Vincent Guillot


Accompagner ou stigmatiser

Depuis que les trans’ ont pris la parole en France, ils/elles n’ont eu de cesse de dénoncer la stigmatisation dont ils/elles font l’objet de la part de quelques psy (psychiatres, psychanalystes, psychologues) qui se sont érigés en spécialistes de la transsexualité, assénant chaque fois que possible leur vérité. Deux positions s’affrontent, celle d’une poignée de spécialistes et celle des personnes concernées, sans que jamais les uns et les autres ne puissent s’entendre.

Pour les psy, la transsexualité est une affaire médicale, pour les trans’ c’est une question de société, une question politique qui remet en cause les fondement du système car touchant au juridique et au social, au religieux et au philosophique.

Je porterai aujourd’hui un regard sur l’évolution de la question trans’ et sur l’accès aux droits des personnes concernées qui me semble essentielle.

Lorsque les médecins, les psy se sont penché sur la question trans’, il y a déjà quelques décennies, les homosexuels/homosexuelles prenaient la parole et se sortaient de la pathologisation et de la criminalisation; C’était le temps du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, puis de l’émergence des associations gay et lesbiennes qui firent évoluer le regard sociétal passant de la déviance à l’orientation sexuelle revendiquée. Jusque là les trans’ faisaient peu parler d’eux/d’elles et se débrouillaient tout/toutes seuls/seules pour faire leur transition. Les rares fois où l’on parlait de la question trans’, ce n’était que sous la forme du scandale et plus rarement encore de la victimisation.

Passé cette période à leurs tour les trans’ s’organisèrent et prirent la parole, rejoints bien plus tard par les intersexes, qui en France ont fait le choix de se battre au sein des groupes de lesbiennes, gay, bi et trans’ pour faire converger l’ensemble des luttes des diverses associations. De fait le FAHR rassemblait déjà toutes ces composantes, de même que le reste de la société qui confondait, au sens littéral du terme, toutes ces populations sous divers vocables, tel que les invertis. La boucle est bouclée et les luttes trans’ ne peuvent plus être séparées des autres luttes des minorités de genre et sexualité d’autant plus que les théories queers sont venues renforcer l’idée que ce n’est au fond qu’un combat féministe constructiviste, basé sur les luttes de sexe de classe et de race.

Durant toutes ces décennies, les quelques médecins qui se positionnent en spécialiste des trans’ campent sur leurs positions binaires, une transsexuelle est un homme qui désire de façon délirante se vivre en femme et vice versa; au delà point de salut, la question trans’ n’est et ne peut être selon eux que médicale et avant tout psychiatrique, il faut tout verrouiller afin que nul n’échappe à leur main mise.

Heureusement pour les trans’ le choix du médecin est libre en France et il y a de nombreux praticiens compétents dans chacune des disciplines concernées qui les accompagnent discrètement. Les techniques médicales ont évolué et des réseaux se sont créés, permettant aux personnes concernées de transitionner dans de bonnes conditions tant psychologiques que médicales (il faut aussi noter la création du RMI, puis du RSA et de la CMU ainsi que le développement d’internet qui ont notoirement changé le quotidien des populations stigmatisées en général).

Ce faisant la question trans’ a pu évoluer et chacun/chacune peut avancer vers la personne qu’il/elle est avec ou sans modifications corporelles, ou plus généralement avec certaines modifications corporelles, sans faire nécessairement le « parcours complet » d’homme vers femme ou vice versa.

Si au cours de la préhistoire puis de la protohistoire de la question trans’ ceux-ci/celles-ci se construisaient généralement dans la plainte du fait d’une absence d’altérité, de repère pour partager ce drôle de sentiment de ne pas être né dans le bon corps, les choses ont radicalement changé grâce aux actions des associations historiques, puis plus récemment, avec l’émergence d’internet, des forums, groupes et associations que l’on vit fleurir au cours de la décennie passée.

Je milite depuis une dizaine d’année au sein de groupes trans’ et intersexes et à titre professionnel accompagne en tant que travailleur social ces population et peut donc témoigner de la réalité de ce changement de paradigme: De la plainte à la revendication, les trans’ ont gagné en sérénité car ils/elles ont la possibilité de se dire, de se rencontrer et de faire chacun/chacune son parcours personnel correspondant au mieux de son identité.

Bien sûr un tel parcours amène forcement des questionnements importants, parfois mais pas nécessairement des passages difficiles, nécessitant un accompagnement social et psychologique bienveillant et sans jugement que n’offrent pas les praticiens hospitaliers spécialisés. Bien au contraire, ceux-ci ralentissent sciemment l’épanouissement des patients suivis au sein de leurs équipes pluridisciplinaires, en les enfermant dans des carcans dogmatiques et passéiste qu’ils nomment protocoles. Or tout comme les intersexes, mais aussi certains/certaines homosexuel/homosexuelles, ce qui serait nécessaire est non pas ce qui est proposé mais serait un accompagnement à l’auto détermination afin que chacun/chacune puisse s’accepter et choisir sereinement les modifications corporelles souhaitées ou alors abandonner l’idée de telle ou telle modification.

Si il y a une dizaine d’année, avant la généralisation d’internet, lors des réunions du Centre d’Aide de Recherche et d’Information sur la Transsexualité et l’Identité de Genre que je co-animais la souffrance était prégnante, il n’en est pas de même lorsque je rencontre les jeunes générations de trans’. Il était alors normal de traverser la France pour venir à nos réunions trimestrielles et la plupart des personnes arrivaient avec le poids de leurs souffrances. Je me rappelle bien des nombreuses personnes qui n’osaient pas engager la parole, venues habillées avec les codes vestimentaires de leur sexe administratif avec tout au plus un accessoire du genre désiré mais discret ou encore de futures MTF maquillées à outrance, essayant de cacher leur barbe et se présentant avec leur état civil masculin. Notre rôle consistait outre les conseils d’usage, les mille et un trucs et astuces, les bonnes adresses, à demander à la personne le prénom qu’ils/elle s’étaient choisies pour les soulager et leur permettre de se dire. Parfois, des femmes ou des hommes viennent me voir en me demandant si je me rappelle d’eux, tout en sachant que c’est impossible puisqu’ils/elles ont fini leur transition, et me remercient. Aujourd’hui, il n’en est rien et à chaque rencontre, je mesure le chemin parcouru en rencontrant des jeunes épanouis, souvent accompagnés/ées de leur ami/e, de leurs parents et parfois même de leurs enfants.

La grande majorité de ces personnes sont suivies en ville, elles ont choisi leurs médecins et sont généralement satisfaites de leur accompagnement. A l’opposé, celles qui on choisi le parcours auprès d’équipes hospitalières souffrent et bien souvent lorsque cela leur est possible abandonnent à plus ou moins longue échéance ce circuit pour rejoindre la médecine de ville. Les demandes ont donc bien changé et au delà d’internet qui permet d’obtenir des informations précieuses qui ne circulaient qu’au sein des associations, les demandes portent actuellement bien plus sur un accompagnement juridique et social. En ce sens les trans’ sont passés/es de population stigmatisée à population minoritaire, rencontrant les mêmes soucis que tout autre minorité au sujet de l’accès aux droits, droit au travail, droit au logement, droit aux papiers, droit à l’égalité de traitement. On retrouve parmi ces populations les mêmes clivages sociaux que dans le reste de la population, les plus favorisés s’en sortent très bien, occupent des fonctions professionnelles à responsabilité et « transitionnent » sans trop de problème dans leur emploi, les plus défavorisés galèrent et cumulent les difficultés, comme les jeunes de moins de vingt cinq ans qui n’ont pas de famille pour les soutenir financièrement ou les étrangers/ères sans papiers réduits/tes généralement à la prostitution. En corolaire à leur position sociale, ceux/celles qui en auront les moyens et désireront des modifications corporelles se feront opérer à l’étranger pour la qualité des soins et de l’accueil, sans commune mesure avec celle des chirurgiens hospitaliers français n’en déplaise au lobby des spécialistes hospitaliers, les moins favorisés rejoindront quant à eux les équipes hospitalières françaises.

Le regard sociétal a lui aussi bien changé et la transidentité n’est plus seulement « trash »(ou alors dans des médias dédiés) mais porte dorénavant sur un vécu beaucoup plus lisse, plus conventionnel et véhicule le message que les trans’ sont des personnes comme les autres et que l’on peut être trans’  heureux/euses et épanoui. De plus, bon nombre de trans’ se vivent à visage découvert auprès de leur entourage, de leurs collègues et voisins et les ruptures familiales sont beaucoup moins nombreuses qu’auparavant. Somme toute, les trans’ ne rencontrent pas beaucoup plus (mais encore trop) de stigmatisation que les homosexuels/elles, ce qui est une avancée énorme si l’on tient compte de la rapidité de l’évolution du regard sociétal sur les transidentités. Bien sûr, comme au sujet de l’homophobie du sexisme, du racisme, il y a encore énormément de chemin à parcourir, mais les frontières ont bougé.

La question trans’ est donc passée, hormis pour quelques médecins et juges, de la sphère médico-légale à l’acceptation  sociale d’une identité alternative, tout comme l’homosexualité il y a quelques décennies, tout comme la question intersexe est en passe de le faire.

Comme sur la plupart des sujets de société, la population a évolué bien plus vite que le droit et l’une des principales revendication trans’ demeure l’accès au changement d’état civil sans stérilisation et sans expertise médicale conformément à la directive européenne[1]. Le droit évolue a son rythme et nul ne peut ignorer que bientôt les changements d’état civil se conformeront à cette directive, par l’initiative d’un juge ou parce qu’un/une trans’ ira ester auprès des instance européennes.

A contrario, l’évolution d’une petite partie du corps médical français, réfractaire à tout changement pour des raisons corporatistes, ne pourra se faire que par le biais d’un combat politique mené par les personnes concernées et par une dé-classification de la transsexualité des normes européennes et internationales (CIM et DSM) tout comme cela a été fait pour l’homosexualité en son temps. A l’époque, suite au travail d’éveil des consciences des associations homosexuelles et à l’évolution du regard sociétal sur cette question, les psychiatres avaient considéré que l’homosexualité n’est pas une pathologie mentale et nul professionnel sérieux ne remettrait ce choix en cause, il en va de même pour la transsexualité qui comme l’homosexualité doit passer du stigmate psychiatrique au choix individuel.

La question trans’ est et ne saurait être autre chose qu’une question sociétale, qu’une question politique, au même titre que n’importe quelle minorité. Lorsque nous parlons de question trans’, il ne s’agit nullement de savoir si ceux-ci sont ou ne sont pas porteurs d’un quelconque syndrome psychiatrique. La question ne se pose pas au regard des milliers de personnes ayant « transitionné » et menant une vie conforme à ce que la société attend d’elles. L’évolution sociétale au quotidien est actée et comme tout un chacun, selon son statut social, un/une trans’ aura ou pas accès à ses droits selon son statut social et non pas selon son statut de trans’. Cette notion est importante pour comprendre l’évolution incroyable de la question trans’ au sein de la société française (et occidentale en générale). Trouver ou garder un emploi, un logement, accéder à une domiciliation bancaire, obtenir un crédit, étudier, toutes ces choses du quotidien qui étaient quasi impossible aux trans’ il y a quelques années sont désormais possible pour celles et ceux qui ont eu accès à l’éducation de par le statut social de leurs parents. Celles et ceux qui n’ont pas eu cette opportunité se voient encore fermer les portes et restent dans la précarité (parfois extrême) comme n’importe quelle personne issue des classes populaires.  La transidentité n’est plus en soi un facteur excluant mais reste un facteur aggravant de l’exclusion. Être jeune et issu d’un milieu pauvre est un facteur primordial d’exclusion par exemple, que l’on soit trans’ ou que l’on ne le soit pas. Par contre être jeune, pauvre et trans’ est encore plus excluant et obère bien souvent par exemple toute possibilité d’accéder à un foyer et encore plus d’accéder à un emploi.

La nécessité actuelle n’est pas de structurer des réseaux médicaux particuliers pour les trans’ dont ceux-ci ne veulent pas. Cela reviendrait à créer une exception trans’ rendant caduc le droit intangible à choisir son médecin pour les assurés sociaux (et ouvrirait une brèche dans ce droit en créant la possibilité de réseaux obligatoires pour d’autres minorités tels que les étrangers ou les Roms par exemple). L’offre de soins de la part de spécialistes en ville et à l’hôpital est suffisante en France et chaque trans’ peut être suivi près de chez lui nonobstant les intimidations faites par les équipes hospitalières auprès de leurs confrères du privé. Par contre, il n’y a pas de réseau d’accompagnement pour les trans’ tel que les plannings familiaux pour la contraception ou les Centres Médicaux Psychologiques pour l’accompagnement psychologique, il n’y a pas de places en centre d’accueil d’urgence, de structures sociales proposant à la fois un suivi social, psychologique et juridique; Or c’est là que se situent les besoins des trans’ et non pas dans la main mise de quelques praticiens ayant un regard passéiste sur les trans’. La mise en place de réseaux et de soutien de minorités a toujours été consécutive à la prise de conscience de la société de problèmes donnés, tel par exemple les Centres d’Accueil pour Demandeurs d’Asile qui firent suite au Dispositif National d’Accueil créés et gérés par l’état pour accueillir les réfugiés chilien. Les CADA eux furent ensuite créés pour accueillir les « boat people » dans les années soixante dix et l’organisation en a été faite avec des finances publiques et par les réfugiés politiques chiliens. Ce sont les personnes concernées qui savent mieux que quiconque ce qui est bien pour elles et comment accompagner leurs semblables. Je donne cet exemple car il illustre bien mon propos. La question des réfugiés aurait pu rester dans la sphère du juridique comme elle avait été traitée jusque là avec par exemple les réfugiés espagnols ou les français de Tunisie. Elle aurait pu rester dans la sphère de l’état, autrement dit la sphère administrative du public. Il n’en a rien été car la question des réfugiés était passé de la stigmatisation (républicains espagnols, Français de Tunisie) à la revendication (réfugiés chiliens). A partir du moment où un groupe  revendique son identité et où la société s’en empare, il passe d’un statut de subordonné (patient, délinquant, sujet administratif…) qui n’a pas son mot à dire, au statut d’acteur échappant ainsi aux carcans qui lui étaient jusque là imposés.

C’est ce qui s’est passé pour les trans’, de patients ils/elles sont devenus acteurs/trices et échappent désormais à cette volonté de main mise sur leurs vies, rejoignant ainsi n’importe quel citoyen, dès lors, la psychiatrisation des trans’ n’a plus lieu d’être, c’est un réseau d’accompagnement pour l’accès aux droits qu’il est nécessaire de construire.


[1]. résolution 1728(2010)du conseil de l’Europe

16.11.2. à des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale;

16.11.3. à un traitement de conversion sexuelle et à l’égalité de traitement en matière de soins de santé;

16.11.4. à l’égalité d’accès à l’emploi, aux biens, aux services, au logement et autres, sans discrimination;