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Les TRANS-CORPS de Karl

Karl Lakolak,
Plasticien

Cécile Croce,
MCF, Université de Bordeaux 3 

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Écho dans la forêt, starring Juliette
(Lakolak, Paris, 2012)


 

Les TRANS-CORPS de Karl

Regards croisés de l’esthétique et de la création

Cécile Croce, Karl Lakolak

 

 

 

L’œuvre picturale de Karl Lakolak créée dans des actions performatives et démultipliée par les vidéos et photographies opère les corps selon le fil du désir, ses aléas, ses surprises. La question de l’identité genrée, sexuelle, amoureuse, mais jamais donnée, ni fixe ni définie, est aussi celle de l’artiste plasticien. Il interroge sa place, sa mission qui espère donner corps à la multiplicité des déclinaisons du genre et déconstruire les pôles établis, les recycler. Nous écouterons aussi des œuvres en ce qu’elles bouleversent, interrogent, expérimentent, le long de cinq photographies. Et pour ne pas conclure, laisser la voix au poème.

 

 TOUT EST RATÉ, par Karl Lakolak

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Rape of Europa, starring Elvis et Elvis (Lakolak, Paris, 2012)

Imaginons d’un côté Meule Soleil couchant de 1890 par Claude Monet (h-t, 73 × 92 cm, Musée des Beaux-arts de Boston), de l’autre Rythm 10, performance de Marina Abramovic (1973, sorte de scénario macho-masculin, où l’artiste agenouillée passe une série de couteaux entre ses doigts à toute vitesse) ; et peut-être au centre La mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix (1827-1828, h-t, 392×496 cm, Musée du Louvre ; sur l’épisode dramatique de la mort du souverain perse Sardanapale – en fait Assurbanipal qui vécut entre 669 et 627 av. J.-C, dont la capitale est assiégée sans aucun espoir de délivrance et qui décide de se suicider en compagnie de ses esclaves et de ses favorites). Avec ce dispositif, je dessine une « Figure d’Artiste », en plasticien contemporain qui pose le questionnement de son identité, avec toute la liberté promise par l’autodidaxie. Cette Figure plane en nous tous, attribut social imaginaire et mémoriel, mouvant, abrité dans notre esprit comme le « rêve de vol » de Gaston Bachelard. En effet, pour l’autodidacte que je suis, modestement et brièvement formé à Paris1 en histoire de l’art, la fabrication de l’identité de l’artiste contemporain fut un douloureux problème, et en même temps un champ d’investigation fructueux, tant la liberté d’expression qui semblait définir l’espace de la création, permet de s’engouffrer totalement dans les profondeurs du laboratoire de son improbable identité. Avec ce dispositif donc, j’invente un théâtre commun, expression du désir même mis en scène, fondé sur un jeu des contraires. L’art comme machine à désirs, laboratoire des fantasmes fondateurs.

 

 

Le jeu des contraires

 

Objectif souvent raté mais toujours visé : réunir les oppositions, les paradoxes pour au bout du compte, à partir d’une dualité fondamentale, militer pour le doute, la liberté caméléon de multiplier les identités, bref du double jeu tenter la synthèse. Ainsi, je vogue sur une impossible synthèse entre deux figures antagonistes. Avec Monet (j’aurais pu citer Claude Gelée, Corot ou Van Gogh) je pense au retrait, à la solitude, au silence, à l’artiste méditatif (romantique ?) dont l’esprit s’évade, qui entame une longue conversation avec lui-même ; Rembrandt devant son miroir. Ce retrait du monde me conduit au rêve aux fantasmes à la masturbation (sexuelle). Avec Abramovic (j’aurais pu citer Warhol, Beuys…) je retrouve l’artiste en relation permanente avec ses contemporains, souvent engagé, en danger, exhibé, ou l’artiste contemporain témoin de son temps, qui opère une mise en perspective critique et esthétique du monde. D’un côté, donc, l’évasion tranquille, plaisir esthétique, séduction, de l’autre l’implication totale dans la vie commune dans la cité, la provocation, l’engagement politique, voire le sensationnel, l’outrance et parfois le mauvais genre et souvent le scandale. Ce double jeu rappelle l’attitude du peintre français Gérard Garouste dans les années 80, qui jonglait avec filiation et modernité avec « Le Classique et l’Indien » ; or, cette question essentielle au cours du XXe siècle – être moderne a tout prix – fléchit au début des années 90, avec le doute et la remise en cause du « progrès », les peurs devant les méfaits de la perpétuelle volonté de croissance, le productivisme, l’économie de masse, le libéralisme triomphant, le mépris de notre environnement… Le constat est clair pourtant : la peinture, telle qu’elle se manifestait et s’envisageait depuis l’Antiquité jusqu’à la Figuration libre, est morte. Son aura n’est plus.

 

À partir de ces postulats, comment « faire le peintre », à quoi bon ?

Peintre malgré tout, j’ai donc décidé de travailler sur ce cadavre : le réanimer, le ressusciter, l’érotiser, le photographier, le pornographier, le filmer, le remettre en scène sauvagement. Le corps « pornographié » est donc pour moi l’exhibition, une graphie comme une autre ; avec l’ambivalence supportée du langage sexué : le corps théâtralisé est mis en scène à partir d’attitudes conventionnelles de la sexualité, de poncifs fétichistes contemporains, qui sont ici décalés détournés pour livrer l’acteur à son exhibition fortement détachée, intemporelle, pour déconstruire l’identité de l’acteur (de sexe et de genre). Loin d’un rapport artistique sur la sexualité véritable, il s’agit plutôt d’un théâtre poétique et philosophique de la sexualité, comme bon commerce du corps, entendu comme échange honorable entre  citoyens consentant, traversés par le souffle virtuel du désir. Le corps dont je parle n’est pas isolé du monde, de son environnement, et peut aussi s’inscrire dans une « histoire des peintures » ; par exemple je m’intéresse à nouveau à « l’invention du paysage », pour réinscrire l’amoureux moderne dans son équilibre cosmique. Ici  nous retrouvons Monet. Filmer l’amour dans le paysage, serait alors une façon de relier certains rites des sociétés traditionnelles à ce qui nous reste aujourd’hui de sauvage : le jardin, la campagne, la forêt, certains sites protégés. Nous jouons ainsi mais surtout jouer à redonner du sens à quelques mots désuets qui pourtant circulent encore : Le Paysage, Le Tableau (Paysage pornographié – Tableau chorégraphié). Alors, l’homme, Homo Sapiens sapiens, l’homme sage civilisé, intellectuel , extrêmement savant et parfois arrogant, maître de ce monde qu’il veut impitoyablement soumettre, retrouve  l’animal primitif qui sommeille en lui, curieusement si charnel, le mammifère solidement attaché à Gaïa sa mère symbolique dont il ne peut se détacher (je me fiche de la guerre des étoiles), le singe qui fait le beau et parade dans l’antichambre des cérémonies sexuelles.

 

 

Le désir

 

L’art met en scène l’expression d’un désir.

Constat clairement posé – amours divines antiques, mythologies et métamorphoses, marivaudages classiques, perversions romantiques  et fétichismes contemporains, le sexe (autant que la guerre et la mort ?) rode dans le champ de l’art. Il touche à la question du genre, à ma vie personnelle, à mes errances anciennes, aux multiplications des « comportements de genre » durant mon enfance et mon adolescence ; mais à mesure de la synthèse qui s’opère actuellement, elle se propage dans les multiples métamorphoses posturales que je mets en scènes avec mes acteurs danseurs modèles. Le sexe n’y est pas hard mais plutôt métaphore de tous les désirs et, souvent je pense à la préciosité des personnages de porcelaine, fragiles et ambigües qui s’embarquent pour Cythère dans le célèbre tableau de Watteau. Le corps masculin (ou parfois féminin) qui se livre pour mes essais chorégraphié, recrée du genre à mon sens, du genre nouveau mauvais ou bon, grand ou bas, hautement cultivé ou animal, précieux ou lourd, de l’ours à l’Antilope en somme. Le corps que je mets en scène s’oppose à l’enfermement répressif délétère de notre mobilité corporelle générée par l’entreprise de fabrication du féminin et du masculin dans nos systèmes policés et inégalitaires. Si la sexualité est instrumentalisée par les commandeurs, la répartition des comportements de genre est tout aussi contrôlée pour mieux asservir, culpabiliser et gouverner par une sort d’accusation permanente : nous sommes des pêcheurs, des coupables permanents ; Nos mouvements sont contrariés, et dictés par le code des attitudes justes (l’implacable diktat de la machine éducative occidentale hétérocentrée). Le lieu d’art comme laboratoire des désirs permet ainsi à chacun d’explorer selon son bon vouloir, selon la circonstance, toutes les interprétations corporelles imaginables : de ce qui est discriminé comme viril ou féminin : manière, élégance, sophistication, préciosité, retenu, rigueur, raideur… Y remontent les émotions de mon enfance : j’étais clairement de ceux dont le sexe biologique n’était pas harmonieusement attaché au genre ; j’étais en perpétuelle inquiétude face à l’univers comportemental masculin qui m’était semble-t-il dévolu ; je vivais chaque expérience vers le masculin comme un échec, et, au fond , ce que je désirais alors c’était : jouer à la poupée, materner, jouer à la « dinette », sauter à la corde, jouer à la marchande…  un peu plus tard me maquiller chausser les talons aiguilles de maman, voire porter ses robes, un peu plus tard chanter Barbara (plutôt que Brel) ; Je me définirais donc comme féminin contrarié, ce qui n’équivaut ni au masculin, ni au féminin, ni au neutre. La question du narcissisme est au cœur de mes images, car elle correspond pour moi à un passage initiatique non résolu ; ce « faire la fille », à mon sens, conduit certains à vouloir changer de genre, à condition de se désirer narcissiquement dans le sexe opposé à son sexe biologique. Cette question, je l’ai certainement vécue à l’adolescence, avec angoisse et au final l’impérieuse injonction des interdits : une peur panique de devenir femme physiquement. Je pense qu’une mort symbolique s’est installée en moi au sortir de ce passage, une question irrésolue pour toujours avec comme corolaire, une impossibilité de considérer mon propre corps avec sérénité, apaisement ; « Trouble dans le corps ». Quand j’applique rituellement des peintures (parfois écritures et dessins) sur le corps vierge, j’opère donc une transformation symbolique de l’acteur soudainement déconstruit et devenu tableau vivant près à être admiré dévoré acheté… par les regardeurs amateurs collectionneurs…

 

Pour conclure, c’est bien sur le « Ratage » évoqué plus haut que s’établit du sens dans mon projet ; comme dans la construction fragile de l’identité, le renoncement, l’inachevé, le raté, le perdu, le retrouvé, l’impasse, le retour, etc.  Autant de rebondissements permanents dans le complexe fil conducteur.

 

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David, série Un con m’habite (Lakolak, Paris, 2005)

 

5 ŒUVRES DE KARL, par Cécile Croce

 

1 – Le jeu des contraires tenté par Karl dans ses œuvres, porte non seulement sur l’équilibre entre la violence d’une performance à la M. Abramovic et la rêverie d’une peinture à la C. Monet, mais entre la franchise sexuelle d’une représentation pornographique fétichisée et la délicatesse de la sensation esthétique reçue. Dans David, (série Un con m’habite, Paris, Karl Lakolak 2005), un « corps pornographié » pose, exhibé, accessoirisé de signes très connotés : bas résilles, rouge à lèvre rouge vif sur fond de décor artificiel de plis plastiques aux couleurs criardes et brillantes. Comment entre-t-il en désir délicat ? Sans doute, la nonchalance de l’attitude retenant juste l’attention du regard aux mains versées le long du corps rappelant la grâce de celles des figures du grand Léonard, de La Dame à l’Hermine (portrait de Cécilia Gallerani, v.1488-1490, h-b, 54,8×40,3 cm, Cracovie, Czartoryski Museum) à Saint Jean Baptiste (v.1513-1515, h-b, 69×57, Louvre) dessine-t-elle une légère ambigüité ; elle renvoie aussi au monde du cabaret, de la scène, justement, celle du spectacle vivant qui ne se prive pas quelquefois de ses outrances. Mais l’excès se calme à la faveur de la caresse des langues de lumières ou des ombres portées sur la peau, de l’arrêt sur image des éclats de brillances, des déliés poétiques énigmatiques d’écritures de peintures qui courent en fond d’image, comme une poésie sauvage aux mots souples. Du commerce des corps exhibés, au souffle retenu des fantasmes secrets et infimes, où passe le désir ? Le démarquage de ces positions, au final, n’est-il pas qu’un postulat théorique ?

 

Karl : Cette photographie a été prise au moment de l’exposition Molinier Jeux de Miroirs (2005, Musée des Beaux-arts de Bordeaux) qui fut pour moi un choc et une révélation personnelle. Le côté « cabaret » vient sans doute de ce « petit théâtre » que je prépare pour chaque modèle et qui consiste en un tableau en 3 dimensions dans lequel il est comme réanimé ; je cherche aussi à travailler dans le sens de son désir, de détourner ses fantasmes et de les faire passer dans l’œuvre. Exhibitionniste ou plus réservé, le modèle devra se laisser aller et se déprendre des idées reçues qui peut-être l’auront amené dans mon théâtre (comme par exemple l’idée celle de faire la star).

 

2 – Dans L’ Enlèvement d’Europe (starring Elvis § Elvis, Paris, Karl Lakolak 2012), ce ne sont pas des plissés colorés et des mots de peinture qui accueillent le corps et lui font paysage, mais de larges tracés de dessin classique sur un sujet à l’Antique. Les corps entrent en résonnance avec leurs paysages : on a quelquefois du mal à discerner si cette jambe est celle du jeune modèle ou celle du dessin. Car le corps est rose du même rose que la toile, car il se blanchit à semblable peinture, prend matériau commun et souligne ses lignes comme celles du dessin. Mais le corps ne se confond pas avec le paysage, on l’y distingue pourtant. Ou plutôt les corps, ceux des deux modèles qui s’enlacent et s’indistinguent aussi, en partie. Les corps font eux-mêmes paysages, en une étrange chorégraphie. Gémellité ? Désir du même sensible en tout amour dont l’homosexualité serait ici le Hérault sous le regard bienveillant du mythe de l’enlèvement d’Europe par Zeus fait taureau majestueux ? Que penserait l’auteur de L’Embarquement à Cythère (ou du Pèlerinage à l’île de Cythère pour la version du Louvre, 1717, h-t, 129×184 cm) de cet Enlèvement amoureux ; qu’en dirait Watteau vu par Karl lorsque ce n’est plus seulement l’animalité (divine) qui s’empare du corps appétissant (comme dans Zeus et Antiope), mais deux jeunes corps l’un à l’autre, embarquant dans le paysage fabriqué par et avec l’artiste comme ailleurs la séduction (d’un pelage luisant) conduit au vol, aux transports amoureux ?

 

Karl : En effet, je peux parler de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité : mes personnages sont au-delà du genre, comme chez Watteau où les hommes, précieux, ont la même attitude que les femmes, tout aussi parés, où l’on pourrait presque changer les personnages.

 

3 – L’Enlèvement d’Europe, photographie tirée d’une œuvre performée de Lakolak, est donc un moment, un regard, une scène de ce théâtre qui s’est joué ailleurs (dans l’atelier, le temps de la performance), sur d’autres échanges et qui se déploie en d’autres images. Rape of Europa (starring  Elvis § Elvis, Paris, Karl Lakolak 2012) montre un tout autre espace, où les deux corps allongés sous un ciel lourd et rose, coupé, du dessin d’Europe. Un monde à l’envers : les corps bleu-violet forment une plage colorée, une mer sombre agitée de leurs formes tandis que le ciel n’est que le tracé plat du dessin et de ses touches picturales. Aussi, étrangement, différentes photographies d’une performance peuvent conter toutes autres histoires : celle-ci semble poser la transmutation des matières, de la chair (humaine, picturale) au liquide, humain et pictural, qui s’épand autour des corps, en fin d’ébats ou de joute. La solidité des représentations est sans cesse ébranlée au travers des œuvres, rien n’y est plus précaire que l’identité, que la sureté d’une direction amoureuse, que le repérage géographique des êtres en leurs espaces, que l’interprétation des mythes. Chaque image en effet en donne une autre version. Ici le couple se défait et se déploie en une troisième dimension du paysage et quelque chose semble avoir circulé, quelque chose s’est passé, et il s’agit du passage même, de la traversée des identités, du trans. Si en premier regard, les œuvres de Lakolak semblent s’intéresser d’abord à la question du genre, elles touchent aussi la transformation en acte et en œuvre, de l’être en ses identités et en ses désirs, comme la possibilité de toucher à la dimension psychosexuelle de l’autre (et sans doute de l’autre en soi), d’y goûter). Nous avons ainsi proposé ce regard sur les œuvres de Karl lors de notre Journée Trans du 22 février 2013 à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3, où nous avions invité K. Lakolak et A. Alessandrin.

 

Karl : Un travail performé se déroule comme un rituel : il commence par une construction bien agencée, mise en scène, puis dérape dans les couleurs et les coulures, ce que j’accentue en mettant des bouts de chiffons, des papiers déchirés. Le modèle est alors pris dans cette phase de destruction, y sombre, et se donne comme un corps abandonné, perdu, sans repère, comme mort. Je monte ainsi une tragédie qui souvent perturbe le modèle qui ne peut plus se référer à la notion de beauté et apparait ainsi en transformation, hors critères.

 

4 –  La danse en particulier rend cet art du passage, de l’équilibre instable jamais gagné, toujours tenté, risqué, explorant l’espace où évolue le corps, où il s’interroge, en s’expérimentant, amoureux de ses lignes, curieux de ses formes, des ses masses, de ses rythmes. Les performances de Lakolak sont des chorégraphies libres élaborées entre les modèles et l’artiste, dont les photographies rendent encore la grâce ou la surprise. Echo dans la forêt (starring Juliette, Paris, Karl Lakolak 2012) en saisit un geste des bras balancés en plein vitesse, tandis que le corps élancé et empreint de ce vert qui manque au paysage encore juste esquissé et parsemé de vignettes de mots, dessine une figure douce et sauvage à la fois. Peut-on vraiment écrire qu’il s’agit d’une femme, ou bien l’important est ailleurs, dans le vacillement de son identité au profit d’une action (artistique) qui nous transporte vers une autre perception de l’être (humain, primitif, animal, amoureux), qui déplace nos certitudes ? Les œuvres de Karl, assurément, témoignent d’une expérience performée inédite à chaque fois, mais elles opèrent aussi un bougé de nos représentations. Elles nous désilent, nous, spectateurs, de la carapace des préjugés.

Karl : La danse en effet est un décalage où l’on perd tous ses repères, où les attitudes féminines et masculines peuvent ne plus être si tranchées, en tout cas où l’on peut emprunter les unes ou les autres ou un mixte des deux. Telle est la figure proposée au regardeur.

 

5 – Le côté brut de Elle (Paris, Karl Lakolak 2012) aux griffures de peintures apparents sur fond blanc, comme une esquisse griffonnée traversé de tuyaux d’aluminium froissé, aux couleurs en fort contraste sur une palette réduite (bleu, vert, rouge), le format mangé comme en coups de ciseaux en créneaux, le personnage centré, frontal, vêtu de sa robe de peinture, se démarque fortement de l’étrange beauté clinquante de David. Ici, plus de regard de face séducteur mais la tête basculée en arrière, prolongée par celle, peinte, du décor. Plus de mouvement des mains suggestif sur le torse et le lieu-dit désigné du sexe, mais le corps de front, bras ballant, présenté, bénéficiant seulement de la beauté de ses lignes extendues jusque le long du cou. Il est « elle » le pénis dissimulé entre ses cuisses ainsi que le proposait Luciano Castelli dans Selbstdarstellung (torso) en 1976. Pourtant, à la différence de la photographie de Castelli, ici, le corps fait paysage ne cache plus rien : aluminium, coups épars de pinceau, coulures, corps en sa face, en son désir peut-être, en son plaisir nouveau dessiné en une larme de peinture outremer qui descend le long du ventre jusqu’en cette zone où il n’y a pas plus de dissimulation que de révélation. D’ailleurs, pourquoi parler de genre en fonction de l’organe ? Chaque corps transmuté par les œuvres de Lakolak, comme en une possible expérience de vie, semble jouir de son état inédit, de toucher ses désirs peut-être autrement impossibles grâce à ces récits de soi que l’artiste met en scène. Tels déploiements imaginaires signent une actualité de l’art.

 

Karl : C’est un garçon-fille que l’on perçoit dans cette œuvre ; ce désir exprimé est le fruit d’échanges dans mon « petit théâtre ». Aujourd’hui cependant les échanges se sont multipliés par internet qui permet non plus seulement une publicité ou un système de starisation, mais de nouveaux comportements de désir dans ce que j’appellerais une poésie de l’échange (par laquelle nous pouvons encore rêver). Internet permet de nouveaux systèmes de marché de l’art et de commerce ; et si mes performances et leurs photos, leurs vidéos demeurent  issues de rencontres vivantes en performances, il me semble que la « boîte » internet en dévore toujours davantage.

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L’enlèvement d’Europe, starring Elvis et Elvis (Lakolak, Paris, 2012)

Chirurgical instinct de vie : le grand modérateur de vos nuits – avril 2009, par Karl Lakolak

 

J’avais cette nuit là rêvé l’incendie des organismes sensibles mais l’irrésistible pouvoir du grand corps exposé portait au monde quelque chose de si mystérieux. Il supposait une reconnaissance immédiate et parfaite, apparemment magique, entre le réceptacle charnel et le conducteur des opérations urgentes. Car l’Esprit des désirs en marche vers une nouvelle forme de rapport au sexe inhabituel gît au fond du processeur interne de tous les individus ; il est cette intériorité inconsciente, que les fusions guideront vers la conscience des pulsions. La diffusion du fantasme du grand modérateur dévêtu parmi les combattants du sommeil ne saurait générer des conséquences sur la littérature amoureuse des ombres sans que les pensées s’interpénètrent sauvagement. Nous vivons à travers une continuelle projection dans nos désirs. Soudain je pris conscience de nos désirs, mais seulement dans le sens inverse des aiguilles de cette montre qui m’attire à ton poignet tu te jettes avec ton animalité féroce à la figure des êtres de tes satisfactions cachées. Nous sentons en nous cette traction du désir, cette inquiétude qu’il provoque ; tu me menaces dans cette instabilité que le désir provoque, je me sens ballotté par tes bras de géant corsaire et c’est encore ce tiraillement du désir qui pisse des mots sur le ventre des ignudi découverts dans l’agitation de nos pensées. Souffrons-nous tant de nos frustrations et que nous voudrions toujours être sur ton corps étendus là où nos désirs seraient satisfaits, toujours oublieux de ce que le présent fallacieux nous offre.

Mais le fait d’être jeté en slip dans l’abracadabrantesque inondation gluante de nos désirs nous lègue-t-il un ticket pour l’extase ? Par exemple, d’un sentiment de force et même de virilité aguerrie, dans la direction du paradis, je m’exerce à modifier la forme sinueuse de ton image de sexe reposé, interposé, présenté.

Quand le membre est perdu

si d’aventure le miroir de ta peau glisse au parterre de mon désir assassiné l’autre interdit se vautre sur le gibier en mode opératoire pornologique quand les cuisses immenses et velues s’écartent et se soulèvent le Pont du cul s’érige en maître à la vue des indignés qui se masturbent en silence et marmonnent une succession de fictions gluantes efficaces peu importe ce lugubre et sinistre dédain crié du diable qui ordonne que tu le lèches infiniment au désespoir de tes éducateurs bigots dont l’esprit rétréci  empeste  nos boudoirs feutrés car au fond c’est bien le monde entier qui te pénètre à cet instant sauvage d’où ce long et lubrifié tunnel au sein duquel nos rêves passent et trépassent et surtout le mien de t’offenser éperdument en enfonçant mon vœux dans le cœur du bas sans que jamais ton sexe n’éradique le poème et l’insouciance des anciens jours alors meurt l’existence ni désir ni amour un lit de roses une chair épandue un voile mélancolique.

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Elle (Lakolak, Paris, 2012)


Mise en ligne, 30 août 2013.

Karine Espineira, La permission de minuit

 Karine Espineira
Doctorante Université de Nice-Sophia Antipolis
Laboratoire I3M
Cofondatrice Sans Contrefaçon
Cofondatrice ODT


La permission de minuit.

 

Ce 19 novembre 1987, Frédéric Mitterrand ouvre son émission avec son emphase coutumière. Il présente Coccinelle et  n’hésite pas à parler de légende la concernant. Permission de minuit[1] est un magazine culturel de Music Hall et de Variétés, Coccinelle évoque sa carrière et sa vie au travers son autobiographie. Entre gens du spectacle et de la culture, on commente les images d’archives que dévoile bien volontiers la star. On rit entre amis. On s’amuse, entre copains, avec finesse et dérision, de cette situation singulière qu’est la transsexualité de la chanteuse et meneuse de revue du Carrousel en son temps. De Coccinelle à Bambi, il n’y a qu’un pas dans leurs vécus, et trente ans de télévision inscrivant la transidentité dans une dimension culturelle et historique au-delà de l’exception, de la singularité, de la stigmatisation. Les imaginaires fonctionnent comme des miroirs, du social au médiatique : qui est qui, qui imagine quoi, et qui l’a pensé le premier ?.

Les freaks, sont devenus des identités alternatives, identifications et expressions, dans le cadre d’une normation binaire. Ils n’ont cessé d’évoluer, se politisant et se théorisant. Les outils sociologiques, médicaux et juridiques pour les appréhender, les diagnostiquer, les définir, les classer, les catégoriser, semblent avoir évolués plus lentement. Le schisme est à l’image d’un dialogue entre une praticienne cisgenre et d’un praticien trans lors de cette journée du  17 décembre à la Sorbonne, le second poussé à taper du poing sur la table pour le respect de sa parole. Est-on éternellement un patient ? Dans ce cas, tout dialogue équitable devient impossible. Or, on connaît les rapports de pouvoir et de subordination, qu’ils soient volontaires ou non, conscients ou pas, qui existent dans le rapport et la relation  thérapeutique. Une thérapie peut-elle s’installer, perdurer au-delà de la prescription finale, au-delà du cabinet, au-delà de l’acceptable quand le patient n’est plus pensé, donc considéré comme un égal, niant alors d’un seul et même élan un bien précieux : l’expertise ?

Le Bouclier thérapeutique[2] institutionnalise le protocole, pérennise une forme unique et immuable de suivi en direction d’une population qui n’a cessé de se transformer, socialement, culturellement et psychologiquement s’il faut pousser le raisonnement jusqu’à ce dernier terme. Dans une réflexion d’ensemble, si on la souhaite sincèrement commune, chaque mot a un esprit et chaque lettre a du sens. Les uns ne veulent plus des autres, le dialogue est instaurée ailleurs. Les trans « militants en colère », balaient d’un geste le protocole car  il n’est pas à rénover, il est à proscrire. Dans les rangs des tenants du bouclier thérapeutique on en appel aux gentils trans bien élevés et satisfaits, regrettant qu’ils ne soient pas dans l’assistance oubliant que dans cette tentative de mise en opposition, les trans des suivis représentent moins de 20% de la population en question. Qui s’évertue à quoi, qui s’entête et pourquoi à ignorer ce qui ne peut plus l’être : les sciences sociales et humaines, le politique et le philosophique ont un rôle à jouer dans le champs transidentitaire, comprendre l’humain et aller au-delà de l’identité c’est désormais considérer le paradigme transidentitaire.

Les tenants du bouclier ont-ils seulement entendu qu’il leur est demandé de redevenir des médecins et non les gardiens d’un ordre des genres ? Prodiguer un soin, prescrire un traitement, donner un avis ce n’est pas normer, encore moins s’engager dans un processus de normation[3].


[1] COCCINELLE, PERMISSION DE MINUIT, TF1, date de diffusion : 19.11.1987, heure de diffusion : 00.19.45. Thématique : Music hall ; Sociologie ; Variétés, Genre : Magazine. Générique : PRE, Wizman, Ariel; PRE, Bravo, Christine; PRE, Mitterrand, Frédéric; INT, Soeurs Etienne; INT, Minot, Pierre; INT, Vega, Claude; PAR, coccinelle; PAR, Fifi; PAR, Proslier, Jean Marie; PAR, Stirn, Olivier; PAR, Ribes, Jean Michel; PAR, Spiegel, Lila; PAR, Tavares, Claudia. Descripteurs : société ; transsexualité ; travesti.

[2] Le Bouclier thérapeutique est à entendre comme une fin de non recevoir : on soigne tout ce que l’on fait ici c’est pour venir en aide à des personnes, et les soigner. Cette barrière, car il s’agit bien d’un bouclier, réfute et discrédite par avance toute avancée et tout dialogue. Comme dire à des gens « qui soignent », qu’il font peut-être « pas que du bien » ? Doit-on considérer ainsi que certains terrains deviennent des chasses gardées, desquelles le social, le politique et le philosophique doivent être bannis ?

[3] Michel Foucault.

Infogérance Agence cmultimedia.com