit à repenser nos transitions et à nous affanchir des normes exercées sur nos devenirs identitaires, à une parole engagée et située, respectueuse mais sans concession. Enfin, à penser nos existences au sein des mondes des femmes et des hommes et de leurs relations multimillénaires.


Ce texte sera aussi publié sur le blog Badasses Zine

ainsi que sur le blog de Minnie Bruce Pratt.


Le quiz du genre

 

Texte traduit de l’anglais (USA) par Noomi B. Grüsig[2] (p. 179-194).

 

Quiz, n. [ ? suggéré par L. quis, qui, que, quoi, quid, comment, pourquoi, mais encore]. 1. [Rare], une personne bizarre [queer] ou excentrique. 2. une plaisanterie ; un canular. 3. un questionnaire, un examen oral ou écrit, souvent informel, pour tester les connaissances de quelqu’un.

Webster’s New World Dictionnary of the American Language 

 

En 1975, quand je suis pour la première fois tombée amoureuse d’une autre femme, et que j’en étais consciente, j’étais mariée à un homme, depuis presque dix ans, et j’avais deux petits garçons. Tout le monde était choqué par le tournant que je prenais dans ma vie, y compris moi-même. Tout le monde – de l’avocat qui gérait le divorce jusqu’à mes quelques amies lesbiennes – voulait savoir : Est-ce que j’avais déjà ressenti ça auparavant ? À quel moment avais-je réalisé que j’étais « différente » ? Quand avais-je commencé à « changer » ? Et l’État de Caroline du Nord, dans lequel je vivais, voulait tout particulièrement savoir : Est-ce que je comprenais bien que je ne pourrais pas être à la fois mère – une honnête femme – et lesbienne – une femme perverse ?

Afin de répondre à leurs questions et aux miennes, j’ai fait ce que fait peut-être chaque personne qui s’identifie comme lesbienne ou gay au moment où elle se rend compte qu’elle est lesbienne ou gay. J’ai regardé en arrière et analysé ma propre vie pour y déceler des indices de souvenirs pouvant m’être utiles dans ma lutte à travers ce labyrinthe de questions : je ne me sentais pas « différente », mais est-ce que je l’étais ? (Et différente de qui ?) Est-ce que j’avais changé (par rapport à quoi ?). Est-ce que j’étais hétérosexuelle pendant mon adolescence et étais devenue lesbienne seulement à l’aube de mes 30 ans ? Est-ce que j’avais toujours été lesbienne, mais que j’avais été contrainte à l’hétérosexualité ? Est-ce que j’étais une lesbienne moins authentique que mes amies qui avaient « toujours su » qu’elles étaient attirées affectivement et sexuellement par d’autres femmes ? Quel genre de femme est une femme lesbienne ? Est-ce que j’étais une « vraie » femme ?

Au milieu de toutes ces analyses, je me suis souvenue de ma première amitié, quand j’avais cinq ans et elle aussi, avec une fille blanche qui vivait à deux pas de chez moi, un garçon manqué. Je ne lui avais pas parlé depuis la fin du lycée, quand nous avions eu notre Bac dans notre petite ville de l’Alabama, mais j’ai su de ma mère qu’elle ne s’était jamais mariée. J’étais surprise de voir à quel point je me souvenais bien d’elle. Puis un soir, alors que je faisais lecture de mes poèmes dans une librairie de Birmingham, elle est entrée, grande et superbe dans ses bottes de cow-boy, portant une chemise blanche au col ouvert et un pantalon bien taillé – telle la gouine butch qu’elle s’était avérée être. C’était quelqu’une qui m’avait connue toute petite, mais elle avait été aussi choquée que tout le monde quand elle a su que moi aussi je m’étais finalement avérée être lesbienne.

Quand je l’ai retrouvée, je me suis aussi retrouvée face à de nouvelles questions qui m’amenaient à nouveau à me retourner et à regarder en arrière : Comment était-il possible qu’en ayant grandi dans une ville bondieusarde, raciste et anti-femmes, nous nous étions toutes deux construites dans nos vies en tant que lesbiennes ? Pourquoi avait-elle été la première personne en dehors de ma famille pour qui j’avais eu des sentiments aussi intenses – quelqu’une qui n’était pas seulement lesbienne, mais une lesbienne butch ? Comment nous étions-nous reconnues à cette époque, alors que nous n’avions même pas les mots pour dire qui nous étions ? Quelle marque avions-nous chacune laissé à l’autre ? Et qui étions-nous l’une pour l’autre, à cinq ans ? Étions-nous « butchs » et « fems » ? Étions-nous « garçon » et « fille » ? Pourquoi étais-je invisible dans ses souvenirs ? Pourquoi se rappelait-elle de moi comme d’une « fille » mais pas comme d’une « lesbienne » ?

Je me suis à nouveau retournée sur nous deux, sur ces deux filles. J’ai vu la corde du cerf-volant se détendre entre mes mains, j’ai vu le cerf-volant tomber et se froisser, je l’ai vu se précipiter vers moi et m’entraîner avec elle dans le vent, avec le cerf-volant. Je lui ai dit : « Mais au bout de quelques années, je ne te voyais plus. Tu jouais tout le temps avec les garçons. Moi, j’avais peur des garçons. » Et elle a répondu, « Mais ce que tu ne savais pas, c’est que moi j’avais peur des filles. » Tout au long du collège et du lycée, elle était tombée éperdument et pitoyablement amoureuse de filles hétéros qui étaient agressivement féminines, mais le jour du bal de promo, elle était sortie avec le capitaine de l’équipe de football. Ce jour-là, je me suis assise calmement, un peu sonnée et gênée, et seule, dans une robe de bal de promo rose sans bretelles, emplie d’une puissance précoce mais incapable de naviguer à travers cette pièce pleine de danseurs et de danseuses qui, comme moi, désiraient et méprisaient la force des femmes.

Vingt ans plus tard, ces questions s’étalaient devant moi : Est-ce que mon allure féminine – l’inclinaison de ma tête, ma façon de poser les questions, le timbre de ma voix – était liée à mon désir sexuel ? À ma perception de moi-même en tant que femme ? En quoi les identités butchs et fems dans lesquelles nous avions évolué en grandissant étaient liées au masculin et au féminin ? Et qu’est-ce que les gestes et les signes de masculinité et de féminité avaient à voir avec nous en tant que femmes ?

La fois suivante où je suis retournée à la maison, elle a organisé d’autres retrouvailles, un dîner avec des personnes homos que nous avions connu dans nos années de lycée. Ce soir-là, nous étions cinq, toutes et tous blanc-he-s, un réseau d’ami-e-s autant soumis à la ségrégation que l’avait été notre éducation, n’étant jamais allé-e-s à la rencontre des étudiant-e-s Noir-e-s à l’école de l’autre côté de la ville. Nous n’avions jamais su grand-chose des nombreuses vies cachées dans notre ville, et maintenant nous nous retrouvions, prêt-e-s à les découvrir : Moi et la femme qui avait été ma première amie, presque mon premier souvenir. Et aussi ma meilleure amie du lycée, qui était aujourd’hui lesbienne et mère. Mon premier petit copain, qui était maintenant un homme gay si doux que je me souvenais pourquoi j’avais voulu être sa copine. Et un autre homme gay qui vivait toujours dans notre ville natale. Nous nous sommes raconté des ragots sur les personnes sur qui nous avions flashé, sur les personnes à qui nous avions tenu la main en cachette, et qui avaient flirté avec nous en retour.

La liste de ces gens est devenue incroyablement longue, bien plus que je ne l’aurai pensé si j’avais dû dire qui était « lesbienne » ou « gay » dans ma petite ville d’environ 2000 habitant-e-s. Il y avait cette camarade de classe, depuis longtemps mariée, qui après son diplôme avait eu une liaison avec une professeure de gym. Et il y avait cette autre camarade de classe qui était allée d’une amante à une autre jusqu’à ce que sa porte d’entrée soit fracturée au milieu de la nuit. Il y avait cette professeure de catéchisme dont la fille, mariée sur le tard, était sortie avec une fille qui, des années plus tard, avait eu une liaison avec la mère-professeure. Il y avait aussi ces garçons qui l’avait tous fait avec les uns ou avec les autres, ou qui avaient maté les ébats de certains dans l’église ou dans le presbytère, avec le fils du prêtre. Il y avait cet homme gay qui en rentrant chez lui une nuit avait trouvé sur le seuil de sa porte une enveloppe remplie de photographies d’un de ses partenaires marié accompagnées d’une invitation à comparaître.

Nous avons parlé de ce quiz hétérosexuel obligatoire au lycée, auquel il n’y avait que deux réponses possibles, qui n’offraient que deux chemins à emprunter : straight ou homo, hétéro ou queer. Choisir l’un nous permettrait de nous extirper du labyrinthe qui mène à l’âge adulte, choisir l’autre nous mènerait directement en enfer. Mais il semblait que notre score final officiel n’avait finalement pas grand-chose à voir avec nos vies secrètes, avec quelles mains se posaient sur quels culs, avec les rêves que nous avions enterré, au point mort, dans nos cœurs. L’institution de l’hétérosexualité existe sans aucun doute, mais sa pratique quotidienne – au moins dans ma ville natale du Sud profond – semblait soudainement moins rigide que ne le laissaient penser les photos de mariage entre un homme et une femme imprimées sur le fin papier jaune de l’hebdomadaire local.

Pourtant, la loi et les mœurs étaient habituellement suffisamment fortes pour faire en sorte que nos vies publiques correspondent à la photo. Les frontières de l’hétérosexualité renforcent les autres institutions – y compris celles de race et de classe – dont les délimitations sont aussi souvent niées. Dans le journal local, j’ai vu des photos du shérif et de ses adjoint-e-s devant le tribunal, versant du whisky confisqué dans les caniveaux des rues jusqu’à ce que la ville empeste l’alcool de contrebande. Mais il n’y avait aucune photo de ma petite amie dans sa maison, à genoux dans la cuisine avec une mère quasi brisée par la pauvreté. Aucune photo de son père envoyé en prison pour avoir essayé de les sortir de la misère en vendant de la liqueur de contrebande. Quand mon père blanc est mort à la maison de retraite du canton, le journal a publié une version de sa vie, parlant de sa carrière de joueur de base-ball semi-professionnel et de son boulot à la scierie. À aucun moment il n’a été fait mention de lui buvant le whisky de contrebande, ni de ses théories racistes sur qui était en train de prendre le pouvoir dans le monde. La femme Noire qui m’a élevée est morte de l’autre côté du couloir, dans la même maison de retraite. Dans le journal, il n’y a eu aucune mention de sa vie ni de sa mort, aucune référence aux enfants qu’elle a maternés, rien sur ses filles ni sur ses petits-enfants.

Quand je me suis fiancée à un homme, le journal local a publié une annonce avec une photo de moi, impeccable et féminine, prête à être une épouse. Sur celles et ceux d’entre nous qui se sont retrouvé-e-s lors de notre petite réunion queer, il n’y avait aucun registre public dans notre ville – aucune colonne dans les chroniques hebdomadaires de Greenpond ou de Six Mile – ni aucune mention de celles et ceux que nous avions aimés fidèlement pendant cinq ans, dix ans, ni des enfants dont nous avions pris soin dans nos familles. Mais au plus profond de nos corps, nous savions que nos parcours n’aboutissaient pas à une impasse, à un mur blanc, à une page blanche. Nous avions parcouru notre chemin à travers nos propres vies.

La dernière fois que je suis retournée à la maison, j’ai présenté mon nouvel amour à ma première petite amie et les ai regardés se saluer chaleureusement. Après des années à avoir aimé des lesbiennes butch, je me suis mise avec une femme si stone dans sa masculinité qu’elle pouvait passer, et qu’elle passait parfois, pour un homme queer. Je n’avais pas le langage nécessaire pour parler d’elle ou de notre relation. J’ai dû apprendre à dire que j’étais tombée amoureuse d’une femme si transgenrée, d’une femme qui présentait tant de contradictions supposées entre son sexe de naissance et son expression de genre, que quelqu’un-e d’un côté du pâté de maisons pouvait l’appeler « M’dame » tandis que quelqu’un-e de l’autre côté l’aurait appelé « M’sieur ». J’étais en train de comprendre que j’étais plus compliquée que je ne l’aurais jamais imaginé. Je commençais à démêler le fil de ma personne à travers l’enchevêtrement des mots : femme et lesbienne, fem et genre féminin.

Ce soir-là, j’ai regardé en arrière vers ma première amie, une fille brûlée par la honte ressentie par sa mère. Par les réprimandes des marche-comme-une-fille et des ne-parle-pas-si-fort-et-ne-sois-pas-tant-en-colère (et déteste-toi suffisamment jusqu’à presque devenir folle). J’ai regardé en arrière vers moi-même, vers l’enfant flirtant sur les photos, la tête inclinée et le regard oblique. Vers l’enfant à qui ses professeurs demandaient de faire un choix impossible : être intelligente ou être une fille, être une fille ou être forte (et déteste-toi suffisamment jusqu’à presque quitter ton corps). Nous nous étions toutes les deux assises dans la poussière à la récréation, pieds nus, bataillant avec acharnement, main dans la main, avec le désir de terrasser l’autre. Comment avions-nous réussi à survivre assez longtemps pour nous revoir à nouveau ? À survivre assez longtemps pour grandir et devenir des femmes pour qui le mot femme ne réussit pas à décrire adéquatement les changements et les tournants qu’ont pris nos corps et nos vies, à travers le sexe et le genre ?

Personne ne s’était tourné vers nous pour nous proposer de nouvelles questions : Combien de façons y a-t-il de qualifier le sexe d’une fille, d’un garçon, d’un homme, d’une femme ? Combien de façons y a-t-il d’avoir un genre – de la masculinité à l’androgynie à la féminité ? Existe-t-il une connexion entre les sexualités lesbiennes, bisexuelles et hétérosexuelles, entre le désir et l’émancipation ? Personne ne nous a dit : les chemins se séparent, et se séparent encore, vers de nombreuses directions. Personne ne nous a demandé : de combien de façons peut varier le sexe du corps, selon les chromosomes, les hormones, les organes génitaux ? De quelles manières peut se multiplier l’expression de genre – entre le foyer et le travail, devant l’ordinateur et quand on embrasse quelqu’un-e, dans nos rêves et quand on marche dans la rue ? Personne ne nous a posé la question : Quels sont vos rêves quant à la personne que vous voudriez être ?

En 1975, quand je suis pour la première fois tombée amoureuse d’une autre femme, et que je savais que c’était ce que je voulais, je commençais tout juste à me considérer comme féministe. Je prenais conscience du nombre de pièges dans lesquels pouvait être pris le corps féminin – agressions sexuelles et viols, violences conjugales, nos sentiments se transformant dans la honte de nos corps. Je prenais conscience de comment les corps des femmes pouvaient être utilisés pour produire des enfants sans notre consentement, pour satisfaire le « plaisir » de quelqu’un d’autre à nos dépens. Et le plus important, je commençais à être capable d’expliquer bon nombre d’événements de ma propre vie qui m’étaient jusqu’alors incompréhensibles.

Je réussissais à me remémorer et à identifier des schémas dans certaines situations qui à l’époque n’avaient pas trouvé de sens – comme les remarques sexuellement suggestives d’un collègue – et dans des situations qui ne m’avaient pas semblé importantes – comme la fois où un journaliste m’a interviewée pour mon travail et m’a posé des questions sur comment je gérais la garde de mes enfants. Pour la première fois de ma vie, je me suis comprise comme une femme, comme une membre du « sexe opposé », d’un groupe de personnes sujettes aux discriminations et à l’oppression – et capable d’y résister. J’étais capable de situer mon corps et ma vie dans le dédale de l’histoire et du pouvoir.

L’oppression des femmes a été une révélation pour moi, et l’émancipation des femmes était ma liberté. Il y avait une euphorie formidable dans le fait d’appartenir à ce mouvement de libération, dans le fait de se rassembler entre femmes pour explorer les moyens qui nous mèneraient à l’émancipation. Dans les cercles de prises de conscience, dans les groupes politiques, dans les manifestations culturelles, dans les collectifs littéraires – dans toutes sortes de groupes et de lieux dédiés aux femmes, nous identifiions les différentes façons dont l’oppression avait entravé nos vies.

Et nous avons lu les théories de femmes qui avaient des idées sur comment mettre un terme à l’oppression des femmes comme classe de sexe. J’ai trouvé quelques auteures qui analysaient les relations entre le développement économique capitaliste et l’oppression des femmes. Mais la plupart des théories auxquelles j’avais accès étaient anhistoriques et monoculturelles. Elles appuyaient l’idée que la solution viendrait dans l’élimination des différences entre les femmes et les hommes. Certaines proposaient d’abolir les distinctions dans le fonctionnement biologique – comme Shulamith Firestone qui suggérait de créer des utérus artificiels pour éliminer les fonctions biologiques féminines qu’elle considérait comme la base de la définition de l’homme et de la femme, et des inégalités qui en découlent. D’autres pensaient que la solution viendrait dans la disparition des modes d’expression de genre, des schémas de féminité et de masculinité. Caroline Heilburn défendait l’androgynie, l’élimination des polarités des « rôles de genre » qu’elle considérait comme responsables des inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes. Andrea Dworkin militait pour un changement des pratiques sexuelles dans le but de se débarrasser des images et des actes qui, selon elle, perpétuaient les catégories de genre homme et femme, et ainsi la domination et la soumission.

Je trouvais ces théories convaincantes. Peut-être qu’éliminer les différences de sexe ou transcender les expressions de genre permettrait de mettre fin à la femme comme catégorie opprimée. Mais, concrètement, ces théories n’expliquaient pas d’importants aspects de l’oppression que je vivais en tant que femme dans ma vie quotidienne. J’ai été enceinte deux fois et j’ai donné naissance à deux enfants. La façon dont les docteurs m’ont traitée m’a juste amenée à me demander : « Si des utérus artificiels existaient, dans quelles mains est-ce que cette technologie serait administrée, et pour les profits de qui ? ». Et ces deux enfants se sont avérés être deux garçons, chacun d’eux possédant, au moment de ses deux ou trois ans, son propre mélange de masculinité et de féminité. Était-il possible de les entraîner à l’androgynie ? Était-ce là la compétence qui leur permettrait d’agir contre les rapports de pouvoir injustes qui existent dans le monde ? En ce qui concerne les rapports sexuels, c’était la chose la plus plaisante que j’avais vécue dans ma relation à un homme ; mon mari ayant soigneusement essayé de me donner du plaisir. J’aurais eu davantage de plaisir si mes activités sexuelles n’avaient pas été entachées par la peur de la grossesse – et par la honte que je ressentais en tant que femme vis-à-vis des choses que j’aurais pu vouloir faire. Mais le pénis de mon mari ne dominait pas ma vie. Au lieu de ça, je m’inquiétais du pouvoir qui se trouvait entre les mains des hommes blancs qui me faisaient passer des entretiens d’embauche dans de grandes institutions, puis qui finalement préféraient protéger leur statut économique en ne m’embauchant jamais.

Et quand je me suis dressée contre les adversaires déclarés de ma libération en tant que femme, je n’ai trouvé que peu d’aide dans les théories que je lisais. Dans ma ville de Caroline du Nord, j’ai affronté lors de débats des femmes de droite qui fustigeaient l’Amendement pour l’Égalité des Droits, et qui basaient leur tactique en discréditant le mouvement de libération des femmes précisément sur cette idée de l’élimination des différences de sexe et de genre. Elles accusaient : L’égalité des droits, ça veut dire des toilettes unisexes. L’égalité des droits, ça veut dire le mariage homosexuel. En disant cela, elles voulaient dire : Si vous remettez en cause les frontières de genre, vous allez rendre les femmes encore plus vulnérables aux abus car cela entraînera une disparition des cadres qui protègent les femmes. Elles voulaient dire : Si vous remettez en cause les frontières de genre, vous allez vous retrouver avec des hommes et des femmes qui adopteront le comportement du sexe opposé et qui en seront content-e-s.

Je ne savais pas comment répondre à leurs propos venimeux, à leurs accusations qui trouvaient un écho à travers tous les États-Unis en rejoignant une large campagne antiféministe concertée. Les premiers slogans que j’ai appris en rejoignant le mouvement des femmes étaient « La biologie n’est pas une destinée » et « On ne naît pas femme, on le devient ». J’avais lu des théories féministes qui analysaient comment les emplois, les tâches ménagères et les sentiments étaient répartis entre les hommes et les femmes en fonction du sexe. Mais, je n’avais pas – tout comme le mouvement réformiste principalement blanc et de classe moyenne supérieure qui avait soutenu l’A.E.D. – une analyse du sexe, de l’expression de genre, et de la sexualité qui soit suffisamment poussée et complexe pour répondre à ces attaques de la droite.

Nous aurions pu dire, dans ces débats, que la réponse aux violences subies par les femmes ne se trouvait pas dans l’illusion d’une protection conditionnée à la limitation de leurs activités, mais dans un mouvement au sein duquel les femmes apprendraient à riposter, avec leurs allié-e-s, afin de nous protéger nous-mêmes, et d’évoluer de manière plus sure dans le monde en général. Nous aurions pu répondre que la séparation entre homme et femme était conçue pour maintenir la domination d’un sexe sur l’autre dans un système économique au sein duquel certains s’enrichissent financièrement en profitant d’une guerre entre les sexes. Nous aurions pu répondre que la femme n’était pas l’opposée de l’homme, et que l’émancipation passerait par une traversée de toutes les frontières arbitraires liées au genre, afin de nous permettre de nous placer à n’importe quel endroit de notre choix dans le continuum entre la masculinité et la féminité, dans tous les aspects de nos vies.

Dans des cadres plus privés au sein du mouvement de libération des femmes, nous avancions ces arguments. Mais dans des espaces publics hostiles, c’était controversé de proposer même les changements les plus minces dans les comportements « normaux » des hommes et des femmes. Car c’était une remise en question des fondements de la « civilisation ». L’aile réformiste du mouvement de libération des femmes avait de profondes réserves quant au fait d’amener les problématiques lesbiennes et transgenres sur la place publique. Elle traitait par ailleurs les problématiques de race et de classe avec réticence et de manière inconsistante, voir ne s’en préoccupait pas du tout. Pour ces réformistes, une victoire impliquait seulement un élargissement partiel et infime des vieilles frontières officielles définissant ce qu’était un comportement acceptable pour « la femme », et qui était une femme « respectable ».

Certaines de ces réformistes acceptaient de limiter leur définition du genre féminin et de la féminitude en raison de leurs allégeances aveugles à leurs propres positions de classe et de race. Pour d’autres, c’était une décision stratégique ; elles pensaient qu’une définition politique de la femme qui gommerait les différences permettrait de sécuriser plus de territoires pour plus de femmes dans ce monde hostile. Elles espéraient bâtir d’abord un bastion fortifié, puis seulement ensuite construire un cadre propice à une émancipation plus large. En réalité, l’exclusion des femmes qui troublaient les contours de ce qui était considéré comme une façon légitime d’être une femme – en raison de leur race, de leur classe, de leur sexualité, de leur expression de genre – a transformé les espaces du mouvement de libération des femmes en des endroits plus étroits et plus dangereux, affaiblissant ainsi cet aspect du mouvement et accentuant ses limites, dans ses fondements mêmes.

Au final, je me suis éloignée du mouvement réformiste pour me rapprocher d’actions politiques et culturelles qui embrassaient les complexités de la femme. Le groupe au sein duquel j’ai commencé à m’impliquer était, dans un premier temps, constitué de femmes majoritairement blanches, issues de la classe ouvrière et de la classe moyenne, et lesbiennes. Mais nous avions été profondément influencées par les mouvements Noirs de libération et pour les droits civiques. Nous considérions que la liberté de toutes les femmes était inextricablement liée à l’élimination du racisme. De plus, nous avions appris du travail politique et théorique réalisé par des féministes et lesbiennes racisées qui nous ont montré comment questionner – et replacer dans un contexte historique et économique – les nombreuses catégories de « différence », y compris celles de race, de sexe, de classe et de sexualité.

Mais même lorsque nous redéfinissions le mouvement de libération des femmes en lui permettant de s’élargir à travers ces connexions, ces démêlages et ces retissages, nous n’avions toujours pas exploré pleinement le sexe et le genre. Il restait des questions sans réponses, et des questions qui n’avaient encore jamais été posées, au sujet de la « masculinité » et de la « féminité », du « masculin » et du « féminin », de « l’homme » et de « la femme ». Nous portions avec nous beaucoup d’idées reçues et de valeurs négatives que la société en général avait assignées à des notions telles que la femme, le féminin, l’homme, le masculin – des idées qui servaient à restreindre les comportements des femmes et à empêcher toute analyse de comment la « masculinité » et la « féminité » ne sont pas la source des oppressions de sexe, de race et de classe.

Souvent, quand une lesbienne était perçue comme « trop butch », on pensait qu’elle était, au moins en partie, machiste et misogyne. Elle pouvait être rejetée de son collectif lesbien pour cette raison, ou se voir refuser l’entrée dans un bar lesbien. Fréquemment, une lesbienne qui était « trop fem » était perçue comme une femme qui n’avait pas encore émancipé son esprit ni libéré son corps. Lors de débats ou de petites altercations quotidiennes avec une amie lesbienne ou une amante, elle pouvait être discréditée – comme je l’ai souvent été – et voir ses idées rapidement balayées par des remarques comme « Tu agis juste comme une femme hétérosexuelle ». Au milieu de tout ça, des lesbiennes qui étaient butchs, fems, ou de toute autre expression de genre entre les deux, essayaient de déchiffrer lesquels de nos comportements reflétaient malgré tout les schémas opprimants que nous avions assimilés au sein d’une culture qui hait les femmes. Ces questionnements étaient présents en 1982, dans la ville de New York, quand une coalition regroupant des femmes de toutes sexualités a organisé la conférence annuelle « The Scholar and the Feminist » dans le but d’analyser les intersections complexes entre plaisir et danger qui existent dans la sexualité des femmes et dans leur expression de genre. Elles ont été condamnées sans appel et qualifiées de « déviantes sexuelles » et de « salopes » par un groupe de femmes qui militaient contre la pornographie, et qui s’identifiaient elles-mêmes comme de « vraies féministes ».

À peu près à la même époque, j’enseignais les études féministes dans une université d’État près de Washington, D.C. Un jour, dans ma classe, nous discutions de la vie lesbienne en général, et des dynamiques et expressions de genre butch/fem en particulier. J’étais habillée de façon décontractée, mais dans mon style fem. La femme blanche à ma gauche était musclée, grande, avec des cheveux courts et une veste en cuir noire ; elle venait à l’école tous les jours en Harley. Elle a affirmé avec force : « Les butch et les fem, ça n’existe plus aujourd’hui ». C’était une situation caractéristique, de bien des façons, du milieu lesbien-féministe dans lequel je vivais dans les années 1980. En tant que femmes et en tant que lesbiennes, nous voulions nous sortir des pièges qui nous étaient tendus parce que nous étions des personnes sexuées comme femme. Nous voulions échapper aux valeurs négatives auxquelles nous étions assignées de par notre genre. Nous ne voulions pas être des femmes – comme définies par la société – alors nous devions nous débarrasser de la féminité. Nous ne voulions pas être opprimées par les hommes, alors nous devions nous débarrasser de la masculinité. Et nous voulions mettre un terme au désir imposé, alors nous devions nous débarrasser de l’hétérosexualité.

Pour certaines lesbiennes, choisir l’androgynie était un moyen de sortir de ces pièges, tout comme pratiquer une sexualité « égalitaire et mutuelle » – une tentative pour éliminer les tendances « masculines » et « féminines » que nous voyions chaque jour les unes chez les autres. Un autre moyen était d’expliquer que l’hostilité à l’encontre des lesbiennes « masculines » et des lesbiennes « féminines » était le résultat de l’homophobie, plutôt qu’une conséquence des préjugés qui conditionnent le type d’expression de genre qui était approprié pour une femme « respectable » et pour une femme « libérée ». Pour beaucoup, la réponse était de nier la peur profonde qui existe dans la société, et donc en nous-mêmes, liée à la fluidité de sexe et de genre.

La peur peut prendre différentes formes. Dans les petites annonces de rencontres publiées dans les journaux gays et lesbiens, on trouve encore aujourd’hui des annonces qui disent « pas de butch, pas de drogues » – une phrase assimilant les femmes qui défient les normes de genre à l’autodestruction, et qui n’est rien d’autre que la version lesbienne des petites annonces où des hommes gays précisent « vrais mecs uniquement, pas de folles ». Les discussions sur la sexualité excluent souvent les couples butch/butch et fem/fem qui sont considérés comme trop homoérotiques ou trop queer. Certaines d’entre nous qui se revendiquent butchs ou fems refusent parfois d’être identifiées à des personnes comme nous qui vivent aux extrêmes du genre. Il arrive quelquefois qu’une lesbienne légèrement sophistiquée dise lors d’une soirée : « Je suis fem, mais je ne suis pas comme elle » – rejetant ainsi une femme qui, selon elle, « va trop loin » dans sa féminité.

Nous savons, du fait d’être en vie aux États-Unis au vingtième siècle, qu’il existe une répression sévère à l’encontre des personnes qui traversent les frontières de sexe et de genre, et des sanctions terribles qui affectent les femmes qui vivent et revendiquent librement leur identité de femme. Ce n’est pas vraiment un scoop de toute façon, puisque les institutions de pouvoir sont basées, au moins en partie, sur un contrôle des différences – de sexe, de genre, de sexualité. Après, il ne faut pas se demander pourquoi certaines cherchent un refuge dans la modération, dans l’assimilation, dans les expressions « normales » de sexe et de genre. Mais être modérée signifie « respecter les limites ». Et qui définit les limites dans lesquelles on vit ?

Et malgré la répression et les sanctions qui accompagnent le franchissement des limites, nous continuons à vivre, chaque jour, avec toutes nos différences contradictoires. Je suis toujours là, indéniablement « féminine » dans mon apparence, et terriblement « femme » dans mon vécu personnel – et indécemment « masculine » dans mes préoccupations politiques et dans ma persévérance à écrire de la poésie qui s’étend au-delà de la sphère du foyer à laquelle sont habituellement cantonnées les femmes. Je suis là, moi à qui l’on a assigné un sexe « féminin » sur mon certificat de naissance mais qui ne suis pas considérée suffisamment femme – puisque lesbienne – pour avoir la garde des enfants que j’ai accouchés avec mon corps de femme. En tant que fille blanche élevée au sein d’une culture ségréguées, on attendait de moi que je sois « une jeune fille bien comme il faut » – réprimée sexuellement et soumise aux hommes blancs de ma classe – tandis que d’autres, les femmes à la peau plus sombre, étaient condamnées et traitées de « filles faciles », ce qui permettait de s’emparer de leurs corps et de les exploiter. J’ai travaillé à l’extérieur de la maison pendant au moins une bonne partie de ma vie depuis mon adolescence – chose que certains qualifieraient de masculine. Mais aujourd’hui je suis enseignante, un travail considéré comme convenable pour une femme, aussi longtemps que je ne dis pas à mes étudiant-e-s que je suis lesbienne – une sexualité considérée comme trop agressive et « masculine » pour être en adéquation avec ma « féminité ».

Je me considère formellement comme lesbienne, mais pas d’une façon reconnaissable par le monde hétérosexuel qui présume que les lesbiennes sont forcément « garçonnes ». À moins que je n’annonce être lesbienne, ce que je fais souvent – à mes étudiant-e-s, aux chauffeurs de taxis curieux, lors de lectures de poésies – on suppose généralement que je suis hétéro. Mais dans le milieu lesbien dans lequel j’évolue, à moins que je ne « butchise » un peu mon style, je suis parfois suspectée d’être trop féminine pour être lesbienne. Et que ce soit dans le milieu lesbien ou en dehors, il y a une autre hypothèse que certain-e-s défendent : Aucune « vraie » lesbienne ne pourrait être attirée par autant de masculinité – car la masculinité de ma partenaire lesbienne joue un grand rôle dans mon attirance.

Comment puis-je réconcilier les contradictions de sexe et de genre qui existent dans mon corps, dans mon vécu et dans ma vision politique du monde ? Nous nous voyons toutes et tous offrir la chance, à un moment ou à un autre, de nous échapper de ce casse-tête. On nous offre la bonne réponse Vrai ou Faux. On nous donne le questionnaire à remplir. Mais les cases que l’on coche, M ou F, les catégories homme et femme, ne contiennent rien de la complexité que représentent le sexe et le genre pour chacune et chacun d’entre nous.

[J’ai écrit des histoires et des récits] qui sont des contributions à une nouvelle théorie relative à cette complexité qui apparaît aux croisements : entre le féminisme du mouvement de libération des femmes étasunien ; les écrits de femmes racisées publiés au niveau national et international ; les idées queer du mouvement de libération lesbien, gay et bisexuel ; et les pensées émergentes du mouvement de libération transgenre – un mouvement qui inclut les drag-queens et les drags kings, les personnes transsexuelles, les personnes travesties, les he-shes et les she-males, les personnes intersexes, les personnes transgenres, et les personnes de genre et/ou de sexe ambiguë, androgyne ou divergent. Ces intersections mettent en lumière le fait que chaque aspect de l’expression de genre et du sexe de quelqu’un-e n’est jamais totalement masculin ou féminin. J’ai retrouvé de nombreuses strates de ma propre expérience dans cette théorie, et je suis exaltée de voir les connexions qui se font entre moi et les autres au fur et à mesure que je me rends compte, de plus en plus clairement, à quel point l’oppression de genre et son émancipation affectent tout le monde, à quel point mon combat en tant que femme et en tant que lesbienne recoupe et rejoint les luttes d’autres personnes opprimées pour leur genre et leur sexualité. Un-e ami-e a un jour dit à propos de cette exaltation : « C’est comme être libéré-e d’une cage alors que je ne savais même pas que j’y étais enfermé-e ».

C’est une théorie qui explore les infinités et les fluidités du sexe et du genre. La femme Africaine-Américaine qui mange des sushis à la table juste à côté pourrait être une femme au plus profond de ses os, de ses mouvements, de sa voix, mais ça ne veut pas forcément dire que ses organes génitaux sont de sexe féminin. Si le mec Philippin canon qui vit dans l’appartement du dessus ressemble à un hétéro, ça ne veut pas forcément dire que ses préférences érotiques sont tournées vers « l’autre sexe ». La femme blanche assise à côté de vous dans la salle d’attente du médecin pourrait être née de sexe masculin, et avoir une histoire complexe d’hormones et de chirurgies. Ou elle pourrait être née de sexe féminin et avoir une histoire différente mais toute aussi complexe d’hormones et de chirurgies. La personne que vous croisez dans le métro et que vous percevez comme un homme blanc en costard pourrait être née de sexe féminin, pourrait se considérer elle-même comme une lesbienne butch, ou pourrait s’identifier lui-même comme un homme gay. Le M et le F sur le questionnaire n’ont aucun intérêt.

Maintenant je suis là, debout, bien loin de là où je suis née, bien loin de l’hôpital ségrégué de l’Alabama dans lequel une infirmière a coché la case F sur mon certificat de naissance. Bien loin de ma première petite amie tomboy et de notre façon de jouer ensemble, sautant pieds nus dans les flaques d’eau de pluie. Bien loin de qui j’étais en tant qu’épouse et mère, il y a de cela presque vingt ans, quand je commençais à remettre en question le destin qui m’était assigné en tant que femme. J’ai vécu ma vie aux États-Unis au vingtième siècle, au milieu de grandes vagues de changements sociétaux : les mouvements des droits civiques et de libération Noirs, le mouvement de libération des femmes, le mouvement de libération lesbien/gay/bisexuel, le mouvement de libération transgenre. Les théories développées par chacun de ces mouvements ont complexifié nos remises en question des catégories de race, de sexe, de genre, de sexualité et de classe. Et ces théories nous ont permis d’améliorer notre capacité à lutter contre des oppressions qui sont imposées et justifiées via l’utilisation de ces catégories. Mais nous ne pouvons pas mettre la théorie en pratique sans prendre le temps de la dénicher dans les pérégrinations extravagantes et déroutantes de notre vie quotidienne. [J’écris des histoires et des récits] pour donner chair et souffle à la théorie.

 

La version originale de ce texte constitue l’introduction du livre S/HE, écrit par Minnie Bruce Pratt, publié en 1995 par Firebrand Books et réédité en 2005 par Alyson Books.

Pour la présente édition : © 2015 Minnie Bruce Pratt, traduction publiée avec l’aimable autorisation de l’auteure.


[1] Minnie Bruce Pratt est une auteure et poète lesbienne américaine, militante anti-raciste et anti-impérialiste, professeure, mère et grand-mère, et a été la compagne de Leslie Feinberg durant 22 fabuleuses années LGBT. Elle est l’auteure de plusieurs livres regroupant essais et récits, ainsi que de plusieurs recueils de poésies, dont aucun n’est à ce jour traduit en français.

[2] Serveuse-plongeuse, traductrice autodidacte, taulière du blog Badasses Zine.

Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile

Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile

Entretien avec l’association chilienne Organizando Trans Diversidades. Nous avons opté pour une publication en espagnol et en français. Cet entretien a été mené avec Michel Riquelme, (Presidente Asociación Organizando Trans Diversidades). Il répond au nom d’OTD et quand il parle en son nom propre il le souligne. Nous avons traduit OTD par « Organiser les diversités trans », la traduction littérale serait « organisant les trans diversités ». Le verbe « organiser » est un verbe d’action qui associe ici l’idée de « construire les diversités » non pas en les créant de toutes pièces, puisque les diversités préexistent, il s’agit de leur donner un espace commun d’existence, d’épanouissement et de revendication.

Michel RiquelmeMichel Riquelme


Observatoire –
Hola amig*s de la revista Le Trans y de OTD Chile.  Este año publicaron la primera revista de temática transgénero impresa en Chile. ¿Podría presentar vuestra asociación y la revista?

Observatoire (français) – Bonjour les ami.e.s,  de la revue Le Trans et de l’association OTD Chile. Vous avez publié la première Revue thématique trans au Chili (août 2015). Pourriez-vous nous présenter cette revue et votre association ?

OTD Chile – Organizando Trans Diversidades – OTD Chile – es una asociación de personas transgénero de base comunitaria e inspiradamente transfeminista. Tenemos una asamblea de 22 socies, la mayoría personas trans y trabajamos en 6 líneas de acción que son Desarrollo Comunitario, Lesgislación y Política Pública, Consultoría y Capacitación, Educación y Cultura, Política Internacional y Salud Integral Trans.

La revista Le Trans, primera revista de temática transgénero impresa en Chile, se enmarca en la línea de Educación y Cultura, que junto al #TransFest, Festival por la Despatologización de las Identidades Trans, son las principales actividades culturales que hemos llevado a cabo el año 2015.

Le Trans es sin duda un paso crucial hacia la producción de cultura desde una perspectiva trans en Chile. Voces trans plasmando cómo es para nosotros estar en el mundo y pudiendo incidir en ese mundo que históricamente nos ha ocultado y anulado.

OTD Chile (français) – OTD Chile (Organiser les diversités trans) est une association communautaire de personnes transgenres et d’inspiration transféministe. L’association est gérée par une assemblée de 22 membres et nous avons 6 axes d’action sur lesquels nous travaillons : Développement communautaire, Législation et Politique publique, Consultation et Formation, Éducation et Culture, Politique Internationale et Santé Trans.

La revue Le Trans, première revue à thématique transgenre imprimée en ligne, s’inscrit dans l’axe Éducation et Culture, qui aux côtés de #TransFest, Festival pour la Dépathologisation des Identités Trans, sont les principales activités culturelles que nous avons portées en 2015.

Le Trans est sans aucun doute un pas décisif dans la production culturelle depuis une perspective trans [un savoir situé trans] au Chili. Les voix trans disent comment c’est pour nous qu’être dans en ce monde et comment pouvoir avoir agir sur ce monde qui historiquement nous a occulté et éliminé.

Revue Le Trans

Revue Le Trans


Observatoire –
¿Cuál es el contexto social y político chileno hacia las personas trans?

Observatoire (français) – Quel est le contexte social et politique du Chili envers les personnes trans ?

OTD Chile – Suele ser un contexto de postergación, asombro hacia la rareza y el típico cuestionamiento que hacen las personas cisgénero cuando alguien les dice que va a dejar de ser ella o él para transitar a otro género. Siempre dicen: ¿pero estás seguro? ¿Después te puedes arrepentir? ¿Deberías ir con un especialista que te ayude?

Se han promulgado algunas políticas públicas que hablan de la identidad de género de las personas trans, en salud y una ley contra la discriminación, pero poca gente sabe cómo utilizarla y aprovecharla, lo mejor que se pueda. Aunque están los textos, hay poca preocupación de las instituciones porque de difundan y sus funcionarios se capaciten. En general no hay recursos para este tipo de educación en temas de identidades de géneros y sexualidad.

Este año con la tramitación de la ley de identidad y la aparición de niñxs trans en medios de comunicación masivos, el tema se ha instalado más en el debate público pero la visión es muy conservadora, con explicaciones psicopatológicas o desde el rol de víctima.

OTD Chile (français) – C’est un contexte d’exclusion, de mise à l’écart, d’étonnement face à la rareté et les questionnements typiques des personnes cisgenres quand quelqu’un leur dit ne plus vouloir être « elle » ou « lui » pour transitionner dans un autre genre. Ils disent toujours : Mais tu es bien sûr ? Tu pourrais le regretter plus tard ? Tu devrais aller voir un spécialiste pour qu’il t’aide ?

Quelques politiques publiques ont été votées en rapport avec l’identité de genre des personnes trans, dans le domaine de la santé, ainsi qu’une loi contre les discriminations. Mais peu de gens savent comment y recourir et la mettre à profit. Bien qu’il y ait des textes, peu de préoccupations de la part des institutions car ces préoccupations se diffusent à peine tandis que les fonctionnaires se forment. En général, il n’y a pas de ressources pour ce type d’éducation sur les sujets des identités de genres et de sexualité.

Cette année, avec l’examen de la loi sur l’identité de genre et la visibilité d’enfants trans dans les médias de masse [généralistes], la thématique s’est installée dans le débat public, mais la vision reste conservatrice, avec des explications psychopathologiques ou depuis une position de victime.
Asociación OTD junto al Servicio Salud Talcahuano capacita a Profesionales sobre Protocolo de Salud Trans


Observatoire –
¿Cómo se ha elaborada la revista Le Trans? ¿Sus objetivos? ¿Cómo fue recibida por l*s lector*s?

Observatoire (français) Comment la Revue a-t-elle été élaborée ? Sur quels objectifs ? Comment a-t-elle été reçue par le lectorat ?

OTD Chile – La revista surge de una idea del nuevo secretario de la asociación, quien es diseñador gráfico y trabajó en algunas publicaciones antes. Consiguió el apoyo de la delegación de la Unión Europea en Chile para que financiara la impresión del primer número. Con la idea en la mesa, formamos un comité editorial entre les mismes socies de OTD y fuimos proponiendo y elaborando los textos y secciones de la revista.

El objetivo principal era la visibilidad y hacer historia con un proyecto de este tipo. También lograr incidencia en algunos procesos claves para el movimiento trans en Chile como es la tramitación de la ley de identidad de género.

El recibimiento de les lectores fue fabuloso. Fue muy demandada y recibimos buenos comentarios. Tuvo el impacto de ser una experiencia inédita en Chile. Algunas instituciones también se interesaron como una forma de acercar el tema de una manera más entretenida a sus funcionaries.

OTD Chile (français) – L’idée d’une revue est venue suite à la proposition du nouveau secrétaire de l’association, infographiste et qui avait déjà travaillé sur d’autres publications. Il a obtenu l’appui de la Commission Européenne au Chili, qui a ainsi financée l’impression du premier numéro. Avec cette idée sur la table, nous avons formé un comité éditorial avec les membres de OTD et nous avons proposé et élaboré des textes, ainsi que des rubriques pour la revue.

L’objectif principal c’était la visibilité et créer l’histoire avec un tel projet. Il s’agissait aussi de réussir à influencer des processus clés pour le mouvement trans au Chili comme l’examen de la loi sur l’identité de genre.

span>La réception par le lectorat fut fabuleuse. La revue a été très demandée et nous avons reçu de nombreux commentaires. L’impact est celui d’une expérience inédite. Des institutions se sont aussi intéressées à la revue comme moyen de porter la thématique au plus près de fonctionnaires.

 

Observatoire – La dimensión política de sus acciones no hace alguna duda. ¿Cómo definiría esta política? ¿De transfeminista?

Observatoire (français) – La dimension politique de vos actions ne fait aucun doute. Comment définiriez-vous cette politique ?

OTD Chile – Parto esta respuesta con una declaración a título personal, soy feminista antes que trans. Para mí el tránsito de género sin los feminismos, no tiene ningún sentido. No me interesa transitar de género si eso no va a implicar cuestionar todas las formas de opresión basadas en el género, el capitalismo, el especismo y el racismo. Son convicciones personales que pongo en el activismo que hago en OTD y sé que otras personas de OTD también las comparten, en términos de identificarse trans feministas. Sé que no son todas, pero cada vez somos más y en general es un tema que está muy presente.

OTD se declara transfeminista a partir de este año, cuando intenciono esa palabra en las jornadas de diagnóstico y planificación con el directorio. Hubieron personas que se opusieron, otras apoyaron y finalmente quedó. Es algo que ahora igual está haciendo ruido, sobre todo por quienes declaran estar recién enfrentándose al concepto, pero es un debate que estamos dando, cuál es el transfeminismo de OTD y es un proceso genial, nos tiene muy interesades.

OTD Chile (français) – Je réagis à cette question à titre personnel, je suis féministe avant d’être trans. De mon point de vue, le changement de genre sans les féminismes n’a aucun sens.  Cela ne m’intéresse pas de transitionner si cela n’implique pas de questionner toutes les formes d’oppression basées sur le genre, le spécisme et le racisme. Ce sont des convictions personnelles que j’apporte dans l’activisme que je mène au sein de OTD qui les partage, en termes d’identifications trans féministes. Je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde, mais nous sommes toujours plus et en général ce thème est très présent.

OTD se déclare transféministe depuis cette année, quand ce terme fut proposé durant les journées de rapports d’activités et de propositions de projets avec la direction. Des personnes ont marqué leur opposition, d’autres ont soutenu et finalement le terme a été adopté. C’est aussi aujourd’hui quelque chose qui fait du bruit, surtout pour ceux et celles qui déclarent se confronter au concept. Nous alimentons le débat sur ce qu’est le transféminisme et cela nous passionne.

 

Observatoire – ¿Para usted, que es el transfeminismo? ¿Una política de alianzas entre grupos “minorizados” y oprimidos como las mujeres, los gays, las lesbianas, l*s bis, las personas intersexes, etc.?

Observatoire (français) – Qu’est le transféminisme de votre point de vue ? Une politique des alliances entre groupes minorisés et opprimés comme les femmes, les gays, les lesbiennes, les bi.e.s, les intersexes, etc. ?

OTD Chile – Para mí lo central del transfeminismo es el cuestionamiento al binario de género, la denuncia y evidencia de la violencia basada en ese binario y cómo se van tejiendo las redes con las luchas de las otras cuerpas que vienen resistiendo desde antes a las otras formas de violencia.

El transfeminismo surge desde distintas cuerpas marginalizadas de las esferas del poder en cuanto a raza, clase, género, especie; para aunar fuerzas en principios comunitarios, crear y compartir estrategias de supervivencia y cuestionamiento a los discursos y prácticas de dominación que nos pretenden explotar y/o exterminar.

OTD Chile (français) – Pour moi, le point central du transféminisme c’est le questionnement sur la binarité, la dénonciation des violentes évidentes qu’elle produit, et comment se tissent les réseaux avec les luttes des autres « cuerpa » [note de traduction : « corps », mais lire la note ci-dessous] résistants à d’autres formes de violence.

Note : Sur le terme “Cuerpa”, Stella Reyes Melo écrit : « J’utilise le terme « Cuerpa » comme une appropriation de mon corps en dépassant ce langage qu’il homogénéise et lui octroie un seul signifié, à cet appareil qui nous permet de transiter de part le monde.

“Cuerpa”: Utilizo el término “Cuerpa” como una apropiación de mi cuerpo ante todo ese lenguaje que homogeniza y le otorga un solo significado a ese aparato que nos permite transitar por el mundo.

Source : Stella Reyes Melo, “Mi cuerpa desnuda”, Mujeres contruyendo, 06.09.2015, en ligne, http://mujeresconstruyendo.com/profiles/blogs/mi-cuerpa-desnuda?xg_source=activity#_ftn1.

Le transféminisme surgit de ces différentes cuerpas marginalisées depuis les sphères de pouvoir sur les critères de race, de classe, de genre, d’espèce ; pour unir des forces dans des principes communautaires, pour créer et partager des stratégies de survie et de mise en questionnement de discours et pratiques de domination qui essaient de nous exploiter et/ou de nous exterminer.


Encuentro del Frente (FDS) en la sede del Partido Comunista de Chile

Observatoire – ¿Con cuales grupos trabajan? ¿Cuál es la agenda política: la ley sobre el estado civil para las personas trans?

Observatoire (français) – Avec quels groupes travaillez-vous ? Quel est votre agenda politique : la loi sur l’état civil pour les personnes trans ?

OTD Chile – Tenemos un grupo base conformado por personas trans y cis aliadas. Van desde los 15 a los 70 años. Es grupo comunitario que se reúne todas las semanas en nuestra sede. Después están persona trans que recién buscan información sobre el tema, que están recién iniciando su tránsito de género y buscan los servicios que consejería entre pares y facilidades que da OTD para iniciar el tránsito de género. Todas las semanas atendemos por lo menos 5 nuevas personas trans o a sus familias.

Sobre la agenda política, hemos optado por trabajar en red con otros grupos trans y grupos de diversidad sexual.  Nuestro principal foco ahora es la ley de identidad de género, que sea una ley que evite los pasos vejatorios contra personas trans y cambiar tus documentos sea lo más fácil y accesible para todas las personas.

OTD Chile (français) – Nous sommes un groupe de base formé de personnes trans et d’allié.e.s. cis de 15 à 70 ans.  Il s’agit d’un groupe communautaire qui se réunit chaque semaine à notre siège. On compte aussi des personnes trans recherchant des informations, qui entament des transitions en cherchant et ceux-là cherchent des conseils entre pairs et les facilités qu’OTD peut offrir pour initier leur transition. Toutes les semaines, nous recevons au moins 5 nouvelles personnes trans ou membres de la famille.

Concernant l’agenda politique, nous avons opté pour un travail en réseau avec des groupes trans et de diversité sexuelle. Notre objectif principal actuellement est la loi sur l’identité de genre qui doit être une loi évitant les démarches humiliantes et facilitant le changement des papiers accessibles au plus grand nombre.

Observatoire – En Francia mucha gente se pregunta porque en los países de américa latina que adoptan leyes progresistas hacia la identidad de género porque las mujeres no obtienen el derecho al aborto. ¿Qué pensáis?

span>Observatoire (français) – En France, on s’interroge beaucoup sur les pays d’Amérique Latine qui adoptent des lois sur l’identité de genre plutôt progressistes, sachant que les femmes n’obtiennent pas le droit d’avorter. Qu’en pensez-vous ?

OTD Chile – No son tantos los países que han adoptado leyes progresistas hacia la identidad de género en américa latina, pero sí creo que hay más apertura a legislar sobre este tema que sobre aborto. Puedo hablar de la realidad en Chile y acá hay mucha más apertura al tema trans que al aborto. Incluso te puedes encontrar personas trans que están contra el aborto. Es loco, pero existen y no son pocas. 

Por lo general los triunfos en avances de derechos, se deben a que un gran movimiento social los impulsó. El movimiento de mujeres ganó el aborto en Europa y ahora el movimiento trans lucha contra la patologización y leyes abusivas de Estados europeos que legislaron el cambio de sexo hace décadas o algunos que nunca lo hicieron y se producen muchos atropellos a los derechos humanos de las personas en el proceso.

En Chile, la lucha trans comenzó hace una década y estamos viendo los frutos de esa lucha incluso solidaridad de otros movimientos sociales que se han sensibilizado con nuestra realidad y también nos apoyan. Sin embargo, en el tema del aborto, lamentablemente no ocurre lo mismo. Siempre ha sido el movimiento feminista y de mujeres quienes han empujado el tema y muy pocas veces apoyan otros movimientos. También existe mucha más resistencia de los fundamentalismos religiosos contra el tema del aborto, incluso más que contra los temas trans o del matrimonio igualitario. La iglesia católica a través de sus redes de poder ocultas en los partidos políticos sigue teniendo mucho poder en estos temas que siguen llamando valóricos. El ejemplo más claro es el partido de la democracia cristiana, que se dice de centro, es de derecha y frena todos los proyectos de ley que considera van en contra de la familia hetero cisgénero conservadora.

OTD Chile (français) – Il ne s’agit pas tant des pays qui ont adopté des lois progressistes concernant l’identité de genre en Amérique latine, mais je crois en effet qu’il y a plus d’ouverture à légiférer sur ce thème que sur l’avortement. Je peux parler de la réalité chilienne. Ici il y a affectivement plus d’ouverture sur la question trans que sur l’avortement. Par ailleurs, tu peux même rencontrer des personnes trans contre l’avortement. C’est dément, mais elles existent et elles ne sont pas rares.

Plus globalement, les succès sur les droits sont le résultat de l’impulsion d’un grand mouvement social. Le mouvement des femmes a obtenu l’avortement en Europe et aujourd’hui le mouvement trans lutte contre la pathologisation et les lois abusives d’Etats ayant légiféré sur le changement de sexe il y a des décennies ou d’autres qui ne l’ont jamais fait et qui génèrent des atteintes aux droits humains envers les personnes en transition.

Au Chili, la lutte trans a débuté il y a une décennie et nous voyons le fruit de cette lutte incluant des solidarités d’autres mouvements sociaux qui se sont sensibilisés à notre condition et qui nous appuient. Sans aucun doute, pour la question de l’avortement, il n’en va pas de même. Depuis toujours, le mouvement féministe et des femmes ont impulsé ce thème mais elles-mêmes ont rarement soutenues d’autres mouvements. Les résistances religieuses existent et sont le fait de fondamentalistes plus opposés à l’avortement, qu’a la question trans ou le mariage pour tous. L’Église catholique, avec ses réseaux et pouvoirs occultes dans les partis politiques a toujours beaucoup d’influence sur des thèmes dits essentiels [note de traduction : au sens d’idéologiques]. L’exemple de la Démocratie chrétienne est des plus éclairant, il se dit du centre mais il est de droite et freine tous les projets de loi estimés aller contre la famille hétérosexuelle cisgenre conservatrice.

Valeurs de l’association : Transparence – Respect de l’intégrité des personnes – Camaraderie – Professionnalisme – Honnêteté et intégrité. Source : OTD.


Observatoire –
OTD es una estructura muy inclusiva. ¿Cómo se construido esta inclusividad?

Observatoire (français) – OTD est une structure inclusive. Comment s’est construite cette inclusivité ?

OTD Chile – Claramente las organizaciones las construyen las personas que la sostienen. Con esta nueva OTD, hemos intentado reflexionar sobre las prácticas de poder y los discursos anteriores con los que no estábamos conformes. Con la forma en que se tomaban las decisiones y hasta donde presionar con el discurso hacia los objetivos que queríamos. Cómo ser realmente una asociación sustentada en trabajo de base y cultura organizacional y no sólo una ONG más con un equipo reducido que funciona hasta que dura el proyecto de tal o cual financiadora. En todo caso es un proceso de nunca acabar, es algo que debes estar trabajando a diario en cada práctica, en cada comunicado, en cada reunión, el pensarte la organización de la que quieres formar parte. El trabajo hacia adentro es tan importante como el trabajo hacia afuera.

OTD intenta ser inclusiva pero ha sido todo un tema y siempre discutimos por eso. Hemos tenido problemas con personas trans o incluso cis que creen que porque nuestro nombre dice trans diversidades acá puede entrar cualquiera, incluso personas que derechamente tienen prácticas machistas, sexistas, misóginas, racistas y de otras formas de opresión. Son temas que estamos dialogando constantemente, por ejemplo ¿qué pasa si una persona trans de derecha anti aborto pide asociarse ?

OTD Chile (français) – Clairement, les organisations sont construites par les personnes qui les soutiennent. Avec la nouvelle OTD, nous avons initié une réflexion sur les pratiques de pouvoir et les discours antérieurs avec lesquels nous n’étions pas en conformité : avec les pratiques décisionnaires et jusqu’où faire pression sur les discours concernant les objectifs que nous souhaitions : comment être réellement soutenue par le travail de base et une culture organisationnelle et non pas seulement comme une ONG, avec une équipe réduite fonctionnant tant que dure le projet de tel ou tel financeur. Dans tous les cas, c’est un processus sans fin, tu dois être là chaque jour dans ta pratique, chaque communiqué, chaque réunion, de penser l’organisation à laquelle tu souhaites prendre part. Le travail en interne est aussi important que le travail envers l’extérieur.

OTD tente d’être inclusive, mais cela a été toute une question et c’est un thème dont nous parlons encore. Nous avons eu des soucis avec des personnes trans mais aussi avec des personnes cis qui croient que parce que notre nom d’association dit diversités trans, que n’importe qui peut entrer, y compris des personnes ayant clairement des pratiques machistes, sexistes, misogynes, racistes, ou d’autres formes d’oppression. Ce sont des questions que nous abordons constamment, par exemple : que faire si une personne de droite anti-avortement demande à adhérer ?

Observatoire – ¿En Chile, se notan disensiones entre asaciones más integracionistas y otras más reivindicativas?

Observatoire (français) – Au Chili, existent-ils des dissensions entre associations intégrationnistes et d’autres plus militantes ?

OTD Chile – Todo el tiempo.  Siempre está esa tira y afloje entre grupos que se conforman con lo que les ofrece el Estado y otros que están empujando la cerca constantemente. En el tema trans por lo general tenemos conflictos con un grupo histórico liderado por gays que suelen ser conservadores respecto a los avances en despatologización y en las negociaciones con el gobierno. También en los paradigmas que sustentan los discursos del movimiento. Para ellos todo es binario y sólo hay hombres ymujeres.

OTD Chile (français) – Constamment. C’est toujours tendu entre groupes qui se conforment à ce que leur offre l’État et les autres qui exigent plus. Sur la question trans en général, nous sommes en conflit avec un groupe historique dirigé par des gays qui ont l’habitude d’être conservateurs par rapport aux progrès dans la dépathologisation et dans les négociations avec le gouvernement. Et aussi dans les paradigmes qui soutiennent les discours du mouvement. Pour ceux-ci tout est binaire : il y a seulement des hommes et des femmes.


Observatoire –
Tendríamos muchas más cuestiones a formular, pero “las buenas cosas tienen siempre un fin” (Un dicho francés). ¿Algo que desee añadir? ¿Una cuestión que falta?

Observatoire (français) – Nous aurions beaucoup d’autres questions à poser mais comme on dit en France : toutes les bonnes choses ont une fin. Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose ? Une question manquante ?

OTD Chile – Sólo agradecer la entrevista, el interés por nuestro trabajo y felicitaciones por la iniciativa de generar conocimientos sobre el tema trans desde las propias personas trans.

OTD Chile (français) : Je voudrais vous remercier pour cet entretien et l’intérêt que vous portez à notre travail. Félicitations pour votre initiative de générer des savoirs sur les questions trans depuis le point de vue des personnes trans.

Observatoire – Muchísimas gracias Michel Riquelme. Nuestros agradecimientos a todo el equipo de OTD Chile. Gracias por existir.



En hommage à l’artiste, écrivaine et activiste trans Mara Rita Villarroel.
En homenaje a la artista, escritora y activista trans Mara Rita Villarroel.

Eprouver le corps

Maud-Yeuse Thomas
Université Paris 8


Eprouver le corps

Recension

Éprouver le corps. Corps appris, corps apprenant
Christine Delory-Monberger (dir), Erès, 2016

 


« Je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps,
ou plutôt je suis mon corps. »
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

Plus qu’aucune autre époque, la nôtre est sensible aux flux qu’analysaient Deleuze et Guattari et, plus près de nous, Appadurai et Bauman au travers de la mondialisation-globalisation. Il est un autre flux, faisant croiser les studies entre elles : le corps. Ou plutôt, ce moi-corps dont parlait Georges Vigarello. Comment vit-on son corps à l’heure de la mondialisation ? Cette dernière a-t-elle modifié notre rapport au corps ? Pas sûr. Ou, du moins, d’une personne à l’autre, ce rapport est resté relativement inchangé où le corps est pensé comme le substrat naturel. Le déracinement le plus important, celui liant la construction de l’identité à la terre (Bauman, 2010) est désormais derrière nous. Notre corps est essentiellement celui d’une vie, histoires et mythes urbains. Pourtant, avec les révolutions techniques, celles-ci ont bien renouvelé notre appréhension du corps, nos manières de le voir, le considérer et donc le penser. Il n’est pas cette pure enceinte donnée à la naissance, immanent à lui-même mais assignation, arraisonnement, normation, apprentissage. Dès l’introduction, Christine Delory-Monberger en donne une précieuse indication dans une « approche sensible des corps », insiste sur la dimension de l’apprentissage : il n’y a de corps qu’un corps appris et apprenant. On souligne là le défi contemporain, à considérer le corps non plus depuis une origine mais dans ce long apprentissage de soi de/dans son corps qui est la vie elle-même. L’on peut considérer le corps comme lieu et premier espace d’apprentissage, tissant un long déroulé entre naissance et devenir. Apprendre à marcher, à manger, à digérer, à éliminer les déchets, à aimer, à enfanter, à rêver. Apprendre à vivre ses émotions, ces « prémisses de la conscience » (Izabel Galvao). Apprendre à se déplacer et s’alimenter dans un rapport social de corps à corps et, avec les investissements affectifs et sexuels, avec l’autre dans une relation engageant le moi-corps dans une totalité intersubjective, intersectionnelle.

Corps appris, corps apprenant

Le corps donne à l’expérience d’être humain une centralité faite d’apprentissages. Sous condition d’apprentissages. Mieux, il donne un « corps propre », cette manière singulière d’exister avec son enveloppe bio(socio)logique, de la déployer sur soi en constituant une biographie conditionnelle, pour être appris par d’autres dans un réseau d’interdépendances croisées, à la fois formelles et informelles. De tout temps, le corps a été l’expression d’un déploiement artistique et esthétique ; corps des danseurs, corps des performers, corps au cirque mêlés aux corps d’animaux. Pour Sylvie Morais, le « corps du je » est en lui-même le mouvement même de cet apprentissage fondamental : non pas simplement dans sa dimension d’individuation mais encore un advenir contre la tendance cannibale du social (Valérie Melin).

Le moi-corps est donc un lieu et espace saisi par les expériences, formé par elles et toujours conditionnées par des impératifs de nature distincts : manger, dormir, grandir, rêver, aimer, se conformer ou se distancer. L’expérience de son corps s’arrime à des configurations identitaires précises, soit cette « coïncidence sexe-genre » donnée par l’habitus et l’on rappelle ici la lecture foucaldienne d’un dressage des corps en vue d’une production des corps utiles et dociles pour une hiérarchisation de la société. Parce que le moi-corps est dépendant d’apprentissages, il est particulièrement sensible et ouvert aux assujettissements, aux cannibalismes de toutes natures, aux aléas de l’existence dont la faim, le froid ou l’intense chaleur, à l’organisation des espaces publics comme privés, aux maladies physiologiques comme psychiques.

Plus que tout, le moi-corps dont Valérie Melin rappelle l’illusion d’une homogénéité et unicité, est confronté à une « dissociation » fortement pathologisée. Il est déterminé par une organisation binaire et rigide ordonnant une bipartition hiérarchique, inférant sur la constitution d’un corps propre, au risque d’être dépossédé d’un « être-soi-même » (Anne Dizerbo), entre déni de soi et impératif de subjectivation (Melin). Les conditions de la construction d’un huis clos de l’intimité corporelle sont définies essentiellement par les conditions proprement binaires de l’organisation de « rapports sociaux de sexes » (Mathieu, 1992) dont l’interrogation ne consiste pas à une simple dénaturalisation ou déconstruction mais à un fondamental réapprentissage au risque d’une errance.

Dès l’école, le premier apprentissage est celui d’une « institution de la maîtrise première des corps » (Béatrice Mabilon-Bonfils, François Durpaire ; Anne Dizerbo ; Valérie Melin), espace disciplinaire et bipartition sexuée (Sylvie Ayral, 2011), s’ajoutant à celui qui s’effectue dans l’espace familial, voire s’y substituant dans une division binaire où se dégage une expérience « transmoderne » du sujet assujetti fondant des résistances (Mabilon-Bonfils). La mixité dite sexuelle est récente et toujours définie selon des règles précises, alignée sur des normes de sexe auquel se nouent rôles et apparences genrées, sans en dehors possible, selon cette idéologie. L’école est le lieu d’un apprentissage qui est toujours une saisie intergénérationnelle entre maîtres et élèves, corps sexués et sexuels matures et corps genrés immatures, où il faut « annuler les répartitions indécises » et où le savoir sur les corps et comportements fonde les pouvoirs de dire, définir, classer et punir. Mireille Cifali Bega nous narre ainsi une « écoute » du corps comme distant, voire étranger, dans son expérience d’enseignante avec un corps malade, douloureux, où se présenter à soi-même et autrui ne va pas de soi quand précisément la position même de l’enseignant.e est sur (une) scène. « Je ne l’habitais pas vraiment », dit-elle sous la forme d’un aveu, en soulignant la fonction d’un vêtement cachant un corps dérobé à la vue autant que possible. Comment être soi-même dans ce cas comme dans d’autres ? L’expérience singulière d’un hors-corps est-elle mesurable, vivable ? Qui en fait l’apprentissage, que transmettre quand la norme dominante, sinon hégémonique, cumule âgisme, racisme et sexisme, hypothéquant tout handicap, pour s‘en tenir à cette intersectionnalité néantisante et régressive ? L’auteure en souligne la nécessité d’une « congruence » et « cohérence » d’une vie, y plaçant un sens profond et lucide reposant toutefois sur le deuil d’une innocence, impliquant « la force d’une vulnérabilité » (Cifali Bega) : le rapport au corps est toujours défini par des pouvoirs symboliques.

Du corps genré

Catégorie longtemps ininterrogée, le « genre » apparaît désormais dans une centralité d’un réapprentissage de ses nouements aux dimensions sexuées et spatiales, concernant aussi bien les variances culturelles (Mead : 1935 ; Descola : 2005) l’histoire de la sexualité (Foucault, 1975), la valence différentielle des sexes (Héritier, 1996), l’assignation sexe-genre, le rapport à la folie, aux transgressions et situations limites (Mike Gadras ; Christophe Blanchard) autant que le rapport aux dimensions politiques des spatialités (Raibaud, 2015). Toutes choses que notre époque interroge entre déploiement mondialiste et replis nationalistes où la refondation au monde est toujours d’actualité entre époque et sociétés liquides (Bauman, 2000), engageant une responsabilité de soi qui, précisément, ne va nullement de soi.

Nous avons ainsi posé notre article (Thomas et Espineira) : Comment vit-on son corps dans un tel arraisonnement dont le bornage n’est nullement naturel mais naturaliste, c’est-à-dire promouvant une idée de la nature pour masquer son idéologie binaire d’un moi-corps social et juridique ? Nous avons postulé, contre cette idéologie historiquement récente (Foucault et Laqueur datent le cadre d’émergence de cette idée au XVIIIe, moment fondateur de l’Occident prémoderne), un apprentissage des passages et franchissements de genre qui peuvent aussi être un passage sous la forme d’un changement de sexe, personnel et social. Il s’agit pour nous de se « donner un corps » individuellement dans un apprentissage sans médiations, où le « rêve de soi » questionne le corps au travers du référent principal, soit le lien sexe-genre. Non pas se libérer d’un enfermement dans un « mauvais corps » et retrouver un genre d’élection censément central ou encore de sortir d’une « contradiction tragique » opposant « anatomie et sentiment d’identité (Le Breton), mais de refonder son existence pour que le lien sexe-genre, corps vécu et corps physique, (le Leib et le Körper, Marzano), soi et autrui, soient renoués dans un sentiment même de soi (Damasio, 2002), quitte à revalider une binarité sexuée et sexuelle ou refonder un lien social ouvert, à n sexes-genres.

Le mouvement trans et intersexe a ici toute son importance dans l’interrogation contemporaine de l’assignation. Qui assigne, comment se construire dans un mouvement où l’apprentissage implique un contexte normatif définissant le bornage sain/pathologie, normal/anormal, voire du monstrueux, sur un ancrage essentialiste et biologique immuable et dissymétrique (David Le Breton). Qu’est-ce que le genre, redemande Jean-Jacques Schaller. Indubitablement, un débat : déjà présent au XIXe sous le nom de « troisième sexe » (Murat, 2003), relégué un siècle durant et resurgissant à la faveur de la démocratie sexuelle (Fassin, 2006). D’un article à l’autre, qu’une enquête à l’autre dans des lieux où le corps surgit comme un rappel à la « nature », c’est un état démultiplié de savoirs sur la société auquel l’on assiste, où le corps de la parturiente renvoie au corpus des normes, où le corps du SDF interroge nos valeurs.

Qu’est-ce que le genre ?

Nulle part ailleurs, les questions intersexe et trans ne disent ce bornage binaire conditionnant un improbable entre deux en creux d’une binarité oppositionnelle et asymétrique dont le corps serait la source et une inégalité « entre les sexes » et dont l’ordre des genres serait la matrice politique. Nul doute que la critique du Trouble dans le genre (Butler, 2006) a laissé des traces profondes dans le naturalisme traditionaliste et l’objectivisme scientifique occidental au point que les savoirs situés obligent à ce bougé des lignes, séparant ce qui était comprimé. Comment inclure les corps et vies handicapées sans cette réduction à une maladie ou pathologie ? « Comment imaginer que la fragilité de l’autre ne fasse pas résonance à notre fragilité ? », demande Jean-Jacques Schaller. Question de peau donc, mais aussi frontière pour ne pas (y) toucher et être touché, construisant un autre du handicap, de la taille, de l’âge, de la couleur de peau, des transgressions de sexe et de sexe… De là, à se déplacer, du handicap au queer épousant les « interstices » quand J-J. Schaller montre MH/Sam Bourcier qui montre… Frontières donc, créant et annulant ces dits interstices pour mieux baliser l’ordonnancement censément élémentaire de la vie binairement normée, et les « autres », ces « transcorps » (Le Breton) placardés par le ressentiment envers ces minorités et communautarismes sexuels, et coupables du grand malaise de civilisation. De même, comment donner naissance, comment éduquer quand éduquer dans un « sexe » qui peut-être synonyme de handicap social, notamment professionnel ? Stéphanie Kunert et Sarah Lécossais soulignent le contexte liant normation sexogenrée et médicalisation du corps maternant, enserré dans des conceptions à l’hôpital, parlant de « corps contraints », tant ses lourdeurs s’imposent à l’expérience individuelle, pointant l’essentialisme et soulignant comme pour s‘en libérer, les actuelles lectures du « genre ». Là encore, il serait faux et vain de croire que dans toutes les sociétés et époques, il a été cet invariant matriciel et universel même si tous les anthropologues soulignent la dimension patriarcale dans presque toutes les sociétés où la « maison des hommes » (Godelier, 1992) se construit sur une domination hiérarchique d’ensemble. Précisément, les auteures insistent sur un « rappel à la nature » au cœur même des logiques rationalisées des hôpitaux modernes, rappelant là la dimension naturaliste de l’ontologie occidentale (Descola, 2005). Autrement dit, et tandis que le travail de dénaturalisation permet aux disciplines scientifiques un renouvellement de fond, le travail de naturalisation se poursuit dans les lieux de forte technicité (l’hôpital) et à très haut degré d’organisation sociale (l’école, l’administration des états civils).

Ce que le normal veut dire

Cet ouvrage est une invite à considérer le corps dans toutes ses dimensions et ce qui transparaît de manière nette, est le processus d’acquisition et d’apprentissages et ses modalités de transmission, en faisant du corps le cœur de toutes les utopies selon Foucault, rappelle Valérie Melin. Que pouvons-nous aujourd’hui transmettre, se demandait le philosophe Bertrand Ogilvie. Qu’il n’est pas une manière unique de vivre et dire le moi-corps humain et l’interrogation actuelle des études de genre, loin d‘être une « théorie », relève d’un débat civilisationnel en prise même avec les formes d’objectivité et d’organisation, notamment juridiques et médicales et plus largement politico-spatiales (Raibaud, 2015). « Dame nature » n’y est pour rien, simple horizon masquant une logique de différenciation par « sexes » par un « appareil idéologique » performatif (Kunert, Lécossais), une manière de redire un ordre politique, homme-culture, femme-nature (Mathieu, 1992), malgré une égalité devant la loi et dans la sexualité. Certain.es d’entre nous vivent leur corps à la manière dont nous nous déplaçons, simple véhicule et condition de présence au monde ; d’autres dans une fusion corps-esprit dont la sexualité est aujourd’hui le parangon d’un épanouissement au monde ; d’autres encore le projetant dans une quête en raison de handicaps importants (Catherine Agthe Diserens), temporaires ou non telle l’anorexie (Michela Marzano), d’une différence non nommée, tellement profonde qu’elle infère sur la condition d’apprendre et potentiellement sur la vie elle-même. Le récit qu’en donne Izabel Galvao à partir des bases théoriques posées par Antonio Damasio, réunissant vie émotionnelle, professionnelle et rationnelle, pose cette relationnalité fondamentale de l’apprentissage et sa transmission faisant « événement » (Arendt) et fondant une philosophie de vie à distance des rhizomes attendus, de l’ordre de « l’enquête sur soi » (Lennize Pereira Paulo, Catherine Tourette-Turgis) afin d’écouter le corps. À la manière dont Damasio sonde le cerveau normal par des cerveaux accidentés et cinquante ans plus tôt, comment Canguilhem « sondait » le normal par la voie du pathologique, cet ouvrage sonde les corps et vies accidentées et/ou marginalisées pour éclairer ce que le normal veut dire.

En filigrane, l’interrogation contemporaine des institutions, de l’école à l’hôpital. L’école comme espace et lieu binaires, poursuit le sillon tracé par Foucault où la disciplinarisation du corps (Dizerbo) envisagé dans son abstractisation extrême, efface des vies non binaires ou queerisées pour ne plus montrer que des corps binairement sexués, préparant des identités sexuelles, ultime bornage à l’existence d’hommes et de femmes et nul.le autre. Bornage à une société binaire au travail dans une mise en ordre ultralibéraliste. À coup sûr, un thème qui intéressera les vies LGBTI au-delà du politique comme scène de résistance aux discriminations mais aussi, plus largement, le débat même dans sa dimension de philosophie. Il faut avoir quelque chose à transmettre, soulignait Bertrand Ogilvie, faisant écho aux ouvrages de Bauman et aux conduites à risque (Patrick Baudry) lorsque toute utopie a disparu où il ne reste au « SDF » plus que sa bouée biologique et éponge psychique : son chien (Christophe Blanchard). Nous sommes au-delà de ce que Bauman nomme des vies perdues (2009). Le SDF n’est plus qu’une ombre sans nom, acronyme annonçant une pure errance, humainement décorporalisé et se projetant dans/comme vie animale où, enfin, il peut trouver confort, chaleur, mots. Cela même que demande le « handicapé lourd » : être touché pour renouer le soi au même en renouant avec son corps, quel qu’il soit et au risque de toucher au désir, de le susciter. La reformulation des cycles d’apprentissages dont le corps est le siège, le véhicule et le réceptacle neurotypique ou neuroatypique est un bon début pour dire que nous pouvons et voulons transmettre.

Un dernier mot, entre récit et autoethnologie. Ces communications qui sont aussi une mise en récit du plus long des apprentissages, vivre avec soi et autrui, ont provoqué quantité d’échos en moi. Tout particulièrement, l’analyse de Valérie Melin. J’ai fait, dès le début de ma scolarité, un autoretrait si massif que je me suis retirée dans un espace sans repères : une desensorialisation, souligne-t-elle, entre refus de mourir et déni du soi comme inconnue radicale. Éjectée du système scolaire à la 5e, je tiens sans doute mes formations à ce curieux pouvoir de l’imaginaire où je faisais l’apprentissage de la conchyologie-macalogie. Il représentait « mon » école : une école magique et lumineuse, les pieds dans « mon » Atlantique, mais terriblement solitaire. Sans nul doute, il manque à l’institution scolaire ce « voyage dans la résistance » ou comment apprendre son corps propre en arrimant le sens à la complexité et diversité, notamment des arts (Christoph Wulf, Sylvie Morais, Wendy Delorme) dans une logique de la sensation où apprendre sur soi est toujours apprendre (sur) son corps où connaissance et savoirs peuvent se réconcilier, faire se renouer ensemble les tenants de la vie. Au terme de ma recension qui est aussi un voyage dans les mots et concepts, émotions et sentiments, l’on voit le flux et reflux d’une introspection d’époque du corps comme microscosme, entre corps vécu, le Leib, et corps physique, le körper (Marzano) renvoyant toujours aux normes binairement divisées. Précisément à ce flux montant pour « bousculer l’ordre symbolique de la différence des sexes qui structure les sociétés autant que les imaginaires » (Christine Delory-Monberger).

 

Sommaire

Introduction

Christine Delory-Momberger ………………………………………………………………………………… 7

I. Corps vécu, corps montré

Le corps angoissé dans l’enseignement :

La force d’une vulnérabilité – Mireille Cifali bega…………………………………………………….. 21

La place des émotions dans les métiers De l’humain – Izabel Galvao ………………………. 33

Un corps contraint : tracé d’une anorexie – Michela Marzano

(entretien avec Christine Delory-Momberger) ………………………………………………………… 45

II. Le corps à l’école, le corps en formation

Ruses. Du corps et corps, de la ruse à l’école

Béatrice Mabilon-bonfils et françois Durpaire ………………………………………………………. 57

Etre et avoir un corps À l’école. Enjeux biographiques du contrôle du corps dans l’institution scolaire

Anne Dizerbo…………………………………………………………………………………………………….69

Le corps entre objet de déni et support de subjectivation.

Une mise en perspective du processus de raccrochage d’élèves. Au microlycée de Sénart

Valérie Melin ………………………………………………………………………………………………….. 81

III. Le corps en situation extrême

Le corps extrême des conduites À risque – Patrick Baudry ………………………………….. 95

La mise en scène du corps dans l’espace. Posture et conduite dans l’activité de deal

Mike Gadras………………………………………………………………………………………………….. 109

La rue à l’épreuve d’une biographisation des corps : Le sdf et Son chien

Christophe blanchard………………………………………………………………………………………. 121

IV. Le corps dans ses assignations de sexe et de genre

Transcorps : les uns, les unes, les autres. David Le Breton…………………………………… 133

Transidentités : Se Donner un corps

Corps trans, corps transformés- Karine espineira et Maud-Yeuse Thomas……………… 149

Corps maternant, corps enfantant, corps contraint

Représentations de la maternité dans l’émission baby boom

Sarah Lécossais et Stéphanie Kunert ……………………………………………………………….. 163

V. Le corps handicapé, le corps malade

Le corps-désir… en dépit du handicap – Catherine Agthe Diserens ………………………. 179

La place Du toucher dans une humanité de la rencontre – Jean-Jacques Schaller……. 191

Quand Mon corps parle, Qu’est-ce que j’apprends ? Écouter son corps, une figure de la démarche d’enquête sur soi

Lennize Pereira Paulo et Catherine Tourette-Turgis …………………………………………….. 203

VI. Le corps de l’artiste

Le corps dans les arts. Processus mimétiques et performatifs – Christoph Wulf ………. 217

Expérience du corps et création artistique- Sylvie Morais …………………………………….. 227

Le corps-à-corps politique de Wendy Delorme, Performeuse X Queer

Christine Delory-Momberger ……………………………………………………………………………… 239

Bibliographie……………………………………………………………………………………………………. 253

Présentation des auteurs……………………………………………………………………………………. 267

Bibliographie supplémentaire

Sylvie Ayral, La fabrique des garçons, Ed. PUF, 2011.

Zygmunt Bauman, Identité, L’Herne, 2010.

Zygmunt Bauman, Vies perdues : La modernité et ses exclus, Poche, 2009.

Judith Butler, Trouble dans le genre, Amsterdam, 2006.

Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi : corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob,‎ 1999.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

Eric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Revue Multitudes, 2006/3 n°26, [en ligne, Cairn] https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-123.htm (consulté en février 2016).

Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Terre humaine Poche, [1935] 1963.

Laure Murat, La loi du genre, Une histoire culturelle du ‘troisième sexe’, Ed. Fayard, 2006.

Bertrand Ogilvie, « anthropologie du propre à rien », Revue Passant ordinaire, [en ligne] http://www.passant-ordinaire.com/revue/38-350.asp (consulté en février 2016).

Mise en ligne : 25 février 2016

Lili Elbe : le mythe et la légende vont-ils percer à Hollywood ?

IMG Danish Girl

Lili Elbe : le mythe et la légende vont-ils percer à Hollywood ?

Ou des histoires de Lili, Dora, Christine, Coccinelle, Bambi,
Marie France & les autres…

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Karine Espineira

UMR LEGS, Université Paris 8

 

 

 

Le nombre d’article consacrés au film The Danish Girl de Tom Hooper ne cesse d’augmenter ces derniers jours de janvier 2016. Critiques et polémiques se côtoient mais peu de papiers tentent de comprendre l’esprit d’une époque et pensent à s’attarder tout simplement sur une histoire encore trop méconnue. L’article de Louis Boy intitulé  Un homme pour jouer une femme trans ? Pourquoi le casting d’Eddie Redmayne dans « The Danish Girl » fait polémique, pour France TV Info, est l’un des rares à avoir pointé cet aspect du récit devenu cinématographique à une période où les enjeux de représentations pour les groupes subalternes, minorisés voir opprimés, sont importants.

L’article que nous partageons est construit sur une suite d’extraits de l’ouvrage Médiacultures : la transidentités en télévision (2015). L’histoire du film The Danish Girl est complexe et pour la comprendre il faut remonter le fil de plusieurs années. Quand je m’y suis intéressée, les annonces se succédaient, comme les castings aussitôt démentis tandis que Nicole Kidman semblait tenir le projet à bout de bras. Mais c’est avant tout à la figure de Lili Elbe que je vais m’intéresser en espérant éclairer l’esprit d’une époque et d’une transidentité contemporaine en voie d’affirmation.

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Née en 1882 et décédée en 1931, Lili Elbe serait la première personne à avoir bénéficié d’une opération chirurgicale de « changement de sexe », si l’on occulte Dora Dorchen et probablement d’autres transitions antérieures et moins connues. Pierre-Henri Castel écrit (pour l’année 1930) dans sa Chronologie et bibliographie représentative du transsexualisme et des pathologies de l’identité sexuelle de 1910 à 1998 : « Einar Wegener (« Lili Elbe ») demande à Magnus Hirschfeld de le transformer en femme, ce qui sera fait par Gohrbandt, à Berlin »[1]. Pour ce qui nous concerne, parler de Lili Elbe au masculin, c’est indiquer déjà qu’elle fut l’épou-x-se de Gerda Gottlieb (1904) ; toutes deux étaient artistes peintres. Pour servir de modèle à Gerda, Lili – alors Einar – se serait travestie : ce dit travestissement aurait fait sens au point de révéler Lili Elbe, effaçant au fil du temps Einar Wegener. Lili paraissant ainsi de plus en plus souvent, Gerda la présentait alors comme la sœur d’Einar.

Les termes « travesti » et « travestissement » ne sont pas sans nous interroger. Caractère péjoratif, réel, supposé ? Pour ce qui nous concerne, nous employons ici le terme « travestissement » comme déclencheur d’un acte faisant sens, qu’on l’appelle révélation, figure de style, biographie réelle ou fictive. Le travestissement de Lili Elbe fait toujours sens : le travestissement est un changement de genre exploré déjà à l’époque sous la forme du conte philosophique Orlando l’œuvre de Virginia Woolf (1928).

Maxime Foerster note lui aussi la médiatisation dont a fait l’objet Lili Elbe, il écrit : « La patiente transsexuelle la plus médiatisée à l’époque est sans contexte Lili Elbe, née Einar Wegener (connue en France sous le pseudonyme d’Andreas Sparre), une artiste peintre danoise venue se faire opérer en Allemagne pour devenir physiquement une femme »[2]. La médiatisation en question toucha la France : « le magazine Voilà consacre pendant cinq semaines en octobre et novembre 1934 (des numéros 185 à 189) la rubrique Vice-versa à la vie de Lili Elbe sous le titre Un homme change de sexe ; D’après les documents authentiques et scientifiques réunis par Nils Hoyer »[3].

L’histoire de Lili Elbe est comme entourée de légendes et se narre à coups de conditionnels – comme toute histoire ? On dit de Lili Elbe qu’elle aurait été intersexuelle, peut-être atteinte d’un syndrome de Klinefelter[4] en raison d’une apparence physique phénotypique plus féminine que masculine. En 1930 a lieu la première des cinq opérations qu’elle subira jusqu’en 1931, date de son décès : orchidectomie ou ablation des testicules, sous la supervision de Magnus Hirschfeld à Berlin, puis à Dresde où officie le Dr Warnekros qui pratiquera une ablation du pénis, une implantation des ovaires qu’il faudra retirer suite à un rejet entre autres sérieuses complications, et une implantation d’utérus qui causera un nouveau rejet et le décès de la patiente.

Comme en témoigne un extrait (mis en avant lors de la promotion) du roman Danish girl[5] de l’auteur américain David Ebershoff, l’histoire de Lili Elbe se prête au roman et à la fiction :

Copenhague, 1925, un après-midi d’hiver.  » Veux-tu me rendre un petit service ?  » demande Greta à son époux, alors que tous deux sont en train de peindre dans leur studio.  » Peux-tu m’aider à finir le portrait d’Anna ?  » Anna, la cantatrice, vient d’annuler son rendez-vous. Einar pourrait-il enfiler un moment sa robe, ses bas et ses chaussures pour que Greta puisse finir son tableau ? Einar acquiesce sans enthousiasme. Soupçonne-t-il déjà ce soir-là que, sous le couvert de ce qui n’est d’abord qu’un jeu innocent, commence la plus étrange des aventures qui puisse advenir à un couple ?

L’œuvre insiste sur l’histoire vraie d’un mariage singulier et d’une « magnifique histoire d’amour » entre un peintre danois et son épouse californienne. Le roman devait donner lieu à une adaptation qui après maintes péripéties (les réalisateurs se sont succédé, tout comme les actrices devant endosser le rôle de Greta) et devenir un film courant 2012 (en 2014 toujours rien), deux ans plus tard qu’initialement prévu sous le titre The Danish Girl réalisé par Lasse Hallström (Nicole Kidman joue le rôle d’Einar Wegener et Rachel Weisz celui de Greta). Les premières annonces promotionnelles donnent les comptes rendus suivant :

  • Biopic sur Einar Wegener, premier transsexuel qui se fit opérer pour devenir une femme. (Allociné).
  • L’histoire d’un couple de peintre ayant défrayé la chronique lorsque Einar devient en 1931 le premier homme à connaître une opération de changement de sexe. (Paris Première).
  • L’histoire de deux artistes danois, Einar et Greta Wegener, un couple marié dont la vie va basculer lorsque Einar prend la place d’un modèle absent afin de poser pour un tableau de sa femme Greta. Einar prend donc l’apparence d’une femme sur ce tableau qui deviendra très célèbre. Greta encourage alors son mari à s’habiller en femme de manière régulière. Bientôt Einar abandonne totalement son apparence masculine et se fera même opérer en 1931, devenant ainsi le premier transsexuel de l’histoire. (Cinémovies).

Serait-ce le sacre de Lili Elbe enfin reconnue comme « la première transsexuelle de l’histoire » ? On va le voir, Christine Jorgensen a en effet accaparé ce statut depuis plus d’un demi-siècle. La médiatisation joue un rôle concurrent voire plus important que celui des définitions expertes. Au-delà du flux (une médiatisation chasse l’autre), une consécration semble bien se jouer. Si la presse populaire et les journaux d’actualités télévisés ont nommé Jorgensen première transsexuelle de l’histoire, le cinéma va-t-il la destituer au profit de Lili Elbe ou bien rétablir un certain « ordre des choses » ? Laure Murat pose cette question : « en quoi Lili Elbe appartient-elle au troisième sexe ? ». L’historienne répond ainsi : « En théorie tout d’abord, elle répond à la définition donnée par Hirschfeld. Le médecin britannique Norman Haire, préfacier de l’édition américaine de Man into Woman, le confirme sans détours : « Le cas tombe dans le domaine de la pathologie sexuelle, et entre dans la catégorie des intermédiaires sexuels ». Pour autant le médecin considère-t-il Lili comme transsexuelle au sens où nous l’entendons aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr. Selon lui la série d’opérations qui finit par provoquer la mort de Lili était prématurée par rapport à l’état des connaissances sur la physiologie sexuelle d’alors (…) le texte de Norman Haire, débarrassé du reproche explicite qu’il contient, a néanmoins le mérite d’attirer l’attention sur une tout autre question : la dimension programmatrice de ce désir de changement de sexe »[6]. Où commence d’ailleurs la transsexualité dans sa forme moderne ? Avec une opération, une peinture sociale, l’état des connaissances scientifiques d’une époque, une iconographie ou avec une médiatisation ?

Pour qualifier la transition de Christine Jorgensen (opérée par le Docteur Christian Hamburger et son équipe à Copenhague), Maxime Foerster parle de « Stonewall du transsexualisme mondial »[7]. L’importance de cette médiatisation (inscrivant en effet Jorgensen dans l’histoire comme pionnière ou première femme transsexuelle) est éclairée par une autre, plus récente, celle de Thomas Beatie (« le premier mari enceint » – devenu dans les médias « le premier homme enceint »). L’épisode assigne cette fois à un FtM le rôle de pionnier, suivi par Thomas Scott (toujours aux États-Unis) ou encore par Rubén Noé Coronado Jiménez en Espagne. Comme le rappelle Laurence Hérault dans l’article Le marie enceint : construction familiale et disposition corporelle[8], Thomas Beatie est le premier homme transgenre ayant légalement changé d’identité à mettre un enfant au monde. C’est cependant le compagnon de Pat Califia, Matt Rice, qui fut le premier FtM à avoir enfanté.

Sur la médiatisation de Jorgensen, Laurence Hérault écrit : « En décembre 1952, Christine Jorgensen faisait la une du New York Daily News qui annonçait son récent « changement de sexe » au Danemark sous le titre Ex-GI Becomes Blonde Beauty[9] ». Laure Murat commente aussi ce fait : « C’est sous ce titre sensationnel que le public américain découvrait, le 1er décembre 1952, une « première mondiale » : la métamorphose de Georges W. Jorgensen devenu par réassignation chirurgicale, Christine Jorgensen, première transsexuelle de l’histoire réclamant le numéro de cobaye 0000 »[10].

Cette transformation présentée comme la première du genre (bien que d’autres en Europe aient été réalisées dès les années 1930) a fait sensation et, dès son retour aux États-Unis, en février 1953, Jorgensen devint une véritable célébrité. Le titre du New York Daily News révèle ce qui faisait, alors, l’intérêt d’une histoire transsexuelle, à savoir la transition de genre et les transformations corporelles associées. Une transition apparaissait comme cette métamorphose radicale capable de transformer par des interventions médicales et chirurgicales, un G.I., c’est-à-dire la quintessence de l’image masculine d’après-guerre, en beauté blonde, figure dominante de la féminité glamour de cette époque.

L’histoire de Jorgensen, qui a également donné lieu à la publication d’une autobiographie en 1967, a eu un énorme retentissement et a participé à l’ouverture de la prise en charge des personnes transidentifiées aux États-Unis. La médiatisation de Jorgensen est également « un exemple éclairant du caractère perturbant des transitions de genre »[11]. Pour Laurence Hérault, ce retentissement illustre le « caractère perturbant des transitions de genre », et combien une « transsexuation questionne la définition des genres et la constitution sexuée des corps ».

La question de la place de la médiatisation dans la création de figures historiques est incontournable y compris dans les subcultures[12]. Maxime Foerster écrit : « Si Lili Elbe est considérée comme la première transsexuelle médiatique de l’histoire de l’humanité, Christine Jorgensen quant à elle est la première transsexuelle à avoir suscité un battage médiatique d’une ampleur exceptionnelle et inédite (publicité internationale sur presque vingt ans) depuis le 1er décembre 1952 »[13]. On note la similitude avec Matt Rice et Thomas Beatie, qui confirme une règle étonnante : le plus médiatisé sera le premier (le pionnier).

De 1952 à 1953, le cas Jorgensen est l’objet d’une couverture médiatique internationale « qui permet de vulgariser auprès du grand public la condition transsexuelle », écrit M. Foerster passant en revue les articles français à ce propos : « Un article de Charles Dauzats est publié en août 1954 dans La revue des Folies Bergère, à l’occasion de la venue de Christine Jorgensen pour se produire dans un cabaret de Londres. Intitulé « Changer de sexe, est-ce une manière de faire fortune ? « , l’article présente le transsexualisme comme le « mâle du siècle », tenant à la fois de l’épidémie et de l’effet de mode (…) Autre article paru dans Paris Variétés en décembre 1954 (presse à scandale), Claude Gerlier-Moret fait référence à Christine Jorgensen dans un texte au titre évocateur : Les « tricheurs de sexe » »[14]. Le 4 mai 1989, le New York Times annonce le décès de Jorgensen (le 3 mai) sous le titre : « Christine Jorgensen, 62, Is Dead; Was First to Have a Sex Change »[15]. Son statut de pionnière ne lui sera médiatiquement jamais discuté jusqu’à ce jour. En 2012 (voire 2013) en effet, le film The Danish Girl redistribuera peut-être les cartes. [Ces lignes ont été écrite entre 2011 et 2012 ; en 2016, le film sort enfin]

Une iconographie sur la base des couvertures de magazines consacrés à Jorgensen montrerait l’étendue de cette médiatisation. Jorgensen est une femme américaine répondant aux critères de féminités affichés et ce début des années 1950 : hormis la singularité transsexe, elle répond aux normes de genre sans outrance ni scandale, offre tous les gages de normalité de la société américaine de l’époque (les pionnières sont des citadines occidentales et hétérosexuelles). De même dans le cas de Thomas Beatie : Pregnant Man[16] et son aura de communication correspondent aux exigences (états-uniennes en l’occurrence) de citoyenneté et de parentalité.

La notion de « gages (à donner) à la normalité » se révèle ici essentielle, en cela qu’elle nomme et qualifie le processus de conformation aux paramètres sociaux dits « normaux » (la normation fait et défait le normal et l’anormal).

Avec ce titre emprunté à Maxime Foerster dont les écrits constituent ici la référence principale, nous faisons allusion à la façon dont Coccinelle fit de sa vie un événement public. Notre auteur dit ainsi : « Flamboyante, outrancière, courageuse : Coccinelle a su faire de sa vie privée un perpétuel événement public. Véritable bête de scène, égalant en perfection les physiques de Marilyn Monroe et Brigitte Bardot, Coccinelle a fini par s’imposer dans le monde des célébrités en devenant l’ambassadrice d’un transsexualisme glamour et spectaculaire, en France comme à l’étranger »[17]. Notre première étude de 2008, permettait aussi de lire cette notoriété en incompréhensions, voire moqueries dans les commentaires de télévision[18]. Un extrait de 1962 constituait alors le document le plus ancien.

À l’Inathèque nous trouvons cette fois des images datant de 1959 et non utilisées[19]. Le résumé : « – GP [Gros Plan] avion de transport de la Compagnie Alitalia, à son arrivée à l’aéroport de Milan – PG [Plan Général] les bâtiments de l’aéroport – PM [Plan Moyen] personnel d’accueil de l’aéroport, montant à l’échelle de bord pour ouvrir la porte de la carlingue – PM liguée de reporters photographes ; à l’arrière-plan d’autres avions de la Compagnie Alitalia – PM « Coccinelle » apparaît à la porte de l’avion, encadrée par deux hôtesses de l’air, photographes au pied de l’échelle – GP opérateur en bas de l’échelle – PM « Coccinelle » en manteau de léopard, adresse un salut à ses admirateurs et pose pour les photographes – GP buste de « Coccinelle », un petit chien dans les bras – PG « Coccinelle » pose devant les photographes, un manteau de fourrure sur les bras – GP tête de « Coccinelle » – jeune femme blonde aux yeux clairs – PM « Strip-tease » à l’aéroport, elle enlève son manteau devant les photographes – GP pose de « Coccinelle » et son petit chien, devant les photographes » (Source : INA). Outre le générique présentant la chanteuse Coccinelle par ses prénoms masculins, la sécheresse du résumé technique correspond à la réalité des images : une parfaite illustration des propos teintés de respect et d’admiration de Maxime Foerster sur cette artiste à la fois reconnue et scandaleuse.

Coccinelle, minaudant et jouant avec les photographes qui l’attendent à la descente de l’avion, adopte l’attitude de toutes les stars de l’époque, du cinéma américain et italien. Elle est bien la star du Carrousel, le cabaret le plus couru de Paris, à la réputation quasi planétaire. L’artiste se produit à Paris (à L’Olympia en 1963, avec le spectacle Chercher la femme[20] mis en scène par Bruno Coquatrix), mais aussi dans les cinq continents et fera quelques apparitions au cinéma. Comme une star, elle sera « épinglée dans la presse pour quelques-uns de ses scandales » dont son mariage en blanc à l’église avec le journaliste sportif Francis Bonnet le 10 mars 1962 : « Le premier mariage de Coccinelle ne fait pas seulement les délices de la presse à scandale, il est aussi mentionné dans les quotidiens nationaux plus sérieux, révélant par-delà l’anecdote que le transsexualisme est en passe de devenir un phénomène de société à travers le passage du statut de « bête de scène » (objet de curiosité et de fascination dans les cabarets) à celui de « femme ordinaire », apte à l’amour et à sa reconnaissance sociale »[21]. L’analyse de Maxime Foerster nous semble fort judicieuse. En effet, avec Coccinelle, le transsexualisme entre dans l’espace public dans les termes de la socialité ordinaire (amour et mariage, droit au bonheur) via l’espace médiatique (télévision, presse à scandale, etc.). On passe du fait divers au fait de société. Son mariage devient un enjeu social et institutionnel comme on peut le voir encore avec le mariage interdit de Camille et Monica ou le mariage « autorisé » de Stéphanie et d’Élise. Foerster écrit : « Si le mariage ne se passe pas sans obstacle, comme l’atteste un entrefilet du journal Libération du samedi 17 mars 1962, il n’en demeure pas moins que la police et l’Église se retrouvent pour la première fois du côté de la personne transsexuelle (…) Avec Coccinelle le transsexualisme trouve un nom, un visage et un corps : il s’incarne dans la notoriété internationale d’une star connue de la majorité des Français et ambassadrice à l’étranger d’une image glamour et libertine de la vie parisienne »[22]. Comme artiste, la pionnière française a non seulement tenu dans la durée avec une carrière de plus de vingt ans, mais elle a aussi exporté son image de vamp aux États-Unis. Pour comprendre un tel phénomène social et médiatique, on peut se reporter à ses propres écrits : Coccinelle est lui[23] et Coccinelle par Coccinelle[24], et bien sûr au chapitre consacré à Coccinelle dans Histoire des transsexuels en France de Foerster. L’auteur montre en effet comment l’association mécanique transsexuels-spectacle suit cette visibilité.

Une telle association va oblitérer la question des FtMs qui n’accéderont à la visibilité que quarante ans plus tard. D’autres effets symboliques concernent la jurisprudence, la médecine et la place de Coccinelle dans la mémoire du terrain transidentitaire. Le mariage à l’église trouble le législateur à tel point que la jurisprudence va bloquer le changement d’état civil en France jusqu’en 1977. Ce rappel à l’ordre est suivi par l’institution médicale qui via le Conseil de l’Ordre, déclare l’illégalité des interventions dites de castration en dehors des cas d’intersexuation. On peut voir dans ces réactions moralistes, les premiers des « boucliers » que nous détaillons plus loin. Enfin, la place de Coccinelle dans l’histoire des trans’ fait aussi controverse. Une pionnière certes, mais dont les « frasques » auraient nui aux trans’ durant des décennies. Les scandales imputés à Coccinelle suffisent-ils à expliquer la condition des trans’ en France ? S’agit-il de répression, de menace adressée à d’autres « Coccinelle », à d’autres transsexuelles ? Le traitement juridique et médical du « précédent » que constitue le cas de Coccinelle ne serait-il qu’un alibi à l’assujettissement des trans ?[25]

Maxime Foerster établit une comparaison qu’il estime inévitable entre la pionnière française et la pionnière américaine : « Le point commun entre Jorgensen et Coccinelle, c’est d’avoir cristallisé aux yeux du grand public la condition transsexuelle mais aussi d’avoir poursuivi une carrière basée sur la culture cabaret transgenre. Les différences relèvent du style de la performance (…) D’autre part, Jorgensen visait une respectabilité bourgeoise en aspirant à incarner madame-tout-le-monde alors que Coccinelle assumait une personnalité érotique et flamboyante, pleine d’humour et d’audace (…) Jorgensen a mené une carrière sans interaction avec d’autres transsexuels alors que Coccinelle, en dépit de son individualisme et de son indépendance, a contribué à la mise en place de ce que l’on pourrait appeler le premier groupe de sociabilité transsexuelle dans le monde »[26]. Foerster fait ici référence à la culture « cabaret transgenre », mise en scène de performances artistiques par des trans’ se produisant dans les cabarets et dont la capitale mondiale était Paris, y compris vu depuis du point de vue des États-Unis, comme Joanne Meyerowitz l’indique dans son histoire des transsexuels[27] : « Tout en haut de l’échelle, il y avait les artistes qui jouaient au Carrousel ou chez Madame Arthur à Paris, au club 80 à New York ou au Finochio’s à San Francisco »[28]. Le déclin de cette culture s’amorce au long des années 1970 : « Jusqu’alors cantonnée dans le cadre du spectacle festif et nocturne, la visibilité du transsexualisme gagne en diversité tandis que les transsexuels font réagir – au sens « réactionnaire » du terme – médecins, psychanalystes, juristes et policiers. Les structures de répression des transsexuels s’intensifient au moment où ceux-ci gagnent en nombre et en visibilité : c’est le moment d’une transition dans l’histoire des transsexuels entre la cage dorée et l’appropriation de l’espace public »[29].

Bien que la vie de Bambi soit généralement convoquée à côté de celles des pionnières que nous avons évoquées, sa trajectoire croise aussi deux grandes périodes de l’histoire des transidentités aussi bien dans le cadre national qu’international. Elle est l’une des mémoires du terrain, l’une des icônes médiatiques depuis les années 1960 (cabaret transgenre) jusqu’aux années 2000 (explosion associative, montée en puissance du militantisme, culture de groupe). Avec Marie France et Andréa Colliaux, nous verrons comment des contradictions apparentes sont bel et bien articulées par le traitement médiatique : affirmations de soi et mises en scène, militantismes et glamourisations.

Née le 11 novembre 1935 dans le village d’Isser, département de Grande Kabylie en Algérie, Marie-Pierre Pruvot se fait connaître sous son nom de scène, Bambi, Selon son roman autobiographique, son sort fut fixé quand elle fit la connaissance de Coccinelle lors d’une tournée du Carrousel[30]. Elle s’installe à Paris, débute chez Madame Arthur et entre au Carrousel en 1954. Son amitié avec Coccinelle signale l’influence très large de celle-ci auprès de nombreuses personnes par le biais de la culture cabaret transgenre émergente. Transitions et prises d’hormones sont effectuées par de jeunes gens, les opérations pratiquées par le Dr Burou à Casablanca au Maroc sont connues. On peut alors parler de « filière » sans péjoration, face à la disqualification des opérations pratiquées en France depuis les années 1980. Les associations recueillent adresses et contacts où se faire opérer à l’étranger par des chirurgiens estimés plus compétents (Dr Monstrey en Belgique, le Dr Daverio en Suisse ou encore le Dr Royle au Royaume-Uni). Depuis le début des années 2000, la nouvelle destination est la Thaïlande et les noms des Dr Chettawut et Suporn sont bien connus de ces filières devenues des réseaux d’information et d’accompagnement.

Dans le climat des années 1950, le chirurgien Georges Burou pose les bases des techniques de l’opération de réassignation sexuelle. Maxime Foerster écrit à son sujet : « Véritable orfèvre du vagin, le Dr Burou sait aussi confectionner des clitoris et de belles lèvres vaginales, aussi s’impose-t-il comme le chirurgien de référence pour les stars du Carrousel qui ont les moyens de payer les frais d’hospitalisation, de voyage et de convalescence (…) Quant aux hormones, elles étaient en vente libre dans les pharmacies en France et les transsexuels les achetaient (surtout des ovocyclines) comme d’autres achètent des tomates au marché, sans ordonnance ni contrôle médical sur les doses – et bien sûr sans suivi psychiatrique »[31].

Le retour de Marie-Pierre Pruvot dans l’espace public est consacré par l’espace médiatique, notamment avec le documentaire Sexe ? de Sophie Nahum et Fabrice Gardel[32] qui commence par des images de Bambi sur scène et des commentaires élogieux sur sa carrière. Elle est mondialement connue comme artiste mais elle aussi médiatisée en tant que personne trans. Les images de spectacles de cabaret et de Bambi particulièrement forment une iconographie à part entière de la période du cabaret transgenre. On nous rappelle que Bambi met un terme à sa carrière au Carrousel et qu’elle reprend ses études dans les années 1970. Elle devient enseignante et parvient à (se) protéger (de) son passé d’artiste transgenre de cabaret. À la retraite, elle effectue un retour sur la scène publique après plus de vingt-cinq ans d’anonymat. Lynn Conway, par ailleurs connue pour ses recherches pionnières en informatique, s’intéresse alors au portrait de Bambi dans sa page TS Women’s Successes[33]. Dans l’esprit de Lynn Conway, une telle histoire vient opportunément combler un vide. Il est cependant vrai que la télévision française s’est aussi intéressée à cette histoire jusque dans un passé récent. Nos précédentes recherches montraient que la médiatisation de Bambi s’inscrivait dans un processus de glamourisation du sujet trans après deux décennies d’un traitement de type fait de société. Ce retour établit aussi une passerelle entre les pionnières, la culture cabaret transgenre et un terrain associatif qui reconnaît en cette figure à la fois un pan de son histoire et une parole libre. Par exemple, dans un documentaire de Josée Dayan (Nous n’irons plus au bois, 2007), à la question de savoir quelle aurait été son attitude en cas d’obligation à suivi psychiatrique, Bambi répond d’une façon simple et élégante : « Je m’en serais sentie offensée ».

Un sujet sur son parcours lui sera également consacré dans l’édition régionale de France 3 Ile-de-France[34]. Le résumé : « Rencontre avec Bambi, transsexuel. Né Jean Pierre, elle devient Marie Pierre, connue sous le nom de « Bambi », reine des cabarets transformistes parisiens, avant de devenir professeur de français dans un collège » (Source : France 3 Régions). On voit que le sujet n’inspire aucun commentaire particulier, pas plus scandaleux ou novateur, pire ou meilleur que bien d’autres. On note un traitement fort respectueux : le commentateur (Jean-Noël Mirande) précise que l’année de « l’opération » de Bambi n’était autre que l’année de sa propre naissance. Il ne fait nul doute que la figure de Bambi – pseudonyme qu’elle assume avec fierté autant qu’affection, comme il ressort de nos entretiens – inscrit la transidentité dans une histoire qui dépasse bien des contemporains. Le traitement du sujet comprend une utilisation sans complexe du masculin : le rappel du prénom ainsi que les quelques clichés « d’avant » et « d’après » ; des techniques de mise en scène recensées par nos précédents travaux.

Si nous transcrivons en note des données des fiches INA, c’est le plus souvent en raison des descripteurs. En l’occurrence, il s’agit ici du descripteur travesti qui a prévalu sur le terme transsexuel. Il est vrai que Marie-Pierre Pruvot a déjà elle-même fait usage de ce terme, mais pour évoquer les acteurs de la culture cabaret transgenre qui, à l’époque, ne disposaient guère que d’un tel terme. Peut-on y voir un descripteur par défaut, donc propice à l’abus ?

Avec Marie France c’est un autre lien qui se dessine, quoique encore dans l’univers du music-hall. Cette artiste – souvent qualifiée d’égérie, inspiratrice toujours neuve vu sa longue carrière créative – débute à l’Alcazar en 1969 avec une interprétation de Marilyn Monroe (chantant The Diamonds). La trace en est conservée dans une diffusion de 1977 : Plumes et paillettes[35]. À l’instar de Coccinelle, Marie France est présentée et accueillie respectueusement comme une artiste renommée par Jean-Claude Brialy, en référence à une grande « famille du spectacle » qui comprend le cabaret de Michou. Cette émission consacrée au music-hall anoblit les lieux incontournables de la vie artistique parisienne. Artistes du cabaret transgenre ou non, chacun est considéré avec sérieux et professionnalisme ; on parle de travail et de performances artistiques.

Les générations des années 1980 à 2000 ont peu vu ou perçu cette reconnaissance artistique (et télévisuelle) du cabaret transgenre. Cependant, le dispositif médiatique va populariser le music-hall à l’occasion des programmes « festifs » de fin d’année les trois décennies suivantes.

Dans la période es années 1970, Marie France milite au FHAR, au côté de Guy Hocquenghem sensibilisé à la question trans (comme nous l’avons vu avec le décryptage d’une émission comme Aujourd’hui Madame). On note sa participation au numéro hors-série de la revue Recherches intitulé Trois milliards de pervers[36] dans lequel on retrouve Catherine Bernheim, Fanny et Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean Genet, Michèle Pierret ou encore Jean-Paul Sartre entre autres. On la retrouve aussi dans le groupe Les Gazolines avec Hélène Hazera. Parallèlement à une carrière de chanteuse très prolifique, elle apparaît au cinéma dans les films d’André Cayatte, d’Adolfo Arrieta, d’André Téchiné, ou encore de Jacques Richard entre autres. Au mois de juillet 2011, elle a été nommée Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. Plus d’une fois, elle a regretté qu’en télévision soit systématiquement abordée la question de son parcours identitaire. L’émission On ne peut pas plaire à tout le monde diffusée sur France 3 le 22 janvier 2006 en donne une illustration. Marc-Olivier Fogiel aborde le passé de son invitée (« vous êtes né(e) homme ») qui lui rétorque : « Mais on ne naît pas homme, on ne naît pas homme. À vous écouter on dirait que j’étais Sylvester Stallone »[37]. Réponse d’inspiration beauvoirienne qui fait écho à la politisation du terrain transidentitaire : elle demande que l’on parle des trans avec respect. Marie France, dans le cadre de la promotion de son dernier album, a donné une interview sur le site sur le site citegay.fr quelques plus tard et nous avons retenu cet échange[38] :

Tof : Lors de ton passage à l’émission « On ne Peut Pas plaire à Tout le Monde » n’as-tu pas regretté que l’on ne passe aucun extrait de tes chansons, et qu’on parle plutôt de ta « particularité » ?

Marie France : Marc-Olivier Fogiel m’a reçue pour la promotion de mon album et de mon concert. Il a bien sûr essayé de me parler uniquement de mon passé en des termes plutôt discriminatoires, il faut le reconnaître, mais c’est sa façon d’aborder ses invités. Je m’y attendais. Je ne lui en veux pas, il m’a permis à son insu de me faire découvrir par de nombreuses personnes qui sont automatiquement devenues mes alliées.

Précisons que cette émission est toutefois hors corpus car aucun descripteur ne lie Marie France à nos mots-clés. Notons que l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde a reçu un certain nombre de personnes trans : Mélanie (Miss Transworld 2001), Andréa Colliaux (2002), Jin Xing (2005), Camille Barré et Monica Leon (2005) et Marie-Pierre Pruvot (Bambi, 2007). Toutes ces émissions sont bien inscrites au sein du corpus avec le descripteur « transsexualité ».

S’il nous semble approprié de placer Marie France dans cette partie consacrée aux pionnières, c’est qu’elle fait lien entre ce qui pourrait apparaître au profane comme deux mondes, que nous désignons plutôt comme temps pluriel de l’histoire des transidentités en France. Historique en effet : Marie France est à la fois pionnière et contemporaine : le ton journalistique la qualifierait probablement d’indémodable. Sa carrière artistique (spectacle, chanson, cinéma) s’accompagne d’engagements théoriques. Égérie « glamour », elle n’a jamais semblé accaparer les médias pour autant. Ce rare mélange de discrétion et de réussite en fait un exemple toujours actuel.

Marie-Pierre Pruvot et Marie France comme figures médiatiques, illustrent le traitement médiatique « glamourisant » d’identités trans. Notons qu’elles sont toutes deux artistes et à l’aise dans les médias. La personne d’Andréa Colliaux, une habituée des plateaux de télévision, est aussi une figure glamour, mais cette fois-ci issue de la génération des années 2000. Son autobiographie intitulée Le steward devenu hôtesse de l’air[39] fut l’objet d’une importante médiatisation, de même que le documentaire Andréa, née à 35 ans[40]. Les rôles de personnages trans joués par des trans (Pascale Ourbih et Stéphanie Michelini) ont également donné lieu à glamourisation des deux actrices, dans les médias comme dans les groupes trans. Depuis, on ne retrouve plus d’exemples aussi notables de médiatisation d’une personne trans glamour ou glamourisée.

Les figures actuelles, hors quelques rares médiatisations sur la thématique du spectacle, des arts et des lettres span>span>(sur Bambi ou Marie France), sont traitées dans un cadre de stricte information comme la tentative de mariage de Camille et Monica, les mariages réussis de Stéphanie Nicot avec Élise, ou encore de Sophie Lichten avec Sarah Colin. Nous sommes toujours soit dans le champ médical soit dans le champ juridique.

Hors de nos frontières, nous voyons avec Dana International, Thomas et Nancy Beatie, Laverne Cox, Caitlyn Jenner, Carmen Carrera, Buck Angel, Isis King Andreja Pejic, Kye Alllums, Chaz Bono, entre autres, que l’identité trans a été et qu’elle est toujours glamour à condition de ne pas entrer en profondeur dans la thématique des conditions de vie des personnes trans non-connues. Cette glamourisation n’est pas nouvelle mais elle est sans cesse renouvelée dans l’univers et dans la logique de l’industrie culturelle. Parfois, il reste l’histoire à explorer, et celle-ci nous chuchotte à l’oreille les secrets de l’esprit d’une époque. On peut écouter sans pourtant parvenir à comprendre et passer ainsi à côté de la chance inouïe d’élargir son champ de vision.

© Karine Espineira, Médiacultures : la transidentité en télévision. Une recherche menée sur un corpus à l’INA (1946-2010), Paris, L’Harmattan, collection « Logiques Sociales, série sociologie du genre », 230 pages. ISBN : 978-2-343-05478-0.

[1] Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable, Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Gallimard, 2003, p. 470.

[2] Foerster rappelle ici que cette histoire inspira à Niels Hoyer (un ami de Lili Elbe), pseudonyme du journaliste Ernst Ludwig Harthern Jacobsen, la première biographie d’une transsexuelle, parue en allemand : Lili Elbe : Ein Mensch wechselt sein Geschlecht. Eine Lebensbeichte, Aus Hinterlassenen Herausgegeben von Niels Noyer, Carl Reissner-Verlag, Dresden, 1932) et traduite en anglais sous le titre Man into Woman : An Authentic record of a Change of sex, préfacé par le sexologue britannique Norman Haire, 1933.

[3] Maxime Foerster, Une histoire des transsexuels en France, H&O, 2006, p. 43.

[4] Il s’agit d’un cas d’intersexuation : chromosome sexuel féminin supplémentaire – formule chromosomique XXY et 47 chromosomes au lieu de 46.

[5] Traduit par Béatrice Commengé, Stock, 2001.

[6] Laure Murat, La loi du genre, une histoire culturelle du « troisième sexe », Fayard, Paris, 2006, p. 215-216.

[7] Maxime Foerster, op. cit. p. 53.

[8] Laurence Hérault, « Le mari enceint : construction familiale et disposition corporelle », Body Building, l’évolution des corps, « Critique », 764-765, CNL, 2011, p. 48-60.

[9] Daily News, New York, vol. 34, n°136.

[10] Laure Murat, op. cit. p. 195.

[11] Laurence Hérault, op. cit. pp. 50-51.

[12] Au sens de cultures underground (sous-terraine) et non de sous-cultures car la traduction française entraine une connotation péjorative. Voir Hervé Glevarec, Éric Macé, Éric Maigret (éd.), Cultural Studies. Anthologie, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2008.

[13] Maxime Foerster, op. cit. p. 82.

[14] Op. cit. p. 83.

[15] John T. McQuiston, édition du 4 mai 1989.

[16] L’incroyable histoire de l’homme enceint, Elisabeth McDonald, Luke Campbell, 2008.

[17] Maxime Foerster, op. cit. p. 72.

[18] Karine Espineira, La Transidentité, de l’espace médiatique à l’espace public, L’Harmattan, 2008, p. 17.

[19] Titre propre : Arrivée de « Coccinelle » à l’aéroport de Milan – Titre collection : Non Utilisés – Canal de diffusion : F – Date de diffusion : 01.01.1959 – Durée : 00:01:14.

[20] C’est bien « chercher » et non « cherchez », qui est employé dans le titre du spectacle.

[21] Maxime Foerster, op. cit. p. 79.

[22] Op. cit. p. 80.

[23] Des entretiens avec le journaliste Mario Costa, Pocket-Mail, 1963.

[24] Autobiographie, Filipacchi, 1987.

[25] Question inspirée par Maud-Yeuse Thomas, 2011.

[26] Maxime Foerster, op. cit. pp. 83-84.

[27] Joanne Meyerowitz, How Sex Changed, A History of Transsexuality in the United States, Harvard University Press, 2002p.324.

[28] Il s’agit de la traduction donnée par Maxime Foerster, op. cit. p. 88.

[29] Maxime Foerster, op. cit. p. 108.

[30] Marie-Pier Ysser, J’inventais ma vie, Éditions Osmondes, 2003. Réédité en 2010 aux éditions Ex æquo sous le nom Marie-Pierre Pruvot (réédition agrémentée d’un cahier photo).

[31] Maxime Foerster, op. cit. p. 98.

[32] Doc en Stock, Arte France, 2005.

[33] Témoignage de femmes transsexuelles ayant réussi leur transition, il existe un équivalent consacré aux hommes trans, [En ligne], http://ai.eecs.umich.edu/people/conway/Tssuccesses/
TSsuccesses-French.html.

[34] Titre propre : [Portrait d’un transsexuel] – Titre collection : 19/20. Édition Paris Ile de France – Titre programme : Édition Paris Ile de France : [émission du 29 février 2008] – Chaîne de diffusion : France 3 – Date de diffusion : 29.02.2008 – Durée : 00:02:40.

[35] Titre collection : Aujourd’hui magazine – Canal de diffusion : 2 – Date de diffusion : 30.12.1977 – Durée : 01:10:00.

[36] « Trois Milliards de Pervers, Grande encyclopédie des homosexualités », Hors-Série, Recherches, n° 12 – Mars 1973.

[37] On ne peut pas plaire à tout le monde, France 3, émission du 22 janvier 2006.

[38] « Marie France : Ma force est mon intemporalité », Citegay.fr, rubrique Culture, interview par Tof, le 6 février 2006, [En ligne], http://www.citegay.fr/interviews/244003@m-rie-fr-nce-m-force-e-mon-in-empor-i-e.htm.

[39] Andréa Colliaux, Carnet de bord d’un stewart devenu hôtesse de l’air, Michel Lafon, 2001.

[40] Documentaire de Philippe Baron, France 3 – Capa, 2001.

Lili Elbe : le mythe et la légende vont-ils percer à Hollywood ?

Transidentité et classification

Tom Reucher
Psychologue clinicien, trans FtM

TRANSIDENTITE ET CLASSIFICATION

Résumé: La classification des maladies a toujours des effets néfastes pour les personnes concernées en particulier en ce qui concerne les maladies mentales et les perversions (chapitre 5 de la CIM et DSM). La pathologisation d’une identité comme la transidentité reste à interroger. Que se passerait-il si les transidentités étaient dépathologisées sans pour autant être démédicalisées afin de maintenir une prise en charge par les assurances maladie ?

Abstract: Classification of diseases has always harmful effects for people concerned especially when regarding mental illnesses and perversions (chapter 5 of the ICD and DSM). The pathologization of an identity such as transidentity remains to be questioned. What would happen if transidentities were depathologized without being demedicalized in order to maintain some caring by health insurances?

Mots clés: transidentité, transsexualisme, identité de genre, stigmatisation, transphobie, classification, maladie mentale.

Key words: transidentity, transsexualism, gender identity, stigmatization, transphobia, classification, mental disease.

Invention du transsexualisme

Si la première description médicale française remonte à Esquirol (1838), le transsexualisme est une invention médicale qui commence réellement dans les années 1950[1] en Occident. De tout temps, il y a eu des personnes pour vivre dans un genre différent de celui que leur désignait leur anatomie: Deux esprits (Amérindiens), Mahu (Polynésie traditionnelle[2]) ou Rae rae (Polynésie occidentalisée[3]), Xanith (Oman), Fa’a’fa fine (Iles Samoa), Fakaféfine (Iles Tonga), Hijra (Inde), Katoey (Thaïlande), Waria (Indonésie), Burrneshë[4] (Albanie), etc. En Europe, les historiens ont également trouvé des personnes ayant vécu une partie de leur vie ou sa totalité dans l’autre sexe, quelques-unes ayant même contracté mariage. Certaines de ces vies sont révélées par des procès dont les archives judiciaires gardent trace[5]. Des personnes plus connues ont laissé des témoignages[6].

Les termes

Je préfère parler de transidentité[7] plutôt de que transsexualisme car cela tient compte des identités multiples liées aux questions de genre. Créés en période des premières grandes études de la sexualité humaine[8], les termes “transsexualisme”, “transsexualité”, “transsexuel” en prenant comme modèle homosexualité et hétérosexualité, renvoient à une question de sexualité. Ces termes sont issus d’une confusion entre l’attirance amoureuse et sexuelle et l’identité de genre qui à l’époque étaient amalgamées. Si elles sont en articulation, l’une n’est pas la conséquence de l’autre. Du point de vue de l’attirance amoureuse et sexuelle, les trans’ peuvent être hétérosexuels, homosexuels, bisexuels, asexuels… Les pratiques présentent autant de variétés, tout en ayant quelques spécificités [Reucher, 2000]. Transidentité, donc, au sens des identités trans’, qu’elles soient transsexes (plutôt que “transsexuelles”) ou transgenres. Le terme “transsexe” est construit sur le modèle “transgenre”. On peut dire: les “personnes trans’” ou “les trans’” (avec une apostrophe) quand il s’agit de parler des “personnes transsexes et transgenres”. Contrairement à l’usage médical qui utilise les éléments de leur état civil de naissance pour les désigner, les décrire et même parfois leur parler, je tiens compte de leur identité de genre, je m’adresse à eux dans le genre qui leur convient, il en est de même dans mes écrits. Ce n’est pas délirer avec eux comme le pensent certains psys [Millot, 1983; Mercader, 1994; Czermak et all 1996a[9], 1996b; Chiland 1997]. Pour moi, il s’agit du respect minimum afin de pouvoir travailler efficacement avec des personnes trans’ [Reucher, 2002, 2005]. Cela ne coûte rien aux praticiens de procéder de la sorte. Je considère que les personnes hostiles à la question transidentitaire ont le devoir de s’abstenir de prendre en charge ce type de patients. C’est comme pour la contraception et l’IVG: celles-ci sont une liberté pour les femmes qui en ont besoin, pas une obligation pour celles qui ne le souhaitent pas. Les professionnels de santé qui y sont hostiles peuvent tout à fait se passer de travailler sur ces sujets.

Les questions liées au sexe et à la sexualité avivent de forts mouvements pulsionnels et passionnels. Les projections des fantasmes sexuels sont fréquentes et obèrent le raisonnement. En quoi la rectification d’un nez est-elle plus acceptable que celle d’un sexe? Certes la chirurgie rend stérile mais l’humanité n’est pas en manque de procréateurs. Personne n’est obligé d’en passer par là, seules les personnes qui y voient un intérêt en font la demande. De même, un traitement hormonal substitutif n’est pas irréversible avant plusieurs mois. C’est dans la durée qu’il est efficace et, si l’état de santé le permet, c’est un test bien plus efficace que n’importe quelle évaluation psychologique ou psychiatrique et qui plus est bien moins coûteux.

Offre médicale: traitements hormonaux et chirurgies

Quand les progrès de la médecine ont permis la transformation des corps au début du xxe siècle, les trans’ les ont naturellement utilisés (hormones, chirurgie). Avant les années 1960 [Foerster, 2006], les personnes trans’ se procuraient leurs hormones à la pharmacie ou elles étaient en vente libre. Elles ne consultaient pas de psychiatre. La transidentité n’était pas reconnue par la sécurité sociale et les trans’ finançaient toute leur transition. Les personnes qui en avaient les moyens pouvaient se faire opérer quand
c’était possible. On faisait la queue chez le chirurgien George Burou, l’inventeur de la vaginoplastie, qui exerçait à Casablanca au Maroc.

En Occident, c’est à partir des années 1960 que les psys ont pris en mains les parcours transidentitaires pour un contrôle des transitions en échange d’une prise en charge médicale: mise en place d’équipes médicales (Cliniques de genre), création de protocoles, inclusion du transsexualisme dans les manuels de psychiatrie (DSM, chapitre 5 de la CIM) [APA 1994, OMS 1993a].

Trop heureux de trouver des solutions techniques accessibles, les trans’ ont répété les histoires de vie des premières biographies pour obtenir leurs soins. Les discours étaient stéréotypés. Il faudra la fin des années 1990 pour voir une évolution. Les médecins ont tiré leurs descriptions cliniques de ces premiers patients, ce qui leur a permis de se conforter dans la justesse de leurs arguments et de maintenir une position dominante.

Les équipes médicales hospitalières tentent d’avoir un monopole

En France, les équipes médicales hospitalières ont commencé leurs activités à la fin des années 1970. Copiant le système étasunien des Cliniques de genre, les médecins hospitaliers qui s’intéressaient au sujet se sont constitués en équipes médicales. Comme elles étaient dans l’incapacité de faire face au nombre des demandes, elles ont élaboré des critères restrictifs pour limiter la quantité de personnes pouvant avoir accès aux traitements qu’elles proposaient. Ainsi, depuis le début, seules 20% de personnes concernées sont traitées par ces équipes (en moyenne 10 opérations génitales par chirurgien et par an). Dans les années 1980, elles étaient les seules à s’occuper du transsexualisme en France, mais elles ont perdu ce monopole de fait au milieu des années 1990 à cause de leurs restrictions. En 1989, avec la complicité de l’Etat qui ne veut toujours pas légiférer sur ces questions, via une lettre ministérielle, elles ont tenté d’imposer un protocole[10] qui n’a aucune base légale [Cordier et all, 2001], qui est inadapté aux trans’ et qui les infantilise. L’autre problème principal est qu’elles cherchent depuis le début par tous les moyens[11] à retrouver ce monopole perdu, ce malgré l’impossibilité matérielle, évoquée plus haut, de répondre à la demande. Depuis 2010, elles se sont regroupées en association: la Sofect (Société Française d’Etudes et de prise en Charge du Transsexualisme).

En France, il n’y a actuellement aucune loi qui régit la prise ne charge des personnes transidentitaires. Seule l’Affection Longue Durée (ALD) a été adaptée en 2010. En novembre 2009, la Haute Autorité de Santé (HAS) a proposé, à l’image de ce qui existe pour certaines maladies rares, la définition d’un protocole national de diagnostic et de soins (PNDS) afin d’améliorer la prise en charge médicale des patients et de l’homogénéiser sur l’ensemble du territoire. La HAS a également suggéré la création de centres de référence sur le transsexualisme, afin de pallier l’insuffisance de l’offre en France [HAS, 2009]. Pour l’instant rien n’a été validé. Un groupe de travail avec la Direction Générale de l’Organisation des Soins (DGOS), auquel j’ai participé, a été organisé en 2010 mais seulement 2 réunions ont eu lieu. Ce groupe de travail a été interrompu avec le changement du ministre de la Santé[12]. Le nouveau ministre a demandé une enquête à l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) qui a remis son rapport fin 2011. Ce n’est qu’après les élections présidentielles qu’il a été rendu public.

Par ailleurs, certaines administrations présentent encore la fameuse lettre ministérielle de 1989 accompagné de son protocole [Cordier et all, 2001] comme la règle de prise en charge de la transidentité, mais les lettres ministérielles sont dépourvues de caractère réglementaire. Cette lettre ministérielle et ce protocole ne sont donc légalement pas opposables à qui que ce soit[13]. Dès lors, rien n’interdit à un médecin de prescrire un traitement hormonal pour venir en aide à un patient transidentitaire, y compris pour un mineur avec l’accord des parents. Si l’ALD n’a pas été encore obtenue, la prescription peut être faite hors Autorisation de Mise sur le Marché (AMM).

Les trans’ contournent les protocoles inadaptés

Les trans ont dû s’organiser pour trouver des solutions. Dans les années 1990, ils se sont regroupés dans des associations, ils ont trouvé des alliés en s’adressant à d’autres médecins. Des réseaux alternatifs se sont créés, permettant une prise en charge des trans’ non considérés par les équipes médicales hospitalières. Qu’ils ne correspondent pas aux critères des protocoles Sofect, qu’ils en soient rejetés ou qu’ils ne souhaitent pas ce type de prise en charge, ces 80% de trans’ construisent individuellement leur parcours de transition en choisissant leurs médecins, leur rythme et le recours ou non à la chirurgie. N’ayant pas accès à la chirurgie en France, ceux qui la souhaitent doivent s’adresser à l’étranger.

Problématique de la transidentité

La transidentité n’est pas une maladie mentale. Plutôt que de «dysphorie de genre» ou «trouble de l’identité de genre» ou pire «trouble de l’identité sexuelle», il est plus approprié de parler de «variation de l’identité de genre» ou d’«identité de genre atypique»: le sexe biologique de la personne concernée ne correspond pas au genre auquel elle s’identifie. La transidentité n’est pas une pathologie au sens propre mais elle nécessite des soins médicaux, tout comme la grossesse, la contraception, l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’assistance médicale à la procréation (AMP), l’obésité.

Ce n’est pas une dysphorie de genre, c’est le fait que l’identité de genre ne soit pas en concordance avec le sexe anatomique qui occasionne la souffrance. C’est aussi le résultat d’une mauvaise acceptation par notre société qui est trop binaire: deux sexes, deux genres, deux attirances amoureuses et sexuelles…; société hétérocentrée, hétéronormative, patriarcale et sexiste, ce qui entraîne des discrimination sur le sexe, le genre et la sexualité (sexisme, homophobie, transphobie). La majorité hétéro s’est attribuée un statut “normatif” alors qu’elle n’est que majoritaire. Les minorités ne sont pas anormales, elles sont juste minoritaires. Toute l’éducation repose sur les stéréotypes de la majorité qu’elle intègre dans ses formes de transmission comme étant des “normes”, d’où une forte contrainte à la “normalité”! C’est pourquoi les minorités vivent mal d’être marginalisées et considérées comme “anormales”. Le rejet par la société d’une personne parce qu’elle n’est pas dans la “norme” crée chez celle-ci le sentiment d’une honte de soi. En quoi les minorités sont-elles une menace pour la majorité ?

On ne choisit pas d’être trans’, pas plus que d’être homosexuel ou gaucher. On a tendance à oublier que ce sont d’abord des enfants qui ont ce problème identitaire. A force d’être rejetés et discriminés parce qu’ils sont différents, les trans’ ont souvent une mauvaise image d’eux-mêmes. Ils ont intégré le fait d’être une mauvaise personne dès l’enfance. C’est la transphobie intériorisée. Les conséquences de la stigmatisation influent sur l’équilibre psychologique des personnes concernées. S’il y a besoin d’une aide psychologique, elle concerne les conséquences de la discrimination subie à cause d’une identité de genre atypique. Je ne note pas ces difficultés d’estime de soi chez les personnes dont la culture permet cette variation de l’identité de genre.

Conséquences de la psychiatrisation et la pathologisation

En France, de nombreux écrits commis par des psys[14], qui se sont érigés en experts de la transidentité, —bien que certains d’entre eux n’en aient jamais rencontré—, ont causé beaucoup de tort aux trans’. Ces psys ont un problème avec leur contre transfert et leurs écrits découlent de leur frayeur, d’une méconnaissance des différents processus de transidentité et de théories hétérocentrées érigées en “normes” au mépris des droits humains. Ces écrits montrent également une incapacité à apprendre des patients. Les positions en sont plus dogmatiques que cliniciennes ou scientifiques [Reucher, 2002, 2005]. Le maintien d’une étiquette psychopathologique confortera ces écrivains dans leurs positions et continuera de générer des conséquences sociales et politiques pour les personnes trans’, tels que leur rejet par la famille, l’entourage professionnel ou social et par la société en général, le refus des Etats à prendre des dispositions favorables en faveur des trans’ concernant les changements d’état civil, les documents administratifs et d’identité.

L’un des autres effets délétères concerne les divorces, l’autorité parentale et les droits de visite et d’hébergement des enfants. De nombreux trans’ voient leurs droits parentaux restreints voir supprimés lors de divorces conflictuels du fait d’expertises psys, reposant sur des théories obsolètes et non questionnées, affirmant que les parents trans’ représentent un danger pour le développement des enfants. Il existe pourtant de nombreux exemples où la séparation se fait en bonne intelligence et où les enfants, qui ne souffrent pas des conflits parentaux, continuent de voir leurs deux parents avec plaisir. D’autres exemples positifs se trouvent parmi les couples qui ne se séparent pas car le lien amoureux est toujours présent. Un dernier cas de figure est celui où une personne trans’ rencontre une personne ayant des enfants et qu’ils se mettent en couple formant ainsi une famille recomposée. Là encore les exemples positifs ne sont pas rares.

Conséquences d’une prise en charge inadaptée

La non prise en charge ou la prise en charge dans de mauvaises conditions entraîne des conséquences similaires à celles de l’IVG avant sa légalisation, des problèmes de santé publique telles que:

–   procuration des hormones en dehors du circuit sécurisé des pharmacies (internet, marché noir, etc.);

–   opérations hors de France, rarement prises en charge, et parfois effectuées dans des officines peu regardantes, certaines de très bonne qualité, d’autres non;

–   prostitution pour se payer des chirurgies;

–   comportement à risque par désespoir: rapports sexuels non protégés, conduite automobile dangereuse, sports extrêmes, prise de toxiques pour oublier (alcool, stupéfiants, etc.), travail excessif pour ne pas penser, etc.;

–   dépression, anxiété, retrait social, etc.;

–   automutilation, suicide;

–   déscolarisation des jeunes à 16 ans. Ils n’assument pas l’apparence sexuée que la puberté donne à leur corps. Ce sont les plus fragilisés par cette identité de genre atypique qui sont les plus pénalisés par l’absence de prise en charge adaptée.

Quels sont les coûts générés pour la société par cette mauvaise prise en charge des transidentités? Il serait intéressant de les mesurer. La plupart des trans’ ont songé au suicide au moins une fois dans leur vie. Une bonne partie a fait une tentative, dont certains en gardent des séquelles. Nous ne savons pas combien de suicides réussis sont dus à la transidentité ni combien de morts par des conduites à risques en découlent.

Toute offre de soins inadaptée ne pourra qu’entraîner un contournement du dispositif par la population concernée. Seul le libre choix de ses médecins, un parcours “à la carte”, la suppression de “l’autorisation psy” [Reucher, 2011a] pour les hormones ou la chirurgie, des offres chirurgicales qui prennent en compte les meilleures techniques au monde (ou leur remboursement si effectuées hors de France), l’accès aux traitements des moins de 18 ans et la prise en compte dès l’enfance [Reucher, 2011b] permettront de sécuriser les parcours de soins.

Des professionnels de santé disent qu’ils ne veulent pas donner des traitements hormonaux au mineurs ni bloquer la puberté (avant 16 ans) car ils ne savent pas les conséquences à long terme sur leur état de santé. On donne des traitements neurochimiques à des enfants parce qu’ils sont trop agités[15] sans que l’on se préoccupe des conséquences à long terme sur leur cerveau. Le problème est pourtant bien similaire. Certes, les antigonadotropes ont des effets secondaires non négligeables mais on les donne à des enfants pour bloquer une puberté précoce sans que des problèmes soient notés sur leur développement neurologique. Ce qui est possible dans ce cas devrait l’être pour les trans’ après une information honnête sur ce que l’on sait de ces traitements afin de leur permettre un choix éclairé. Depuis les années 1990, plusieurs pays permettent cette démarche: USA, Canada, Royaume Uni, Pays Bas, Allemagne, Australie… Pourquoi ne pas le faire aussi en France?

Proposition d’un parcours de soins

Déclassifier la transidentité de la liste des maladies mentales ou dépathologiser ne veut pas dire démédicaliser. Les trans’ ont besoin de soins (hormones, épilation définitive, chirurgie, etc.), d’accompagnement psychologique…, cela ne veut pas dire qu’ils ont une maladie mentale ou une maladie physique. Par ailleurs, il est plus facile de faire un travail psychologique avec une personne quand elle n’est pas contrainte à consulter. Tout comme moi [Reucher, 2005], Françoise Sironi, maître de conférences en psychologie clinique à l’université Paris-VIII, expert près la Cours d’appel de Paris et la Cour pénale internationale, fait le même constat de la nécessaire dépsychiatrisation et de la possibilité d’un travail psychologique avec les personnes transidentitaires dès lors que le psy n’a pas une pratique de maltraitance par des théories inadéquates: «Ces symptômes sont, à tort, attribués à une prétendue “psychopathologie des sujets transsexuels”, et non à l’impact des cliniciens sur leurs patients.» [Sironi, 2011, p. 33].

Il me semble utile de s’inspirer des processus similaires qui ont fonctionné par le passé. La contraception et l’IVG sont, à mes yeux, à la fois proches tant dans les problèmes de santé que par la réponse apportée sur le plan médical par les autorités. Ce modèle pourrait s’adapter aux transidentités. Il serait possible de s’appuyer sur les Centres de planning familial. Comme pour l’IVG, transférer la responsabilité de la décision du traitement à la personne trans’ plutôt qu’à un psy me semble être la piste la plus efficace. Quand, après une information honnête, les patients concernés sont mis en situation de décider de commencer le traitement qu’ils demandent dès qu’ils le souhaitent, ils ne se précipitent pas tous chez l’endocrinologue. Certains vont temporiser et commencer un travail psychologique ou attendre que leur situation personnelle ou professionnelle soit plus favorable. Ils ne sont plus stressés par une décision qu’ils ne maîtrisent pas.

Il faudrait permettre à tout chirurgien ayant la formation de base dans les domaines utiles (urologie, gynécologie, chirurgie plastique, micro chirurgie) de se spécialiser en chirurgie transidentitaire. L’offre de soins serait ainsi plus importante. Il y a de quoi occuper plusieurs chirurgiens à raison d’au moins une opération génitale par semaine. Sans en faire une activité unique, il faut une pratique régulière pour garder la main et assurer ainsi fiabilité, sécurité et efficacité. Les personnels soignants devraient tous être volontaires et formés spécialement pour ce type de soins car ce qui touche aux zones génitales reste un problème dans le corps médical.

Les intersexuations ou variations du développement sexuel (plutôt qu’anomalies du développement sexuel) ne devraient pas relever des procédures de la transidentité, lesdites variations étant suffisantes à mes yeux pour permettre aux personnes intersexuées de s’orienter dans un genre ou l’autre si elles le demandent. C’est pourquoi les divers tests (biologiques, génétiques, etc.) devraient être faits en première intention avant toute orientation dans un processus de soins. Cela ne veut pas dire que les personnes intersexes ne pourraient pas avoir de soutien psychologique si elles estiment en avoir besoin, ni qu’elles ne pourraient pas intégrer un parcours trans’ si elles le souhaitaient.

Résumé du parcours de soins proposé par les usagers en France

1.   Première procédure de consentement éclairé en 1 mois (centre de planning familial).

2.   Traitement hormonal et test de vie réelle avec les hormones. Epilation, rééducation vocale, chirurgie non génitale à la demande (FFS, pomme d’Adam, mammoplastie, mastectomie). Le simple fait que la personne poursuive le traitement montre qu’il lui convient. Accompagnement psychologique si souhaité à tout moment. Le respect du libre choix de ses médecins.

      Dans ce cadre, les enfants et adolescents qui le souhaitent devraient pouvoir être accompagnés ainsi que leurs familles. De même, ils devraient pouvoir obtenir les traitements bloquant la puberté dès ses premiers signes et, à partir de 16 ans, les traitements hormonaux de substitution et la chirurgie non génitale.

3.   Pour la chirurgie génitale, seconde procédure de consentement éclairé en une semaine, un an après le premier consentement éclairé (au minimum).

4.   Changement d’état civil dès que la personne l’estime nécessaire et au plus tôt 6 mois après le premier consentement éclairé sans autre condition. Changement de prénom dès le premier consentement éclairé.

Plus simplement encore, le changement d’état civil, sexe et prénom, devrait pouvoir être obtenu sans condition par qui le demande tel que le préconise la Résolution 1728 (2010)[16] [Assemblée européenne, 2010] et comme le réclament de nombreuses associations trans’. Personne ne peut fonctionner correctement avec des papiers d’identité et documents administratifs inadaptés. Il y a peu de chance qu’une personne non concernée en fasse la demande.

Propositions de classification dans la CIM

La transidentité pourrait être classée (comme le sont la contraception et l’avortement non pathologique) dans le CHAPITRE XXI [OMS, 1993b] ou regroupé dans un autre chapitre sous l’intitulé par exemple de «Santé sexuelle, procréation, contraception, identité de genre».

Il ne me semble pas utile de différencier les personnes qui souhaitent seulement un traitement hormonal de celles qui demandent aussi une chirurgie génitale, les avis peuvent changer dans un sens ou dans l’autre en fonction de l’expérience du vécu. Par exemple, un FtM qui souhaitait un phalloplastie peut y renoncer après avoir pris connaissance des difficultés à la réaliser et des risques opératoires. Une MtF peut après plusieurs années de traitement hormonal avoir envie d’aller plus loin dans sa transformation et demander une vaginoplastie. Je ne pense pas qu’il soit pertinent de traiter différemment transgenres et transsexes, car les frontières entre ces différentes catégories sont floues et non fixées; elles sont en évolution constante. Des transgenres se font opérer et des transsexes ne le souhaitent pas. Il s’agit plus d’une question identitaire que d’une question de parcours de soins. Au fil du temps, l’identité de genre peut évoluer, devenir plus fluide ou plus nette, certains transsexes deviennent transgenres et inversement.

Il n’est pas non plus nécessaire de créer une entrée pour les enfants ou adolescents. Les enfants peuvent avoir besoin d’un accompagnement psychologique. Ce n’est qu’à l’entrée en puberté qu’un traitement antigonadotrope pourra être envisagé, tout comme pour les adolescents.

De même, la distinction de l’orientation sexuelle n’est pas pertinente car, même si elle est en articulation, elle est de nature différente de l’identité de genre. Comme le reste de la population, les trans’ peuvent avoir toutes les attirances amoureuses et sexuelles.

Conclusion

Quand on se rappelle comment étaient traités en France les enfants gauchers ou les enfants adultérins dans les années 1950, par manque d’information ou pour des raisons morales et comment on considère ces mêmes personnes dans les années 2000, on peut mesurer l’évolution de la société, de ses mœurs et de ses connaissances. C’est la même histoire qui se répète avec les trans’. Beaucoup de chemin reste à faire pour qu’ils soient considérés aussi bien que les gauchers aujourd’hui.

Il faudrait sans doute changer certaines expressions, comme par exemple parler de «droits humains» plutôt que de «droits de l’Homme». La plupart des gens oublient le “H” majuscule, y compris l’Union européenne. De plus la majuscule “H” ne s’entend pas dans les discours. Cela paraît anodin, mais pour la majorité «Homme» = «homme» et «humain» = «homme» et «femme». De même, les livres scolaires, les romans, les livres pour enfants devraient intégrer une égalité quant aux rôles de genre où chaque sexe ne resterait pas limité à ses stéréotypes sociaux de façon à favoriser une éducation non sexiste. Il faudrait aussi diffuser des informations à destination du grand public via des documentaires, des fictions, etc. Comme le montre Karine Espineira [Espineira, 2008], l’amélioration du traitement des transidentités par les médias a contribué à une meilleure acceptation sociale. Si les genres étaient plus fluides, peut-être que certaines personne trans’ ne demanderaient pas de changements physiques.

Le respect des droits humains tel que définis dans Les principes de Jogjakarta [Panel international d’experts en législation internationale des droits humains, 2007], la Résolution 1728 (2010) [Assemblée européenne, 2010] et les recommandations du Commissaire européen aux droits humains [Hammarberg, 2009] est essentiel. Ces résolutions, recommandations et principes ne peuvent et ne doivent pas être ignorés par les Etats, l’Organisation Mondiale de la Santé et les organismes de santé.

(Mars 2013)

site de Tom Reucher : http://www.transidentite.com/

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CZERMAK Marcel, FRIGNET Henri et coll., Sur l’identite sexuelle: à propos du transsexualisme. Actes des journées du 30 novembre et 1er décembre 1996, (Le discours psychanalytique), Paris, Association Freudienne Internationale, 1996b, 444 p.

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ESPINEIRA Karine, La transidentité, de l’espace médiatique à l’espace public, Paris: L’Harmattan, (Champs Visuels), 2008, 198 p.

FOERSTER Maxime, Histoire des transsexuels en France, Béziers: H&O éditions, (essai), 2006, 186 p. Préface de Henri Caillavet.

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REUCHER Tom, La sexualité des “transsexuels” (syndrome de Benjamin). Approche ethnopsychiatrique. Mémoire de Maîtrise de psychologie clinique et pathologique, sous la direction de Nathalie ZAJDE, Université Paris 8, 2000, 110 p. Annexes, 129 p. Texte disponible sur: http://syndromedebenjamin.free.fr/textes/travauxfac/travauxfac.htm.

SIRONI Françoise, Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres, Paris: Odile Jacob, 2011, 269 p.


NOTES

[1]     Magnus Hirschfeld, l’un des tous premiers à prendre en compte la transidentité et à favoriser la chirurgie dans les années 1930. Harry Benjamin, une autre figure historique majeure, endocrinologue, il est l’un des premiers à prescrire des traitements hormonaux correspondant au sexe désiré par les personnes transidentitaires dans les années 1940-1960.

[2]      Homme qui se vit au féminin et qui est considéré comme tel par la communauté. Le Mahu est intégré socialement.

[3]      Du fait du tourisme et de l’occidentalisation de la vie locale (principalement à Tahiti), le Mahu (devenu Rae rae) s’est tourné vers la prostitution. Rae rae est un terme occidental qui est passé dans l’usage polynésien.

[4] Littéralement, “homme” avec un suffixe féminin, aussi connue sous le terme de “vierges jurées”. En Albanie du Nord, lorsqu’il n’y a pas d’héritier mâle, une fille vierge peut prendre sa place. Voir: De Rapper Gilles, Entre masculin et féminin. La vierge jurée, l’héritière et le gendre à la maison, in L’Homme. Revue française d’anthropologie, n° 154-155, 2000, pp: 457-466.

[5]      Voir entre autre: BARD Christine, PELLEGRIN Nicole, (dir.), Femmes travesties: un “mauvais” genre, in Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 10, Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 1999, 299 p.

[6]      François-Timoléon de Choisy (1644-1724) a vécu une partie de sa vie au féminin sous les noms de Mme de Sancy puis de Comtesse des Barres (Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme), Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont ou le Chevalier d’Éon (1728-1810) a aussi vécu une partie de sa vie au féminin.

[7]     Mot allemand traduit par Support Transgenre Strasbourg et trouvé sur http://www.sts67.org/html/gloss/fr_glossaire.html#transidentity.

[8]      Les Rapports Kinsey (Alfred): Sexual behavior in the human male (1948) et Sexual behavior in the human female (1953).

[9]      Ce livre contient entre autre pp. 311-353, la transcription d’un entretien de Jacques Lacan avec un patient: «Entretien avec Michel H.». Cette façon de faire perdure chez les lacaniens qui restent sur les positions du “maître” depuis lors.

[10]    Voir sur: http://syndromedebenjamin.free.fr/medical/securitesociale/circulaire1989.htm. Par ailleurs, aucune de ces équipes n’utilisent les “Standards Of Care” (Recommandations de soins, dont le 7ème version est sortie en 2011) de la World Professional Association for Transgender Health (WPATH), anciennement Harry Benjamin International Gender Dysphoria Association (HBIGDA). Ces SOC sont utilisés par la majorité des praticiens dans le reste du monde.

[11]    Communications personnelles de plusieurs médecins et chirurgiens: convocation devant le Conseil de l’ordre des médecins, courrier de rappel à l’ordre aux directeurs de clinique, contrôle de sécurité sociale, intégration dans des instances décisionnaires, etc. Certains ont abandonné cette activité, d’autres ont résistés. Voir aussi: http://syndromedebenjamin.free.fr/medical/securitesociale/securitesociale.htm#archives et http://syndromedebenjamin.free.fr/medical/securitesociale/securitesociale.htm#saga

[12]    Roselyne Bachelot remplacée par Xavier Bertrand.

[13]    En 2004, la Cour de cassation a donné raison à un plaignant contre la sécurité sociale qui mettait en avant cette lettre et son protocole pour imposer les équipes médicales hospitalières contre le libre choix de ses médecins et refuser le remboursement de soins en clinique privée en France. Voir: http://syndromedebenjamin.free.fr/medical/securitesociale/securitesociale.htm#saga.

[14]    Psychanalystes, psychologues, psychiatres.

[15]    Qu’ils souffrent de Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité (TDAH) ou de Trouble Envahissant du Developpement (TED), la nouvelle dénomination pour le spectre autistique dans son ensemble.

[16]    Texte adopté par l’Assemblée le 29/04/2010 (17ème séance), voir : http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=17853&lang=FR. Cette résolution est très importante et la France l’a signée via ses représentants: elle doit l’appliquer.

Mise en ligne : 14.09.2015

Les genres non-binaires sur Internet et Facebook

Oliver Rowland

activiste pour les genres non-binaires

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Genderqueer_pride_flag.png

 

Les genres non-binaires sur Internet et Facebook

Un peu d’histoire

Il est de plus en plus connu qu’une minorité de la population est transgenre, dans le sens que la personne ne s’identifie pas avec le genre ‘assigné à la naissance’ à partir de l’apparence de ses organes génitaux, mais plutôt comme l’autre option des deux genres communément admis que nous retrouvons sur nos documents administratifs – homme ou femme/ M. ou Mme. Ces personnes ont des difficultés propres dans la France contemporaine, notamment une bataille juridique pour avoir le changement de papiers souhaité, pour être reconnu comme « Monsieur » au lieu de « Madame » ou vice versa.

Et pourtant, pour un nombre croissant de personnes ce choix ‘binaire’ ne semble pas, non plus, vraiment adéquat pour décrire leur sentiment intime de leur rapport personnel avec les concepts du masculin et du féminin, ou avec leur identification avec les hommes ou les femmes – ils/elles se sentent les deux à la fois ou parfois l’un, parfois l’autre; ‘au milieu’; ‘un mélange’; ‘de genre variable’ selon les circonstances, le jour, l’année… voire certain.e.s ont l’impression d’être complètement étranger.ère.s à tout cela et d’être ‘sans genre’.

Depuis une vingtaine d’années, les termes pour parler du genre sont devenus plus variés. En commençant avec un choix limité de termes – essentiellement transsexuel/le ou travesti/e, selon le degré d’identification avec ‘l’autre genre’ par rapport à celui assigné – est apparu le terme assez large (ainsi que, pour certain.e.s, vu comme moins stigmatisant ou médicalisé) de ‘transgenre’ ou simplement ‘trans’, pour éviter d’obliger les gens de se mettre dans une case trop restrictive.

Avec l’essor du net, une plus grande liberté de questionnement sur les nuances de l’appartenance à un genre, avec des groupes des discussions, tels que le groupe des Androgynes sur Yahoo, ou l’on revendiquait l’androgynie comme identité de genre, comme décrit sur le site Androgyne Online (http://androgyne.0catch.com/), crée par Stephe Feldman en 2001.

Ce site explique que l’androgynie, comme identité de genre, ne devrait pas être confondue avec le fait de posséder naturellement un corps d’apparence ‘androgyne’ (une personne, par exemple, qui est difficile à identifier comme ‘homme’ ou ‘femme’ en la regardant), mais que c’est bien un ressenti intime de « ne pas s’identifier complètement soit avec la masculinité ou la féminité ». De surcroît, un.e androgyne n’a pas non plus, forcément, le désir de changer son corps d’une manière radicale pour avoir le plus possible l’apparence de l’autre sexe (au sens biologique), quoiqu’iel pourrait vouloir faire certains changements pour avoir un physique qui est lui aussi ‘plus androgyne’. L’androgynie comme identité de genre ne devrait pas non plus être confondue avec le fait d’être physiquement intersexué/e, et l’androgynie comme identité est aussi à différencier de l’androgynie en tant que trait de caractère, comme décrite par la chercheuse américaine Sandra Bem, qui s’est penchée sur la question, et qui a conclu que l’idéal était d’être androgyne dans le sens d’avoir accès à des traits/émotions/compétences dits ‘masculins’ ou ‘féminins’ dans notre culture, selon la situation et les besoins (Voir : http://www.integratedsociopsychology.net/Gender_Bias/eg.AndrogynyTheory-SandraBem1974.html ou http://garote.bdmonkeys.net/bsri.html ).

Un site web plus récent (http://gender.wikia.com/) a recensé des variantes de l’identité androgyne, comme ‘femandrogyne’, ‘butchandrogyne’ et ‘versandrogyne’, pour des androgynes qui s’identifient un peu plus avec la fémininté ou masculinité, ou bien qui ressent un équilibre entre les deux.

Vers le tournant du siècle, nous avons vu aussi apparaître sur internet le terme intergenre, calqué sur ‘intersexe’, pour une identité de genre qui n’est ni vraiment homme ni vraiment femme, un terme ensuite aussi revendiqué par certaines personnes intersexuées (mais non pas réservé seulement à elles), quoique d’autres personnes physiquement intersexuées se sentent et se définissent comme étant simplement des hommes et des femmes. On en a discuté, entre autres sur les forums du OII – Organisation Internationale des Intersexes (http://oiifrancophonie.org/).

Un élargissement du vocabulaire – bigenre, genderfluid, agenre… – est ensuite apparu sur des forums de discussions comme What is Gender ? (qui ne semble plus exister en 2015), qui comportait de très nombreuses catégories de discussion selon le genre de la personne. Une multiplicité de possibilités de genres a aussi été revendiquée en francophonie, par exemple, par l’association belge Genres Plurielles (www.genresplurielles.be) et certains forums francophones trans ont montré une ouverture envers les personnes non-binaires, comme dans le forum de l’association Sans Contrefaçon (qui n’existe plus en 2015).

Vers la fin de la première décennie du XXIe siècle sur internet, certains concepts d’une large portée sont devenus très répandus, particulièrement sur le web anglophone, comme ‘genderqueer’ ou ‘non-binary’ pour décrire un genre qui n’est pas ‘femme’ ou ‘homme’ mais sans être plus précis.

Qu’est-ce qu’une identité ‘genderqueer’ ?

Le terme ‘genderqueer’ est parfois vu comme un terme ‘parapluie’ (large, regroupant de nombreuses identités, similaire à non-binaire), parfois comme une identité en soi (avec l’accent sur le fait d’être ‘autre’ par rapport aux genre binaires). Certaines personnes ‘genderqueer’ se considèrent comme faisant partie de la ‘transidentité’ dans un sens large, tandis que d’autres préfèrent se voir comme étant une catégorie à part. En général, pourtant, le ‘T’ de LGBT, peut être considéré comme regroupant les personnes ‘trans’ ‘non-binaires’ ainsi que les personnes trans plus ‘binaires’. On peut cependant aussi vouloir rajouter un Q pour ‘queer’ pour montrer l’ouverture vers de multiples possibilités, ainsi qu’un ‘I’ pour ‘intersexe’ – LGBTQI – comme l’on rajoute également parfois une apostrophe, ou un ‘*’ à « trans », dans le même but. Le terme ‘queer’ en anglais voulait dire à l’origine ‘bizarre’ et a été utilisé comme insulte pour les gays et lesbiennes, ensuite revendiqué par les militant.e.s et universitaires (dans les ‘queer studies’) pour signifier essentiellement ‘tout ce qui n’est pas strictement hétéro ou cis’ dans le comportement, l’identité ou la sexualité.

Le terme ‘cis’(genre) est aussi devenu de plus en plus courant, pour signifier ‘non pas trans/genderqueer’ – calqué sur des termes tirés du Latin, comme ‘cisalpin’, signifiant en-deça des Alpes (le contraire de ‘transalpin’).

Parfois ceux qui aiment voir la non-binarité comme faisant partie de la transidentité insistent sur une double signification du préfixe ‘trans’ – soit ‘à travers’ (passer d’un côté à un autre) ou ‘au-delà’.

Le.a créateurice du site http://genderqueerid.com/ Marilyn Roxie, a ces dernières années inventé le drapeau genderqueer et non-binary, qui est de plus en plus utilisé lors des prides, avec les couleurs :

Violet (mélange de rose et de bleu) – par exemple, pour les androgynes ou bigenres
Blanc (pour ceuxelles qui se sentent plus neutre – agenre, neutrois…
Vert foncé (le contraire du violet dans la science des couleurs, pour ceuxelles qui considèrent que leur identité sort complètement des schémas ordinaires) – par exemple, MTX, FTU , genderqueer…

Des pages de discussion pour les personnes genderqueers sont maintenant répandus, par exemple sur tumblr (eg. http://fyeahtransitioninggqs.tumblr.com/   http://fyeahgenderqueers.tumblr.com/ ) ainsi que de nombreuses vidéos sur YouTube sur ce sujet où on voit des jeunes parler de leurs identités genderqueer/non-binaires. On commence à voir maintenant de plus en plus d’articles dans la presse sur le sujet, comme : When no gender fits dans Washington Post (http://tinyurl.com/When-no-gender-fits) ou celui-ci dans New York Times http://tinyurl.com/Third-gender-NT ou cette vidéo de 2015 de la BBC dans laquelle ‘Women’s Hour’ – émission radio assez traditionnelle pour les femmes, datant de 1946 – parle avec un.e collégien.ne de 14 ans de sa non-binarité :  http://www.bbc.co.uk/schoolreport/31966531.

En ce printemps 2015 on voit aussi de plus en plus de blogs francophones sur le genre non-binaire sur tumblr.com: https://www.tumblr.com/search/non%20binaire.

 

Les genres non-binaires sur Facebook

Ces dernières années, cependant, Facebook a aussi beaucoup aidé à rassembler des personnes GQ, en particulier sur le groupe anglophone : Genderqueer, Agender, Neutrois, Genderfluid, and Non-binary discussion, crée vers le début de la deuxième décennie du siècle, et qui a maintenant plus de 4.000 membres. D’abord un groupe intime, rassemblant quelques personnes, surtout d’Angleterre et des Etats-Unis, qui revendiquaient un genre non-binaire et voulait s’épauler, il a attiré beaucoup de nouveaux membres à partir d’environ 2013, sans doute lié au fait que le terme et le concept ‘genderqueer’ est devenu de plus en plus connu sur internet (663,000 résultats sur google.com en janvier 2015).

Un groupe Facebook est un outil pratique pour les discussions concernant le genre, parce que, par exemple, on peut le rendre « privé », c’est-à-dire que seulement les membres peuvent en lire les posts. Il est aussi commode de pouvoir passer simplement en messages privés avec une personne, si l’on veut partager quelque chose de manière plus discrète. Un groupe est trouvable par les personnes qui cherchent un groupe concernant un sujet, en faisant une recherche avec des termes appropriés (si l’on fait attention à bien choisir le nom du groupe, et de rajouter quelques termes de recherche dans le champ approprié).

Les membres partagent leurs vécus, leurs photos (beaucoup de ‘selfies’…) et discutent de leurs opinions sur le genre, y compris les difficultés du ‘coming out’, le choix des pronoms etc. De temps en temps les administrateurices doivent intervenir par exemple à cause de disputes concernant des différences d’opinion sur le genre et les transitions ou sur le militantisme, ou à cause de des sensibilités froissées, par exemple sur des questions de race/appropriation culturelle ou de féminisme et de privilèges, ou de rapports avec les personnes cis ou les trans binaires (par exemple entre ceuxelles qui accordent d’importance aux alliés cis et une minorité qui a tendance à penser que tous les cis sont condamnables…), ou occasionnellement des problèmes d’incompréhension envers des membres qui en plus d’être trans/GQ font partie d’autres sous-cultures/identités comme des personnes ‘multiples’ ou ‘otherkin’. Quoiqu’il est inévitablement moins intime qu’il ne l’était, cela reste amical et un bon lieu pour des gens de se sentir très rapidemment moins seul.e.s. Il est pourtant un peu victime de son succès, et les administrateurices (dont je faisais partie pendant une période) sont parfois un peu débordé.e.s.

 

Groupe francophone

J’ai crée une version francophone vers la fin de 2013 parce que j’avais l’impression qu’on parlait moins des genres non-binaires sur le web francophone que sur le web anglophone. J’ai donc commencé à me renseigner sur les termes existants pour parler de la non-binarité en français, parfois en traduisant directement, certains termes étant facile à franciser, tels que :

Non-binary – non-binaire

Androgyne – androgyne

Bigender – bigenre

Intergender – intergenre

En cherchant des termes utilisés sur des sites francophones ou dans des interviews avec des militant.e.s francophones, je me suis aussi informé.e sur l’existence de pronoms et expressions non-binaires en français. Deux exemples : l’utilisation de l’expression non-conforme dans le genre (pour ‘gender non-conforming), que j’ai vu utiliser pour la première fois par une militante trans canadienne, Sophie Labelle. Elle est d’ailleurs aussi lspan>’auteure de la BD, parlant des questions trans, ‘Assignée Garçon’, dont la protagoniste est une petite fille trans qui a aussi un.e ami.e non-binaire. Deuxième exemple : en parlant avec le.a photographe Naïel Lemoine des pronoms iel ou yel. Yel a témoigné entre autres de la difficulté de faire accepter ces néologismes en France.

Ainsi j’ai lancé le groupe (NB France : non-binaire, genderqueer, androgyne, genderfluid et agenre), d’abord en invitant quelques personnes trans/GQ francophones ou bilingues parmi mes connaissances. J’ai crée une première version d’un glossaire de termes en décembre 2013, pour aider les gens à se définir, et à discuter de la non-binarité. Le groupe a grandi petit a petit, pour avoir maintenant environ 800 membres. Il est moins actif que le groupe anglophone (il y a pas mal de personnes qui ne s’expriment pas pour une raison ou une autre) et attire moins de monde pour l’instant, mais nous avons eu beaucoup de discussions, de partages utiles et intéressants. Une petite équipe de plusieurs personnes GQ l’anime.

Nous avons aussi pu affiner nos connaissances des termes variés, utilisés par les francophones ainsi que des termes anglais populaires – par exemple il semblerait qu’en général le terme ‘genderfluid’ est plus populaire que ‘(à/de) genre fluide’. Nous avons aussi discuté de termes comme FTU (unknown) ou FTX ou FT*… qui semblent être plus répandus en francophonie que dans le monde anglophone.

D’autres sujets de discussion typique pourraient concerner, entre autres : l’actualité LGBTQ (la controverse sur ‘la théorie du genre’ ; la Manif pour Tous ; notre solidarité concernant la suicide de Leelah Alcorn ou d’autres jeunes trans…); les films ou de la musique en rapport avec la non-binarité ; les options de genre sur Facebook ; où trouver un binder pour les FTM/FTX; des conseils de maquillage; qui a le droit de se considérer comme ‘non-binaire’ – est-ce qu’il faut s’habiller d’une certaine manière ou entreprendre certains traitements ou procédures médicales ? (la plupart des personnes GQ conviennent que ‘non’, c’est quelque chose de très personnel…); comment faire des accords des verbes et adjectifs d’une façon non-binaire (ce qui est souvent plus facile à l’écrit qu’à l’oral…) etc. Il se trouve aussi que parfois un.e membre vit des expériences douloureuses (rejet par la famille; tentative de suicide…), et nous avons pu le.a soutenir, ou au contraire qu’un.e membre veut parler d’un succès ou bonheur. Nous avons aussi entrepris certains projets comme de traduire ensemble un long article du Washington Post au sujet d’une jeune personne genderqueer.

Il semblerait en fin de compte que le nombre de personnes en France/la francophonie s’identifiant avec la non-binarité serait plus grande que l’on ne pourrait penser à premier abord. On le constate par le nombre croissant de personnes qui demandent à rejoindre le groupe Facebook francophone, ainsi que, par exemple, lors du rassemblement LGBTQI annuel à Marseille UEEH, ou j’ai parlé des genres non-binaires pour le colloque 2014. En 2014, il était évident que c’est un phénomène en croissance et qu’il y avait beaucoup de personnes ne s’identifiaient pas seulement comme femme ou homme (que ce soit cis ou trans). Un participant gay connaissant les UEEH depuis longtemps a commenté que cela devenait plus compliqué, parce qu’autrefois il était facile de mettre les gens dans des cases comme ‘homme gay’, ‘femme lesbienne’, ‘femme trans’,  ‘homme trans’ – mais que désormais, il était plus difficile et on risquait de mégenrer/froisser les gens plus facilement. Mais il a précisé qu’en même temps ces multiples possiblités pour se définir étaient libératrices.

 

Option de genre ‘personnalisé’ sur Facebook

Les membres du groupe genderqueer anglophone ont appris que Facebook a introduit cette possibilité sur sa version du site en anglais américain au début de 2014, ou cela a été annoncé sur le groupe de discussion. Avant cela plusieurs membres avaient essayé certains plugins (logiciels) non-officiels, pour que Facebook les appelle « they » (iel) au lieu de « he » ou « she », mais à ce moment iels ont appris que Facebook avait décidé de prendre en compte la diversité de genres en offrant des options variées. Plusieurs membres s’en sont servi.e.s pour afficher leur genre revendiqué et ne plus être « he » ou « she » de manière officiel. En même temps Facebook avait annoncé travailler sur la possibilité de le faire pour d’autres langues aussi.

Nous avons donc fait des efforts pour contacter Facebook pour faire des suggestions pour des termes français et on leur a donné des suggestions de personnes et de groupes spécialisés dans le genre en France ainsi qu’une liste de suggestions de termes français. Pour ce dernier, nous nous sommes basé.e.s sur le glossaire LGBTQI du groupe (fait par moi-même avec des ajouts ou améliorations par d’autres membres, surtout l’un.e des admins, Nathaël ParadOx, qui avait par exemple rajouté les suggestions comme semi-garçon et semi-fille  en traduction de l’anglais demiboy et demigirl ainsi que des termes ayant un rapport avec des orientations : aromantique, asexuel/le (j’ai rajouté qu’il est conseillé de ne pas dire ‘asexué’), demisexuel/le et des définitions de genderfuck et HARSAH).

J’ai ajouté pour la liste de termes que j’ai envoyée à Facebook un petit nombre de termes supplémentaires par rapport au glossaire, en traduisant de leur liste d’options anglaises, telles que ‘autre’ (pour ‘other’) et ‘genre en questionnement’ (pour ‘gender questioning’).

J’ai inclus ainsi que des termes clairement francisés (bigenre, transgenre…) des termes anglais revendiqués par certain.e.s francophones, tels que genderqueer et genderfluid (sur le groupe NB francophone une personne canadienne a dit une fois, indigné.e, que saon partenaire n’était pas ‘de genre fluide’ mais était bel et bien ‘genderfluid’; d’autres ont dit trouver ‘genderqueer’ plus précis que ‘queer’ tout court).

Après avoir eu quelques échanges par mail avec une personne chez Facebook à Paris et avoir envoyé des suggestions au début de mars, je n’ai ensuite pas eu de nouvelles.

En juin 2014, finalement, nous avons appris – dans la presse – que les options de genre étaient maintenant disponibles en français, et que c’était la troisième langue choisie après l’anglais américain, et l’anglais britannique – ce dernier ayant été proposé un jour plus tôt (de toute manière il n’y a aucun problème de traduction dans ce cas, les deux utilisant vraisemblablement les termes identiques). J’ai appris dans la presse qu’on disait que Facebook avait mis cela au point surtout en travaillant avec l’association Inter-LGBT. Les options ont été lancées le 28 juin pour marquer de la Marche des Fiertés de Paris. Les options françaises étaient 62 (y compris ‘femme’ et ‘homme’), un peu plus des options anglaises (58, avec ‘male’ et ‘female’).

Interviewée par Têtu, la directrice de Facebook France, Michelle Gilbert, a dit : «Il y a chez Facebook une vraie sensibilité autour de ces questions. Nous sommes très actifs, au sein même de la société mais aussi en externe. C’est une évolution naturelle pour une plateforme comme Facebook de refléter l’évolution de la société. Nous devons donner à chacun la possibilité de s’identifier comme il le souhaite.»

Nous ne pouvons dire jusqu’à quel point nos suggestions leur ont servi, mais on peut noter qu’ils ont retenu certaines tournures moins communes que nous avions suggérées, comme non-conforme dans le genre, genre en questionnement, genre atypique etc. La plupart des termes que nous avions proposés  se retrouvent dans leurs options, sans, on pourrait le regretter, certains termes anglais comme genderqueer ou genderfluid, Facebook ayant opté pour être plus franco-français. Il manque aussi ‘transidentitaire’, lequel semble pourtant une bonne alternative française pour ‘trans’ (mieux que transgenre, dont la signification en français est parfois disputée). Ils ont aussi ajouté quelques termes comme bispirituel/le, allosexuel/le et altersexuel/e, que nous avons ensuite rajoutés au glossaire du groupe, ayant cherché des définitions notamment sur un site LGBT canadien www.le-neo.com.

 

Comment faire pour changer son genre sur Facebook?

D’abord cliquer sur son nom pour aller sur son profil, ensuite cliquer ‘actualiser mes infos’ en haut, puis ‘vue d’ensemble’. Placez le curseur juste en-dessous de la date de naissance à droite de la page et cliquez sur ‘modifiez vos coordonnées et infos de base’. Vous verrez la mention ‘sexe’, probablement avec ‘homme’ ou ‘femme’ affiché. Placez le curseur à droite de ceci et cliquez sur ‘modifier’.

Vous aurez le choix d’ ‘homme’, ‘femme’ ou ‘personnalisé’, ainsi que l’option d’afficher votre ‘sexe’ (‘genre’ aurait été préférable comme terme…) sur votre profil public ou pas. Cliquez sur la case pour ne pas l’afficher si vous voulez être discret.e (ou au moins dans un premier temps).

Ensuite vous aurez des options de genre. Cliquez pour choisir qui peut voir votre genre – par exemple public (tout le monde), vos amis, vous seulement etc. Si vous voulez rester un peu discret.e mais quand même partager cet aspect de vous-même avec un partie de vos ami.e.s cliquez sur ‘Personnalisé’. Vous pouvez ensuite choisir de ne le montrer qu’à certaines personnes ou groupes d’amis choisis, ainsi que/ou spécifier certaines personnes ou groupes qui ne peuvent pas le voir.

 

Créer des groupes d’amis :

Si vous ne savez pas comment créer un groupe d’amis, allez dans votre fil d’actualité, par exemple en cliquant sur le « F » de Facebook en haut à gauche. Ensuite cliquez sur « Amis » dans la colonne à gauche de l’écran. Ensuite cliquez sur ‘créez une liste’. Vous pouvez ensuite nommer la liste et ajouter des amis.

 

Choisir des options de genre :

Il faut commencer à taper le genre préféré. Beaucoup d’options, mais non-pas toutes, sont possibles. Si une option est disponible elle s’affiche – cliquez sur le mot pour l’ajouter. On peut ajouter un genre ou plusieurs. Par exemple, si on se considère comme étant non-binaire, on pourrait dire tout simplement ‘non-binaire’ ou ‘non-conforme dans le genre’ si l’on veut rester dans des termes larges assez généraux. Pourtant, si l’on préfère un terme plus spécifique, on peut mettre, par exemple ‘intergenre’ ou ‘androgyne’ ou ‘bigenre’. Finalement on pourrait choisir plusieurs termes si l’on trouve que cela décrit d’une façon plus complète son identité, par exemple: non-binaire, androgyne et genre fluide pour une personne dont le genre est essentiellement un mélange d’homme et femme mais un peu variable.

Ensuite, choisir un pronom, soit masculin, féminin, ou neutre. Ceci va modifier la manière dont Facebook parle de vous à des tiers. Si vous choisissez ‘neutre’, Facebook va chercher des tournures qui évitent de préciser un genre masculin ou féminin. Par exemple, si quelqu’un qui n’est pas un.e ami.e sur Facebook se rend sur votre profil pour cliquer pour demander d’être accepté.e comme ami.e cela affichera ‘voir ce que cette personne partage avec ses amis, envoyez-lui un message…’ au lieu de, par exemple, ‘pour voir ce qu’il partage avec ses amis… ». Ou bien, dans certaines phrases, Facebook pourra mettre le féminin entre parenthèses en parlant de vous (ce qui a suscité quelques plaintes de personnes qui ont dit qu’elles auraient préféré des points ou tirets).

Quoique Facebook dise que votre choix de pronom sera ‘visible’ sur votre profil, en réalité il n’est visible de façon explicite qu’aux personnes avec lesquelles vous avez partagé votre choix de pronom. (Pourtant, comme mentionné ci-dessus, si quelqu’un fait attention à ceci il pourrait remarquer que Facebook parle de vous en évitant de genrer au masculin ou féminin).

En regardant les options possibles après six mois on note qu’elles n’ont pas changé depuis le début. En plus il n’y a plus d’option pour ‘suggérer un genre’, qui existait avant. Je n’ai pas d’information sur la fréquence d’utilisation de cette possibilité de choisir un genre personnalisé, ni si Facebook a reçu beaucoup de suggestions nouvelles ou pas. Cependant je note que la possibilité de ‘personnaliser’ son genre n’a pas fait l’objet de beaucoup de publicité ou d’information.

Pour finir, depuis très peu de temps, pour les personnes qui ont choisi d’utiliser Facebook en anglais américain seulement, il est possible de mettre n’importe quel terme dans la case pour le genre, et le terme est accepté. Après, pourtant, si l’on opte pour utiliser Facebook en français de nouveau, un terme choisi librement (non pas proposé par Facebook lorsqu’on commence à taper une lettre) ne sera alors plus visible. Et même en continuant d’utiliser Facebook en anglais américan le terme ne sera pas visible aux utilisateurs du français.

On pourra pourtant, par exemple, choisir un terme librement et un autre terme proposé par Facebook comme « non-binary », et ce dernier sera visible, seul, aux ami.e.s utilisateur.ice.s francophones. On pourrait noter, en passant, que Facebook ne fait pas de traductions de terminologie de genre, ainsi le choix de « non-binary » apparaît aux utilisateurs francophones toujours comme « non-binary », et non pas traduit en « non-binaire ».

Il faudra maintenant attendre pour voir si Facebook pourra étendre cette option de choix libre aux autres langues. Ainsi des personnes qui sur le groupe non-binaire ont souhaité dernièrement afficher des options comme « agenderflux » ou « agenre-fluide », signifiant un genre parfois agenre, parfois autre chose, pourront être euxelles aussi satisfait.e.s.

Une astuce : Il est possible d’utiliser des options qui existent en anglais américain et non pas en français – il faut opter pour lire Facebook en anglais américain (cliquer sur le « F » en haut à droite pour avoir votre fil d’actualité/ ensuite trouver la langue, sous les évènements et invitations, à droite); ensuite choisir le ou les termes préféres (par exemple genderqueer) et ensuite changer pour le français de nouveau – Facebook aura conservé les options choisies même si elles n’existent pas sur la version française. 

 

La liste complète des options françaises :

Genre atypique ; Genre en questionnement ; Genre fluide ; Genre neutre ; Genre variable ; Genre variant ; Au genre non-conforme ; Non-conforme dans le genre ; En questionnement sur son genre ; Refuse de se conformer aux stéréotypes de genre ; Agenre ; Aucun ; Autre

Transgenre ; Transsexuel ; Transexuelle ; Travesti ; Travestie ; Trans ; Trans’ ; Femme trans ; Femme trans’

Femme transsexuelle ; Femme transgenre ; Femme transgenre ; Femme cis ; Femme cisgenre ; Homme vers femme ; Femme vers homme ; Homme trans ; Homme trans’ ; Homme transgenre ; Homme transsexuel ; Homme vers femme ; Femme vers homme ; Homme cis ; Homme cisgenre ; Homme ; Femme

Androgyne ; Bigenre ; Bispirituel ; Bispirituelle ; Non-binaire ; Neutrois ; Queer ; Two spirit ;

Inter-sexe ; Intergenre ; Intersexué ; Intersexuée

Allosexuel ; Allosexuelle ; Altersexuel ; Altersexuelle

Garçon cis ; Garçon cisgenre ; Fille cis ; Fille cisgenre ; FTM ; MTF

 

Glossaire (non pas définitif ou exhaustif) de termes utiles pour parler du genre non-binaire

[Certaines définitions sont entièrement dépendantes d’un contexte très fort du type médical, psychiatrique, politique ou culturel]

A

Agenre – personne qui a le sentiment de n’être ni un homme ni une femme (ni même un mélange des deux); de ne pas avoir un genre. Une variante est agenre-fluide, pour une personne qui se sent parfois agenre, parfois autre chose.

Androgyne – identité de genre d’une personne qui trouve que son identité est un mélange d’homme et de femme.

Aromantique : se dit d’une personne qui n’a pas d’orientation romantique. Souvent abrégé en aro.

Asexuel/le : se dit d’une personne qui ne ressent pas d’attirance sexuelle pour autrui (définition de Aven-Fr). Souvent abrégé en ace. (Selon Aven France, il faut éviter asexué/e qui serait une personne sans organes génitaux).

Altersexuel/le: Terme inclus dans les options de genre par Facebook, désignant une personne qui refuse les étiquettes sexuelles relatives à son orientation sexuelle ou à son genre (selon www.le-neo.com).

Allosexuel(le) : Néologisme désignant les personnes gays, lesbiennes, bisexuelles, trans ou en questionnement selon (www.le-neo.com). Terme inclus dans les options de genre par Facebook.

Assigné à la naissance – assigned at birth – se dit en parlant du sexe qui vous a été attribué à la naissance par l’état civil. En anglais, AMAB = assigned male at birth; AFAB = assigned female at birth. On voit aussi parfois FAAB and MAAB female-assigned at birth. En français on peut aussi dire ‘assigné/e garçon’ ou ‘assigné/e fille’.

B

Bigenre – quelqu’un qui s’identifie pleinement avec deux genres différents (par exemple, mais non pas seulement, un homme et une femme), en général en changeant entre les deux selon le jour ou la situation.

Binaire (adj) binarité (nom) – tendance à diviser les êtres humains dans deux sexes/genres et deux camps clairement différents et séparés et à accepter les rôles de genre typiques (les filles aiment le rose, les garçons le bleu…). Sur le plan personnel, être plutôt binaire (par exemple, une femme traditionnellement féminine, ou un homme traditionnellement masculin) n’est pas un problème si ça vous convient, mais ça peut être un problème si vous voulez imposer une vision binaire de la société pour tout le monde.

Bispirituel/le – voir Two-Spirit.

Butch – nom ou adjectif qui peut designer une femme (souvent lesbienne) qui se sent femme, mais a un comportement et look typiquement masculins. Se contraste avec une lesbienne « fem » (femme en anglais), ou une lesbienne « lipstick », typiquement féminines.

C

Cisgenre, ou « cis » – le contraire de transgenre; par exemple personne assignée au sexe féminin à la naissance et qui se considère une femme. Personne dont le genre est en concordance avec le sexe déclaré à l’état civil à la naissance.

Cissexuel/le – terme alternatif, mois utilisé. Souvent utilisé comme synonyme de cisgenre. Parfois utilisé pour signifier une personne à l’aise avec les caractères sexuels de son physique de naissance (même si éventuellement transidentaire pour ce qui concerne son ‘identité de genre’). Selon une autre définition souligne souvent une identité cisgenre alliée à une orientation hérérosexuelle.

Cis – raccourci du terme cisgenre ; une personne cis – antonyme une personne trans.

 Crossdresser – terme anglais parfois utilisé en France, signifiant généralement « travesti/e », éventuellement avec moins de connotations péjoratives. Désigne une personne qui aime porter des vêtements censés être pour un autre genre (généralement ‘le genre opposé’ dans un contexte binaire) sans forcément préciser pourquoi.

D 

Dysphorie de genre – terme médical et psychiatrique inscrivant le « transsexualisme » comme étant une « inversion » de genre (depuis le DSM 4) ; antonyme politique possible : euphorie de genre. Son étymologie signifie ‘se porter mal’, ainsi hors d’un contexte professionnel le terme ‘dysphorie’ tout court est également assez souvent utilisé par les personnes trans pour désigner un sentiment de malaise concernant le genre à cause de situations dans la vie d’une personne qui ne conviennent pas à son identité de genre – souvent concernant les aspects physiques du corps, mais éventuellement aussi concernant d’autres aspects comme le rôle social, l’utilisation de pronoms et l’expression de genre.

Demiboy/demiguy (semi-garçon ?) : une personne qui se sent en partie un garçon, mais en partie autre chose, sans préciser exactement.

 Demigirl (semi-fille ?) : Idem que demiboy pour un genre plus féminin.

 Demisexuel/le: une personne ne pouvant éprouver une attraction sexuelle qu’en cas d’une certaine proximité sentimentale avec la personne (qui peut aller de la simple amitié à l’amour).

 Drag – mot anglais, reconfigurant le terme de travestissement en lui donnant un sens politique et/ou culturel. Une drag queen est un homme qui s’habille d’une manière exagérément féminine pour performer un type de féminité, s’amuser ou pour des spectacles (exemple dans Priscilla, folle du désert). On parle de drag king pour les femmes performant la masculinité. 

E

 Expression de genre – comportements associé au genre liés aux vêtements, voix, gestes, loisirs, amitiés etc.

F

Femme – identitié de genre féminine. Si assignée au sexe masculin à la naissance peut vouloir prendre des hormones et faire des chirurgies pour ressembler physiquement à une femme cisgenre, ou non.

 Fem – (prononcé avec un « e » comme dans même) – peut signifier une personne de sexe féminin et de comportement et identité plutôt féminine, en particulier en parlant de personnes lesbiennes. Selon une autre définition « fem » peut signifer des personnes de sexe féminin, généralement des féministes, qui sont conscientes de « performer » la féminité, ayant une conscience des ròles de genre et ne se définissant pas forcément féminines comme identité.

 FTM – personne assignée à la naissance au sexe féminin, qui se considère un homme – Female to Male en anglais. Il existe aussi FTX, ou FT* ou FTU (unknown) comme désignations non-binaires. 

G

Genderfluid : voir genre fluide.

 Genderqueer – approximativement synonyme de non-binaire (éventuellement avec un accent encore plus fort sur le fait de se sentir complètement en-dehors du système binaire). Peut être vu comme un terme plus politiquement engagé à cause de l’utilisation du mot « queer ». A l’origine « queer » signifie « étrange » et a été utilisé comme une insulte, surtout pour les personnes gays, et puis le mot a été réapproprié par des militant.e.s LGBT et des universitaires dans les études de genre pour signifier tout ce qui n’est pas cis, hétéro et binaire dans le genre, la sexualité et le comportement. Genderqueer par contre est un mot crée par les personnes non-binaires elles-mêmes et n’a pas d’associations négatives. Mot revendiqué par beaucoup de personnes non-binaires en particulier aux Etats-Unis. Certaines personnes genderqueer se reconnaissent sous la banière de la transidentité, d’autres préfèrent considérer que pour elles, être genderqueer est une identité ou trajectoire à part, pas vraiment cis ni trans. 

 Gender studies – études de genre – terme US désignant une interdisciplinarité universitaire consistant en une analyse politique critique des rôles des hommes et femmes dans la société.

 Gender variant (genré différemment) – (identité de) genre atypique.

Gender non-conforming – personne dont le comportement ne se conforme pas aux rôles de genre stéréotypés. Parfois on voit « genre non-conforme » en français, aussi « non-conformes dans le genre ».

 – expressions anglaises très large pour qualifier une personne qui a une identité ou expression de genre atypique (par exemple, souvent préférées pour parler des enfants dont le comportement n’est pas typique de leur genre assigné, pour éviter de les qualifier de ‘trans’). Selon UC Berkeley (http://geneq.berkeley.edu/lgbt_resources_definiton_of_terms#gender_variant) gender non-conforming est préférable parce que ‘variant’ implique un une divergence par rapport à une ‘norme’.

 Genderfuck : pratique consistant à jouer avec les représentations de genre de manière à embrouiller, mélanger ou combiner à dessein les expressions stéréotypées de genre propres à une culture.

 Genre – nom qui correspond à plusieurs idées et domaines d’études, centrés sur les questions de ce que cela signifie d’être un homme ou une femme, ou autre chose, dans la société dans laquelle on vit, et dans sa tête et ses comportements et ses rapports avec les autres. Si « sexe » concerne, surtout, les attibuts du corps, « genre » concerne plutôt des aspects psychologiques et sociaux. Ce terme est, en plus, assez souvent utilisé en tant que raccourci d’ ‘identité de genre’.

 Genre fluide/genderfluid – personne dont l’identité de genre fluctue de manière assez marquée; peut se sentir parfois plutôt un homme parfois plutôt une femme, parfois androgyne etc.

 Genre social – le genre dans lequel on est recconu/e quotidiennement par notre entourage.

 Grey-asexual (asexuel-le gris ?): se dit d’une personne majoritairement asexuelle mais qui a déjà ressenti une attraction sexuelle pour quelqu’un. Cela se fait cependant de manière trop sporadique pour qu’elle tombe sous l’identité de sexuel. S’abrège souvent en grey-A.

 H

 Homme – identité de identité de genre  masculine. Si assigné au sexe féminin à la naissance peut vouloir prendre des hormones et avoir des chirurgies pour avoir un corps qui ressemble à celui d’un homme cisgene, ou non.

HARSAH : Homme ayant ou ayant eu une ou plusieurs relations sexuelles avec des hommes, mais ne s’identifiant pas comme homosexuel ou bisexuel. (http://www.le-neo.com/). 

 I

Identité de genre – sentiment intime d’être un homme ou une femme (ou les deux, ou un mélange, ou autre chose etc).

Intergenre – Intergenre – un terme basé sur intersexe (voir ci-dessous). Donna Lynn Mathews en a parlé sur son site web en 1998 en expliquant sa propre identité intergenre (http://cydathria.com/ms_donna/intergen.html). Selon Donna Lynn Mathews, qui a aidé à populariser le terme mais dit ne pas l’avoir inventé (http://cydathria.com/ms_donna/tg_def.html), la plupart des personnes s’identifient comme homme ou femme et sont pour la majorité cisgenre. Ensuite elle dit que d’autres personnes préfèrent voir le genre comme un spectre, non pas deux choix binaires, et que les personnes intergenres sont celles « dont le genre se trouve entre les deux extrémités opposés d’homme et de femme ». (Soit dit en passant que pour certain.e.s personnes non-binaires la proposition que le genre se résume à un spectre linéaire allant de ‘homme’ à ‘femme’ serait elle aussi trop réductrice). Il est parfois (mais non pas seulement) revendiqué par des personnes intersexuées qui n’ont pas une identité de femme ou d’homme (tandis que d’autres personnes intersexuées s’identifient à l’un des deux genres binaires).

Intersexué/intersexe – adj. Qualifie une personne qui ne peut pas être classée comme de sexe féminin ou masculin pour ce qui concerne son sexe biologique de naissance.

 L

 LGBT+ Sigle qui souligne l’ouverture vers une pluralité de possiblités au-delà des identités et orientations conventionelles. Le + est proposé pour éviter de beaucoup ralloger le sigle, mais dans le cas contraire on peut utiliser, par exemple, LGBTQI (lesbienne, gay, bi, trans, queer et intersexe), éventuellement aussi A pour asexuel.

M

 MTF – Male to Female – personne transidentitaire assignée au sexe masculin à la naissance, qui se considère une femme.

Métagenre : un récit métagenre décrit une transition (quelle qu’elle soit) resignifiant l’assignation sociojuridique en fonction de l’évolution de vie et en en faisant une philosophie de vie.

Mégenrer/ malgenrer – utiliser le mauvais pronom en parlant d’une personne, par ignorance, oubli ou méchanceté.

 N

Neutrois – personne qui a le sentiment d’avoir une identité de genre neutre. Selon plusieurs sites anglophones dédiés au sujet, à l’origine le terme était souvent associé à une personne voulant, en plus, modifier les caractères physiques de son corps pour le rendre plus ‘neutre’ (mammectomie, orchidectomie etc). Pourtant c’est loin d’être le cas pour toutes les personnes qui revendiquent cette identité. Selon le site Neutrois Nonsense (http://neutrois.me/neutrois/) contrairement à une personne agenre, qui se voit comme étant ‘sans genre’, une personne neutrois à un genre, mais c’est un genre neutre. Selon plusieurs sites anglophones, crée par H.A. Burnham, en 1995, pour parler de ses propres sentiments envers le genre (http://web.archive.org/web/20010307115554/http://www.neutrois.com/faq.htm).

Non-binaire – terme générique, désormais associé à une critique politique, culturel et scientifique réfutant la théorie naturaliste et essentialiste, soit l’idée qu’il n’y a que deux sexes naturels produisant deux genres sociaux. On dit d’une personne ou d’une groupe, qu’elle est non-binaire. Les identités comme agenre, bigenre, androgyne, etc, sont des identités non-binaires avec des sens plus restreints. Les personnes non-binaires (parfois raccourci en ‘NB’) peuvent préférer un pronom non-binaire tel que iel ou yel, ou ille, ou ol ou ul (ces deux derniers peuvent plaire davantage à certaines personnes dont l’identité ne se définit pas par rapport aux genres binaires). Certaines personnes sont binaires mais adoptent une vision non-binaire des identités, rôles et places.

O

Orientation romantique/sentimentale : elle définit le(s) genre(s) pour le(s)quel(s) une personne est capable d’avoir des sentiments. Pour beaucoup de sexuels, leur orientation romantique correspond à leur orientation sexuelle, mais ce n’est pas systématique, de même qu’un asexuel peut ne pas être aromantique.

Orientation sexuelle – le fait d’être hétéro, gay/lesbienne/homosexuel ou bi. D’autres personnes se disent pansexuelles ou polysexuelles pour sortir d’un schéma binaire. Pour éviter de dire « hétéro » ou « gay » une personne non-binaire pourrait aussi préférer androphile ou androsexuel/le ou gynéphile/gynésexuel/le. Une MTF qui aime les femmes est considérée comme étant lesbienne et un FTM qui aime les hommes est considéré comme étant gay.

 P

 Pangender (pangenre) : une personne qui considère qu’elle s’identifie avec tous les genres.

 Pansexuel/le : peut se dire d’une personne pouvant être attirée par tous les genres, y compris non binaires. Souvent défini également par la possibilité d’aimer quelqu’un parce que c’est une personne. Polysexuel/le – personne qui peut aimer des personnes de plusieurs genres possibles, mais non pas forcément tous.

 Passer – le fait d’avoir une apparence et manières qui font qu’une personne transidentitaire qui vit dans le genre social contraire au sexe assigné à la naissance est facilement acceptée en tant que femme ou homme et ne se fait pas remarquer en tant que personne trans. 

 Q

 Queer : mot anglais signifiant « étrange ». A l’origine utilisé péjorativement envers elles, les communautés LGBT+ se le sont approprié (quoique certaines personnes anglophones, surtout les moins jeunes, continuent de l’éviter à cause d’associations négatives pour elles). Il peut donc se rapporter dans un sens large à toute personne qui en fait partie. Dans un sens plus restreint, il est particulièrement associé aux personnes qui se sentent en dehors de la binarité (que ce soit dans le genre, l’expression, l’orientation, etc).

Queer Nation : organisation activiste pour les droits LGBT+ qui a marqué l’histoire queer en organisant des évènements notables; fondée en 1990 aux US (http://queernationny.org/history).

Queeriser : mot d’origine anglaise désignant une resignification d’un fait, événement, lecture critique, identité, etc., consistant à lui donner un sens ou un contexte queer.

 R

Rôle de genre – ensemble de comportements traditionnellement associé au fait d’être un homme ou une femme couplant le genre au sexe social attendu par la société ; ou de manière plus large, la manière dans laquelle on se comporte du fait d’accepter d’appartenir à un genre nommé (on peut imaginer qu’il y a un rôle de genre pour un/e androgyne, qui consisterait à mélanger des comportements traditionnels masculins et féminins, et ne pas être trop masculin/e ou féminin/e..).  

Sexe – l’aspect physique de la personne en ce qui concerne des caractères sexuels primaires ou secondaires et génétiques. Non pas forcément, non-plus, « binaire » puisqu’il y a beaucoup de variantes intersexuées. En général en français on considère que « mâle » et « femelle » sont utilisés pour désigner des animaux plutôt que des personnes, alors on parle de « sexe masculin » ou de « sexe féminin ». 

 T

Théorie du genre – aussi appelée « théorie du gender » pour souligner son origine anglo-saxonne et gommer l’expression français « études de genre ». Selon certaines personnes d’opinions conservatrices (« anti mariage gay », « anti-gender »), un ensemble d’idées qui tendent à vouloir bouleverser, voire inverser, les normes en matière de rôles de genre, affirmant y voir un complot et une destruction de ce qu’ils perçoivent comme les bases de notre société. 

Transféminin : d’un genre trans tirant plus vers le féminin sans toutefois être femme.

Transgenre, ou « trans » ou personne transidentitaire – personne qui n’identifie pas ou pas seulement ou complètement au genre associé avec l’assignation à son sexe-genre de naissance. Dans un sens restreint « transgenre » s’utilise parfois en France pour des personnes qui ont une identitié de genre trans et vivent dans le rôle de genre de leur genre psychologique, mais ne veulent pas suivre un parcours complet d’opérations etc (par exemple MTF ne voulant pas faire une vaginoplastie). On peut aussi écrire trans* ou trans’ pour souligner le fait qu’il y a plusieurs identités possibles qui sont regroupées sous le terme – y compris beaucoup dont on parle dans ce glossaire. 

Transidentité (nom)/transidentitaire (adj) – exprime le fait d’être et vivre un genre trans et souligne la dimension identitaire (et non pas sexuelle); n’implique pas (forcément) le désir et transition dite « transsexuelle ».

Transition – le fait d’entamer des démarches pour mettre son corps, son expression de genre, son rôle de genre social, éventuellement son état civil, plus en état avec son ressenti interne. On parle aussi de suivre un parcours.

Transmasculin : D’un genre trans tirant plus vers le masculin sans toutefois être complètement homme.

Transsexualisme : terme lié au médical et psychiatrique, désignant un trouble de l’identité sexuelle ou de genre (appelée dysphorie de genre dans le DSM 4 et 5) et s’appliquant aux personnes allant d’un « sexe social à l’autre».

Transsexuel/le (nom ou adj) – terme lié au contexte médical et psychiatrique se référant à une personne FTM (un transsexuel) ou MTF (une transsexuelle). Terme assez souvent contesté par les personnes trans (par exemple parce que vu comme étant trop focalisé sur le sexe au lieu de l’identité) et qui désigne généralement une personne trans qui s’identifie de manière durable au sexe contraire à celui qui lui a été assigné à la naissance et souhaite faire un parcours hormono-chirurgical (en général, si possible, comprenant une phalloplastie ou vaginoplastie).

Travesti/travestie – en théorie, homme qui aime s’habiller avec les vêtements de femme (ou plus rarement vice versa). Souvent (dans la définition en Europe occidental), il s’agit d’une personne AMAB qui prend un rôle et apparence féminin (soit chez elle, soit pendant des sorties avec des ami.e.s etc) de façon ponctuelle. En théorie, toujours sans vraiment avoir une identité de genre de femme (donc, plutôt pour le plaisir d’essayer un « rôle » différent par rapport au quotiden, dans un but de relaxation ou de divertissement). Mais certaines personnes qui se définissent ainsi, disent se sentir une femme au moins dans les périodes féminines. Dans ce cas ce serait peut-être synonyme de « bigenre ». Parfois on voit « une travestie » pour une personne AMAB qui se sent femme (quand elle est habillée en femme) pour distinguer des « travestis » qui, dit-on, se sentiraient plus homme et/ou s’habilleraient plus dans un but fétichiste.

Trigender (trigenre) : quelqu’un dont l’identité varie entre trois genres.Two-Spirit : un terme des Amérindiens qui signifie littéralement « deux esprits » (dans un corps). Parfois pris dans l’Occident pour signifier pouvant s’identifier avec les hommes et les femmes en même temps, mais peut être vu comme synonyme de transidentitaire par certains Amérindiens (quoique dans les tribus, ces personnes avaient souvent un rôle spécial/ à part).

V

Voyagenre : aller d’un genre-l’autre comme d’un chemiment de vie sans en faire nécessairement une identité fixe.

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Mis en ligne : 08.05.2015

 

Recension : Mon corps a-t-il un sexe?

Maud-Yeuse Thomas

Université Paris 8

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Recension :
Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales

Sous la direction d’Évelyne Peyre et Joëlle Wiels

D’emblée , la 4e de couverture nous met dans le bain : « Sexe» est l’un des mots de la langue française que les gens sans distinction de classe, de religion, d’apparence ou de profession, utilisent avec grand intérêt, qu’ils soient accoudés au zinc d’un bistrot ou à la paillasse d’un laboratoire de biologie moléculaire. Deux mises en scène distinctes, sociale ou scientifique; deux scénarios différents: d’un côté, les histoires d’amour ou d’imaginaire sexuel, de l’autre, les recherches biologiques. Sous ce mot de «sexe», notre langue, si riche, produit une polysémie bien fâcheuse. » Quel est ce sens polysémique, tout à la fois le plus petit dénominateur commun d’une organisation binaire de société et du rôle sexuel que nous effectuons dans la procréation et la sexualité ? Qui répond et comment répond-on ?

L’ouvrage interroge cette polysémie sexuée et sexuelle en faisant « le point sur les connaissances concernant le sexe biologique et ses variations, dont on sait désormais qu’il ne permet pas de séparer les individus en deux catégories bien distinctes. » Ici, l’ouvrage rejoint les débats des études de genre dans une évaluation de « l’impact du genre sur le développement du corps des êtres sexués et sur la construction de leur identité ». L’ouvrage opte pour une pluridisciplinarité ouverte et questionnante, non seulement entre des positions opposées mais en réinterrogeant les sciences biologiques à l’endroit de la vision nature-culture avec, par exemple, l’article sur l’alternaturalisme de Hoquet et Keutzer sur le genre et les animaux.

Il cherche à apprécier dans quelle mesure les croyances liées au genre (bicatégorisation mâle-femelle stricte, supériorité masculine, etc.) construisant le corps ont pu influencer les recherches menées sur les sexes biologiques (Hoquet repère 7 sens pour définir le sexe). Cette « fâcheuse polysémie » est généralement évacuée pour une reconduite généralisée et générique d’une différence oppositionnelle, binaire et « incommensurable » des « sexes », pour une unicité que le « sexe » ne contient nullement –sauf sur les sites de recouvrement sexe-genre partout où « l’idéologie différentialiste » les a déposés, à partir du XVIIIe. Ce qui a figé un clivage naturalisme vs antinaturalisme dans une idéologie binaire, désormais interrogé et constituant un terrain à part entière.

Les témoignages de personnes intersexes et transgenres apportent sur la question de l’identité sexuée un éclairage complémentaire qui bouscule les « réponses » que donnent la médecine et le droit reconstruisant deux catégories sexuées et sexuelles bien distinctes dans lesquels le genre, comme « processus de construction d’une différence des sexes hiérarchisée » (Marqué) disparaît dans la matérialité même du corps, tandis que l’éthologie (Kreutzer) et la bio-anthropologie (Peyre) le font apparaître. Le double processus d’assignation et d’état civil, lieux symboliques s’il en est de la fixité de « l’incommensurabilité des sexes » ne sont nullement naturels mais politiques. S’agissant des identités femme et homme, on soulignera qu’il s’agit des rapports sociaux de genre, de sexualité, de construction oppositionnelle ou mixte d’un corps-mouvement, de voix, de rapports au travail, à la filiation, à l’alimentation, à la plasticité du cerveau comme des os du squelette, aux fantasmes comme aux projections imaginaires, etc. Toutes choses que cet ouvrage cherche à réévaluer en sollicitant toutes les disciplines scientifiques sollicitant des savoirs plus anciens. Leurs descriptifs très documentés sur la période historique courant du XVIIIe au XXe sont sans ambiguïté. Le comparatif fait surgir, quasiment à chaque phrase, « l’arrière-fond historique » construisant la fabrique sexobinaire et les clivages ordonnant des espaces disciplinaires stricts questionnés sous divers angles et concepts : Hoquet avec le concept d’alternaturalisme, Marqué avec celui du corps comme mouvement socialisé, le rapport de la voix et du sexe (Legrand, Ruppli) intériorisant le genre et fabriquant du corps.

L’opposition des « sexes » est d’abord une opposition historique, s’établissant dans le long temps du XVIIIe au XXIe dans un changement de régime majeur (de la vision biblique aux rationalités scientifiques multiples se concurrençant) et dissimulant ses échafaudages par l’évidence de sa naturalité et normalité. A la manière dont Elsa Dorlin a fait apparaître une « matrice des races », les auteur.es font apparaître une matrice des « sexes » dont le principal travail de déconstruction et reconstruction d’une représentation plurielle réside dans l’observation fine d’une fabrique du corps sexué et genré binairement et sa naturalisation après coup. La binarité sociologique s’accompagne donc d’une binarisation de ce corps entièrement déterminé par les manifestations du « sexe » dans un maillage si étroit que même les plus érudits d’entre nous ont bien du mal à mettre à distance l’échafaudage dans ses dimensions reliant le travail scientifique de l’imaginaire sociohistorique. Catherine Vidal met en garde sur « l’impact des savoirs scientifiques », reposant concrètement ce que la polysémie du « sexe » et sa « réduction au biologique » apportent à l’ordre des genres et sa police invisible, soit l’obligation à la dimension politique de l’hétérosexualité excluant l’homosexualité et la dimension socioculturelle du régime cisgenre, excluant d’autres modes, dont le mode trans et intergenre.

La force de l’ouvrage réside dans le fait qu’il réinterroge le siècle des Lumières, l’établissement de rationalités spécifiques, destinées à être le moteur de la reproduction sociale via un « état des connaissances » semblant valider le prédicat sexué (Planté), en les faisant dialoguer. Le comparatif des savoirs sur les os, le squelette, le cerveau et l’alimentation renvoie bien à une sexualisation montante des représentations liée à sa hiérarchisation et son rapport à de nouveaux clivages que le XXe occidental va généraliser : le rapport nature/culture double surplombant de la condition hommes/femmes, où le premier forge une bicatégorisation du second en le renforçant jusqu’à nier la « diversité de la nature » (Kreutzer) en la binarisant à son tour. Dans cette optique, « la société modèle notre anatomie » (Peyre) dans des représentations mettant en scène des parties du corps ou sa totalité, censée montrer une « nature » différentielle et essentielle, masculine vs féminine, en créant des tiers absents. Or, si il y a bien une différence, elle n’est pas essentielle ni essentialiste et la déconstruction est d’abord scientifique, rampant là avec le clivage sciences vs militances et réinterrogeant la causalité scientifique. De proche en proche, l’examen montre toute la polysémie dudit « sexe » et sa profonde ambivalence : la nouvelle société est toujours basée sur la supériorité de la culture et de l’hégémonie d’un type particulier de masculinité et va forger les corps sexués adaptés à son régime et idéologie, rompant là avec les croyances des siècles passés et sa théologie chaud/froid tout en reproduisant une hiérarchie symboliste. Chaque grand chapitre suggère une essentialisation préliminaire et fondatrice de ce qui va devenir la « différence des sexes » au XXe, inscrivant dans le marbre de la loi dès le début du XIXe siècle, bien avant la distinction nature/culture et la grande division des rationalités scientifiques sciences naturelles/sciences sociales. Le siècle des Lumières n’est pas scientifique mais médical et idéologique, suggèrent tou.te.s les auteur.e.s, précédant et préparant le pansexualisme freudien où, avec l’invention du psychisme, c’est au tour de l’imaginaire sexuel et de l’organisation sociétale de suivre le même exemple.

Ainsi, le « sexe » des os, du squelette, des hormones, des organes génitaux, du cerveau, de la force musculaire et de la taille, etc., semblait pouvoir construire un corps sexué-sexuel unitaire mais au prix d’une objectivation dudit corps laissant l’imaginaire premier et fondateur (Castoriadis) sans objet. Au terme du premier chapitre, l’on se demande ce qu’il reste de cet imaginaire sans cesse récupéré par la permanence des métaphores sexuelles et la reconduction des « marqueurs idéologiques » (Marquié) ajoutant de la fixité à l’habitus corporel et masquant le travail des résistances (Marquié citant Certeau aux côtés de Bourdieu :164). A mon sens, son analyse pose la question complémentaire au titre de l’ouvrage : mon corps a-t-il un genre ? Oui mai lequel ou lesquels ? On ne peut que deviner le silence de ces « autres » non nommés, marqué.es par une transgression mortifère mise en scène, non créatrice, dont la société binaire aura énucléé l’imaginaire.

Le 2e chapitre commence par une formulation lacunaire, montrant tout son échafaudage : « Le sexe envahit tout le corps ». Un envahissement, loin du postulat d’Héritier malgré ou à cause d’une « valence différentialiste des sexes » en laissant au sexe la fonction mythologique de poser un ancrage absolu. Au passage, l’on comprend que le pansexualisme freudien n’est que la conséquence du pansexualisme corporel, inventé par les médecins depuis le XVIIIe et rompant avec le continuum sexué où la femme n’était qu’un « homme inachevé » (Laqueur, 1992).

En introduisant l’apport des trans et intersexes, la séparation des « individus en deux catégories bien distinctes », vole en éclat mais non l’organisation instituée d’une polarisation binaire où la « nature » est entièrement recomposée à distance des lois patriarcales. Comment dépasser ces institués ? La reconstruction du biodimorphisme par l’investigation quasi policière des transgressions accaparaient l’ensemble des savoirs et avec eux, tout l’espace imaginaire et l’édification de la relation entre hiérarchisation sociale et naturalisation de celle-ci dans la nouvelle société des savoirs. La dénonciation de cette idéologie plaçant le masculin en dominant et le féminin dans un statut ancillaire, pointe l’effacement des franchissements de genre et le discours médical sur l’homosexualisme et l’intersexualisme au XIXe avant l’invention du transsexualisme au XXe dans une filiation discriminante. Mais ces récits sont restés minoritaires, voire aveuglés par la lutte des anti et naturalistes, longtemps effacés des échafaudages idéologiques binaires. La lumineuse conclusion, « pour ne pas conclure » de Christine Planté consiste à (se) remettre au travail en se confrontant à une nouvelle « révolution copernicienne du sexe » (Gonthier). Utile ouverture aux savoirs démentant certains certitudes et expertises comme matière des inconscients culturels, consistant à réévaluer les liens entre science, marqueurs idéologiques, processus de tris et oublis de l’histoire et dans la manière même dont la science binarise par habitude (Gontier : 315, à propos du travail de Peyre), politisation des rapports entre une majorité et des minorités fantasmées que démentent des méta-analyses sur les prédispositions psychologiques (Cosette : 258) ou cognitives factices (Vidal : 91), entre « neurosexisme » et « neuro-éthique » (Vidal : 102). Comment puis-je me penser si je suis « autre », questionne Cendrine Marro (281) et quel impact sur ma vie saisie par un état civil invariant construisant un « corps juridique » (Nicot : 286 ; Reigné : 302) ? Comment se « dire simplement », (Guillot : 296), lorsque l’absence de médiations est totale, facilitant ainsi la construction d’une majorité symboliste autant que déterministe. Or, c’est précisément cette production de déterminismes majoritaires qui emportait toutes les faveurs au travers l’évidence du naturel et le naturel de l’évidence (Detrez) où l’hypothèse d’une bisexualité psychique servait avant tout à reconduire une binarité en cours d’édification, telle une Babel. La parole experte des minoritaires, aussi capitale que le projet scientifique pour rétablir ce qui est d’ordre du sociopolitique, imaginaire inclut, est rarement entendue comme une participation à l’imaginaire et pris dans une hiérarchie nullement abolie. Ce n’est pas la science qui a construit la binarité sociodimorphique mais l’imaginaire d’une classe économiquement dominante au XIXe. Mais les sciences n’ont-elles pas validé, par oubli et omission, la reproduction biosociale ? L’apport majeur de cet ouvrage permet donc de réévaluer cette question : ce n’est pas la science qui crée la différence homme/femme mais la valide ou la réfute, non sans un effort sur elle-même. Elle ne se contentait pas simplement de dire la différence mâle/femelle en interrogeant le contexte nature/culture. Désormais et fort des études de genre, elle souligne l’intrication sexe-genre comme sexe/genre, voire du point de vue situé de cet « autre » non aligné (Marro) introduisant du trouble dans le sexe (Fassin), ouvre l’horizon imaginaire imbibant les sciences analysant la nature comme une production de l’imaginaire urbain du XIXe finissant au XXIe commençant.

Table
Introduction, par Evelyne Peyre et Joëlle Wiels

Première partie: Construction du corps sexué
L’histoire du sexe ou le roman de la vie, par Evelyne Peyre
La détermination génétique du sexe: une affaire compliquée, par Joëlle Wiels
Développement et fonction des organes génitaux, par Pierre Jouannet
La détermination du sexe chez l’humain: aspects hormonaux, par Claire Bouvattier

Deuxième partie: Le sexe envahit tout le corps
Le cerveau a-t-il un sexe?, par Catherine Vidal
Le squelette a-t-il un sexe?, par Evelyne Peyre
Le bassin osseux: splendeurs et misères de la clé de voûte du corps humain, par July Bouhallier
La voix a-t-elle un sexe?, par Mireille Ruppli
Corps dansant, sexe et genre, par Hélène Marquié
Orlando barocco: variations sur le sexe d’un personnage lyrique, par Raphaëlle Legrand

Troisième partie: Cultures/natures: la femelle et le mâle
«Sélection sexuelle» et différenciation des rôles entre les femelles et les mâles chez les animaux, par Franck Cézilly
Des animaux en tout genre, par Michel Kreutzer
Alternaturalisme, ou le retour du sexe, par Thierry Hoquet

Quatrième partie: De l’identité aux représentations
L’évidence du naturel et le naturel de l’évidence, par Christine Detrez
Différences psychologiques entre femmes et hommes et rôles sexuels: un lien factice?, par Louise Cossette
L’identité: une construction personnelle aux prises avec les normes de genre, par Cendrine Marro
Sexe, genre et état civil: vers des droits humains nouveaux?, par Stéphanie Nicot
Me dire simplement, par Vincent Guillot
La notion juridique de sexe, par Philippe Reigné
De la révolution copernicienne du sexe, par Josiane Gonthier

Pour ne pas conclure, par Christine Planté
Postface : du genre au sexe, par Eric Fassin

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Mise en ligne : 6 avril 2015

Ce texte est soumis aux droits d’auteurs.

Une lecture queer d’un film de Soukaz

Querelle (Éric) Delmas

Enseignant de littérature et de cinéma audiovisuel
au lycée Victor Hugo à Marseille.

(Lionel Soukaz; source : http://360etmemeplus.org)

Doctorant, projet de thèse en cinéma sous la direction de Madame Giusy Pisano et sous la co.direction de Marie-Hélène Bourcier 2012. Querelle se définit comme militant queer (transpédégouine proche des théories décoloniales).

A participé à deux colloques : colloque autour des questions de genre au cinéma, télévision, arts plastiques au printemps 2011 à l’université de sciences humaines à Aix en Provence. Intervention autour de l’émergence d’une épistémologie queer dans Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, 2000. Le deuxième colloque s’intitulait Eros militant: le cinéma de Lionel Soukaz, décembre 2013 à Paris.

Une lecture queer d’un film de Soukaz

Relaps de la sacro-sainte Hétérosexualité, Lionel Soukaz n’a cessé de représenter à l’écran le désir homosexuel à travers des corps nus, des sexes en érection, des anus pensés comme zone érotique et non plus comme zone reléguée à la sphère privée .

A la fois aimé et haï, le cinéma de Soukaz constitue un objet étrange, bizarre pour le spectateur non averti.

Réalisé en 2005, www.Webcam1 témoigne de l’obsession du vidéaste à capter de son écran d’ordinateur relié à un site de rencontre gay, des corps nus en représentation.

Les vignettes filmées exposent des scènes pornographiques et la caméra, à l’instar du désir du vidéaste, ne cesse d’errer d’image en image espérant se fixer sur l’une d’entre elles.

Ces corps nus filmés en gros plan apparaissent comme un vecteur de résistance ou d’audace contre la mise en discours de l’homosexualité par les savoirs culturels dominants.

De fait cette banque d’images ne propose-t-elle pas une lecture de l’homosexualité opérée par un homosexuel, Lionel Soukaz ?

Quels sont les éléments qui, dans le film de Soukaz, convoquent une épistémologie queer ?

Émergence des savoirs queer in www.Webcam de L. Soukaz

L’œuvre de Lionel Soukaz, www.Webcam s’organise -tel un diptyque- en deux volets certes inégaux, mais dont les sujets se regardent, se complètent et parfois se repoussent…

La première partie convoque un dispositif cinématographique inhabituel : on y voit, à travers un jeu de surcadrage, une captation d’images en mouvement provenant d’un écran d’ordinateur relié à un site de drague gay, images illustrant des visages en gros plan, des corps nus, des sexes en érection, des pratiques liées à l’érotisme anal sans que jamais ces corps ne soient objectivés ou exotisés.

Ainsi, in www.Webcam, Soukaz ouvre une brèche dans les modalités de la représentation de la sexualité en France. J’entends par là que le cinéaste d’une part conserve tout au long du film sa position de sujet au niveau de l’énonciation ( homo-énonciation) et que d’autre part il confère également à ses personnages cette même position énonciative. Le cinéaste procède donc par inversion épistémologique et met à mal les modalités de l’énonciation de la pornographie standard c’est-à-dire, la pornographie où l’énonciation est toujours prise en charge par un homme ou télécommandée par ce dernier. A ce propos, la lecture de Queer Zones2 : Politiques des identités sexuelles et des savoirs de Marie Hélène Bourcier est on ne peut plus éclairante sur la position du sujet homosexuel dans le contexte queer : « C’est que le positionnement queer résulte d’une déconstruction des identités sexuelles : renverser la position de l’homosexuel qui d’objet devient sujet, c’est donc mettre à la disposition des lesbiennes et des gays un nouveau type d’identité sexuelle ».

Dans www.Webcam, l’organisation de la narration s’organise en fonction du point de vue de l’auteur, un point de vue qui ne fait pas l’économie de sa propre mise en scène. Dès l’ouverture du film, Lionel s’adonne à l’autoportrait par l’entremise du film dans le film : la caméra fonctionne comme le miroir réfléchissant de ce qui se déroule sur l’écran de l’ordinateur. La fenêtre de clavardage nous donne à lire le pseudo du filmeur : « Lesouk » ainsi que le dialogue virtuel des connecté-e-s. La disposition des vignettes sur le site de drague fait écho à celle d’un splitscreen ou d’un triptyque. De ce dispositif émergent des personnes dont le visage est -à quelques exceptions près- hors cadre. Restent des corps qui se meuvent, s’excitent mutuellement, jouent avec leur sexe en érection, avec leur anus autant qu’avec leur semence dite masculine, semence que l’un répand sur une table et l’autre sur son ventre.

Soukaz regarde ces multiples tableaux vivants dont il n’est pas l’auteur, images vivantes, mouvantes qu’il ne peut agencer ni ordonner. Les personnes filmées demeurent donc maîtresses de leur mise en scène, de leur performance, de leur texte et du cadrage de leur organe. Témoin oculaire de la nudité qui sature l’écran de la webcam, l’œil de Lionel Soukaz se transforme en machine désirante. De fait, l’entreprise de l’auteur repose sur une gageure intéressante : celle de réinsérer dans la sphère publique des images de sexualité explicite dont la fonction n’est pas de satisfaire la libido spectatorielle. Plus que cela, les images de sexe captées par le vidéaste échappent à la mécanique disciplinaire au sens que lui prête Michel Foucault in Il faut défendre la société. L’intensité, la force subversive de www.Webcam est de penser une autre territorialité de l’anus que celle que lui assigne le régime hétéronormatif. De fait Soukaz fait voler en éclat la dialectique freudienne qui suppose la civilisation du stade anal par la génitalité. La force du film est de procéder à une resignification de l’anus par des «pédés» et de repenser sa fonction sociale désirante.

La transformation de l’anus en une zone libidinale et sa déterritorialisation font écho à la prose de Guy Hocquenghem, sur le même thème, in Le Désir Homosexuel3: « Le premier organe à être privatisé, mis hors champ, fut l’anus…les fonctions de cet organe sont véritablement privées ». En effet, l’anus est pensé comme un lieu soumis à régulation et au contrôle, une zone corporelle confinée dans un espace clos à l’abri de tous les regards. La caméra de Soukaz en s’attardant quelquefois sur l’érotisme anal défait, déconstruit cette séparation entre les sphères privée et publique. De fait, la région anale pensée comme une zone érogène devient représentable publiquement. A ce propos, Lee Edelman4, un des fondateurs de la théorie queer, confirme notre point de vue dans un chapitre de son ouvrage consacré au Bien pisser. Selon lui, Hitchcock nous offre à voir dans plusieurs de ses films notamment dans Psycho sa préoccupation pour la pulsion anale : « La figure de rhétorique qui domine la première moitié du film, et qui culmine dans la violence du meurtre de Marion sous la douche, propose de façon plus cruciale une contiguïté entre les toilettes et la chambre, l’excrémentiel et le génital, en soulignant leur relation métonymique ». L’image des toilettes, avec gros plan sur la cuvette renvoie à la zone anale, zone qui inévitablement constitue une menace, un danger imminent de mort. Contrairement à l’univers hitchcockien, Soukaz appréhende la pulsion anale non comme une pulsion de mort, mais comme un lieu de plaisir, un lieu de vie. Plus que cela, les scènes de sexe non simulées détournent, pervertissent la construction de la symbolique hétérosexuelle en ce sens qu’elles ne reproduisent pas la génitalité reproductrice comme incarnation de la normalité sexuelle. De fait, le filmeur capte des scènes d’éjaculation dans lesquelles le sperme se répand sur le buste de celui qui s’adonne à la masturbation. L’oeil de la caméra s’ouvre à l’éros anal et à l’éros urétral sans les mettre en opposition. Il arrive que le vidéaste s’attarde sur une mise en scène plutôt que sur une autre et qu’il nous livre son regard sur une personne transgenre. Apparition impromptue, si l’on se fie au nombre de fenêtres qui jusqu’à présent n’illustraient que des hommes. Abella (nom d’emprunt) nous donne à voir une féminité subversive puisque cette dernière dénature, déstabilise, déconstruit le lien dit logique entre sexe biologique et genre. Il faut savoir que le terme de transgenre commence à être répandu en France sous la plume d’intellectuels américains dont Judith Butler et Leslie Feinberg. Ce terme a été construit pour désigner ceux et celles qui transgressent les repères socio-culturels dans lesquels le concept de genre s’enracine, se fixe. Cette fixité du genre et son caractère monolithique sont remis en cause par la présence d’Abella à l’écran.

Toutefois, ces images sérielles fatiguent tant soit peu le regard et cessent d’être attractives pour l’univers spectatoriel. La captation d’images émanant de webcam sur un écran d’ordinateur perdure et installe une monotonie à laquelle le filmeur voudrait échapper. L’errance visuelle s’avère contraignante car elle ne propose, dans cet univers virtuel, aucune rencontre concrète et charnelle. Cependant, il arrive qu’une image produite par webcam aimante l’oeil de Soukaz autant que le nôtre ? C’est le cas pour ce jeune garçon de 24 ans dont le pseudo « Powers » s’inscrit au dessus d’une fenêtre où il apparaît en gros plan. La caméra fait des va-et-vient pour mieux revenir sur lui et en faire le centre d’intérêt. Qu’il soit habillé ou dévêtu, l’objectif le scrute et finit par matérialiser le désir paroxystique du vidéaste. Loin des clichés cinématographiques, ce jeune homme prend ses distances par rapport à la représentation des gays bourgeois et virils et campe son style. En quoi la représentation iconographique de Powers s’éloigne-t-elle de celle proposée par le cinéma gay ? En quoi cette même représentation est-elle porteuse, sans le savoir, d’une épistémologie queer ?

Un des modes d’expression de Powers tire son origine du rap, de la culture populaire. Ses textes scandés, martelés par un groupe de rimes forment un sens et reflètent le mode de vie de celui qui rappe. L’amuïssement d’une syllabe au début d’un mot ( aphérèse) ou à la fin d’un autre ( apocope) procèdent, ici, du parler populaire et de la valorisation de ce dernier : « j’sais pas comment qu’on dit ça, c’est pas grave j’sais, c’est un site d’cul ». L’ensemble du discours de Powers situe le texte dans le registre de la communication immédiate, communication dont la verve populaire est mise en valeur par l’emprunt à la langue orale ( tant sur le plan syntaxique que lexical). Cette syntaxe populaire sabote consciemment la langue traditionnelle, comme notre personnage sabote l’image lisse de l’homosexuel au cinéma. Powers arbore, campe fièrement une attitude de Pédé voyou, calquée sur le modèle des protagonistes de Bruce La Bruce. A ce titre la plume de Marie- Hélène Bourcier valide notre propos : « En mettant en scène des pédés de couleur et des marginaux…( lesbiennes, punks, SM, fétichistes, skins..) les films de Bruce La Bruce mais aussi ceux d’un Marlong Rings, pour ne citer que ces exemples, contrent la logique identitaire du cinéma gay en particulier (…) En témoigne la relation très ambivalente qu’entretient La Bruce avec le mot « queer » dès lors que celle-ci a perdu son sens « voyou », son sens premier ». Le film de Soukaz s’inscrit dans le fait de céder la parole aux marginaux créateurs de sous -cultures. Personnage vecteur de la culture populaire, forcené de la rime aux assonances répétées, Powers reprend, dans ses textes, le terme de pédé pour s’auto-désigner. Ici, on assiste à la réappropriation de la signification injurieuse du terme et à la force performative d’un tel énoncé. Cette esthétique du retournement de stigmate fait écho à celle exploitée dans le cinéma queer des années 90.

Notes

1. Lionel Soukaz, Www.Webcam, 2005, 27 minutes, mini dv.

2. M.H Bourcier, Queer Zones, Politique des identités sexuelles et des savoirs, p.131.

3. G. Hocquenghem, Le Désir Homosexuel,1972, réédité en 2000 avec une préface de René Schérer.

4. L. Edelman, l’Impossible homosexuel, huit essais de théorie queer, p.129.

Mise en ligne : 16.03.2015

 

L’année 2014, année trans ?

Maud-Yeuse Thomas, Université Paris 8

Karine Espineira, LIRCES, Université de Nice

L’année 2014, année trans ?

La victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision a donné lieu à une médiatisation mondiale, comparable à celle de Thomas Beatie et de son enfantement dans les années 2000. Dans les grandes lignes, on note un traitement spectaculaire similaire, générant conflits et clivages entre les pour et les contre, invité.e.s à choisir un camp.

Mettre côte à côte Conchita Wurst et Laverne Cox sous l’intitulé « transgenre » ou « trans » comme avec les articles respectifs du Huffington Post[1] ou encore de Rolling Stone[2], est une option et un choix éditorial qui posent de nombreuses questions. La victoire de Conchita est-elle le symbole d’une nouvelle transgression de genre ou d’un nouveau message de « tolérance » donné indirectement par l’Eurovision en 1998 avec la victoire de Dana International, dans un contexte de luttes entre laïcs et religieux en Israël sur fond d’un traité de paix qui se fait et se défait avec le peuple palestinien ? En 2014, le contexte européen est marqué par la montée des partis d’extrêmes droites et par les mouvements conservateurs religieux français qui semblent se propager au reste de l’Europe depuis les débats autour de loi dite du mariage pour tous. Parlons-nous d’une icône de la tolérance et de l’ouverture d’esprit ou d’une singularité à laquelle il faut bien donner un nom quoi qu’il en coûte ?

D’un côté le personnage de scène Conchita Wurst et de l’autre son interprète, le chanteur, Thomas Neuwirth. Celui-ci a souligné à plusieurs reprises qu’il n’est pas trans sans pour autant réfuter le traitement « transgenre » dont il est l’objet sous les traits de son personnage scénique. Schématiquement nous pouvons formuler l’idée que Thomas ne serait pas trans alors que Conchita le serait. Il nous semble que plusieurs confusions procèdent à une confusion plus importante. L’image concourant à l’idée que si la société fait toujours preuve de conservatismes plus ou moins virulents, elle est globalement plus tolérante, fait oublier le travail de nombreux et nombreuses militant.e.s trans sur le terrain. Cette idée participe indirectement à un risque d’effacement concomitant à la transphobie institutionnelle ayant longtemps dissimulé la stérilisation forcée ou exigée mais toujours coercitive derrière des discours pathologisants. Au premier abord, l’article du Huffington Post semble synthétiser une nouvelle donne sur la question trans et semble visiblement aller dans le bon sens en proposant une éthique de la tolérance générale à l’égard des minorités. Le chapeau de l’article débute précisément par le nom de Conchita Wurst associée à celui de Laverne Cox, imposant une lecture globale sur les transgressions de genre et en particulier celle de Wurst et non sur les droits des trans dans leur ensemble. De son côté, le site d’information Slate commente ainsi la victoire de Wurst : « La victoire de Conchita Wurst au concours de l’Eurovision ravive les débats de la transidentité en Europe et dans le monde. Les transgenres peinent à faire reconnaître leurs droits, des plus fondamentaux aux plus anecdotiques »[3]. Parmi ceux-ci, les toilettes ou comment devoir choisir l’une ou l’autre porte impliquant une division binaire. Plus grave, le suicide des jeunes trans et dans les prisons. Un constat interroge : Comment parle-t-on de Conchita et pourquoi toujours en parler en premier ? Nous pourrions aussi reformuler la question : Pourquoi la faire parler en priorité ?

De l’esprit de la médiatisation

Détaillons le propos. « Conchita Wurst » est un personnage scénique. Il ne procède pas d’une identité qui serait toujours elle-même, à l’instar de Laverne Cox, mais d’une démarche appareillant l’artistique et, du fait de sa médiatisation, le politique. Pour comparer, rapprochons-les deux personnes les plus citées en 2014, Conchita Wurst et Laverne Cox. Tout se passe comme si le personnage de Laverne Cox dans la série Orange in the New Blanc était Laverne dans son propre rôle de MtF trans black. On serait en droit d’analyser ici que la présentation du sujet (le fait trans), la représentation que Laverne se donne et la représentation qui en est donnée dans les médias ne coïncident pas. Et, en effet, le compte n’y est pas. Si Laverne Cox joue bien une trans MtF dans la série, cela n’implique pas qu’elle l’est dans sa vie, comme nous le montre la quasi-totalité des rôles de MtF et les très rares FtM dans le cinéma. Félicity Huffman joue une MtF dans Transamerica (Tucker, 2005) ou plus récemment Sarah-Jane Sauvegrain[4] dans la série « Paris » (Arte, 2015) à la suite de Chloë Sevigny dans Hit&Miss (Sky Atlantic, 2012), mais ne le sont pas, contrairement à Laverne Cox. La polémique récurrente à propos des rôles de trans dans le cinéma indique le malaise et va de pair avec la « polémique » dont parlent tous ces articles et qui suscitent une bulle spéculative et le sentiment d’une instrumentalisation : les trans seraient-ils/elles à la mode dans les médias, le cinéma, la mode, les sciences humaines et sociales ? Tout cela ressemble bien plus à une bulle spéculative sur les transgressions de genre. Un « créneau à prendre » sans aucun retour au nom d’une bienveillance et une solidarité biaisées? La position de Thomas Neuwirth est encore moins comparable : il n’est ni trans ni ne joue ou performe une trans mais une figure qui peut, du fait de cette médiatisation mondiale, passer d’invisible, une simple figure ultraminoritaire dns la communauté gay et totalement sans conséquence, à une représentation débordant le groupe trans tout en indiquant qu’il représenterait les transgenres hissés au rang de minorité la plus malmenée. Mais ce n’est pas le cas. « Conchita » va d’une scène internationale à l’autre tandis que l’on nous montre une trans racisée dans une prison (cf. Paley Fest jouée par Laverne Cox dans Orange Is the New Black ; Net Flix, 2013) : un contexte bien plus proche du réel des vies trans dans le monde entier.

Thomas Neuwirth indique qu’il n’est pas trans mais l’on parle de « la chanteuse », qualifié de «travesti autrichien »[5] , de drag-queen[6] ou de « candidate transsexuelle »[7] qui, « outre le fait de devenir une star internationale » serait aussi « le symbole de la tolérance et de l’ouverture culturelle »[8]. Si tel est le cas, c’est en tant que conséquence de la médiatisation dans un contexte où 2014 est bien plus l’année des études de genre face à la fronde antigender que la mode des trans qu’Hélène Hazera qualifie de « marche amère »[9]. La confusion résiderait-elle entre les termes, trans ou genre, dans un précipité chimique que symbolise le terme transgenre ? Son personnage scénique semble incarner tous les combats autour du « genre », ses brouillages, confusions et alimentant des « polémiques » et « controverses », au point d’incarner le « peuple transgenre » dans l’esprit de cette médiatisation qui ne prend plus le temps de dire qui est qui dans cet aréopage renvoyant au « Berlin des années folles », presqu’un siècle plus tôt. La confusion entre homosexualité et genre que symbolise désormais la question trans a été le théâtre d’une lutte politique et symbolique très âpre entre homosexualité et hétérosexualité. Elle l’est toujours tout en s’étant déplacée vers une différence entre plusieurs groupes (la « famille trans : travestis, transgenres, transsexuels) et les « folles » distingué(e)s de la population des homosexuels masculins par la symbolique de l’infériorité du féminin et son assimilation à une «folie », entre métaphore (Cf. les « années folles de Berlin ») et classifications nosologiques. On est passé d’une confusion à une autre car le problème des « folles », stigmatisés dans la vision masculiniste, homosexuels et hétérosexuels confondus, contient à l’instar des trans, une transgression de genre, mais surtout permet le maintien d’une vision hiérarchique, infériorisante et inégalitaire entre hommes et femmes que l’on retrouve entre trans et non-trans.

Pour nous, cette surreprésentation ou métareprésentation du personnage de Conchita, si elle ne nuit pas en tant que telle à la représentation « générique » des transgenres et de leur visibilité dans les espaces publics et médiatiques, nuit en revanche quant à leur présentation par eux/elles-mêmes. Cela ne génère pas une nouvelle vision de société mais du conflit, non une nouvelle manière de voir mais une recaptation de ce groupe malmené, non une nouvelle éthique mais un changement partiel d’une gestion. Ajoutons à ce processus, le phénomène récurrent invisibilisant les FtMs, tout en faisant passer l’acuité actuelle de leurs droits bafoués pour une histoire de rôle ou de subversion appelant une surveillance et une punition. Il suffirait donc d’endosser, à l’instar de « Conchita », un « personnage » ? Cette représentation, déplacée de l’espace scénique à l’espace des réels possibles ne se fait pas sans écrêter sérieusement le récit des trans et leurs relations difficiles avec le champ médico-légal, sans oublier la quotidienneté ordinaire, ce réel des identités connues exigeant des gages à la normalité, dont la stérilisation, que toute démocratie digne de ce nom dénoncerait. Mais la démocratie ne la dénonce nullement, persuadée que quelqu’un s’en occupe éthiquement. La « prise en charge » a réussit à dissimuler l’échange sacrificiel des opérations de changement de sexe contre une stérilisation coercitive pour cantonner la question trans à cet aspect.

Si la métareprésentation de Conchita a un impact indéniable, c’est sur la visibilité grand public, donnant un exemple concret du combat études de genre vs théorie de genre, et non sur la reconnaissance des droits des trans. Commentaires et réactions sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) émettent l’idée d’un profit pour la frange de la population homosexuelle « subvertissant » les rôles via une représentation doublement travestie, mêlant l’hypermasculinité d’une barbe à l’hyperféminité d’un maquillage cendré. Cette métareprésentation procède par fusion mimétique, faite d’instantanés faute de temps dédié, mêlant tolérance et transgression dans des unités d’espaces fugaces et un brouhaha émotionnel. Si elle en appelle à une réflexion sur la tolérance, elle n’implique pas une vision pluraliste ou moléculaire de société issue d’un temps et réflexion philosophiques commués en décisions politiques. Cet espace-temps fulgurant de la communication grand public n’est pas celui de l’information et le phénomène Conchita risque de n’être qu’un feu de paille sur lequel reviendrons peut-être chroniqueurs et journalistes de façon anecdotique dans quelques années. Nous sommes bien loin de l’espace-temps nécessaire aux débats patients et minutieux, avec une volonté d’exigence de justice et d’éthique travaillée dans les institutions et le terrain. Ce travail procède préalablement par et avec le respect d’autrui de personnes réelles, tenant compte de leurs difficultés et souffrances et sans cette pitié que l’on instrumentalise à coup de mots en « dys » et en pathologie.

De quoi « Conchita » est-elle/il le nom, que nomme-t-on à travers cette figure-avatar artistique et médiatique ? Par rapprochement, on pourrait évoquer l’action de défaire le genre comme avec les drags-queens du mouvement camp décrits par Butler (2006) et l’idée d’une performativité comme passerelle entre le scénique au quotidien, le politique à la rue de tout-le-monde. Il est peut-être le nom d’une minorité qui manque, oubliée et niée parmi d’autres : cette frange des «folles » soudain représentée, dotée d’un label et s’appropriant des termes genre et trans. Ces mots symbolisent désormais deux temps opposés : le cycle actuel d’un lien social émietté par l’ultralibéralisme aggravant les inégalités structurelles et le gouffre entre les vies viables et les autres, ces « restes du monde » en pays démocratiques. En ce sens, Conchita est un « nom-symbole » économique. Dans le contexte français, il rappelle le surnom donné aux femmes de ménage espagnoles et portugaises du temps où leurs pays d’origine étaient sous dictatures. Il était fréquent dans les « blagues de comptoirs » ou les plaisanteries des caricaturistes. Ce nom-symbole a-t-il glissé vers la subminorité des folles, interne à la communauté homo et se voyant plus ou moins réhabilitée ? Plus simplement, est-il le nom que l’on appose pour quelques temps encore à un personnage que l’on peut endosser dans quelques lieux très protégés en fréquentant les « grands du monde » en posant pour eux ? Mais la comparaison s’arrête-là quand «Conchita» cesse de représenter pauvreté et vulnérabilité, entre dans le spectacle médiatique et les jeux de la renommée. La rue n’est nullement l’espace du quotidien pour les trans car l’espace public est un théâtre de guérilla de genres et de gages à la normalité devant être visibles. L’espace public est un lieu de danger, pour la vie même des personnes trans. Vies dont la valeur et le sens ont été arraisonnées par l’injonction à la normalité qui les place dans une situation de passing plus contraint que choisi. La justice nécessaire et préalable pour répondre à la question trans a reculée en renforçant le mécanisme d’assignation à une identité de « l’état civil ». Ici la symbolique d’un-e Conchita ne mène à rien d’autre qu’à capter l’attention et parfois un certain agacement. Après la proposition de loi de Michèle Delaunay, remplacée par la proposition d’Esther Benbassa, suite aux promesses du candidat Hollande en 2006, l’année 2014 est bien plus un faux espoir trahi, préalable d’un oubli que commentent les quelques groupes de travail trans qu’une année « trans & paillettes ».

Trans vs radfems ou l’écume des ultraminorités

Un autre exemple de visibilité nous a été donné par Canal +, le 2 janvier 2015, dans un sujet présenté par Ariel Wiseman. Ici, le propos n’est pas centré sur le rapport tendu du «peuple trans» en bute aux « injustes institutions » ni dans les rapports aux médias qui exposent les vies trans. Il est orienté dans les rapports dits conflictuels entre les transgenres et les féministes radicales (les « Radfems ») dont on apprend que leur opposition est née avec le livre de Janice Raymond, L’empire transsexuel ([1979], 1981). Que découvre-t-on ? Et qui peut comprendre ce qui se dit là? Pour nous, ayant lu cet ouvrage politique parmi tant d’autres ouvrages légitimant sa portée politique radicale en s’en prenant à plus ou aussi faible que soi, nous sommes au comble du paradoxe contemporain : une ultraminorité (les « transgenres ») mènent un combat contre une autre ultraminorité (les « radfems ») et inversement. Combat d’arrière-garde ou événement contemporain confortant l’idée d’un « présent liquide » (Bauman, 2007) et l’émiettement du lien social en des microgroupes sociaux s’entre-déchirant et questionnant le vivre-ensemble ? Le journaliste insiste sur des exemples de ce combat où, à chaque conférence des féministes radicales, des militant-e-s transgenres « plantent leur tente » en marge des événements. À l’heure où une partie de la militance trans interroge le transféminisme et le féminisme « troisième génération » comme stratégie sociopolitique d’ensemble[10], la focale sur le conflit, la renvoie dans le réseau télévisuel sans mémoire ni contexte : qui a lu Raymond parmi les téléspectatrices-teurs ?

Un ouvrage de trente ans pour un combat minuscule ? La présentation n’est pas dénuée de tout contenu : cette lutte nécessaire illustre la conception de fond essentialiste où le fait d’être trans impliquerait un passage d’un « sexe à l’autre » – ce qui est très largement partiel puisqu’il ne concerne au mieux que 20 à 25% de la population dans les pays riches – où, pour les radfems comme pour la quasi-totalité des discours psy, politiques, « une femme trans reste un homme » ; mieux, dans cette voix/voie pro-essentialiste : « quelqu’un qui a eu une bite reste un homme ». Le discours des radfems rejoint celui de la psychiatrie des mœurs qui, à l’abri de la Sofect, milite ouvertement contre la « théorie de genre » et la féminisation des titres et noms. Curieusement, pour les FtMs, le propos est absent ou renvoyé à une homosexualité féminine inassumée tandis que la MtFs est renvoyée à l’essentialisme du XIXe finissant, mêlant mœurs, religion, croyances et savoirs à la manière d’un Ambroise Tardieu[11] ou d’un Otto Weininger[12]. Tout cela indique que ces discours et luttes émanent d’un contexte de luttes politiques produisant d’autres luttes politiques dans un apartheid permanent où les individus sont ce que sont leurs luttes et les chocs de leurs chaos respectifs sur les écrans et agendas des théories.

Outre le fait que l’on se demande qui a la culture nécessaire, ne serait-ce que pour savoir de qui et de quoi l’on parle dans ce conflit transgenre vs radfems, l’on se demande de quel sujet l’on nous parle, comment l’aborder, quel retour s’opère là ? Une nouvelle fois, la présence de figures minoritaires précipitent le sujet dans un sinistre défilé de conflits dont on peut saisir l’acuité d’une lutte mais non la diversité de la population transidentitaire et des féminismes en lutte, leurs difficultés propres face aux institutions, à dire leur existence en partant de leurs récits et termes. L’on suggère que les MtFs, vexées d’être désignées par leur « sexe de naissance », s’en prennent au nécessaire combat féministe. Inversement, face à l’actualité du maintien des inégalités structurelles de la société patriarcale-capitaliste, le féminisme lesbien pourrait être renvoyé à une prédation datée. Certes, l’ouvrage de Raymond l’est, mais il accule le féminisme à un bocal de vengeances où l’on s’en prend à aussi faible au profit des véritables prédateurs.

L’écho de ces luttes est-il l’ultime scène des débats démocratiques ? Il faut avoir un œil exercé pour ne pas verser dans l’un ou l’autre camp, être apte à en saisir l’acuité de ces combats trop minuscules pour être pris en compte des institutions et, à minima, avoir lu l’ouvrage incriminé et les analyses données dans le sillage de Raymond jusqu’à aujourd’hui, et notamment le texte phare de Sandy Stone[13] qui proposait deux réponses en une : l’attaque d’un contre-empire et un manifeste posttranssexuel (déjà). La société actuelle, entre replis nationalistes et précipités ultralibéralistes, exigeait de nouvelles grilles de lecture et des espace-temps d’information ne se réduisant à une pure communication de luttes passées, présentes et à venir. Plus que jamais, l’arraisonnement des vies singulières à des conflits d’époque et d’egos d’auteurs reconduisent les erreurs d’hier dans un contexte de colonisation généralisée. Sa conséquence étant un régime de prédation sous la forme de théories pathologistes comme les notions de maltraitance théorique (Sironi, 2011) et de panoptisme (Foucault, 1975) nous l’indiquent.

Si l’année 2014 est trans, nous pourrions l’analyser en termes d’une visibilité plus respectueuse des vies trans et de leur diversité, et non pas simplement une « meilleure visibilité » dans les médias, simple poudre aux yeux. À certains égards, nous pourrions dire que c’est l’année trans des médias. Pour nous, c’est bien plutôt l’année, sinon d’un recul du moins d’un retour à une attente après l’espoir. Celle-là même qui nous fait voir les suicides récents de jeunes personnes trans et notamment celui de Leelah Alcorn[14] et d’Andi Woodhouse[15] ; suicides que certain.es d’entre nous entendent, non sans raison, comme un double meurtre, effaçant le prénom et genre vécus postmortem. Pourquoi faut-il encore ces suicides et effacements dans une logique de médiatisation dont l’impact draine encore le pire ? Les raisons sont nombreuses. En France, promesses de campagne du candidat Hollande non tenues, violences des « Manifs » mêlant populisme et religieux, travail de fond des collectifs associatifs relégué à néant et bénévolat précaire ; travail réflexif et théorique inaudible ; violences institutionnelles s’ajoutant à la pauvreté économique et l’isolement social, voire la mutité individuelle et sociale ; violence des équipes hospitalières regroupées sous le label de la Sofect ; effacement total des existences intersexes réduites à des « erreurs de la nature » par la même pensée sociobiologiste et religieuse. Pour aborder de front les sujets trans dans leur profondeur et leur complexité, il faudra plus que le nom d’un-e Conchita barbu-e, adulée ou haïe sur nos écrans. Sinon une loi protectrice des plus vulnérables, une politique de dévulnérabilisation des opprimé-e-s. Peut-être suite à une loi démocratique, dirait l’Argentine. L’union sacrée après « Charlie » va-t-il rendre cela possible une fois les feux retombés ?

Notes

[1] « Conchita Wurst, Laverne Cox… Pendant toute l’année 2014, les transgenres ont occupé le devant de la scène », Marine Le Breton, 28/12/2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/28/conchita-wurst-laverne-cox-annee-2014-transgenres-devant-scene_n_6364936.html.

[2] « 11 ways 2014 was the biggest year un Transgender History », Samantha Allen, 23.12.2014, http://www.rollingstone.com/culture/features/11-ways-2014-was-the-biggest-year-in-transgender-history-20141223.

[3] Slate, 13.05.2014, http://www.slate.fr/life/86997/toilettes-transgenres.

[4] « Paris sur Arte : Fallait-il faire jouer une femme trans’ par une actrice cisgenre ? », Christophe Martet, 17.01.2015, http://yagg.com/2015/01/17/paris-sur-arte-fallait-il-faire-jouer-une-femme-trans-par-une-actrice-cisgenre-par-christophe-martet/, (en ligne).

[5] 21.11.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/11/21/video-conchita-wurst-heroes-clip_n_6198642.html.

[6] 05.05.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/05/05/conchita-wurst-drag-queen-candidat-eurovision_n_5267858.html.

[7] 05.05.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/eurovision-2014-conchita-wurst-censuree-dans-certains-pays-d-europe-s417847.html.

[8] 28.12.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/conchita-wurst-de-nouveau-candidate-a-l-eurovision-2015-s1175796.html.

[9] 16.10.2014, http://www.liberation.fr/societe/2014/10/16/trans-la-marche-amere_1123301

[10] Revue, Comment s’en sortir, http://commentsensortir.org/2014/09/10/conference-penser-les-transfeminismes-avec-sandy-stone/.

[11] http://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste_Ambroise_Tardieu.

[12] http://fr.wikipedia.org/wiki/Otto_Weininger

[13] Sandy Stone, The Empire Strikes back : a posttranssexual manifesto (L’empire contre-attaque : un manifeste postranssexuel), 1991, http://en.wikipedia.org/wiki/Sandy_Stone_(artist).

[14] « Le suicide d’une ado transgenre de 17 ans émeut l’Amérique », L’Express.fr, 31.12.2014, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/le-suicide-d-une-ado-transgenre-de-17-ans-emeut-l-amerique_1636637.html.

[15]Revue Gaystarnews, 02.01.2015, http://www.gaystarnews.com/article/vigil-be-held-trans-man-who-jumped-his-death-pittsburgh020115?utm_content=buffer8bbe7&utm_medium=social&utm_source=facebook.com&utm_campaign=buffer.

 Mise en ligne : 29.01.2015
Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire

Maud-Yeuse Thomas

Sociologue

(Logo STP : K. Espineira)   (Logo Intersexe)


Les Marches trans&Inter 2014

Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire

(Affiche : Existrans)

À l’occasion de la marche des trans 2014 (entres autres, l’Existrans à Paris[1], STP : 45 villes dans le monde entier[2]), c’est l’occasion de revenir sur le cadre de société. Tout d’abord, sur le langage, la manière de dire nos réalités. Dans cet article[3], Marie Piquemal veut résumer en quelques lignes le «parcours du combattant » trans :

« Sur sa carte d’identité, il a 27 ans, s’appelle Cédric, c’est un homme. Mais depuis quatre ans, il a l’apparence d’une femme. Il prend un traitement hormonal qui lui a fait pousser les seins, n’a plus de pomme d’Adam depuis une récente opération, a rééduqué sa voix chez un orthophoniste et s’est fait épiler de manière définitive. »

Il… Cédric… pour sous-titrer le fond du problème : « se mutiler pour pouvoir accéder au tribunal » (Piquemal) dans un raccourci grinçant, reflétant parfaitement la manière dont nous sommes décrit.es et, par l’occasion, traité.es. Mais pour dénoncer une situation insupportable, doit-on prendre de tels raccourcis sensationnalistes ? Le point 11 des revendications de l’Existrans tente de préciser les rapports face à ce type d’article très commenté dans les jours suivant l’Existrans. Autre article : « La prise en compte par les médias du kit de l’Association des Journalistes LGBT (AJL) pour le respect des personnes trans et Intersexes. »[4] : « John Bunsoy a été entendu par les enquêteurs après le meurtre de Jeffrey Laude, un transsexuel de 26 ans qui se faisait appeler Jennifer. » Pour les transidentitaires, c’est là un double meurtre puisqu’on lui enlève post mortem sa véritable identité. Ce fait illustre surtout un colonialisme économique et théologique comportant de très forts enjeux politiques faute de loi : « A Olongapo, les Américains apportent un peu de vie, et le portrait de Georges Washington sur des billets verts. » : une double transformation d’une identité de genre et cette société convertie en un « pays de fervents catholiques ». Toutefois, Marie Piquemal place l’enjeu décisif à l’endroit du champ juridique et non pas du champ médico-psychiatrique, illustrant le déplacement du fait trans, non sans en maintenir l’indisponibilité de l’état de la personne masquant l’invariant administratif des états civils conduisant à un impératif des opérations que l’on prétendait éviter au nom de la nature et de l’éthique médicale. Plus encore à l’impératif de la stérilisation en contournant l’éthique générale par une « éthique de conviction » que remplit parfaitement « l’exception trans ».

L’exception nationaliste française

Toute l’aire occidentale tourne désormais autour de ce redoublement où l’impératif psychiatrique se joint à l’impératif juridique pour obtenir, de gré ou de force, cette « conformité » et aboutir à la vraie opération exigée : une stérilisation que le CECOS[5] ratifie, renvoyant la demande à une « médecine de convenance »[6]. Opérer ou enfanter, il faut choisir ! On ne veut pas « d’effet Thomas Beatie », analyse Laurence Hérault[7]. Après une longue période d’immobilité, protégé par une indisponibilité étatique et fermant les yeux sur l’éthique de convenance de praticiens et politiques conservateurs, le droit se mobilise pour maintenir une conformité entre apparence (de la personne genrée) et l’état civil (basé sur la tradition du sexe social d’appartenance coïncidant au « sexe de naissance »). Pour tous les acteurs/trices trans&intersexes, le sujet de fond est la protection de tous les sujets-citoyens et l’abandon des postures psychiatrisantes et discriminantes où les CECOS pour justifier leur refus « éthique » nie le processus de pathologisation :

« Les personnes transsexuelles ne sont pas malades, ainsi leurs traitements ne sont-ils pas envisagés par les CECOS comme une nécessité médicale, mais comme relevant d’un libre choix, qui ne justifie pas une prise en charge de leur fertilité », explique Loïc Ricour, chef du pôle santé pour le Défenseur des droits.

Le double impératif juridique et psychiatrique est nié quand la totalité des textes, y compris les propositions de loi, recourent à l’exigence d’un diagnostic (de transsexualisme ou de dysphorie) en appelant à une «irréversibilité » masquant la stérilisation sur laquelle l’Etat veut fermer les yeux. Il y a là deux fronts institutionnels conservateurs usant chacun de leurs positions hégémoniques dans une violence d’État que digère parfaitement la démocratie.

Les trois premiers points du communiqué de presse de l’Existrans[8] placent les demandes dans un ordre précis, mettant en avant l’impératif juridique commandant en cascade tous les autres impératifs. Il s’appuie sur une protection faisant cesser violences et arbitraires et une demande citoyenne d’une responsabilité étatique d’y répondre :

Le changement d’état civil libre et gratuit devant un officier d’état civil, sans condition médicale (ni stérilisation ni suivi psychiatrique), sans homologation par un juge ;

Le libre choix des parcours médicaux, sur la base du consentement éclairé, avec le maintien des remboursements en France et à l’étranger ;

Le démantèlement des équipes et protocoles hospitaliers et la formation des médecins et chirurgiens français pour un suivi médical de qualité, respectueux et dépsychiatrisé ;

En 1, une loi s’inspirant de l’Argentine et des principes de Jogjakarta ; en 2, les conditions concrètes pour des transitions régies par les conditions de vulnérabilité, de violences et d’arbitraires ; en 3, la mise en cause d’un des piliers principaux de cette violence sourde dans la société où l’on perpétue le lien transsexualisme-psychiatrisation reproduisant le schème homosexualité-psychiatrisation. Comment appliquer ces points ? L’ampleur du travail est de la taille du projet démocratique pour des citoyens-acteurs. « Mais malheureusement ces parlementaires, malgré les belles intentions affichées, n’ont encore une fois pas su se mettre à l’écoute des associations trans’ et intersexes. »[9] Coline Neves indique que le droit tend à reprendre les tenants et aboutissants de la psychiatrisation pour dire ce que sont les «transitions» afin de trier dans la population transidentitaire en multipliant les conditions d’arbitraires.

Tous les ingrédients, après le contexte du mariage dans un contexte d’un retour au religieux et de chômage structurel, sont là pour amplifier une violence sourde en violences prêtes à exploser. Pour l’Existrans, signalant la réponse politique et juridique du Danemark et d’Argentine, les propositions veulent agir très en amont sur la pauvreté, le déclassement et le recours à la prostitution dans un cadre où 80% de la population trans en Argentine étaient déscolarisées. Dans un article[10] sur les traitements retardants proposés à des adolescent.es trans, on peut lire ainsi : (…) « la question se pose de savoir si des enfants ou des adolescents ont une capacité de jugement suffisante pour prendre une telle décision aux conséquences imprévisibles. À l’âge où la puberté et les hormones perturbent déjà l’équilibre des jeunes, la pertinence de ces traitements hormonaux semble plus que douteuse. ». Seuls les adultes savent mais sur quels savoirs ou quelle foi ? L’existence des « jeunes » est renvoyée au silence au motif qu’ils sont jeunes.

Un article parmi d’autres, permi par la dénonciation d’une « idéologie transformant les filles en garçons (et inversement) à l’école » (des manuels SVT au programme ABCD, du mariage pour tous aux campagnes contre les IMS de SOS Homophobie), s’étayant sur une conception naturaliste ou sexualiste des identités sociales. Dans une vision naturaliste, on peut ainsi écrire que « les hormones perturbent déjà l’équilibre des jeunes », faisant disparaître d’un coup de baguette endocrinologique les conditions écrasant les enfants trans et intersexe, la violence des attentes pour une hétérosexualité et hétéronormativité obligatoires. Celle-ci n’est nullement interrogée, validant ainsi la seule certitude qui vaille : l’ininterrogation des schèmes référents et l’assise anhistorique validant des notions naturalistes pour une fabrique d’adultes hétérosexuels. Le consentement de la personne trans adulte est renvoyé au filet sécuritaire déployé dans toute sa violence par la fronde conservatrice reprenant en les simplifiant les nosologies psychiatriques pourtant contestées sur le fond dans le monde entier.

Si le DSM V a entériné la classification du précédent opus (DSM IV), c’est en raison des remboursements permis par une prise en charge économique et non sur un corpus scientifique solidement établi ou une éthique de société. Celui est pris non pas pour le « sexe biologique », simple étayage du naturalisme, mais pour la notion de sexe d’État régulant l’invariant des états civils. Ces dénonciations sans contenus scientifiques, font rejoindre le bouclier thérapeutique de la Sofect (Espineira, 2011[11]) aux manifestants contre la « théorie du genre » à l’endroit des « limites » que des praticiens et auteurs érigent sans jamais situer leur parole et expertise, surfocalisant sur des questions pour des réponses tranchées sans études ni terrain mais annonçant des cautions scientifiques. Ici un psychiatre atterré par le « prosélytisme » des homos et trans, là ce chantage sur un désir d’enfant dont toute la société estime qu’il est un droit inaliénable.

 

De la loi de la majorité

En un mot, il s’agit toujours de parler à la place de, laissant intactes les violences croisées de la famille à l’école, laissant grandir l’enfant dans le silence, sans tenir compte des déscolarisations attisant et renforçant les violences familiales. La Gauche, nullement préoccupée de ses promesses (« n’engageant que ceux-elles qui y croient ») peut rejoindre l’oscillation de la Droite se positionnant tantôt sur une démocratie sexuelle (Fassin) purgée de toutes perversités (notamment d’une homosexualité comme contenant idéologique de la pédophilie et zoophilie), tantôt dans son combat contre l’Islam. Un article insiste sur ce point, faisant jouer ce balancement et pouvant conclure : « Transsexuels et intersexes pourraient-ils se sortir de leur rôle de clientèle captive de la gauche française en s’intéressant sincèrement au libéralisme ? »[12] Les trans, des libéraux qui s’ignorent devant se convaincre qu’ils n’obtiendront rien d’une gauche conservatrice ? Sus aux pauvres ? L’auteur oublie simplement de souligner la pauvreté liée aux déscolarisations, au sentiment d’inquiétude profond et aux désancrages familiaux. On dira plus simplement que tous les partis ont toujours instrumentalisé les plus vulnérables, faisant jouer la loi de la majorité.

L’analyse des exposés des motifs pour une loi sur l’identité de genre en préparation (Delaunay puis Benbassa) n’en finit pas de dénoncer la faiblesse de réponses, l’isolement de la France, la situation désastreuse des trans… pour reculer et maintenir une possession que valide Gauche et Droite : « on peut légitimement se demander en quoi le genre d’un individu devrait garder la moindre importance pour l’État.» (Sedra). Réponse : contrôler les états civils, c’est contrôler la définition du mode cisgenre majoritaire de la population ; c’est aussi contrôler la définition du « syndrome transsexuel » : « au regard de ce qui est communément admis par la communauté́ scientifique, la réalité́ du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence » (Proposition de loi Benbassa[13] reprenant les termes de René Küss en 1978). Il n’est question que de la population transsexe, d’où le chiffre très bas en France (10 000 à 15 000 personnes en France – proposition Delaunay). La définition s’est constituée sur l’entrée pseudo-scientifique où le «genre est opposé au sexe», biffant le tarvail et les conclusions des études de genre. La « communauté scientifique » n’est autre que le protocole psychiatrique de la Sofect armée du DSM et soutenue par les institutions, mettant en avant les recommandations de la CNCDH[14] de ce qu’il faut faire (l’Ethique ?) et que l’on ne suit pas (le réel des rapports de force). Ladite CNCDH a d’ailleurs été recalée, simple consultation d’une simple commission face à la Sofect autoproclamée « société scientifique ». Le genre constitue bel et bien une politique de dé-comptage de la plus haute importance puisqu’il conditionne toutes les représentations (cisgenres, transgenre, intergenres et queers) et donc la manière de « penser la coïncidence sexe-genre » à l’heure du conflit « symbolique » entre « théorie de genre » et études de genre. La poursuite d’une ignorance de fond conduisant à mettre l’Argentine en ligne d’horizon, faisant croire à une marche vers un décisif progrès social.

L’horizon argentin

Rappelons que la loi sur l’identité de genre en Argentine a été mobilisée sur le constat sociologique d’une déscolarisation massive, d’une pauvreté et vulnérabilité et non du fait d’être trans ou non, comment et pourquoi l’on est trans ou non. Il s’agit d’une décision consécutive d’une politique sociale ; rappelons que le T en Argentine, ne fait pas la différence entre travesti, transgenre et transsexe et mise sur le plus petit dénominateur commun des politiques publiques, le lien social et le niveau de vie protégeant ou exposant aux violences, tandis que la France milite pour sa majorité en nombre et symbole. Cette loi est issue du contexte socio-économique ultralibéral mondialisé et non d’un groupe particulier. La réponse est ici d’autant plus saisissante qu’elle s’appuie sur des facteurs macroéconomiques conduisant la société argentine vers une aire ultralibéraliste à marche forcée, faisant croire à une ouverture sur des minorités pauvres et des droits occultés. Puisque l’on ne peut défaire ni le genre ni l’instrumentalisation des plus vulnérables, gagnons plus pour acheter opérations et papiers. Pragmatisme ou cynisme ordinaire ? N’oublions pas pour autant les violences collatérales des divers agendas s’entrechoquant. De nombreuses fois, il a été analysé que, pendant que l’on s’occupait d’une ultraminorité, le dossier de l’IVG restait en souffrance en Argentine et avec lui, la mainmise dans un contexte traditionaliste. En bref, les féministes se rappellent aux trans du monde entier qu’elles ne disposent pas toujours de leur corps, sont toujours menacées dans leur existence… pour les mêmes raisons que les trans : inégalités socioéconomiques, mainmises par l’élitisme des savoirs/pouvoirs, privatisatons de l’accès aux soins. Les femmes ont raison de s’inquiéter, non de cette loi minuscule mais de l’effacement organisé de leur condition. En filigrane, une priorisation et privatisation d’existences décidées depuis les centres de décision et dont les miettes départagent les plus vulnérables.

L’Argentine comme modèle avant-gardiste pour les trans ? Ce n’est donc pas aussi simple mais il figure avant tout en Europe comme un modèle d’un courage politique inédit par une femme présidente, Cristina Kirchner. Il redonne à une catégorie d’individue.e.s particulièrement discriminé.e.s au moins une chance de retourner à l’école et peut-être de freiner la descente vers la pauvreté, facteur sur lequel les arbitraires au pouvoir se sont toujours appuyés en faisant appel à ladite communauté scientifique, nullement interrogée. La revendication de l’Existrans, l’OII et STP sur la dissolution des équipes hospitalières repose sur une demande de justice, avant tout en raison des malveillances que nous constations déjà à l’ASB[15] il y a 25 ans. Le contexte de frondes contre la « théorie de genre » étant un contexte particulièrement efficace pour détourner l’attention des théories « psys » sur le « transsexualisme » et « l’homosexualité », objets nullement « médico-légaux ». Le point 2 de l’existrans s’y attache précisément et le point 3 l’affiche ouvertement. Mais sans solution de remplacement, préconisé dans le point 4, la continuité des malveillances à l’abri des pouvoirs et tout débat du lien entre pauvreté, déscolarisation, émigration forcée et transidentités, va se poursuivre, faisant le lit des psychopathologisations où la dépsychiatrisation du langage de la Sofect fait illusion puisque son pouvoir émane de son articulation aux centres de décision conservateurs.

4. La formation et la sensibilisation des personnels en contact avec les personnes trans et Intersexes (santé, éducation, social, administratif, justice, prisons, etc.), en lien avec les associations trans et Intersexes.

Qui va faire cela et avec qui ? La suite des revendications, reprenant les points de l’Existrans depuis sa naissance (1997), dresse un portrait impressionnant dans l’ampleur de ce qu’il reste à faire en portant une attention soutenue à ce qui va se dégrader. C’est-à-dire, tout. La formation des praticiens et institutions est placée à juste titre en lien avec la société dans ses rapports de force plus qu’une société citoyenne responsable, d’où la profusion d’expertises professionnalisées face aux chantiers minuscules, de sensibilisation « militante » forcément bénévole, ce pourquoi le rattachement symbolique à la Gauche reste fort malgré l’immense dépit. L’accès au travail et à son maintien dans les périodes de transitions reste un point particulièrement difficile à négocier, y compris et pour une fois, pour la couche moyenne de la population, généralement à l’abri lors des périodes de croissance. En faisant un tour d’horizon des raisons profondes de ces revendications, outre ces renvois répétitifs aux exceptions à consonances psychiatriques et aux jurisprudences que l’on dénonce sans pouvoir s’y attaquer, l’acuité de ces revendications tient aux agendas qui ne les ont jamais pris en compte. Le droit va-t-il reprendre ce qui a été « déconstruit » dans le huis clos d’une pseudoscience qui l’avait prise « en charge » et ce qui dans la santé psychique des individus a été sciemment détruit pour le cantonner à des figures de la folie ou du trouble ? Quel programme et protocole pour les enfants que le DSM veut désormais psychiatriser, quel suivi médical spécifique dix-vingt ans après la transition ? Tout indique la suite d’un déni de démocratie par des élites à des postes de décision. Aussi, la 18e marche se succédera par une 19e puis… La double question trans&inter est une question universelle régulée par des exceptions locales nationalisées.

Le droit contre l’égalité à la suite de la psychiatrie ?

Ces marches et revendications sont le fruit d’une attente à une société meilleure et n’ont jamais produit la moindre violence contre des individus. Les marches des trans et intersexes sont fondamentalement sociales et pacifiques, loin des manifestations du type Mariage pour tous dont le but essentiel et premier est d’empêcher que tous les citoyens soient égaux devant la loi face aux mêmes droits et devoirs. Pour accéder à l’utopie d’une société égalitaire, le pluralisme politique reste le seul garant et, de fait, la lutte des trans&intersexes ressemble à s’y méprendre à une reconquête du lien social pluraliste. Mais celui-ci n’est pas près d’aboutir. La marche de l’Existrans annonce 5000 manifestants[16]. Autant dire, une miette dans un océan. Combien dans le monde ? Les discriminations sociétale et étatiques pèsent plus lourd. Reste donc, en effet, le pouvoir d’autonomisation qu’offre l’argent de la société libérale face aux silences, déscolarisations, agressions et violences, à l’intérêt constant de l’État pour ce « sexe social » et ce retour aux boucliers thérapeutiques et théologiques comme rempart aux peurs que l’on agite.

(Affiche STP : Karine Espineira)


[1] http://existrans.org.

[2] Le 18 octobre 2014, plus de 90 actions ont eu lieu  dans 45 villes à travers le monde, coordonnées par 108 groupes et organisations sous la Campagne STP. Actuellement (octobre 2014), STP compte avec le support de 390 groupes et réseaux activistes d’Afrique, Amérique Latine, Amérique du Nord, Asie, Europe et Oceania.http://www.stp2012.info/old/fr.

[3] Marie Piquemal, 05.09.2014, Libération, URL : http://www.liberation.fr/societe/2014/09/05/pour-les-trans-le-changement-d-identite-a-la-merci-du-tribunal_1093796.

[4] « Meurtre d’un transsexuel aux Phlilipines : le port  d’Olonpongo, vaste bordel américain, déserté », AFP, 19.10.2014,  URL : http://www.lexpress.fr/actualites/1/styles/meurtre-d-un-transexuel-aux-philippines-le-port-d-olongapo-vaste-bordel-americain-deserte_1613177.html.

[5] Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains.

[6] http://www.lavie.fr/actualite/bioethique/procreation-des-transsexuels-la-pointe-du-debat-sur-la-pma-24-01-2014-49036_394.php.

[7] Intervention au colloque Transidentité  et cancer, cancéropole de Toulouse, septembre 2014.

[8] http://existrans.org/?p=244.

[9] http://yagg.com/2014/10/14/droits-des-trans-un-vrai-changement-detat-civil-libre-et-gratuit-cest-possible-par-coline-neves/.

[10] http://www.theoriedugenre.fr/?Aux-Pays-Bas-des-enfants

[11] Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique : discours et limites d’un appareil de légitimation », in Revue Le sujet dans la cité, n°2, Habiter en étranger, 2011.

[12]J. Sedra, « La 18e marche Existrans  pour les droits des personnes trans et intersexes, 20.10.2014, Contrepoints.org, https://www.contrepoints.org/2014/10/20/185209-la-18eme-marche-existrans-pour-les-droits-des-personnes-trans-et-intersexes

[13] Proposition de loi présentée au Sénat, 11.12.2013.

[14] Commission nationale consultative des droits de l’homme.

[15] Association du Syndrôme de Benjamin fondée en 1994.

[16] http://yagg.com/2014/10/18/plusieurs-milliers-de-personnes-defilent-pour-lexistrans/.

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Mise en ligne : 31 octobre 2014

Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire
Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire
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