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Étiquette : Discrimination

Avignon 2018 ou le paradigme trans sur scène

Article mis en avant

Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira, Héloïse Guimin-Fati

 

Avignon 2018 ou le paradigme trans sur scène

 

Avignon. Il y a déjà de cela un an, Olivier Py nous promettait un festival 208. Et déjà, le titre ; « Le prochain festival d’Avignon sera « transgenre »[1] » ; et les mots qui fâchent : transsexualité, transsexualisme, déboulent de nouveau dans nos vies :

Après avoir fait honneur cette année « aux femmes puissantes », l’édition 2018 s’intéressera à la « trans-identité et à la transsexualité » a annoncé mardi le directeur du festival. »

Un projet mais surtout un cadre que Py fixe ainsi :

« Olivier Py, qui vient d’être reconduit pour quatre ans, s’est fixé pour objectif de « toujours améliorer la démocratisation ». »

Rapidement, nous sommes contactées par le Centre LGBITQ d’Avignon, La langouste à bretelles pour lequel nous avions fixé.es une formation interne. Puis d’autres assos dont Genres Pluriels de Bruxelles. Pour nous et La Langouste, aucun doute : on doit le contacter et lui parler pour éviter ces mots en leur donnant un contenu et une réhistoricisation. Pendant des mois, on patiente. La Langouste nous assure que le lien va être fait. Les gens du Festival sont très occupés, les agendas sont pleins. On patiente donc. A six mois, rien. A trois mois, rien. Et puis, on comprend qu’on ne va pas en être. Dès la première annonce, on comprend. John Doe (encore un) est l’invité expert extérieur. Depuis des mois, il se présente aux journalistes comme le nouvel « expert des questions des transidentités » tandis que la Sofect, fort de son renforcement aussi général sur les mêmes questions en France, déclare qu’elle se renomme, fort du terme de transidentité dont elle en fait son nouveau label pour un accompagnement et un protocole « allégé ».

Améliorer la démocratisation par un transwashing ? Le Centre LGBTIQ d’Avignon s’est trouvé lui-même écarté. Fini les médiations, l’attente du téléphone, l’envie de bousculer des incompétences criantes. Même les deux cinémas d’Avignon ne veulent plus entendre parler des militant.es. Il leur faut des « experts extérieurs ». Des vrais. Il est vrai que dans un contexte de pinkwasking le transwashing est du petit bois. L’OPA est donc totale.

Pour qui voulait entendre un vrai débat sur les questions trans comme étant des questions de genre, en questionnant la hiérarchie binaire de la société occidentale et son système sexe-genre hétéronormé, là encore c’est loupé. Nous n’avions pas la moindre chance de proposer un changement de ton dans le choix des mots, la manière de les exposer, le choix politique des savoirs situés, la manière de les articuler à d’autres combats plus que jamais nécessaires dans cette ère anthropocène qui est également celle des retours des sécuritaires et identitaires à l’heure d’un Mondial de l’argent et du retour des fascismes. Une fois encore, on est dépossédé de nos vies et mots, luttes et colères, par ceux-là même qui parlent démocratie, sciences, liberté.

TRANS (MES ENLLA). Direction Didier Ruiz

 

Revue de presse

Avec le temps, la thématique Genre s’est muée en thématique Transgenre. Et inversement. Côté programmation, le sujet focalise sur des témoignages choisis avec le spectacle de Didier Ruiz[2]. Le déroulé suit les habituels progressions :

« Clara, Sandra, Leyre, Raúl, Ian, Dany et Neus arrivent au plateau et se présentent comme ils sont : des hommes et des femmes, longtemps assignés à un genre, dans un corps vécu comme une prison. Et quand ils s’en échappent enfin, le monde refuse de reconnaître leur véritable apparition. La violence, la rue, les institutions, le harcèlement au travail, la stupeur familiale, ils ont connu… De Barcelone, d’où ils viennent et où Didier Ruiz les a rencontrés, ils se mettent à témoigner. »

Il s’agit avant tout de témoigner, faire savoir, faire réfléchir exposer en s’exposant. Or, on ne connaît que ça, exposer en s’exposant. Mais ici, on est dans un cadre protégé qui peut permettre cela : la confiance quand on est sur une scène sécure lorsque l’on a connu que la peur, le risque, l’insulte, la honte, la rupture familiale violente, la déscolarisation, ça vous change un.e trans. Ruiz en nourrit son théâtre, la rue comme elle est, la démocratie est comme elle est.

« Ouvriers, adolescents, chercheurs, ex-détenus, transgenres : pour Didier Ruiz, rencontrer les acteurs de la société en les impliquant dans ses créations engagées et politiques selon le procédé de « la parole accompagnée » est une préoccupation permanente. Ainsi naissent ses spectacles, de la confiance acquise les uns envers les autres, de la parole libérée qui s’écoute et se propage. »

Confiance acquise, parole libérée. Ruiz sait où marquer les esprits. Sur scène. Une scène qui s’arrête à la scène. Il reconnaît lui-même que Barcelone n’est pas la France où la psychiatrie est encore toute puissante avec une Sofect omniprésente ayant fait main basse sur les vies trans. Elle aussi se réclame d’une parole accompagnée. Certes, il y a une différence. Mais demain, après la scène ? La confiance acquise va-t-elle permettre des transitions plus fluides, moins de psychiatrie et plus de justice ? La communication qui s’organise autour commet déjà ses impairs derrière des détours larmoyants qui veulent être rassurants :

« « Trans (més enllà) », proposé par Didier Ruiz au Festival d’Avignon, donne la parole à des personnes transgenres. Elles racontent leur long chemin pour réconcilier leur tête avec leur corps. Un moment de partage, de respect et de douceur. »[3]

Voilà pour le côté scène. Le côté jardin est plus enlevé :

« Ce sont ces oubliés que l’on marginalise, que « Trans (més enllà) » met en lumière. Sandra, Clara et Leyre étaient des hommes, Danny, Raul, Neus et Ian le sont devenus aujourd’hui. »

« Etaient des hommes »… L’incompétence au service du spectacle de la transition dans les bornes de la société binaire et du naturalisme occidental braquant son projecteur sur les sexes en parlant « genre » dans un monde où n’existent que des hommes et des femmes. Sophie Jouve reprend l’item discriminant, pathologisant et psychiatrisant des discours médicalistes, qu’elle nous narre ainsi :

« Raul entre en scène et, surprise, il nous raconte l’histoire du vilain petit canard qui a subi bien des vicissitudes avant de devenir un beau cygne. Ruiz évince d’emblée tout sensationnalisme, ancre son spectacle choral dans une culture commune. Comme le petit canard, les sept personnes qui vont témoigner tour à tour ont connu un long et douloureux chemin avant de se trouver. »

Surprise ? Vilain petit canard, beau cygne. On croit rêver dans cette narration à la mode Disney. L’auteure n’a pas la moindre idée de ce qu’est une transition et comme des milliers d’autres, nous assure de la bonne méthode. Ruiz sait de quoi il parle : il écarte « d’emblée tout sensationnalisme ». L’expression « Etaient des hommes « n’en est pas une. Voilà le genre de sensationnalisme sur quoi reposent les mots, thèmes, stigmatisations et discriminations de  transsexualité et transsexualisme que les militant.es trans du monde entier ne veulent plus entendre. Non seulement pour les mots et ce qu’ils portent -spectacularisation, marchandisation, focalisation et falsification psychiatrisante ou sociologisante- mais pour le contexte tout entier dans une démocratie indigne de son nom. Pire ou plus banal : les discriminations forment l’un des terrains de recherche les plus convoités du sociologisme postgoffmanien nourri aux stigmates. Un peu de pédagogie aurait balayé au moins sur le devant de scène. Mais voilà, le contexte de ces mots balayés, ne reste justement que la promesse d’éviter le sensationnalisme dans un sujet qui a toujours fait sensation. Et pour cause. Il est l’exception nécessaire et suffisante pour la société binaire cisgenre et son mode de compétition généralisé. Il est aujourd’hui l’incarnation de ce « vilain petit canard » sur lequel gloses, théories et pratiques se nourrissent, font carrière. Quand les gens luttent depuis leur enfance pour se voir connus et reconnus, on leur jette à la figure qu’elles « étaient des hommes », des hommes devenues femmes… Les hommes, justement, ont de quoi nourrir leur stupéfaction. Quoi, un homme qui veut devenir une femme ? Appelez le psy ! Ou le meurtre. La parole accompagnée de Ruiz les fait témoigner de leur douleur, du silence et c’est bien. Il connaît manifestement son sujet. Ou le contexte de ce sujet avec une citation choc de Jean Genet et un choix des mots précis :

« « Les transsexuels sont des révolutionnaires, des figures de la résistance. » Jean Genet.

« J’ai envie d’interroger l’enfermement, avec ceux qui ne se reconnaissent pas dans le corps avec lequel ils sont nés ou l’identité qui leur a été attribuée. La société, la culture, la famille, l’éducation nous oblige à être en accord avec notre corps, l’intérieur et l’extérieur doivent impérativement correspondre. Et celles et ceux pour qui il n’y a pas de correspondance, qui sont enfermés dans un corps étranger, qui rejettent l’identité de genre assignée ? Comment poussent-ils un cri pour se faire entendre ? Qui est là pour les entendre? Avec quelle réponse? Où est la normalité ? Dans la dignité ou dans la curiosité malsaine ? Où est la monstruosité ? Dans la différence ou dans l’intolérance ? »[4]

Mais cela ne se suffit pas. Sans compter que cela a déjà été dit, médiatisé et déformé des milliers de fois dans une télévision cannibale qui dévore tout et d’abord, ce type de témoignages renforçant la binarité sociétale et sa « normalité » à l’ombre de son naturalisme sexuel, où l’on accepte de se surexposer en se disant que peut-être ce sera la dernière génération à devoir le faire dans de telles conditions pour un tel contexte d’inégalités, de méconnaissances aggravées par un contexte d’egos faisant parler la « révolution transgenre ». L’article comme la scène n’évite pas ainsi l’ancien prénom et le nouveau, histoire de bien marquer la transition entre deux pôles fixes qu’est l’homme et la femme. Enfin, l’homme ou la femme. Bien séparés, bien opposés, bien reconnaissables par leur apparence de genre et tant pis pour les passings imparfaits, les moches et gro.sse.s, ce que l’on détecte d’un coup d’œil. Là où Ruiz explique le contexte à propos des changements de genre en Espagne impliquant que « c’est la révolution de demain », la journaliste en change les coordonnées et met dans la bouche de Ruiz cette phrase : « les « trans » sont la révolution de demain ». Or Ruiz parle de la facilitation du changement juridique, la différence de traitement en Espagne et en France[5], de l’empathie qu’il a vécu face à ces personnes et se sent presqu’obligé de pointer « leur singularité ». En un mot, Ruiz parle le langage des conditions de vie, cachées ou visibles, des « trans » pour dire sa propre place où quand dire, c’est faire :

« Ce n’est pas la communauté des « trans » qui m’intéresse, c’est leur singularité. Tout ce qui participe à la réduction de nous-mêmes dans des cases -homme, femme, homo, bi, trans – est redoutable pour moi. ».

Le Monde n’évite pas plus l’écueil :

« Dans « Trans (més enllà) », Didier Ruiz met en scène sans pathos des individus qui racontent comment ils ont changé d’identité sexuelle. »[6]

L’auteure méconnaît la différence entre identité de genre et identité sexuelle. Ainsi, des « individus » changeraient d’identité sexuelle pour changer de sexualité et (enfin) devenir soi. Curieux mais banal. Les Echos s’en donnent à cœur joie :

« Après avoir fait monter sur les planches des personnes âgées, des ouvriers, des ados, des ex-taulards, Didier Ruiz réunit un groupe de transsexuels barcelonais (…) Pas ou peu d’artifices : les entrées et sorties sont réglées simplement. Les transsexuels s’expriment le plus souvent immobiles, face au public. »[7]

Le clou est enfoncé lorsque l’auteur, très en veine, sort sa répartie : « Trans » n’est pas du happening militant, c’est un théâtre d’âme. ». On est ici dans la vraie vie, celle qui saigne, qui fait mal, des « paroles d’innocents », clame J. F. Cadet[8], là où l’âme palpite et fait réfléchir sur l’époque et les injustices. Les militants dehors.

Nous ne voulions justement plus que cela arrive comme ce type de déroulé. Nous avons milité puis nous nous sommes engagés dans une recherche dans le cadre des études de genre en socio et anthropologie et en études des médias pour y répondre sans jamais perdre de vue les terrains, leurs contextes locaux, nationaux et internationaux. Sentir quelques vents furieux venir, le Festival propose un glossaire afin de résoudre en amont quelques épineuses mésinterprétations. Les universitaires invités se proposent et s’y collent dans l’inimitable style académique assorti des autocitations datées avant de retirer in extremis leurs noms. Une histoire de vents furieux, sûrement. La psychiatre française la plus connue et ayant le plus milité et publié, Colette Chiland, vouait déjà aux gémonies ces « militants en colère », coupables à ses yeux de rire de sa discipline et de faire une « propagande nazie ». Même les fureurs de la théorie-du-genre n’y avaient pas pensé. C’est dire.

Même volonté de bien faire chez David Bobée et son titre prophétique : « Mesdames, messieurs et le reste du monde ». Aux unes et aux uns, une marque de civilité, aux autres, le reste ou les restes. Un titre qui n’est pas sans faire penser à l’ouvrage de Kate Bornstein, militante transféministe, Gender Outlaw: On Men, Women and the Rest of Us ? Pour Bornstein, « Nous » c’est ce peuple manquant, sans papiers, non nommés et confinés à incarner ces Gender Outlaw.

« Qu’est-ce que le féminin? le masculin? Le choix d’Avignon de se saisir de ce thème a déjà fait grincer les dents des autorités religieuses dans la Cité des papes, l’archevêque de la ville Mgr Jean-Pierre Cattenoz, ayant réclamé que le festival ne soit « plus centré sur l’homosexualité et le transgenre ». »

Une question utile mais à condition d’y répondre. Un rappel utile mais vain car on ne sait du rôle du religieux que la discrimination. On oppose donc à l’autre : parole accompagnée par les savoirs, discrimination accompagnée par les croyances. Sans compter que cette focale dissimule les véritables murs de la société inégalitaire occidentale et son régime ontologique déduisant des « identités » et « essences » d’hommes et de femmes… et nul.le autre, ce « reste du monde » ou ce qu’il reste du monde. Rien ici du rôle de la psychiatrie prétendant diagnostiquer des maladies, troubles et autres dysphories et incongruences « de genre ». Rien des réformes juridiques de l’état civil, ces identités de papiers plus décisifs que des vies, gens et genres réels. Montrer les misères du monde n’a jamais résolu les problèmes de fond.

Du « genre », thématique de l’année, a donc largement puisé dans les thématiques trans et ce n’est pas un hasard. Ce n’est plus cet épiphénomène marginal campé et objectivé par la psychanalyse lacanienne et cette forme politique de psychiatrie de ville, mais le prétexte d’une pointe avancée d’une révolution plus générale, plus « systémique » en écho à la question, qu’est-ce que le genre, le corps, l’identité, le féminin, le masculin, dont les « trans » en sont les hérauts désignés et appelés, heureux ou malheureux, brutalisés dans la rue et choyés sur scène, interrogés désormais par la sociologie et, de nouveau, l’anthropologie qui avait délaissé ce sujet :

« Et justement, de quoi parle-t-on, quand on parle de « genre » ? Le premier travail mené par David Bobée et son équipe est d’abord pédagogique, tant la notion est encore imprécise auprès d’une bonne ­partie du public. « Le genre, disait l’anthropologue Françoise Héritier, est un­ ­arsenal catégoriel qui classe (…) en ce que les valeurs portées par le pôle masculin sont considérées comme supérieures à ­celles portées par l’autre pôle. » »[9]

Le rappel des travaux d’Héritier est utile pour rappeler son ouvrage princeps, la valence différentielle des sexes[10], thème sous-jacent à la thématique Genr,e pour laquelle on fait appel à des expertises, moyeu de la gouvernance biopolitique. Mais, hors de la scène et cette manière de surfocaliser un thème, quelle recherche et réflexion véritables sur la société inégalitaire qui n’en finit pas de ne pas en finir avec l’inégalité homme/femmes et nous propose une thématique genre sans les « singularités de genre » et écartant ce qui constitue le lien social avec ces « vrais gens ». Py a une réponse tout trouvée : « la liberté fait peur »[11].

Ainsi, lorsque l’on examine les images d’événements relatifs au travail « sur le genre », on est frappé par la manière dont le travail sur le travestissement est différemment posé et interprété selon que les individus sont hétérosexuels ou homosexuels, binaire ou non, cisgenre ou non, trans ou non, intersexué.e ou dyadique. Le différentiel entre adultes hommes et femmes est particulièrement frappant : les hommes surinvestissent les marqueurs féminins, les femmes dégenrent leur apparence afin d’échapper à « la-femme », cet engeance masculine-patriarcale, aux harcèlements, à la culture du viol. Ce qui n’empêche pas Py d’affirmer que : la différenciation homme-femme est obsolète. […] C’est parce que [l’humanité] est Une qu’elle est multiple, c’est quand elle est double qu’elle ne l’est pas”. Les phrases-chocs n’ont jamais rien d’apporté de bon.

Saison sèche

Saison sèche, Phia Ménard

« Dans une scénographie visuellement renversante, Saison sèche orchestre un rituel pour détruire la maison patriarcale. Bien décidée à en finir avec l’oppression masculine, Phia Ménard fait montre d’une puissance vengeresse, qui n’échappe pas aux stéréotypes. »[12]

Sans détour, Phia Ménard situe l’assignation du côté du patriarcat. Un « patriarcat qui dure déjà 2000 ans », en ordre de marche, selon un pas cadencé « idiot », « répétitif », toujours le même, signant là l’obéissance à un ordre, une soumission disciplinaire totalement intériorisée et ignorée au point de déterminer un corps cadencé comme étant naturel. Phia Ménard dit là la société disciplinaire selon Foucault. Ce « geste masculin par excellence », titre France Culture[13]. Discipliner le corps, c’est le genrer de telle façon à ce qu’il soit univoque, sans aucune interrogation.

« La colère intime de Phia Ménard la pousse à singer des stéréotypes, à caricaturer des comportements primitifs qui prennent le masculin par le petit bout de la lorgnette et ne lui laissent aucune chance d’éclore dans toute sa diversité. Moins fin et mystérieux que ses précédentes productions, il n’en conserve pas moins une puissance ravageuse. La maison patriarcale à terre, reste désormais à reconstruire une société aux fondations plus égalitaires. »

Le journaliste tente bien d’en atténuer la puissance en pointant la « colère intime », cette vieille engeance psychologisante si présente dans les textes psy depuis plus de 50ans. Parce que Ménard dénonce des stéréotypes, des stéréotypes lui sont opposés. Le pas cadencé est relu comme un « comportement primitif » quand il est un ordonnancement et un ordre. Une société en marche, dit l’autre où la « maison patriarcale » n’est nullement à terre.

« Phia Ménard est porteuse d’une expérience singulière du patriarcat. N’étant pas née dans le corps de femme qui est aujourd’hui le sien, elle fait chaque jour l’expérience de renoncer au privilège d’un corps masculinisé, appartenant au camp des prédateurs, même inconscients de leur pouvoir. Elle apprend à vivre dans un corps féminisé, corps scruté, immédiatement sexualisé, auquel sont constamment indiquées les limites de sa liberté. »[14]

Cette brève resitue son parcours, tant professionnel que personnel, dit d’où exsude cette colère comme s’il fallait la traquer ou l’excuser. Elle n’est nullement « intime » mais politique, sociale, culturelle, et devrait concerner tout le monde. Devenir-femme devient ici synonyme de renonciation au privilège masculin en en faisant découler l’expérience trans MtF. C’est un ordre politique et théologique qui inscrit là dans la matière (des corps, des identités, des architectures) la différence, binaire, cisgenre et politique « des sexes ».

 

Quel bilan ?

Py philosophe après Py, metteur en scène. Voilà en résumé ce qui ne va pas. Outre que la distinction et différence homme/femme n’est nullement obsolète, elle reconduit la surfocalisation sur ces « trans » qui n’en peuvent plus d’être ainsi désignés pour être instrumentalisés et finalement plaqués comme cibles nullement collatérales des violences de la société patriarcale. On fait parler une agora où les concerné.e.s sont rarement ou jamais appelé.e.s comme experte.s de leurs questions, mais comme spectateurs.trices ou témoignant.e.s d’une histoire qui leur échappe mais dont on meurt toujours. Cela même que Ménard dénonce.

Le festival a reconduit la gouvernance patriarcale qui sait, fort de l’expert patenté, en reconduisant là la société de contrôle. Les bonnes intentions n’ont guère été plus loin que l’ignorance et la reproduction sociale sur lesquelles l’ordre binaire et cisgenre siège, persuadées de faire le bien ou d’apporter de la bienveillance ou des mots rassurants pour « changer les mentalités ». Hurler à la « révolution » attise les retours de haine et attire les prédateurs et profiteurs de toutes sortes. Le Centre LGBTIQ d’Avignon, finalement invité in extrémis à dire quelques mots et revendications, s’est perdu dans la foule, simples cris sans relief dans une massification bienheureuse invitée à « démocratiser le genre ».

Les dizaines d’articles depuis un an sur ce festival disent explicitement une suite ininterrompue de mésusages et mésinterprétations, cliquant sur les sentiments et émotions et non les faits et des véritables recherches de terrain qui ne peuvent en aucun cas reposer sur un seul chercheur, a fortiori non concerné par la problématique. Mais, c’est justement cela qui a constitué la projection valant pour fond en prétendant organiser un débat de société.  Ce n’est pas ainsi que les choses se font. On n’applique pas à un sujet dont on ignore jusqu’aux usages de son vocabulaire et son pendant, le sillage classant et stigmatisant, cœur des reproductions sociales. Py a-t-il fait le pari d’une gagne sans le respect des terrains qui peinent à exister face à une Sofect hégémonique et un pays qui refuse de rendre à ses citoyens leur état civil ? Ce pari narcissique est indigne et ce n’est pas quelques beaux textes et sorties qui font la différence. Demain, la transphobie continue son travail de stigmatisation, de pauvreté et d’isolement. Et cela, au moment où l’OMS pense tenir une nouvelle réforme de la CIM en parlant d’« incongruence de genre », ce « reste » à côtés de normes binaires de genre et de sexe entre adhésion et contraintes, et que la France des « droits des hommes » clame partout et pour la seconde fois qu’elle est le « premier pays à dépathologiser le « transsexualisme ».

Le « texte coup de poing » de Carole Thibaut[15] n’aura servi à rien.  Un coup dans l’eau qu’on applaudit et oublie. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la manière dont Py a organisé ce fantasme de la « révolution transgenre » pour s’apercevoir à quoi sert cette mascarade : ne pas tenir compte de l’équilibre difficile entre hommes et femmes, entre majorité et minorités LGBTIQ, et faire de la thématique « genre » une remise en cause du patriarcat que des hommes mettent en scène, seuls aptes à comprendre ce qui se trame et surtout seuls aptes à en « défaire le genre ». Entretemps, trois événements se sont succédé. La Sofect s’affiche au grand jour pour son congrès annuel qu’il titre « Evolutions sociétales », parrainée par la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn. Partie prenante de la conférence aux Gay Games l’association Acceptess-T. n’a pas pour autant été invitée à la conférence[16]. Une semaine seulement après la fermeture du festival, le Centre de la Langouste à bretelles à Avignon, qui avait été éconduit dans son rôle de lien social, se faisait vandaliser, signe que les violences font et sont la loi du plus grand nombre.

 

[1] 25 juillet 2017, http://www.europe1.fr/culture/le-prochain-festival-davignon-sera-transgenre-3397478
[2] http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2018/trans-mes-enlla.
[3][3] Sophie Jouve, « Avignon : le chemin intime des transgenres recueilli par Didier Ruiz », 12.07.2018, en ligne : https://culturebox.francetvinfo.fr/theatre/theatre-contemporain/avignon/le-festival-d-avignon/avignon-le-chemin-intime-des-transgenres-recueilli-par-didier-ruiz-276363.
[4] Stéphane Capron, « Didier Ruiz au Festival d’Avignon 2018 avec son spectacle TRANS (més enllà) », 28.02.2018 ; en ligne : https://sceneweb.fr/didier-ruiz-au-festival-davignon-2018-avec-son-spectacle-sur-la-transsexualite.
[5] « Très clairement. Ici on est au Moyen-Age. Voyez-vous des « trans » dans la rue, au bureau ? A Barcelone, c’est très courant. La personne qui travaille à la réception du Théâtre du Lliure est un « trans ». C’est très facile de changer de genre, d’un point de vue administratif. En France, il vous faut passer devant un psychiatre, avoir un rendez-vous à l’hôpital pour suivre un traitement hormonal, cela prend des années et c’est très compliqué ! C’est la révolution de demain. ».
[6] Brigtite Salino, « Avignon : femme ou homme, juste être soi », 12.07.2018, en ligne : https://www.lemonde.fr/festival-d-avignon/article/2018/07/12/femme-ou-homme-juste-etre-soi_5330176_4406278.html.
[7] Philippe Chevilley, « Avignon 2018 : « Trans », le libre choix des genres », 12.07.2018, https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/0301968381401-avignon-2018-trans-le-libre-choix-des-genres-2191813.php.
[8] Jean-François Cadet, « Didier Ruiz, paroles d’innocents », 09.07.2018 ; en ligne : http://www.rfi.fr/emission/20180709-didier-ruiz-trans-avignon.
[9] Fabienne Darge, « Avignon : les questions de genre déclinées en treize épisodes », 13.07.2018, Le Monde ; en ligne : https://www.lemonde.fr/festival-d-avignon/article/2018/07/13/avignon-les-questions-de-genre-declinees-en-treize-episodes_5330792_4406278.html.
[10] Françoise Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996.
[11] Violeta ASSIER-LUKIC, 29.01.2018, « « Transgenre » : Olivier Py, explique le choix de sa thématique », https://www.ledauphine.com/vaucluse/2018/01/29/transgenre-olivier-py-explique-le-choix-de-sa-thematique.
[12] Vincent Bouquet, « Phia Ménard éparpille le patriarcat façon puzzle », 22.09.2018 ; en ligne :  https://sceneweb.fr/saison-seche-de-phia-menard.
[13] Camille Renard, « Le geste masculin par excellence, par Phia Ménard », 20.07.2018 ; en ligne : https://www.franceculture.fr/danse/le-geste-masculin-par-excellence-par-phia-menard.
[14] « Saison sèche », en ligne :  http://www.lafilature.org/spectacle/phia-menard-saison-seche.
[15] « “Les femmes se font baiser” : le texte coup de poing de Carole Thibaut au Festival d’Avignon », 22.07.2018 ; en ligne : https://sceneweb.fr/les-femmes-se-font-baiser-le-texte-coup-de-poing-de-carole-thibaut-au-festival-davignon/
[16] Acceptess-T participe aux Gay Games Paris 2018, en étant privée de parole 03.08.2018 ; en ligne : https://www.facebook.com/notes/acceptess-transgenres/acceptess-t-participe-aux-gay-games-paris-2018-en-etant-priv%C3%A9e-de-parole/1974710756152654/

 

Mise en ligne : 13.08.2018

Transcolarité

Caroline Dayer
Université de Genève


Transcolarité 

 

Les trans* au vestiaire

La scolarité est rarement un long fleuve tranquille, d’autant moins lorsque l’eau ne coule pas dans le lit creusé par les attentes socialement construites ou lorsque le ruisseau prend des chemins de traverse sans balise. Des injonctions d’endiguement aux sanctions répétées, le cursus scolaire peut se transformer en parcours de combat.

Les expériences de rejet sont partagées par différent-e-s élèves, à la différence que celles liées au genre ne sont pas de prime abord partageables avec leurs proches : une jeune fille traitée de camionneuse à l’école osera-t-elle en parler à ses parents en rentrant à la maison ? Un jeune garçon qui se fait sans arrêt bousculer – dans la cour comme dans les couloirs – parce qu’il est jugé trop efféminé trouvera-t-il du soutien auprès de ses camarades et de ses professeur-e-s ? Il sera surtout traité de pédé et les mots parleront de sa sexualité alors qu’ils ne savent rien d’elle. Ces derniers signalent par contre la disjonction perçue, dans un contexte donné, entre un sexe assigné à la naissance (basé uniquement sur les organes génitaux externes) et une identité de genre ainsi que des expressions de genre, dites atypiques alors qu’elles ne sont qu’une variation parmi d’autres.

Les discriminations trans* ne sont-elles pas le parent pauvre des discriminations LGBTIQ qui le sont elles-mêmes quant à cette thématique générale ? Et par rapport au contexte scolaire, ces questions ne sont-elles pas l’enfant pauvre de l’école alors qu’il peut s’agir de conflits quotidiens et saillants – s’appareillant dans des espaces bigenrés – comme de ne pas savoir dans quelles toilettes se rendre ou de ne pas savoir « où se mettre » dans un vestiaire. Ce que peut vivre un-e élève trans* dans un vestiaire n’est qu’emblématique de la mise au placard des vécus trans* et des violentes facettes du cissexisme.

Cissexisme en contexte scolaire

L’invisibilisation des questions trans*, de surcroît à l’école, est paradoxale dans le sens où les expressions de genre transgressives sont visibles. Insupportables qu’elles seraient, elles deviendraient objet non seulement de violences verbales et physiques mais également de déni. Les expériences de rejet liées à l’identité de genre et/ou à l’orientation sexuelle sont avant tout de l’ordre de la solitude. L’absence de mots et d’images obstrue la formulation à soi-même puis à autrui. L’informulable et l’indicible amplifient un sentiment de décalage, empêchant de se faire une place à l’école mais aussi dans la famille, de se sentir membre de cette société et de pouvoir se projeter dans l’avenir.

Les enfants trans* savent ce qu’ils/elles ne sont pas et se trouvent en porte à faux avec l’école qui apprend, aussi, à se comporter en garçon ou en fille. De cette socialisation qui fait défaut et s’effectue dans les failles, le seuil de la classe se mue en placard, dont les contours naturalisent les frontières et sanctionnent les personnes qui dérogent aux normes de genre en vigueur.

Cette structure fait système et le cissexisme qui ne dit son nom imprègne les parcours des jeunes trans* qui saisissent rapidement ce qu’il en coûte de ne pas lui porter allégeance. Apprendre à faire semblant, apprendre à mentir, apprendre à se cacher, apprendre à s’aliéner, pour se protéger. Parce que personne ne le fera à leur place. L’école reconduit les inégalités et en tant que fabrique du genre, les violences transphobes se déploient sans même savoir ce que les jeunes vivent ni ce qu’ils/elles deviendront.

Ce système binaire et hiérarchisé s’incarne, dans les formulaires comme dans la littérature de jeunesse, dans l’assignation irrévocable comme dans le refus du prénom choisi. Les conséquences se déclinent de l’absentéisme au décrochage scolaire jusqu’à l’impasse menant au fait de quitter un établissement pour pouvoir (sur)vivre. Toutefois, les transferts transphobes traversent toutes les sphères, même celles qui sont habituellement perçues comme un environnement de protection.

Transparent

Dans les cas présents, les parents ne constituent pas forcément un refuge et des ressources pour l’enfant au genre variant. Par ailleurs, l’enfant d’un parent trans* peut également subir des violences par ricochet. L’élaboration de cette transparence est fondée sur un arsenal médical, psychiatrique et juridique qui produit des corps cisgenrés et hétéronormés, répondant à la suprématie construite du masculin. L’intériorisation des stéréotypes de genre fait rage et le sentiment d’être en sécurité nulle part ne favorise pas les coming out.

Transformation

Ce processus d’affirmation et de transformation s’opère difficilement en terrain hostile et interroge la formation des professionne-le-s rencontré-e-s.

Concernant l’école, cette dernière demande à être repensée autant dans ses contours institutionnels, dans sa matérialité genrée qu’à travers les personnes qui l’incarnent dont il est nécessaire de déployer les aptitudes dans ce domaine, s’inscrivant d’ailleurs dans un cadre plus vaste de politique de lutte contre les discriminations. Des manuels aux programmes, des circulaires aux outils pédagogiques, ce travail s’avère bénéfique pour tout le monde, élèves comme enseignant-e-s, enfants comme adultes.

Transphères

Les devenirs trans* révèlent d’ailleurs également les limites de l’univers académique et du monde professionnel. Les violences transphobes traversent en effet toutes les sphères (famille, ami-e-s, école, travail, rue, sport, etc.). Leur prévention ainsi que leur prise en charge engagent donc une dialectique articulant des niveaux autant intrapersonnel, interpersonnel que sociétal et prenant en compte les transferts de connaissances et de compétences des personnes trans*.   

Faire trans*

Il s’agit donc de se centrer sur le faire trans* et les pratiques des personnes concernées dans toute leur diversité et créativité, afin que ces dernières puissent mettre en lumière leurs propres questionnements et cheminements, tout comme les façons dont elles font de leur vie une histoire, défiant les artefacts moraux, pathologisants et naturalisants. Et pour traverser la scolarité, les possibilités d’information et de soutien se montrent vitales, tout comme les apports des associations et le développement des études trans*.


Mise en ligne : 31 janvier 2014.

Scolarisation Trans au Brésil

Maria Rita de Assis César 

UFPR-Brésil/CNPq[1]


Scolarisation Trans au Brésil 

 

Entre le 20/11/2011 et le 31/10/2013, 95 personnes ont été assassinés au Brésil. Qu’avaient-elles en commun ? Le fait d’être des personnes travesties et transsexuelles.[2] Le Brésil présente des taux très hauts d’assassinats des personnes travesties et transsexuelles, même en dépit de problèmes très sérieux dans le système de notification de tels méfaits, et en dépit de l’absence d’études plus approfondis sur le sujet. Il y a des nombreuses hypothèses pour essayer d’expliquer l’importance de ces chiffres, et les informations ainsi que des réflexions critiques, viennent des mouvements sociaux LGBTT (Lesbiennes, Gays, Bissexuels, Travesties et Transsexuels). La vulnérabilité sociale, économique et juridique dans laquelle se trouvent les personnes travesties et transsexuelles, aussi bien que la violence sociale brésilienne envers la population LGBTT, et les très faible indice de scolarisation, constituent des facteurs importants. Due à l’absence de reconnaissance de leurs droits, manifesté par la négation de leur identité sociale, par la violence fréquemment dirigée envers la population LGBTT, et par l’absence d’une loi qui criminalise l’homo-phobie (trans-phobie et lesbo-phobie y comprises)[3], leurs vies sont tuées à même les rues, les bars, les trottoirs ou chez-eux. Au Brésil, les papiers d’identification officiels ne reconnaissent pas l’identité civile en concordance avec leur genre choisi. Par ailleurs, le changement de l’identité civile est un processus juridique presque impossible, il est onéreux et dure des années, l’identification des victimes de la violence contre les personnes travesties et transsexuelles se montre très difficile, et fréquemment elles sont comptées sans distinction dans les statistiques générales des assassinats.

Paradoxalement, il y a au Brésil un nombre substantiel de mouvements sociaux qui représentent les personnes trans, en général des mouvements liés à d’autres mouvements LGBTT. Dans la dernière décennie, surtout durant le gouvernement du président Luis Inácio Lula da Silva (2003-2009), une importante relation de partenariat s’est établie entre le gouvernement et les mouvements sociaux LGBTT. Certains dirigeants de ces mouvements ont étés placés à des postes dans des ministères et secrétariats, de même qu’ils étaient aussi reconnus et consultés pour l’élaboration de politiques publiques d’éducation, de santé et de justice. Un secrétariat spécial pour les droits humains a été institué et doté du statut de Ministère, et il a incorporé un important nombre des revendications LGBTT. En partenariat avec le ministère de la santé, le secrétariat spécial pour les droits humains a produit un document politique interdisciplinaire appelé « Brésil sans homo-phobie – Programme de Combat à la violence et à la discrimination contre les GLBT et pour la promotion de la citoyenneté homosexuelle ». [4]

Dans le champ de la Santé publique, des avancées ont eut lieu pour la population trans. Les rapports déjà existants avec d’autres groupes LGBTT, surtout ceux concernés au combat du HIV/SIDA, ont rendu possible un dialogue entre le ministère de la santé et les mouvements trans. Ces rapports ont produit un protocole d’accueil et d’attention dirigé à cette population spécifique. Le système public de santé a été ouvert pour que les personnes trans puissent réaliser leurs processus de transsexualisation, comme les traitements hormonaux et des chirurgies de redéfinition sexuelle, surtout pour les femmes trans (BRASIL, 2009)[5]. Il est important de signaler que l’accueil aux personnes trans dans le système public de santé, aussi bien que leur accès au programme de transsexualisation, est encore réalisé de manière très faible et inégal selon les régions du Brésil. Il est aussi important de remarquer que les mouvements élaborent des nombreuses critiques à cause de l’inclusion des personnes trans dans des protocoles médico-psychiatriques de nature pathologique. L’accueil par des professionnels qui n’ont pas reçu une formation spécifique et dirigée aux thématiques LGBTT est aussi fortement critiqué.

En dépit de ces problèmes, l’accueil à des personnes trans dans le champ de la santé publique est devenu progressivement meilleur, et les demandes des mouvements sociaux LGBTT commencent à être entendues. Cependant, dans le champ éducationnel les progrès sont encore peu significatifs et des recherches récentes démontrent que l’éducation reste encore une immense barrière à franchir. Des données de recherches réalisées dans les universités brésiliennes, aussi bien que des recherches informatives réalisées par les mouvements sociaux, démontrent que la population travestie et transsexuelle reste encore à des très bas niveaux de scolarisation. Ce déficit de scolarisation est directement associé aux préjugés dont les personnes trans souffrent dans les institutions scolaires brésiliennes, ce qui constitue un des principaux motifs de leur abandon de l’école[6]

L’accès à des institutions d’enseignement et le droit à l’éducation sont des importantes revendications des mouvements trans. L’accès et la permanence à l’école constituent un défi à affronter aussi bien par les mouvements que par l’institution scolaire. Dans les dernières années, avec les gouvernements Lula et Dilma Roussef (2010-2014), le système éducationnel brésilien a été grandement élargi dans tous les niveaux du processus de scolarisation et les taux de scolarisation aux niveaux secondaires et universitaires, comme jamais dans l’histoire brésilienne. En plus de l’augmentation significative de l’offre éducative, notons l’implémentation des politiques affirmatives et de soutien à la population la plus pauvre, comme l’attribution des ressources financières à des familles dont les enfants fréquentent l’école (bourse famille). Finalement, le droit à l’éducation a été considéré comme un droit fondamental assuré par la constitution et par des moyens financiers qui ont permis à la population pauvre d’aller et de rester à l’école.

Au cours de l’année 2008, la première conference nationale LGBTT a été réalisée par le secrétariat spécial pour les droits humains qui a été promue par le programme « Brésil sans Homo-phobie » (Brasil, 2004)[7]. Dans cette conference, une attention spéciale a été dédiée au thème de l’éducation, et des relations conflictuelles entre l’école et la population LGBTT. Concernant l’éducation, beaucoup de délibérations ont étés formulées, et, parmi elles, une d’elle, spécifiquement vouée à la difficulté de l’accès et de la permanence de la population trans dans les institutions scolaires. La proposition numéro 4 a délibéré sur la nécessité de « proposer et d’adopter des mesures législatives, administratives et organisationnelles considérées nécessaires pour assurer aux étudiants l’accès et la permanence dans tous les niveaux et modalités de l’enseignement, sans aucune discrimination pour des motifs d’orientation sexuelle et de l’identité de genre » (Brasil, 2008, p. 209).

Profitant des récentes politiques d’inclusion sociale et éducationnelle, en plus de revendiquer le droit constitutionnel à l’éducation, les mouvements LGBTT se concentrent aujourd’hui sur le déficit de scolarisation de la population trans et parfois associent ce problème aux sujets de la prostitution et de la vulnérabilité qui s’ensuit. Selon quelques mouvements, l’éducation serait l’alternative pour placer les personnes travesties et transsexuelles dans le marché formel de travail, en les sortant des rues. D’autre part, il y a aussi des mouvements sociaux plus récents qui, prenant appui sur des recherches universitaires, développent des réflexions moins moralisatrices sur la prostitution, questionnant aussi les relations entre prostitution, baisse de scolarité et manque d’opportunité dans le marché de travail. Comme la prostitution est une expérience significative pour une partie importante de la population travestie et transsexuelle, l’attribution d’autres significations à cette pratique constitue une stratégie visant à affronter les préjugés. Des recherches montrent que, même scolarisées et insérées dans le marché formel de travail, un certain nombre de travesties et de transsexuels continuent à exercer la prostitution. Il s’agit d’un thème qui requiert encore des études plus approfondies.

« L’école a été le pire lieu de ma vie, beaucoup plus pire que les rues. » C’est une phrase prononcée dans une recherche réalisée avec des travesties et des transsexuel(e)s autour de leurs histoires de scolarisation (SANTOS, 2010). Cette phrase n’est pas du tout exceptionnelle dans la narration des personnes trans. Le trauma que l’école a produit démontre clairement le décalage actuel entre les politiques d’inclusion scolaire et les pratiques de discrimination qui sont quotidiennes. L’accès à l’école est un droit assuré par la constitution et la permanence dans l’univers scolaire devrait être garantie par des politiques d’inclusion. Cependant, l’école demeure un lieu de violence et d’exclusion. Pourquoi ? Certainement parce que l’institution scolaire demeure un lieu disciplinaire, normalisateur et moralisateur des corps et des conduites. S’agissant des identités de genre et des orientations sexuelles non normatives, les préjugés et la violence à l’école sont très bien documentés dans des recherches et des statistiques.

Avec un programme d’études et des pratiques scolaires hétéronormatives, l’école devient un lieu insupportable pour la population LGBTT. Les actions éducationnelles qui abordent la diversité sexuelle sont encore très timides, et aujourd’hui les politiques publiques d’éducation sont confrontées à l’action de nombreux députés d’orientation religieuse fondamentaliste, issus surtout des sectes évangéliques, lesquels empêchent et bloquent les politiques vouées au combat contre la violence envers la population LGBTT. Pendant le gouvernement Dilma Roussef, le nombre de députés d’orientation religieuse a augmenté et on observe une diminution des politiques de combat aux préjugés envers la population LGBTT.

Mais d’autre part, par le moyen des partenariats entre les mouvements LGBTT, les secrétariats de gouvernement et les ministères, quelques avancées ont étés obtenues. Le ministère de l’éducation a crée un secrétariat spécial qui aborde l’alphabétisation des adultes, des questions ethnico-raciales et des questions de genre et de diversité sexuelle. Ce secrétariat a également crée des politiques de formation continue pour des professeurs de l’enseignement autour des relations de genre et de diversité sexuelle, comme le cours Genre et Diversité à l’École – GDE -, lequel est en train d’être offert dans plusieurs villes brésiliennes.[8] Au Brésil, l’éducation basique, c’est-à-dire le processus initié dans l’éducation infantile jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire, est sous la responsabilité des provinces brésiliennes[9]. Dans les trois dernières années, les partenariats entre les mouvements sociaux et les états brésiliens ont aussi produit un ensemble des lois provinciales qui visent à assurer l’entrée et la permanence des personnes trans dans l’institution scolaire.

Dans certains états brésiliens, parmi lesquels les états du Paraná, Rio Grande do Sul, Paraíba, Piauí, São Paulo, Sergipe, Espírito Santo et Rio de Janeiro, il y a déjà des législations provinciales qui assurent le registre des élèves sous leur “nom et prénom social”, c’est-à-dire en accord avec l’identité de genre, dans la documentation scolaire (GAZETA DO POVO, 2009). Il y a aussi des normes et des lois qui orientent l’utilisation des toilettes en accord avec l’identité de genre. Le registre scolaire sous le “nom et prénom social”[10], aussi bien que l’usage des toilettes en accord avec l’identité de genre, sont une des principales demandes des mouvements trans concernant l’école. L’utilisation du prénom civil au détriment du “prénom social” est reconnue comme un important facteur d’embarras des personnes trans dans l’univers scolaire. L’usage des toilettes est aussi mentionné dans les récits des personnes trans comme un élément d’angoisse et de violence. « Je suis femme, comment est-ce que je peux utiliser les toilettes masculines ? » Ou alors, « Moi, je me sens très embarrassée et en plus il y a le risque d’être un cible de la violence ». (Santos, 2010). En face de la présence de la population trans à l’école, et dans l’absence d’une législation concernée à la question, parfois se produisent des fausses solutions, comme l’utilisation des toilettes des professeurs et fonctionnaires ou même la confection des toilettes spécifiques pour la population trans.

Il est important d’observer qu’à l’intérieur de l’institution scolaire l’usage du “prénom social” apparaît comme un facteur de perturbation de l’ordre, et en l’absence d’une législation adéquate, les autorités scolaires concervant le fonctionnement ordinaire des normes de genre ne permettent pas leur emploi. Le prénom dans l’institution scolaire est une identité fondamentale, il est l’objet constant de scrutation et d’attention, aussi bien pour les professeurs et les équipes institutionnelles que pour les élèves eux-mêmes. Des récits provenant de sources diverses autour de l’expérience transsexuelle à l’école démontrent que le refus de la part des professeurs et directeurs d’accepter l’usage du prénom social est une des raisons principales de l’évasion scolaire de la population trans. Face à l’impossibilité d’effectuer le changement du nom et du prénom civil, la reconnaissance du prénom social est vue comme la principale forme de constitution subjective dans l’expérience contemporaine de la transsexualité. Des documents scolaires, tels que les listes de présence, les examens et même le simple appel dans la salle des classes, emploient des prénoms qui se trouvent toujours déjà placés à l’intérieur du système des règles normatives concernant les relations entre corps-sexe-genre. Comme l’expérience transsexuelle et travestie sont justement celles qui mettent en échec ce système normatif, elles ne peuvent pas avoir lieu dans des institutions comme l’école, et cela en dépit des transformations dont elle a récemment été l’objet. Ainsi, l’école ne peut reconnaître que les subjectivités qui se sont engendrées à l’intérieur de ce système normatif associant corps-sexe-genre et les replace dans des positions strictement binaires (Cesar, 2010).

Dans les derniers mois de 2013, les mouvements sociaux trans revendiquent une modification dans la législation qui assure l’utilisation du “prénom social” où elle existe. Dans les états disposant de cette législation, ce droit est encore restrictif à des citoyens qui ont 18 ans ou plus. Les mouvements argumentent qu’une partie significative de la population trans est composée par des jeunes gens entre 14 et 17 ans, et en conséquence, ne sont pas considérés par la loi. Ainsi, dans divers états brésiliens, ces mouvements formulent des demandes pour le changement de cet aspect de la loi. Cette nouvelle demande est bloquée par ceux qui, dans les parlements et dans le système judiciaire, défendent une conception plutôt asexuée de l’enfance. Le débat vient de s’installer et il apportera certainement des conséquences importantes pour la réflexion sur les relations entre école, transsexualité, enfance et jeunesse. Il est certain que la législation essaie aujourd’hui de considérer la population trans qui vient de retourner à l’institution scolaire après de nombreuses d’années, à cause de la violence, de l’exclusion et de la discrimination. Tout cela est dû aux effets des revendications des jeunes et des mouvements LGBTT pour une éducation libérée des préjugés, contre les discriminations envers l’orientation sexuelle et l’identité de genre, et les législateurs ne peuvent plus les ignorer. De ce point de vue, on attend d’importants changements en ce qui concerne les vieilles idées autour de l’enfance, de la jeunesse et de l’école. Et tous ces changements sont vraiment bienvenus…

 


BIBLIOGRAPHIE :

BRASIL. SECRETARIA ESPECIAL DOS DIREITOS HUMANOS. Anais da Conferência Nacional de gays, lésbicas, bissexuais, travestis e transexuais – GLBT. Direitos Humanos e Políticas Públicas. O caminho para garantir a cidadania GLBT. Brasília, 2008.

BRASIL. MINISTÉRIO DA SAÚDE. SECRETARIA DE GESTÃO ESTRATÉGIA E PARTICIPATIVA. Saúde da população de gays, lésbicas, bissexuais, travestis e transexuais. Brasília, 2008b. Disponível em: <http://oglobo.globo.com/pais/arquivos/GLBTT.pdf>. Acesso em 02 mar. 2009.

Alves, 1983.

BRASIL. Conselho Nacional de Combate à Discriminação. Brasil sem homofobia. Programa de combate à violência e à discriminação contra GLTB e promoção da cidadania homossexual. Brasília: Ministério da Saúde, 2004.

CESAR, Maria Rita de Assis. (Des)governos… biopolítica, governamentalidade e educação contemporânea. In:  ETD – Educação Temática Digital, Campinas, n.12, p. 224-241, 2010. 

GAZETA DO Povo. Travestis pedem o uso de nome social nas escolas. Disponível em:<http://portal.rpc.com.br/gazetadopovo/vidaecidadania/conteudo.phtml?tl=1&id=851892&tit=Travestis-pedem-uso-de-nome-social-nas-escolas>. Acesso em: 03 mar. 2009.

SANTOS, Dayana Brunetto Carlin. Cartografias da transexualidade: a experiência escolar e outras tramas. Curitiba: Programa de Pós-Graduação em Educação/UFPR, 2010. Dissertação (Mestrado em Educação).


[1] Professeur à la Faculté d’Éducation et au Programme de Post-graduation en Éducation de l’Université Fédérale du Paraná – UFPR. Coordinatrice du LABIN – Laboratoire de l’investigation des corps, genre et subjectivité en Éducation. Chercheuse du CNPq – Conseil National de la Recherche Scientifique.

[3] Il y a un Projet de Loi – PLC no. 122, de 2006, qui vise à criminaliser la discrimination due à l’orientation sexuelle et l’identité de genre.Voir : http://www.plc122.com.br/entenda-plc122/#axzz2neqIUKzo

[4] Pour en savoir plus, voire : http://bvsms.saude.gov.br/bvs/publicacoes/brasil_sem_homofobia.pdf

[5] Voire : http://bvsms.saude.gov.br/bvs/saudelegis/sas/2008/prt0457_19_08_2008.html

[8] Voire : http://gde.virtual.ufc.br

[9] Politiquement, le Brésil est organisé comme une république fédérative composée par des provinces ou des états. Chaque état a un ensemble de responsabilités politico-administratives, parmi lesquelles l’éducation basique. Le financement, la réglementation et les professeurs sont sous la responsabilité des états et chaque état a un ensemble de lois et des normes qui régissent l’éducation.    

[10] Ici, on nomme « prénom social » le prénom socialement utilisé par l’élève.


Mise en ligne : 31 janvier 2014.

Charlotte Prieur, L’homophobie : une discrimination parmi d’autres dans les milieux LGBTQ

Charlotte Prieur

Doctorante-monitrice, université Paris-Sorbonne
UMR 8185 Espaces, Nature et Culture

carte charlotte

 

 


 

 

 

L’homophobie : une discrimination parmi d’autres dans les milieux LGBTQ

 

 

Le but de cette contribution est de questionner les limites et les usages du concept d’homophobie en les confrontant à la réalité intra-milieu LGBTQ. Elle s’appuie sur une observation participante réalisée dans le cadre de ma thèse portant sur les normativités des lieux, milieux et sexualités queers parisiennes et montréalaises. Lors de mes observations de terrain, j’ai été témoin de pratiques et de discours qu’on peut considérer comme homophobe si on reprend la définition de l’association « SOS Homophobie ». L’homophobie serait alors l’ensemble des « manifestations de mépris, rejet, et haine envers des personnes, des pratiques ou des représentations homosexuelles ou supposées l’être. […] L’homophobie est donc un rejet de la différence ».

L’hétérosexisme de la plupart des sociétés est un constat qui fait rarement débat (Tin 2003). Dans le cadre des rapports hétéronormés, les insultes, les blessures physiques et verbales infligées aux homosexuels par des hétérosexuels ont été dénoncées. Cette forme d’homophobie, qui a les moyens d’être subtile et de se réinventer, est évidemment à combattre.

Cependant, la critique de l’hétérosexisme n’est pas au cœur de cette contribution. L’homophobie relève toujours d’une exclusion de la norme non seulement par des manifestations mais avant cela par des représentations normées de ce que doit être la sexualité. Ces manifestations de l’exclusion peuvent aussi être assorties de discriminations à l’égard des populations homosexuelles ou considérées comme telles. La définition du terme discriminations est alors très proche de celle d’homophobie donnée par SOS homophobie, comprise comme des manifestations de mépris et de rejet des personnes homosexuelles ou supposées l’être. Cependant ces individus n’ont pas pour seule caractéristique d’être « homosexuel », il faudra donc explorer de manière intersectionnelle les rapports à la sexualité mais aussi à la dimension sociale et culturelle des individus et des lieux qu’ils créent. On se demandera alors si le terme d’homophobie est approprié pour explorer la diversité des formes d’exclusion et de discriminations au sein des milieux LGBT et queers.

Je poserai deux questions problématiques et paradoxales : Peut-on être homosexuel.le et homophobe ? Peut-on assimiler les discriminations à l’intérieur des milieux LGBTQ à de l’homophobie ? Je montrerai que les lieux LGBTQ sont régis par des normes communes au reste de la société et qu’elles induisent des effets de lieux qui organisent les milieux LGBTQ parisiens.

 

État des lieux

Cette interrogation trouve tout son sens dans le rapport des individus et des groupes à l’espace. Partant du principe que des exclusions variées se produisent dans des lieux socialement et culturellement construits, il est important de s’entendre sur la définition même du lieu.

Définition du lieu

Si on reprend la définition de Nicholas Entrikin (Lévy et Lussault 2003), le lieu est le résultat de la médiation entre plusieurs individu.e.s. C’est cette co-présence qui crée l’événement ainsi que le lieu, non son ancrage fixe ou sa localisation. Vincent Berdoulay (1997) défend avec lui la prise en compte du sujet et de son expérience du lieu. Le lieu, ainsi constitué, influe sur les personnes autant que celles-ci le constituent. Cette définition permet de défendre une définition du lieu qui prend en compte l’étude d’événements qui ne se déroulent pas toujours au même endroit, comme c’est le cas de nombreuses soirées LGBT (Cattan et Clerval, 2011) et surtout queer. Ces dernières conservent leur nom mais se déplacent dans des lieux LGBTQ ou s’installent ponctuellement dans des espaces hétérosexuels. On peut prendre l’exemple de la soirée Flash Cocotte. « FLASH COCOTTE IS *A QUEER PARTY *FOR QUEER PEOPLE *HETERO-FRIENDLY». Organisée depuis septembre 2008, la Flash Cocotte est une soirée mensuelle. Elle s’est déroulée à la Java jusqu’en août 2011. Le mois suivant, la soirée a déménagé à l’Espace Pierre Cardin où elle se déroule depuis. Les localisations successives choisies ne sont pas des lieux LGBT fixes. Ces espaces se convertissent donc pour une soirée (parfois plus) par mois. Il faut ajouter à ce changement de lieu, des événements exceptionnels : les soirées de la marche des Fiertés se déroulent à la Machine du Moulin rouge ; des soirées où les dj de la Flash Cocotte se produisent sous ce nom (Aftershow de Rock en Seine en 2011). Parallèlement à cela, la soirée Flash Cocotte s’exporte en créant des événements dans d’autres capitales européennes : Berlin (2011) et Bruxelles (2011 et 2012)(1).

 

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Carte migrations de la soirée Flash Cocotte

 

Ainsi, les limites de ces lieux et des réseaux qu’ils forment sont difficiles à déterminer du fait de la prolifération des événements.

Effets de lieu

L’effet de lieu doit être envisagé dans sa définition non réductrice, comme un moyen de dépasser les effets de contexte et de situation. On doit également prendre en compte les interactions entre les effets de lieu, les effets de classe et les effets culturels.

Catherine Sélimanovski (2009) explique que : « les effets de lieu sont un facteur aggravant du poids de la domination sociale des populations ». Ainsi, les populations minoritaires sont défavorisées autant dans leurs rapports sociaux que dans leurs rapports à l’espace. Elle s’appuie sur le postulat bourdieusien suivant : « la position dominante ou dominée des groupes dans la société est confortée par des « effets de lieu«  ». Autrement dit, la structuration de l’espace ainsi que les représentations qui y sont attachées déterminent les « profits d’espace » ou leur absence (Sélimanovski 2009). Dans cette même réflexion sur les effets de lieu et des représentations que le lieu véhicule, Guy Di Méo, invite à mettre en tension l’espace objectif et l’espace subjectif. Le premier serait une sorte de palimpseste et d’imbrication entre les lieux et les dimensions culturelles, sociales, politiques et économiques ainsi que les représentations de ces lieux. L’espace subjectif est, quant à lui un palimpseste des expériences des lieux par des individus, parfois associés en groupes. Les représentations relèvent également de cette vision subjective de l’espace. Elles sont importantes parce qu’elles sont et sont de deux natures différentes. Les expériences produisent des représentations des lieux mais ces représentations influencent aussi les expériences futures.

Cette démarche de définition du lieu, à la fois élément matériel et idéel, ainsi que des effets de lieux, nous permet d’étudier à très grande échelle les milieux LGBT et queers. Ils peuvent nous permettre de différencier des logiques d’affrontement des individus au sein de lieux LGBT menant à des discriminations mais ils peuvent aussi aider à mettre en avant des logiques d’évitement par le recours à des formes d’entre-soi[2] plus fines que le simple recours à la non appartenance à la norme hétérosexuelle.

 

Peut-on être homophobe et homosexuel.le ?

A partir de ce questionnement paradoxal et problématique, l’intérêt sera de voir la complexité des rapports de genre dans les milieux LGBTQ.

Les lieux LGBT mainstream

La conformité sexe/genre est encore une norme très forte dans les milieux LGBT. Dans certains milieux lesbiens ou LGBT mainstream, les femmes butch (à l’apparence masculine) peuvent par exemple être très mal vues souvent pour la raison qu’elles seraient une caricature de la lesbienne, reproduisant le modèle butch/fem jugé dépassé. La même logique de conformité sexe/genre conduit certains milieux LGBT à dévaloriser, moquer ou rejeter des personnes revendiquant une identité trans ou l’apparence d’une passivité féminine homosexuel (folles, sissies…). Il ne s’agit pas de parler ici de fatalité mais de prise de conscience comme l’a fait Atriyou, blogueur sur le site de Yagg[3] : « Donc, et c’est là où je voulais en venir, les homosexuels ne sont pas à l’abri des préjugés sous prétexte qu’ils sont eux-mêmes victimes de préjugés. ». Le blogueur va encore plus loin en mettant en avant l’homophobie intériorisée des homosexuels à l’encontre d’autres :

« Victimes jusque dans leur chair, leur intimité, lorsqu’ils intègrent les clichés de la société à leur encontre. En particulier, lorsqu’ils se les réapproprient comme des catégories de pensée qui les distinguent des autres homosexuels et en discriminent, en ostracisant parfois une partie d’entre eux (des homosexuels, eux, les autres) ».

Ce premier exemple vient déstabiliser l’idée d’une forme de communauté homosexuelle solidaire qu’il explicite lui-même :

« Ma deuxième découverte lors de ces rencontres collectives avec les inconnus d’autres forums fut la suivante : c’est pas parce qu’on est homo que l’on s’entend directement. Les homosexuels ne sont pas une grande famille »

 

Ainsi, les lieux de rencontres LGBT sont loin d’être dépourvus des clichés véhiculés par la société et vecteurs de discriminations à l’intérieur même du milieu souvent présenté comme un refuge par rapport à une société hétéronormée. Mais les lieux LGBT mainstream ne sont pas les seuls à remettre en cause l’ouverture supposée des milieux LGBT aux déviances à la norme genrée. Les lieux non mixtes posent aussi question.

Les lieux non mixtes gays et lesbiens

Le but n’est pas ici de déplorer l’existence de lieux non mixtes. Il faut également différencier la non mixité gay et lesbienne et rappeler dans un premier temps l’histoire de la non mixité des lieux gays et lesbiens. De fait, les lieux gays et lesbiens se sont développés dans le cadre d’une recherche d’un entre-soi à la marge d’une société qui refusait une place aux homosexuel.le.s. Ces lieux gays et lesbiens ont été des lieux refuges vecteurs de la formation de communautés.

« L’homosexualité crée ici du lien, rassemble des individus partageant les mêmes orientations sexuelles et dont l’homosociabilité semble se justifier par une quête du «semblable» et de repères identitaires. […] Ce besoin d’être dans l’entre-soi s’accompagne de l’expression d’une identité collective travaillée par le groupe ». (Costechareire, 2008, 23)

Pourtant, l’homosocialité stricte, la recherche du même sexe et du même genre posent certains problèmes. On peut difficilement nier la reproduction de la conformité sexe/genre et l’exclusion de tous genres non fixes, catégorisés voire essentialisés. Si l’on prend l’exemple des lieux non mixtes lesbiens, on peut être sensible aux arguments portés par les féministes, notamment Christine Delphy. Pour elle, ces lieux non-mixtes ont leur importance au niveau social et politique. Ils sont des lieux d’entre-soi nécessaires, notamment pour les femmes, pour libérer la parole face aux hommes et au système patriarcal mais aussi pour construire des solidarités entre femmes dominées. Le mélange entre gays et lesbiennes reproduit de fait des rapports de domination hommes/femmes classiques par la socialisation et l’éducation reçue par les un.e.s et les autres. La non mixité a donc une utilité réelle dans les milieux lesbiens. Christine Delphy explique que la mixité et la non mixité, plutôt que d’être subies, doivent pouvoir être choisies. Mais la mixité sans l’égalité n’est pas envisageable.

Face à cet argument fort, reste cependant deux interrogations. Affirmer l’utilité de la non mixité à l’échelle du groupe des lesbiennes, n’empêche pas de dire que la non-mixité est problématique pour des personnes qui refusent de se catégoriser ou de se définir comme appartenant au masculin ou au féminin, notamment pour les personnes queers ou trans. La deuxième interrogation rejoint la première : ces personnes au genre déviant à la norme de conformité sexe/genre peuvent-ils être considérés comme des dominants ?

On peut prendre pour exemple le festival de films féministe et lesbien Cineffable, ouvert exclusivement aux femmes. Chaque année plusieurs hommes ou personnes se revendiquant queers ou trans ont des difficultés à franchir le seuil du lieu. Plusieurs discussions menées lors de mes observations avec des féministes lesbiennes revendiquant la non-mixité de l’événement se sont engagées. Si une personne ne correspond pas à la population admise, le « cas » est examiné. On statue donc à un moment donné sur la dangerosité potentielle ou la relative conformité de la personne « déviante » à la norme de conformité sexe/genre pour accepter ou non son inclusion dans un événement. Ces périodes de jugement, qu’elles soient finalement négatives ou positives, sont un moment violent pour toute personne ayant à les vivre et elles suscitent en retour des rancœurs fortes des queers et des trans. Ces derniers accusent parfois les féministes de réessentialiser les catégories homme/femme comme on peut le voir sur certaines caricatures humoristiques et militantes.

 

transphobia_mistake.jpg

Source : http://leftycartoons.com/category/feminist/page/2/

 

Il existe effectivement des caricatures croisées entre milieux LGBTQ. Cela soulève de grands enjeux idéologiques et des façons différentes de voir les rapports de pouvoir et de domination à l’échelle des individus et des groupes. Ces conceptions traversent les lieux LGBTQ et, parfois, les organisent.

Comment formuler ces discriminations ?

Doit-on parler d’homophobie intériorisée, de queerphobie, de transphobie ? L’association SOS Homophobie a déjà pris conscience de l’imprécision de la notion d’homophobie en décomposant le terme. Elle se proclame désormais : « Association nationale de lutte contre la lesbophobie, la gayphobie, la biphobie et la transphobie »  Ces catégories ne forment pas un tout et il existe des formes d’exclusion et de rejet propres à chacune d’entre elles.

Face à ces lieux LGBT qui semblent reproduire des normativités genrées puissantes, les lieux queers ont tendance à favoriser la prolifération des genres. Les organisateurs d’événements queers affichent très souvent dans leurs discours une ouverture à la non-conformité sexe/genre et la valorise par le recours, notamment, à des performances artistiques.

On prendra l’exemple de la soirée Priscilla Retourne-moi dont le texte de l’événement Facebook ainsi que des flyers distribués appuient sur cette ouverture à la « prolifération des genres »(Butler 1990) :

« Soirée de folie furieuse, excentrique et poétique, queer et cul ! Des gens qui transpirent, de la sueur et des larmes.
Nous serons en partenariat avec (Censo)Red, artiste qui défend l’identité de genre par des projets photographiques/graphiques et par l’organisation de soirées décalées.
[…]
Si vous êtes timides, on laisse rentrer tout le monde. »

(http://www.facebook.com/events/129023293875738/)


Ce flyer met en avant un partenariat avec l’association Derrière la Porte qui se présente de la manière suivante sur sa page Facebook :

Notre souhait est d’ouvrir et mélanger les mondes et les esprits.
Tourné vers les gays, les lesbiennes, les travestis, les transsexuel(le)s, les joueurs BDSM, les artistes décalés, les gens de talent et tous ceux qui voudront participer !


(http://www.facebook.com/pages/Derrière-la-porte-by-Red/123002261081133)

La volonté de cette soirée queer, et d’autres, est bien de s’ouvrir à la prolifération et aux performances de genres. Cependant ces lieux a priori plus ouverts ne sont pas dépourvus d’autres formes de normativités puissantes, à l’image de l’ensemble des lieux LGBT. En d’autres termes, après avoir vu les discriminations genrées au sein des milieux LGBTQ, il faut réfléchir à leur intersection avec d’autres formes de discriminations communes au reste de la société. On aura donc pour but de montrer dans cette dernière partie que les lieux LGBTQ reproduisent en partie les mêmes types d’exclusion que le reste de la société. Loin d’être des hétérotopies (Foucault 2009 [1966]) où tous les « homosexuel.le.s » se mélangeraient, des effets de lieux puissants régissent les milieux LGBT.

Homosexualité.s et intersectionnalité

Les formes de rejet et d’exclusion au sein des lieux LGBT sont très subtiles. Il s’y manifeste confusément de l’homophobie, du racisme, du sexisme et du racisme de classe ; la confusion n’étant pas anodine, par ailleurs. Il existe cependant deux formes différentes de discriminations. Elles peuvent se manifester de fait par la rencontre de ces populations dans un même lieu. Mais, on doit aussi s’interroger sur les effets de lieu à l’intérieur des milieux LGBTQ. Certaines personnes savent pertinemment qu’un type de soirée, ou qu’un lieu particulier ne leur est pas ouvert ou, plus subtilement, qu’il ne sert à rien d’y aller quand on a la certitude d’y passer un mauvais moment.

L’homosexualité : un critère parmi d’autres dans la formation d’un entre-soi

Il est dans un premier temps important de rappeler que contrairement à l’idée que véhicule le terme d’homosexualité, la communauté homosexuelle n’a pas de réalité en tant que telle. Les rassemblements des différents milieux LGBT ne se fait que ponctuellement dans le cadre d’événements comme la Gay Pride très symboliquement renommé Marche des Fiertés. Cependant, Marianne Blidon a mis en évidence l’exercice de style difficile qui consiste à agencer les différents cortèges et à faire coexister des manifestations différentes de l’homosexualité (Blidon 2007).

D’où vient cette difficulté ? Bien entendu, le rapport au corps et à la représentation de l’archétype de l’homosexuel est au centre des attentions. La figure de la drag queen est par exemple survisibilisée par les médias (photographie ou reportage ne montrant quasiment que cette partie festive, ces corps féminisés) alors qu’elle occupe une position marginale à l’intérieur du milieu. Un cinquième des répondants à l’enquête réalisée par Marianne refusent d’ailleurs de participer à la Gay Pride parce que « cela donne une mauvaise image de l’homosexualité » (Blidon 2009).

Mais, les rapports différenciés au genre et à la sexualité s’articulent à d’autres facteurs qui traversent la société. Ainsi, l’appartenance à une classe sociale et/ou à une minorité ethnique sont des facteurs de créations d’entre-soi très forts qu’il ne faut pas oublier face à une vision idéalisée de la communauté homosexuelle.

On prendra deux exemples représentatifs pour mettre en avant l’intersection entre plusieurs facteurs sociaux dans la création de lieux d’entre-soi.

Effets de lieu et effet de classe

Dans l’ensemble de ces lieux LGBTQ, le racisme de classe et le snobisme semblent être la chose la mieux partagée. Dans de nombreux lieux observés, ces manifestations hostiles se sont produites : mépris, moqueries en tous genres menant parfois à l’affrontement verbal ou physique.

On reprend ici l’exemple de la soirée Flash Cocotte. Le changement de lieu a entraîné une modification de la population. Le nouveau lieu fixe choisi est situé dans un quartier qui n’est pas habituellement un espace où se déroulent beaucoup de soirées LGBT. De surcroît, il existe peu d’établissements LGBT proches. Situé dans le 8ème arrondissement, en face du palais de l’Elysée, ce lieu est socialement différent des quartiers Oberkampf et de Belleville(4). Cela se ressent aussi sur la population rencontrée au sein du lieu. Ce passage de la Java à l’espace Pierre Cardin entraîne également une hausse du droit d’entrée (de 7€ à 10€) ainsi qu’une hausse du prix des consommations (de 6-8€ à 9-12€).

L’ambiance n’est pas non plus la même. Alors que l’espace Pierre Cardin est très grand, moderne voire aseptisé, la Java est un endroit plus petit mais mythique de Paris où de nombreux artistes sont venus (Piaf, Gabin et le mouvement des zazous des années 1920). L’ambiance y est plus intimiste. La population très éclectique lors des soirées Flash Cocotte à la Java semble avoir perdu en diversité. Lors d’une observation participante le 21 janvier 2012, j’ai pu observer que la population était plutôt très jeune et aisée. Les costumes étaient travaillés. Si la soirée se dit queer, il faut alors comprendre queer première vague (Bourcier 2012) dans le sens où la prolifération des genres est admise (plutôt pour les hommes que pour les femmes) mais où la population est quasiment uniformément blanche et bien dotée en capital économique. Plusieurs altercations verbales et parfois physiques ont éclaté pendant cette soirée du fait de critiques ou de marques de mépris quant à la manière trop masculine de certaines femmes de s’habiller ou quant à l’apparence pas assez travaillée d’autres. Ces éléments cumulés expliquent une première forme de l’effet de lieu. Les personnes méprisées n’entrent en fait pas dans les normes attendues par les personnes venant dans ce lieu. L’annonce de la soirée peut d’ailleurs éclairer cela. La phrase : « Alors, be smart, be beautiful et viens! » a un effet performatif sur les normes du lieu. Cette nouvelle forme d’entre-soi crée une forme d’exclusion qui n’est pas genrée ou sexuée mais qui est plus typiquement sociale. Ainsi, l’effet de lieu se mêle à un effet de classe.

Effets de lieu et appartenance ethnique

Il est important de voir dans un second temps comment les sexualités et les appartenances ethniques peuvent s’agencer pour la création de lieux spécifiques. Le but de cet argument n’est pas de dénoncer le racisme de certains lieux LGBT ou des logiques de ségrégations communautaristes mais plutôt de constater des logiques d’entre-soi différentes selon son appartenance ethnique. Des raisons très matérielles peuvent l’expliquer : la recherche du même, la rencontre autour de styles musicaux différents, des codes culturels communs… Mais il faut comprendre ces effets de lieux pour avoir une vision plus fine des milieux LGBT et pouvoir juger s’il y a discriminations homophobes ou d’autres sortes.

J’ai constaté au cours d’observations participantes que beaucoup de lieux queers, revendiquant une ouverture à la fluidité des genres et des sexualités sont dépourvus de diversité ethnique. La question est de savoir si cet effet de lieu est la conséquence d’un entre-soi de classes moyennes supérieures au fort capital culturel ou si ces lieux paraissent de fait inaccessibles à ces minorités et, dans ce dernier cas, pourquoi ils le sont.

A l’inverse, il existe des soirées LGBT ethniques. La soirée Afrodisiack qui se déroule au Klub(5) est une soirée LGBT afro-caribéenne. Dans ce lieu, on ne danse pas sur de la musique club ou électro mais sur des black musics : « zouk, Rnb, dancehall, coupé décalé, kuduro, house, kizomba(6) ». La soirée Total Beur (parfois soirées Beurning) existe également depuis 1999. Elle se passe au Dépôt tous les samedis soirs(7). Stéphane Barraud mentionne l’importance de cette soirée pour les minorités beurs :

 « Donc comme pour les bars et les discothèques, certains de ces lieux organisent des soirées à thèmes ethniques. Les évènements les plus prisés sont la mensuelle nuit « Total Beur » au Dépôt (le sex-club le plus grand, le plus fréquenté et le plus connu de Paris (c’est en effet un lieu de « pèlerinage » du tourisme gai), mais aussi la bimensuelle soirée « Beur For Ever » du très connu sauna Univers Gym25 ; lors de cette soirée on peut consommer entre autres du thé à la menthe, des pâtisseries orientales et la chicha. D’autres lieux organisent des soirées « orientales » comme le bar/sex-club Blue Square tous les dimanches ou le sauna Sun City. Ajoutons à cela des saunas qui pour des raisons sociogéographiques attirent une clientèle diversifiée, tels le Mykonos à Pigalle ou le Riad26 à Gambetta (des quartiers parisiens connus pour leur multi-ethnisme). Dans tous ces évènements, musiques Raï et R’n’B sont de rigueur. » (Barraud, 2005)

 

L’auteur montre bien ici que le recherche d’entre-soi (comme le terme a été défini antérieurement) est au cœur de la réussite de ces soirées. Il comporte cependant deux dimensions : la dimension sexuelle et la dimension ethnique ou culturelle. Cette intersection donne un confort plus grand aux hommes « beurs » qui sont soumis à d’autres codes sociaux et culturels dans d’autres lieux LGBT. Ces effets de lieu ne sont pas forcément discriminatoires puisqu’ils relèvent d’une volonté de la part d’une minorité d’aménager un espace de liberté supplémentaire, comme on l’a vu avec les espaces non mixtes lesbiens. Il ne s’agit pas non plus nécessairement de parler de rejet conscient ou inconscient des « beurs » dans les lieux LGBT mainstream ou les lieux queers. Il s’agit plutôt de comprendre ces effets de lieu.

Cependant, on ne peut pas non plus ignorer ce qu’on appelle désormais l’homonationalisme qui sévit, du fait notamment des attentats du 11 septembre 2001, de la stigmatisation des populations musulmanes et arabes en France et dans le monde occidental et du conflit israélo-palestinien. Dans son ouvrage, Jasbin Puar (2012) explique la montée d’un nationalisme gay et montre comment la lutte contre l’homophobie permet de diviser à nouveau le monde entre nations civilisées et nations barbares (condamnant l’homosexualité). Elle explique également que par l’accès aux droits (mariage, adoption…) les gays et lesbiennes des pays occidentaux entrent dans la norme et que ces corps altérisés du terroristes et des populations minoritaires qui y sont assimilées deviennent queers (bizarres, douteuses).

Ce phénomène d’homonationalisme n’est cependant pas proprement américain. Pendant la Queer Week 2012 organisée par Sciences Po Paris, une conférence(8) réunissait Marie-Hélène Bourcier et Didier Lestrade. Ils ont été interpellés par un membre de l’association HM2F (Homosexuel-les musulman-es de France) pour dénoncer l’homonationalisme et les pratiques racistes des homosexuels envers les homosexuels musulmans. Ils ont notamment expliqué les difficultés rencontrées pour pouvoir participer à la Gay Pride. La montée de l’homonationalisme montre bien que les discriminations doivent être pensées de manière conjointes et non combattues séparément.

 

Conclusion :

Finalement, la difficulté dans l’approche de la notion d’homophobie est son aspect protéiforme. Le terme d’homophobie semble avoir un sens en ce qu’il est pensé dans une conception binaire de la société (hétérosexualité/homosexualité). Cependant, dès que l’on envisage des discriminations au sein des milieux LGBTQ, ce terme devient trop vague et ne permet pas de caractériser les discriminations subies. Au-delà de ce manque de clarté, le terme d’homophobie a tendance à invisibiliser non seulement des populations (lesbiennes, trans, queer…), mais aussi d’autres populations minoritaires qui sont présentes au sein des milieux LGBTQ. Cette volonté de rendre visible les minorités LGBT dans leur diversité à d’ailleurs pousser à la redéfinition du terme par l’association SOS homophobie. Dans une certaine mesure, les discriminations au sein des milieux LGBT résultent de la rencontre de populations différentes et d’une homophobie intériorisée, d’une pression des normes hétérosexuelles extérieures sur les milieux LGBT. Cependant, d’autres types de discriminations, communs au reste de la société, sont aussi présents dans ces lieux. Cela vaut pour le sexisme, le racisme et les processus de distinction sociale (stratégies d’exclusion). Il faut enfin envisager l’intersectionnalité entre ces différents types de discrimination qui créent pour chaque individu ou chaque groupe une situation originale.

La volonté de réaliser cette communication sur ce thème de l’homophobie au sein des milieux LGBTQ a été portée par le constat assez triste mais non fataliste que le milieu LGBTQ, ou la « communauté homosexuelle », comme elle est souvent appelée, n’existe pas et que la déviance à la norme sexuelle ne constitue pas de fait un moyen de se retrouver dans les mêmes lieux. Les formes d’entre-soi sont bien plus subtiles que cela.

Ainsi, la lutte contre les discriminations doit être pensée à la fois comme une volonté de reconnaissance de la part de la société hétéronormée mais aussi comme une acceptation de la différence (sociale et culturelle) et des pratiques sexuelles et genrées diversifiées au sein des milieux LGBTQ. Cette vision queer et intersectionnelle permettrait-elle, a minima, de prendre conscience du chemin qu’il reste à parcourir pour tisser ces liens de solidarité entre les individus et les minorités non hétérosexuelles ? Aux vues, de l’homonationalisme latent des sociétés occidentales ainsi que de l’augmentation des agressions homophobes, il serait en tout cas naïf de compter sur le temps ou l’évolution des mentalités pour que l’homophobie et la xénophobie cesse.


Bibliographie

Banos Vincent. 2008, L’hypothétique construction des lieux ordinaires entre agriculteurs et non-agriculteurs en Dordogne : De l’idéologie patrimoniale à la recherche des échappés du territoire, thèse soutenue sous la direction de Louis Dupont, université Paris-Sorbonne.

Barraud, Sébastien. 2005. Etre un homme homosexuel et d’origine maghrébine à Paris et

en région parisienne : stratégies psychosociales, identités intersectionnelles et modernité, mémoire de D.E.A sous la direction de François Vourc’h, Université Paris VII – Denis Diderot.

Berdoulay, Vincent. 1997. « Le lieu et l’espace public », Cahiers de géographie du Québec, vol. 41, n° 114, p. 301-309.

Blidon Marianne. 2009. « La Gay Pride entre subversion et banalisation », Espace populations sociétés [En ligne], mis en ligne le 01 avril 2011, consulté le 28 mai 2012. URL : http://eps.revues.org/index3727.html

Blidon, Marianne. 2007. « Distance et rencontre : éléments pour une géographie des homosexualités ». Thèse de doctorat.

Bourcier, Marie-Hélène. 2005. Queer zones. 2, Sexpolitiques. 1 vol. Paris: La Fabrique Ed.

———. 2011a. Queer zones. 3, Identités, cultures et politiques. 1 vol. Paris: Éd. Amsterdam.

———. 2011b. Queer zones : politique des identités sexuelles et des savoirs. 1 vol. Amsterdam poches, Paris: Éd. Amsterdam.

Bourcier, Marie-Hélène. 2012. « Cultural Translation, Politics of Disempowerment and the Reinvention of Queer Power and Politics ». Sexualities 15 (1) (janvier 1): 93-109. doi:10.1177/1363460711432107.

Bourdieu Pierre (dir.). 1993. La misère du monde, Paris, Seuil.

Butler, Judith. 1990. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. Routledge.

Foucault, Michel, et Daniel Defert. 2009. Le corps utopique ; suivi de Les hétérotopies. 1 vol. [Paris]: Lignes.

Cattan Nadine et Anne Clerval. 2011. « Un droit à la ville ? Réseaux virtuels et centralités éphémères des lesbiennes à Paris », “A right to the city? Virtual networks and ephemeral centralities for lesbians in Paris” [trad. Claire Hancock], Justice Spatiale | Spatial Justice, n° 3, mars.

Costechareire Céline. 2008. Les « parcours homosexuels » et conjugaux au sein d’une population lesbienne, Enfances, Familles, Générations, No. 9, p. 19-35.

Delphy Christine, « La non-mixité : une nécessité politique. Domination, ségrégation et auto-émancipation », 2008, http://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite

Di Méo Guy. 2000. « Que voulons-nous dire quand nous parlons d’espace ? », in J. Lévy, M. Lussault (dir.), Logiques de l’espace, Paris, Belin, Mappemonde, pp. 37-48.

Lévy, Jacques, et Michel Lussault. 2003. Dictionnaire de la géographie. 1 vol. Paris: Belin.

Puar Jasbir. 2012. Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre. Editions Amsterdam.

Sélimanovski, Catherine. 2009. « Effets de lieu et processus de disqualification sociale ». Espace populations sociétés. Space populations societies (2009/1) (janvier 1): 119-133.

Tin Louis-Georges (dir.). 2003. Dictionnaire de l’Homophobie, Paris, PUF.


[1] Ces informations ont été réunies en effectuant un relevé systématique des événements de la page Facebook de la soirée Flash Cocotte (http://www.facebook.com/flashcocotte), de son site Internet (http://www.flashcocotte.com/) et du site Internet d’un des DJ, Crème de Frèche (http://www.cremedefreche.com/

(2) Pour Vincent Banos, l’entre soi renvoie à : « un retour sur soi mais surtout à la recherche et à la reconnaissance de ceux qui partagent des valeurs communes, c’est à dire ceux avec qui la distance sociale est réduite » (Banos, 2008, 83),

(3) Yagg est un site Internet d’information à destination des gays et des lesbiennes. Il a été créé en 2008 et s’enrichit d’un réseau social « la communauté Yagg en 2009 ». L’article cité est un post d’un des membres de cette communauté.

(4) On se base sur les chiffres délivrés par la direction des finances publiques. Un article du monde en propose une cartographie pour la région parisienne : http://www.lexpress.fr/actualite/economie/le-classement-des-arrondissements-parisiens-par-l-isf_476343.html .

(5) Le Klub, 14 Rue Saint-Denis  75001 PARIS

(6) Citation issue de la présentation de la page Facebook de l’Afrodisiack Klub : http://www.facebook.com/pages/Afrodisiack-KLUB-Paris/180706131967468?sk=info

(7) Le Dépôt est un cruising-bar gay qui a été fermé puis réouvert en 2012.

(8) Conférence du jeudi 8 mars sur le thème « Queer Theory, féminisme et mouvements LGBT : convergences et divergences ».


Mis en ligne, 31 mai 2012.

Infogérance Agence cmultimedia.com