Etre acteurs-auteurs & actrices-auteures des études trans

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L’année 2014, année trans ?

Maud-Yeuse Thomas, Université Paris 8

Karine Espineira, LIRCES, Université de Nice

L’année 2014, année trans ?

La victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision a donné lieu à une médiatisation mondiale, comparable à celle de Thomas Beatie et de son enfantement dans les années 2000. Dans les grandes lignes, on note un traitement spectaculaire similaire, générant conflits et clivages entre les pour et les contre, invité.e.s à choisir un camp.

Mettre côte à côte Conchita Wurst et Laverne Cox sous l’intitulé « transgenre » ou « trans » comme avec les articles respectifs du Huffington Post[1] ou encore de Rolling Stone[2], est une option et un choix éditorial qui posent de nombreuses questions. La victoire de Conchita est-elle le symbole d’une nouvelle transgression de genre ou d’un nouveau message de « tolérance » donné indirectement par l’Eurovision en 1998 avec la victoire de Dana International, dans un contexte de luttes entre laïcs et religieux en Israël sur fond d’un traité de paix qui se fait et se défait avec le peuple palestinien ? En 2014, le contexte européen est marqué par la montée des partis d’extrêmes droites et par les mouvements conservateurs religieux français qui semblent se propager au reste de l’Europe depuis les débats autour de loi dite du mariage pour tous. Parlons-nous d’une icône de la tolérance et de l’ouverture d’esprit ou d’une singularité à laquelle il faut bien donner un nom quoi qu’il en coûte ?

D’un côté le personnage de scène Conchita Wurst et de l’autre son interprète, le chanteur, Thomas Neuwirth. Celui-ci a souligné à plusieurs reprises qu’il n’est pas trans sans pour autant réfuter le traitement « transgenre » dont il est l’objet sous les traits de son personnage scénique. Schématiquement nous pouvons formuler l’idée que Thomas ne serait pas trans alors que Conchita le serait. Il nous semble que plusieurs confusions procèdent à une confusion plus importante. L’image concourant à l’idée que si la société fait toujours preuve de conservatismes plus ou moins virulents, elle est globalement plus tolérante, fait oublier le travail de nombreux et nombreuses militant.e.s trans sur le terrain. Cette idée participe indirectement à un risque d’effacement concomitant à la transphobie institutionnelle ayant longtemps dissimulé la stérilisation forcée ou exigée mais toujours coercitive derrière des discours pathologisants. Au premier abord, l’article du Huffington Post semble synthétiser une nouvelle donne sur la question trans et semble visiblement aller dans le bon sens en proposant une éthique de la tolérance générale à l’égard des minorités. Le chapeau de l’article débute précisément par le nom de Conchita Wurst associée à celui de Laverne Cox, imposant une lecture globale sur les transgressions de genre et en particulier celle de Wurst et non sur les droits des trans dans leur ensemble. De son côté, le site d’information Slate commente ainsi la victoire de Wurst : « La victoire de Conchita Wurst au concours de l’Eurovision ravive les débats de la transidentité en Europe et dans le monde. Les transgenres peinent à faire reconnaître leurs droits, des plus fondamentaux aux plus anecdotiques »[3]. Parmi ceux-ci, les toilettes ou comment devoir choisir l’une ou l’autre porte impliquant une division binaire. Plus grave, le suicide des jeunes trans et dans les prisons. Un constat interroge : Comment parle-t-on de Conchita et pourquoi toujours en parler en premier ? Nous pourrions aussi reformuler la question : Pourquoi la faire parler en priorité ?

De l’esprit de la médiatisation

Détaillons le propos. « Conchita Wurst » est un personnage scénique. Il ne procède pas d’une identité qui serait toujours elle-même, à l’instar de Laverne Cox, mais d’une démarche appareillant l’artistique et, du fait de sa médiatisation, le politique. Pour comparer, rapprochons-les deux personnes les plus citées en 2014, Conchita Wurst et Laverne Cox. Tout se passe comme si le personnage de Laverne Cox dans la série Orange in the New Blanc était Laverne dans son propre rôle de MtF trans black. On serait en droit d’analyser ici que la présentation du sujet (le fait trans), la représentation que Laverne se donne et la représentation qui en est donnée dans les médias ne coïncident pas. Et, en effet, le compte n’y est pas. Si Laverne Cox joue bien une trans MtF dans la série, cela n’implique pas qu’elle l’est dans sa vie, comme nous le montre la quasi-totalité des rôles de MtF et les très rares FtM dans le cinéma. Félicity Huffman joue une MtF dans Transamerica (Tucker, 2005) ou plus récemment Sarah-Jane Sauvegrain[4] dans la série « Paris » (Arte, 2015) à la suite de Chloë Sevigny dans Hit&Miss (Sky Atlantic, 2012), mais ne le sont pas, contrairement à Laverne Cox. La polémique récurrente à propos des rôles de trans dans le cinéma indique le malaise et va de pair avec la « polémique » dont parlent tous ces articles et qui suscitent une bulle spéculative et le sentiment d’une instrumentalisation : les trans seraient-ils/elles à la mode dans les médias, le cinéma, la mode, les sciences humaines et sociales ? Tout cela ressemble bien plus à une bulle spéculative sur les transgressions de genre. Un « créneau à prendre » sans aucun retour au nom d’une bienveillance et une solidarité biaisées? La position de Thomas Neuwirth est encore moins comparable : il n’est ni trans ni ne joue ou performe une trans mais une figure qui peut, du fait de cette médiatisation mondiale, passer d’invisible, une simple figure ultraminoritaire dns la communauté gay et totalement sans conséquence, à une représentation débordant le groupe trans tout en indiquant qu’il représenterait les transgenres hissés au rang de minorité la plus malmenée. Mais ce n’est pas le cas. « Conchita » va d’une scène internationale à l’autre tandis que l’on nous montre une trans racisée dans une prison (cf. Paley Fest jouée par Laverne Cox dans Orange Is the New Black ; Net Flix, 2013) : un contexte bien plus proche du réel des vies trans dans le monde entier.

Thomas Neuwirth indique qu’il n’est pas trans mais l’on parle de « la chanteuse », qualifié de «travesti autrichien »[5] , de drag-queen[6] ou de « candidate transsexuelle »[7] qui, « outre le fait de devenir une star internationale » serait aussi « le symbole de la tolérance et de l’ouverture culturelle »[8]. Si tel est le cas, c’est en tant que conséquence de la médiatisation dans un contexte où 2014 est bien plus l’année des études de genre face à la fronde antigender que la mode des trans qu’Hélène Hazera qualifie de « marche amère »[9]. La confusion résiderait-elle entre les termes, trans ou genre, dans un précipité chimique que symbolise le terme transgenre ? Son personnage scénique semble incarner tous les combats autour du « genre », ses brouillages, confusions et alimentant des « polémiques » et « controverses », au point d’incarner le « peuple transgenre » dans l’esprit de cette médiatisation qui ne prend plus le temps de dire qui est qui dans cet aréopage renvoyant au « Berlin des années folles », presqu’un siècle plus tôt. La confusion entre homosexualité et genre que symbolise désormais la question trans a été le théâtre d’une lutte politique et symbolique très âpre entre homosexualité et hétérosexualité. Elle l’est toujours tout en s’étant déplacée vers une différence entre plusieurs groupes (la « famille trans : travestis, transgenres, transsexuels) et les « folles » distingué(e)s de la population des homosexuels masculins par la symbolique de l’infériorité du féminin et son assimilation à une «folie », entre métaphore (Cf. les « années folles de Berlin ») et classifications nosologiques. On est passé d’une confusion à une autre car le problème des « folles », stigmatisés dans la vision masculiniste, homosexuels et hétérosexuels confondus, contient à l’instar des trans, une transgression de genre, mais surtout permet le maintien d’une vision hiérarchique, infériorisante et inégalitaire entre hommes et femmes que l’on retrouve entre trans et non-trans.

Pour nous, cette surreprésentation ou métareprésentation du personnage de Conchita, si elle ne nuit pas en tant que telle à la représentation « générique » des transgenres et de leur visibilité dans les espaces publics et médiatiques, nuit en revanche quant à leur présentation par eux/elles-mêmes. Cela ne génère pas une nouvelle vision de société mais du conflit, non une nouvelle manière de voir mais une recaptation de ce groupe malmené, non une nouvelle éthique mais un changement partiel d’une gestion. Ajoutons à ce processus, le phénomène récurrent invisibilisant les FtMs, tout en faisant passer l’acuité actuelle de leurs droits bafoués pour une histoire de rôle ou de subversion appelant une surveillance et une punition. Il suffirait donc d’endosser, à l’instar de « Conchita », un « personnage » ? Cette représentation, déplacée de l’espace scénique à l’espace des réels possibles ne se fait pas sans écrêter sérieusement le récit des trans et leurs relations difficiles avec le champ médico-légal, sans oublier la quotidienneté ordinaire, ce réel des identités connues exigeant des gages à la normalité, dont la stérilisation, que toute démocratie digne de ce nom dénoncerait. Mais la démocratie ne la dénonce nullement, persuadée que quelqu’un s’en occupe éthiquement. La « prise en charge » a réussit à dissimuler l’échange sacrificiel des opérations de changement de sexe contre une stérilisation coercitive pour cantonner la question trans à cet aspect.

Si la métareprésentation de Conchita a un impact indéniable, c’est sur la visibilité grand public, donnant un exemple concret du combat études de genre vs théorie de genre, et non sur la reconnaissance des droits des trans. Commentaires et réactions sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) émettent l’idée d’un profit pour la frange de la population homosexuelle « subvertissant » les rôles via une représentation doublement travestie, mêlant l’hypermasculinité d’une barbe à l’hyperféminité d’un maquillage cendré. Cette métareprésentation procède par fusion mimétique, faite d’instantanés faute de temps dédié, mêlant tolérance et transgression dans des unités d’espaces fugaces et un brouhaha émotionnel. Si elle en appelle à une réflexion sur la tolérance, elle n’implique pas une vision pluraliste ou moléculaire de société issue d’un temps et réflexion philosophiques commués en décisions politiques. Cet espace-temps fulgurant de la communication grand public n’est pas celui de l’information et le phénomène Conchita risque de n’être qu’un feu de paille sur lequel reviendrons peut-être chroniqueurs et journalistes de façon anecdotique dans quelques années. Nous sommes bien loin de l’espace-temps nécessaire aux débats patients et minutieux, avec une volonté d’exigence de justice et d’éthique travaillée dans les institutions et le terrain. Ce travail procède préalablement par et avec le respect d’autrui de personnes réelles, tenant compte de leurs difficultés et souffrances et sans cette pitié que l’on instrumentalise à coup de mots en « dys » et en pathologie.

De quoi « Conchita » est-elle/il le nom, que nomme-t-on à travers cette figure-avatar artistique et médiatique ? Par rapprochement, on pourrait évoquer l’action de défaire le genre comme avec les drags-queens du mouvement camp décrits par Butler (2006) et l’idée d’une performativité comme passerelle entre le scénique au quotidien, le politique à la rue de tout-le-monde. Il est peut-être le nom d’une minorité qui manque, oubliée et niée parmi d’autres : cette frange des «folles » soudain représentée, dotée d’un label et s’appropriant des termes genre et trans. Ces mots symbolisent désormais deux temps opposés : le cycle actuel d’un lien social émietté par l’ultralibéralisme aggravant les inégalités structurelles et le gouffre entre les vies viables et les autres, ces « restes du monde » en pays démocratiques. En ce sens, Conchita est un « nom-symbole » économique. Dans le contexte français, il rappelle le surnom donné aux femmes de ménage espagnoles et portugaises du temps où leurs pays d’origine étaient sous dictatures. Il était fréquent dans les « blagues de comptoirs » ou les plaisanteries des caricaturistes. Ce nom-symbole a-t-il glissé vers la subminorité des folles, interne à la communauté homo et se voyant plus ou moins réhabilitée ? Plus simplement, est-il le nom que l’on appose pour quelques temps encore à un personnage que l’on peut endosser dans quelques lieux très protégés en fréquentant les « grands du monde » en posant pour eux ? Mais la comparaison s’arrête-là quand «Conchita» cesse de représenter pauvreté et vulnérabilité, entre dans le spectacle médiatique et les jeux de la renommée. La rue n’est nullement l’espace du quotidien pour les trans car l’espace public est un théâtre de guérilla de genres et de gages à la normalité devant être visibles. L’espace public est un lieu de danger, pour la vie même des personnes trans. Vies dont la valeur et le sens ont été arraisonnées par l’injonction à la normalité qui les place dans une situation de passing plus contraint que choisi. La justice nécessaire et préalable pour répondre à la question trans a reculée en renforçant le mécanisme d’assignation à une identité de « l’état civil ». Ici la symbolique d’un-e Conchita ne mène à rien d’autre qu’à capter l’attention et parfois un certain agacement. Après la proposition de loi de Michèle Delaunay, remplacée par la proposition d’Esther Benbassa, suite aux promesses du candidat Hollande en 2006, l’année 2014 est bien plus un faux espoir trahi, préalable d’un oubli que commentent les quelques groupes de travail trans qu’une année « trans & paillettes ».

Trans vs radfems ou l’écume des ultraminorités

Un autre exemple de visibilité nous a été donné par Canal +, le 2 janvier 2015, dans un sujet présenté par Ariel Wiseman. Ici, le propos n’est pas centré sur le rapport tendu du «peuple trans» en bute aux « injustes institutions » ni dans les rapports aux médias qui exposent les vies trans. Il est orienté dans les rapports dits conflictuels entre les transgenres et les féministes radicales (les « Radfems ») dont on apprend que leur opposition est née avec le livre de Janice Raymond, L’empire transsexuel ([1979], 1981). Que découvre-t-on ? Et qui peut comprendre ce qui se dit là? Pour nous, ayant lu cet ouvrage politique parmi tant d’autres ouvrages légitimant sa portée politique radicale en s’en prenant à plus ou aussi faible que soi, nous sommes au comble du paradoxe contemporain : une ultraminorité (les « transgenres ») mènent un combat contre une autre ultraminorité (les « radfems ») et inversement. Combat d’arrière-garde ou événement contemporain confortant l’idée d’un « présent liquide » (Bauman, 2007) et l’émiettement du lien social en des microgroupes sociaux s’entre-déchirant et questionnant le vivre-ensemble ? Le journaliste insiste sur des exemples de ce combat où, à chaque conférence des féministes radicales, des militant-e-s transgenres « plantent leur tente » en marge des événements. À l’heure où une partie de la militance trans interroge le transféminisme et le féminisme « troisième génération » comme stratégie sociopolitique d’ensemble[10], la focale sur le conflit, la renvoie dans le réseau télévisuel sans mémoire ni contexte : qui a lu Raymond parmi les téléspectatrices-teurs ?

Un ouvrage de trente ans pour un combat minuscule ? La présentation n’est pas dénuée de tout contenu : cette lutte nécessaire illustre la conception de fond essentialiste où le fait d’être trans impliquerait un passage d’un « sexe à l’autre » – ce qui est très largement partiel puisqu’il ne concerne au mieux que 20 à 25% de la population dans les pays riches – où, pour les radfems comme pour la quasi-totalité des discours psy, politiques, « une femme trans reste un homme » ; mieux, dans cette voix/voie pro-essentialiste : « quelqu’un qui a eu une bite reste un homme ». Le discours des radfems rejoint celui de la psychiatrie des mœurs qui, à l’abri de la Sofect, milite ouvertement contre la « théorie de genre » et la féminisation des titres et noms. Curieusement, pour les FtMs, le propos est absent ou renvoyé à une homosexualité féminine inassumée tandis que la MtFs est renvoyée à l’essentialisme du XIXe finissant, mêlant mœurs, religion, croyances et savoirs à la manière d’un Ambroise Tardieu[11] ou d’un Otto Weininger[12]. Tout cela indique que ces discours et luttes émanent d’un contexte de luttes politiques produisant d’autres luttes politiques dans un apartheid permanent où les individus sont ce que sont leurs luttes et les chocs de leurs chaos respectifs sur les écrans et agendas des théories.

Outre le fait que l’on se demande qui a la culture nécessaire, ne serait-ce que pour savoir de qui et de quoi l’on parle dans ce conflit transgenre vs radfems, l’on se demande de quel sujet l’on nous parle, comment l’aborder, quel retour s’opère là ? Une nouvelle fois, la présence de figures minoritaires précipitent le sujet dans un sinistre défilé de conflits dont on peut saisir l’acuité d’une lutte mais non la diversité de la population transidentitaire et des féminismes en lutte, leurs difficultés propres face aux institutions, à dire leur existence en partant de leurs récits et termes. L’on suggère que les MtFs, vexées d’être désignées par leur « sexe de naissance », s’en prennent au nécessaire combat féministe. Inversement, face à l’actualité du maintien des inégalités structurelles de la société patriarcale-capitaliste, le féminisme lesbien pourrait être renvoyé à une prédation datée. Certes, l’ouvrage de Raymond l’est, mais il accule le féminisme à un bocal de vengeances où l’on s’en prend à aussi faible au profit des véritables prédateurs.

L’écho de ces luttes est-il l’ultime scène des débats démocratiques ? Il faut avoir un œil exercé pour ne pas verser dans l’un ou l’autre camp, être apte à en saisir l’acuité de ces combats trop minuscules pour être pris en compte des institutions et, à minima, avoir lu l’ouvrage incriminé et les analyses données dans le sillage de Raymond jusqu’à aujourd’hui, et notamment le texte phare de Sandy Stone[13] qui proposait deux réponses en une : l’attaque d’un contre-empire et un manifeste posttranssexuel (déjà). La société actuelle, entre replis nationalistes et précipités ultralibéralistes, exigeait de nouvelles grilles de lecture et des espace-temps d’information ne se réduisant à une pure communication de luttes passées, présentes et à venir. Plus que jamais, l’arraisonnement des vies singulières à des conflits d’époque et d’egos d’auteurs reconduisent les erreurs d’hier dans un contexte de colonisation généralisée. Sa conséquence étant un régime de prédation sous la forme de théories pathologistes comme les notions de maltraitance théorique (Sironi, 2011) et de panoptisme (Foucault, 1975) nous l’indiquent.

Si l’année 2014 est trans, nous pourrions l’analyser en termes d’une visibilité plus respectueuse des vies trans et de leur diversité, et non pas simplement une « meilleure visibilité » dans les médias, simple poudre aux yeux. À certains égards, nous pourrions dire que c’est l’année trans des médias. Pour nous, c’est bien plutôt l’année, sinon d’un recul du moins d’un retour à une attente après l’espoir. Celle-là même qui nous fait voir les suicides récents de jeunes personnes trans et notamment celui de Leelah Alcorn[14] et d’Andi Woodhouse[15] ; suicides que certain.es d’entre nous entendent, non sans raison, comme un double meurtre, effaçant le prénom et genre vécus postmortem. Pourquoi faut-il encore ces suicides et effacements dans une logique de médiatisation dont l’impact draine encore le pire ? Les raisons sont nombreuses. En France, promesses de campagne du candidat Hollande non tenues, violences des « Manifs » mêlant populisme et religieux, travail de fond des collectifs associatifs relégué à néant et bénévolat précaire ; travail réflexif et théorique inaudible ; violences institutionnelles s’ajoutant à la pauvreté économique et l’isolement social, voire la mutité individuelle et sociale ; violence des équipes hospitalières regroupées sous le label de la Sofect ; effacement total des existences intersexes réduites à des « erreurs de la nature » par la même pensée sociobiologiste et religieuse. Pour aborder de front les sujets trans dans leur profondeur et leur complexité, il faudra plus que le nom d’un-e Conchita barbu-e, adulée ou haïe sur nos écrans. Sinon une loi protectrice des plus vulnérables, une politique de dévulnérabilisation des opprimé-e-s. Peut-être suite à une loi démocratique, dirait l’Argentine. L’union sacrée après « Charlie » va-t-il rendre cela possible une fois les feux retombés ?

Notes

[1] « Conchita Wurst, Laverne Cox… Pendant toute l’année 2014, les transgenres ont occupé le devant de la scène », Marine Le Breton, 28/12/2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/28/conchita-wurst-laverne-cox-annee-2014-transgenres-devant-scene_n_6364936.html.

[2] « 11 ways 2014 was the biggest year un Transgender History », Samantha Allen, 23.12.2014, http://www.rollingstone.com/culture/features/11-ways-2014-was-the-biggest-year-in-transgender-history-20141223.

[3] Slate, 13.05.2014, http://www.slate.fr/life/86997/toilettes-transgenres.

[4] « Paris sur Arte : Fallait-il faire jouer une femme trans’ par une actrice cisgenre ? », Christophe Martet, 17.01.2015, http://yagg.com/2015/01/17/paris-sur-arte-fallait-il-faire-jouer-une-femme-trans-par-une-actrice-cisgenre-par-christophe-martet/, (en ligne).

[5] 21.11.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/11/21/video-conchita-wurst-heroes-clip_n_6198642.html.

[6] 05.05.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/05/05/conchita-wurst-drag-queen-candidat-eurovision_n_5267858.html.

[7] 05.05.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/eurovision-2014-conchita-wurst-censuree-dans-certains-pays-d-europe-s417847.html.

[8] 28.12.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/conchita-wurst-de-nouveau-candidate-a-l-eurovision-2015-s1175796.html.

[9] 16.10.2014, http://www.liberation.fr/societe/2014/10/16/trans-la-marche-amere_1123301

[10] Revue, Comment s’en sortir, http://commentsensortir.org/2014/09/10/conference-penser-les-transfeminismes-avec-sandy-stone/.

[11] http://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste_Ambroise_Tardieu.

[12] http://fr.wikipedia.org/wiki/Otto_Weininger

[13] Sandy Stone, The Empire Strikes back : a posttranssexual manifesto (L’empire contre-attaque : un manifeste postranssexuel), 1991, http://en.wikipedia.org/wiki/Sandy_Stone_(artist).

[14] « Le suicide d’une ado transgenre de 17 ans émeut l’Amérique », L’Express.fr, 31.12.2014, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/le-suicide-d-une-ado-transgenre-de-17-ans-emeut-l-amerique_1636637.html.

[15]Revue Gaystarnews, 02.01.2015, http://www.gaystarnews.com/article/vigil-be-held-trans-man-who-jumped-his-death-pittsburgh020115?utm_content=buffer8bbe7&utm_medium=social&utm_source=facebook.com&utm_campaign=buffer.

 Mise en ligne : 29.01.2015
Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire

Maud-Yeuse Thomas

Sociologue

(Logo STP : K. Espineira)   (Logo Intersexe)


Les Marches trans&Inter 2014

Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire

(Affiche : Existrans)

À l’occasion de la marche des trans 2014 (entres autres, l’Existrans à Paris[1], STP : 45 villes dans le monde entier[2]), c’est l’occasion de revenir sur le cadre de société. Tout d’abord, sur le langage, la manière de dire nos réalités. Dans cet article[3], Marie Piquemal veut résumer en quelques lignes le «parcours du combattant » trans :

« Sur sa carte d’identité, il a 27 ans, s’appelle Cédric, c’est un homme. Mais depuis quatre ans, il a l’apparence d’une femme. Il prend un traitement hormonal qui lui a fait pousser les seins, n’a plus de pomme d’Adam depuis une récente opération, a rééduqué sa voix chez un orthophoniste et s’est fait épiler de manière définitive. »

Il… Cédric… pour sous-titrer le fond du problème : « se mutiler pour pouvoir accéder au tribunal » (Piquemal) dans un raccourci grinçant, reflétant parfaitement la manière dont nous sommes décrit.es et, par l’occasion, traité.es. Mais pour dénoncer une situation insupportable, doit-on prendre de tels raccourcis sensationnalistes ? Le point 11 des revendications de l’Existrans tente de préciser les rapports face à ce type d’article très commenté dans les jours suivant l’Existrans. Autre article : « La prise en compte par les médias du kit de l’Association des Journalistes LGBT (AJL) pour le respect des personnes trans et Intersexes. »[4] : « John Bunsoy a été entendu par les enquêteurs après le meurtre de Jeffrey Laude, un transsexuel de 26 ans qui se faisait appeler Jennifer. » Pour les transidentitaires, c’est là un double meurtre puisqu’on lui enlève post mortem sa véritable identité. Ce fait illustre surtout un colonialisme économique et théologique comportant de très forts enjeux politiques faute de loi : « A Olongapo, les Américains apportent un peu de vie, et le portrait de Georges Washington sur des billets verts. » : une double transformation d’une identité de genre et cette société convertie en un « pays de fervents catholiques ». Toutefois, Marie Piquemal place l’enjeu décisif à l’endroit du champ juridique et non pas du champ médico-psychiatrique, illustrant le déplacement du fait trans, non sans en maintenir l’indisponibilité de l’état de la personne masquant l’invariant administratif des états civils conduisant à un impératif des opérations que l’on prétendait éviter au nom de la nature et de l’éthique médicale. Plus encore à l’impératif de la stérilisation en contournant l’éthique générale par une « éthique de conviction » que remplit parfaitement « l’exception trans ».

L’exception nationaliste française

Toute l’aire occidentale tourne désormais autour de ce redoublement où l’impératif psychiatrique se joint à l’impératif juridique pour obtenir, de gré ou de force, cette « conformité » et aboutir à la vraie opération exigée : une stérilisation que le CECOS[5] ratifie, renvoyant la demande à une « médecine de convenance »[6]. Opérer ou enfanter, il faut choisir ! On ne veut pas « d’effet Thomas Beatie », analyse Laurence Hérault[7]. Après une longue période d’immobilité, protégé par une indisponibilité étatique et fermant les yeux sur l’éthique de convenance de praticiens et politiques conservateurs, le droit se mobilise pour maintenir une conformité entre apparence (de la personne genrée) et l’état civil (basé sur la tradition du sexe social d’appartenance coïncidant au « sexe de naissance »). Pour tous les acteurs/trices trans&intersexes, le sujet de fond est la protection de tous les sujets-citoyens et l’abandon des postures psychiatrisantes et discriminantes où les CECOS pour justifier leur refus « éthique » nie le processus de pathologisation :

« Les personnes transsexuelles ne sont pas malades, ainsi leurs traitements ne sont-ils pas envisagés par les CECOS comme une nécessité médicale, mais comme relevant d’un libre choix, qui ne justifie pas une prise en charge de leur fertilité », explique Loïc Ricour, chef du pôle santé pour le Défenseur des droits.

Le double impératif juridique et psychiatrique est nié quand la totalité des textes, y compris les propositions de loi, recourent à l’exigence d’un diagnostic (de transsexualisme ou de dysphorie) en appelant à une «irréversibilité » masquant la stérilisation sur laquelle l’Etat veut fermer les yeux. Il y a là deux fronts institutionnels conservateurs usant chacun de leurs positions hégémoniques dans une violence d’État que digère parfaitement la démocratie.

Les trois premiers points du communiqué de presse de l’Existrans[8] placent les demandes dans un ordre précis, mettant en avant l’impératif juridique commandant en cascade tous les autres impératifs. Il s’appuie sur une protection faisant cesser violences et arbitraires et une demande citoyenne d’une responsabilité étatique d’y répondre :

Le changement d’état civil libre et gratuit devant un officier d’état civil, sans condition médicale (ni stérilisation ni suivi psychiatrique), sans homologation par un juge ;

Le libre choix des parcours médicaux, sur la base du consentement éclairé, avec le maintien des remboursements en France et à l’étranger ;

Le démantèlement des équipes et protocoles hospitaliers et la formation des médecins et chirurgiens français pour un suivi médical de qualité, respectueux et dépsychiatrisé ;

En 1, une loi s’inspirant de l’Argentine et des principes de Jogjakarta ; en 2, les conditions concrètes pour des transitions régies par les conditions de vulnérabilité, de violences et d’arbitraires ; en 3, la mise en cause d’un des piliers principaux de cette violence sourde dans la société où l’on perpétue le lien transsexualisme-psychiatrisation reproduisant le schème homosexualité-psychiatrisation. Comment appliquer ces points ? L’ampleur du travail est de la taille du projet démocratique pour des citoyens-acteurs. « Mais malheureusement ces parlementaires, malgré les belles intentions affichées, n’ont encore une fois pas su se mettre à l’écoute des associations trans’ et intersexes. »[9] Coline Neves indique que le droit tend à reprendre les tenants et aboutissants de la psychiatrisation pour dire ce que sont les «transitions» afin de trier dans la population transidentitaire en multipliant les conditions d’arbitraires.

Tous les ingrédients, après le contexte du mariage dans un contexte d’un retour au religieux et de chômage structurel, sont là pour amplifier une violence sourde en violences prêtes à exploser. Pour l’Existrans, signalant la réponse politique et juridique du Danemark et d’Argentine, les propositions veulent agir très en amont sur la pauvreté, le déclassement et le recours à la prostitution dans un cadre où 80% de la population trans en Argentine étaient déscolarisées. Dans un article[10] sur les traitements retardants proposés à des adolescent.es trans, on peut lire ainsi : (…) « la question se pose de savoir si des enfants ou des adolescents ont une capacité de jugement suffisante pour prendre une telle décision aux conséquences imprévisibles. À l’âge où la puberté et les hormones perturbent déjà l’équilibre des jeunes, la pertinence de ces traitements hormonaux semble plus que douteuse. ». Seuls les adultes savent mais sur quels savoirs ou quelle foi ? L’existence des « jeunes » est renvoyée au silence au motif qu’ils sont jeunes.

Un article parmi d’autres, permi par la dénonciation d’une « idéologie transformant les filles en garçons (et inversement) à l’école » (des manuels SVT au programme ABCD, du mariage pour tous aux campagnes contre les IMS de SOS Homophobie), s’étayant sur une conception naturaliste ou sexualiste des identités sociales. Dans une vision naturaliste, on peut ainsi écrire que « les hormones perturbent déjà l’équilibre des jeunes », faisant disparaître d’un coup de baguette endocrinologique les conditions écrasant les enfants trans et intersexe, la violence des attentes pour une hétérosexualité et hétéronormativité obligatoires. Celle-ci n’est nullement interrogée, validant ainsi la seule certitude qui vaille : l’ininterrogation des schèmes référents et l’assise anhistorique validant des notions naturalistes pour une fabrique d’adultes hétérosexuels. Le consentement de la personne trans adulte est renvoyé au filet sécuritaire déployé dans toute sa violence par la fronde conservatrice reprenant en les simplifiant les nosologies psychiatriques pourtant contestées sur le fond dans le monde entier.

Si le DSM V a entériné la classification du précédent opus (DSM IV), c’est en raison des remboursements permis par une prise en charge économique et non sur un corpus scientifique solidement établi ou une éthique de société. Celui est pris non pas pour le « sexe biologique », simple étayage du naturalisme, mais pour la notion de sexe d’État régulant l’invariant des états civils. Ces dénonciations sans contenus scientifiques, font rejoindre le bouclier thérapeutique de la Sofect (Espineira, 2011[11]) aux manifestants contre la « théorie du genre » à l’endroit des « limites » que des praticiens et auteurs érigent sans jamais situer leur parole et expertise, surfocalisant sur des questions pour des réponses tranchées sans études ni terrain mais annonçant des cautions scientifiques. Ici un psychiatre atterré par le « prosélytisme » des homos et trans, là ce chantage sur un désir d’enfant dont toute la société estime qu’il est un droit inaliénable.

 

De la loi de la majorité

En un mot, il s’agit toujours de parler à la place de, laissant intactes les violences croisées de la famille à l’école, laissant grandir l’enfant dans le silence, sans tenir compte des déscolarisations attisant et renforçant les violences familiales. La Gauche, nullement préoccupée de ses promesses (« n’engageant que ceux-elles qui y croient ») peut rejoindre l’oscillation de la Droite se positionnant tantôt sur une démocratie sexuelle (Fassin) purgée de toutes perversités (notamment d’une homosexualité comme contenant idéologique de la pédophilie et zoophilie), tantôt dans son combat contre l’Islam. Un article insiste sur ce point, faisant jouer ce balancement et pouvant conclure : « Transsexuels et intersexes pourraient-ils se sortir de leur rôle de clientèle captive de la gauche française en s’intéressant sincèrement au libéralisme ? »[12] Les trans, des libéraux qui s’ignorent devant se convaincre qu’ils n’obtiendront rien d’une gauche conservatrice ? Sus aux pauvres ? L’auteur oublie simplement de souligner la pauvreté liée aux déscolarisations, au sentiment d’inquiétude profond et aux désancrages familiaux. On dira plus simplement que tous les partis ont toujours instrumentalisé les plus vulnérables, faisant jouer la loi de la majorité.

L’analyse des exposés des motifs pour une loi sur l’identité de genre en préparation (Delaunay puis Benbassa) n’en finit pas de dénoncer la faiblesse de réponses, l’isolement de la France, la situation désastreuse des trans… pour reculer et maintenir une possession que valide Gauche et Droite : « on peut légitimement se demander en quoi le genre d’un individu devrait garder la moindre importance pour l’État.» (Sedra). Réponse : contrôler les états civils, c’est contrôler la définition du mode cisgenre majoritaire de la population ; c’est aussi contrôler la définition du « syndrome transsexuel » : « au regard de ce qui est communément admis par la communauté́ scientifique, la réalité́ du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence » (Proposition de loi Benbassa[13] reprenant les termes de René Küss en 1978). Il n’est question que de la population transsexe, d’où le chiffre très bas en France (10 000 à 15 000 personnes en France – proposition Delaunay). La définition s’est constituée sur l’entrée pseudo-scientifique où le «genre est opposé au sexe», biffant le tarvail et les conclusions des études de genre. La « communauté scientifique » n’est autre que le protocole psychiatrique de la Sofect armée du DSM et soutenue par les institutions, mettant en avant les recommandations de la CNCDH[14] de ce qu’il faut faire (l’Ethique ?) et que l’on ne suit pas (le réel des rapports de force). Ladite CNCDH a d’ailleurs été recalée, simple consultation d’une simple commission face à la Sofect autoproclamée « société scientifique ». Le genre constitue bel et bien une politique de dé-comptage de la plus haute importance puisqu’il conditionne toutes les représentations (cisgenres, transgenre, intergenres et queers) et donc la manière de « penser la coïncidence sexe-genre » à l’heure du conflit « symbolique » entre « théorie de genre » et études de genre. La poursuite d’une ignorance de fond conduisant à mettre l’Argentine en ligne d’horizon, faisant croire à une marche vers un décisif progrès social.

L’horizon argentin

Rappelons que la loi sur l’identité de genre en Argentine a été mobilisée sur le constat sociologique d’une déscolarisation massive, d’une pauvreté et vulnérabilité et non du fait d’être trans ou non, comment et pourquoi l’on est trans ou non. Il s’agit d’une décision consécutive d’une politique sociale ; rappelons que le T en Argentine, ne fait pas la différence entre travesti, transgenre et transsexe et mise sur le plus petit dénominateur commun des politiques publiques, le lien social et le niveau de vie protégeant ou exposant aux violences, tandis que la France milite pour sa majorité en nombre et symbole. Cette loi est issue du contexte socio-économique ultralibéral mondialisé et non d’un groupe particulier. La réponse est ici d’autant plus saisissante qu’elle s’appuie sur des facteurs macroéconomiques conduisant la société argentine vers une aire ultralibéraliste à marche forcée, faisant croire à une ouverture sur des minorités pauvres et des droits occultés. Puisque l’on ne peut défaire ni le genre ni l’instrumentalisation des plus vulnérables, gagnons plus pour acheter opérations et papiers. Pragmatisme ou cynisme ordinaire ? N’oublions pas pour autant les violences collatérales des divers agendas s’entrechoquant. De nombreuses fois, il a été analysé que, pendant que l’on s’occupait d’une ultraminorité, le dossier de l’IVG restait en souffrance en Argentine et avec lui, la mainmise dans un contexte traditionaliste. En bref, les féministes se rappellent aux trans du monde entier qu’elles ne disposent pas toujours de leur corps, sont toujours menacées dans leur existence… pour les mêmes raisons que les trans : inégalités socioéconomiques, mainmises par l’élitisme des savoirs/pouvoirs, privatisatons de l’accès aux soins. Les femmes ont raison de s’inquiéter, non de cette loi minuscule mais de l’effacement organisé de leur condition. En filigrane, une priorisation et privatisation d’existences décidées depuis les centres de décision et dont les miettes départagent les plus vulnérables.

L’Argentine comme modèle avant-gardiste pour les trans ? Ce n’est donc pas aussi simple mais il figure avant tout en Europe comme un modèle d’un courage politique inédit par une femme présidente, Cristina Kirchner. Il redonne à une catégorie d’individue.e.s particulièrement discriminé.e.s au moins une chance de retourner à l’école et peut-être de freiner la descente vers la pauvreté, facteur sur lequel les arbitraires au pouvoir se sont toujours appuyés en faisant appel à ladite communauté scientifique, nullement interrogée. La revendication de l’Existrans, l’OII et STP sur la dissolution des équipes hospitalières repose sur une demande de justice, avant tout en raison des malveillances que nous constations déjà à l’ASB[15] il y a 25 ans. Le contexte de frondes contre la « théorie de genre » étant un contexte particulièrement efficace pour détourner l’attention des théories « psys » sur le « transsexualisme » et « l’homosexualité », objets nullement « médico-légaux ». Le point 2 de l’existrans s’y attache précisément et le point 3 l’affiche ouvertement. Mais sans solution de remplacement, préconisé dans le point 4, la continuité des malveillances à l’abri des pouvoirs et tout débat du lien entre pauvreté, déscolarisation, émigration forcée et transidentités, va se poursuivre, faisant le lit des psychopathologisations où la dépsychiatrisation du langage de la Sofect fait illusion puisque son pouvoir émane de son articulation aux centres de décision conservateurs.

4. La formation et la sensibilisation des personnels en contact avec les personnes trans et Intersexes (santé, éducation, social, administratif, justice, prisons, etc.), en lien avec les associations trans et Intersexes.

Qui va faire cela et avec qui ? La suite des revendications, reprenant les points de l’Existrans depuis sa naissance (1997), dresse un portrait impressionnant dans l’ampleur de ce qu’il reste à faire en portant une attention soutenue à ce qui va se dégrader. C’est-à-dire, tout. La formation des praticiens et institutions est placée à juste titre en lien avec la société dans ses rapports de force plus qu’une société citoyenne responsable, d’où la profusion d’expertises professionnalisées face aux chantiers minuscules, de sensibilisation « militante » forcément bénévole, ce pourquoi le rattachement symbolique à la Gauche reste fort malgré l’immense dépit. L’accès au travail et à son maintien dans les périodes de transitions reste un point particulièrement difficile à négocier, y compris et pour une fois, pour la couche moyenne de la population, généralement à l’abri lors des périodes de croissance. En faisant un tour d’horizon des raisons profondes de ces revendications, outre ces renvois répétitifs aux exceptions à consonances psychiatriques et aux jurisprudences que l’on dénonce sans pouvoir s’y attaquer, l’acuité de ces revendications tient aux agendas qui ne les ont jamais pris en compte. Le droit va-t-il reprendre ce qui a été « déconstruit » dans le huis clos d’une pseudoscience qui l’avait prise « en charge » et ce qui dans la santé psychique des individus a été sciemment détruit pour le cantonner à des figures de la folie ou du trouble ? Quel programme et protocole pour les enfants que le DSM veut désormais psychiatriser, quel suivi médical spécifique dix-vingt ans après la transition ? Tout indique la suite d’un déni de démocratie par des élites à des postes de décision. Aussi, la 18e marche se succédera par une 19e puis… La double question trans&inter est une question universelle régulée par des exceptions locales nationalisées.

Le droit contre l’égalité à la suite de la psychiatrie ?

Ces marches et revendications sont le fruit d’une attente à une société meilleure et n’ont jamais produit la moindre violence contre des individus. Les marches des trans et intersexes sont fondamentalement sociales et pacifiques, loin des manifestations du type Mariage pour tous dont le but essentiel et premier est d’empêcher que tous les citoyens soient égaux devant la loi face aux mêmes droits et devoirs. Pour accéder à l’utopie d’une société égalitaire, le pluralisme politique reste le seul garant et, de fait, la lutte des trans&intersexes ressemble à s’y méprendre à une reconquête du lien social pluraliste. Mais celui-ci n’est pas près d’aboutir. La marche de l’Existrans annonce 5000 manifestants[16]. Autant dire, une miette dans un océan. Combien dans le monde ? Les discriminations sociétale et étatiques pèsent plus lourd. Reste donc, en effet, le pouvoir d’autonomisation qu’offre l’argent de la société libérale face aux silences, déscolarisations, agressions et violences, à l’intérêt constant de l’État pour ce « sexe social » et ce retour aux boucliers thérapeutiques et théologiques comme rempart aux peurs que l’on agite.

(Affiche STP : Karine Espineira)


[1] http://existrans.org.

[2] Le 18 octobre 2014, plus de 90 actions ont eu lieu  dans 45 villes à travers le monde, coordonnées par 108 groupes et organisations sous la Campagne STP. Actuellement (octobre 2014), STP compte avec le support de 390 groupes et réseaux activistes d’Afrique, Amérique Latine, Amérique du Nord, Asie, Europe et Oceania.http://www.stp2012.info/old/fr.

[3] Marie Piquemal, 05.09.2014, Libération, URL : http://www.liberation.fr/societe/2014/09/05/pour-les-trans-le-changement-d-identite-a-la-merci-du-tribunal_1093796.

[4] « Meurtre d’un transsexuel aux Phlilipines : le port  d’Olonpongo, vaste bordel américain, déserté », AFP, 19.10.2014,  URL : http://www.lexpress.fr/actualites/1/styles/meurtre-d-un-transexuel-aux-philippines-le-port-d-olongapo-vaste-bordel-americain-deserte_1613177.html.

[5] Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains.

[6] http://www.lavie.fr/actualite/bioethique/procreation-des-transsexuels-la-pointe-du-debat-sur-la-pma-24-01-2014-49036_394.php.

[7] Intervention au colloque Transidentité  et cancer, cancéropole de Toulouse, septembre 2014.

[8] http://existrans.org/?p=244.

[9] http://yagg.com/2014/10/14/droits-des-trans-un-vrai-changement-detat-civil-libre-et-gratuit-cest-possible-par-coline-neves/.

[10] http://www.theoriedugenre.fr/?Aux-Pays-Bas-des-enfants

[11] Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique : discours et limites d’un appareil de légitimation », in Revue Le sujet dans la cité, n°2, Habiter en étranger, 2011.

[12]J. Sedra, « La 18e marche Existrans  pour les droits des personnes trans et intersexes, 20.10.2014, Contrepoints.org, https://www.contrepoints.org/2014/10/20/185209-la-18eme-marche-existrans-pour-les-droits-des-personnes-trans-et-intersexes

[13] Proposition de loi présentée au Sénat, 11.12.2013.

[14] Commission nationale consultative des droits de l’homme.

[15] Association du Syndrôme de Benjamin fondée en 1994.

[16] http://yagg.com/2014/10/18/plusieurs-milliers-de-personnes-defilent-pour-lexistrans/.

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Mise en ligne : 31 octobre 2014

Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire
Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire
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Esquisses pour un savoir pluriel sur la sexualité des hommes trans

Tiphaine Besnard-Santini

Doctorante en sociologie à l’université Paris-8-Cresppa CSU

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Esquisses pour un savoir pluriel sur la sexualité des hommes trans

Introduction

Parce que le fait de transitionner est très souvent assimilé, par erreur, à une orientation sexuelle ou à une pratique érotique[1], la question de la sexualité trans (FtM, MtF, ainsi que toutes les personnes appartenant au spectre des transidentités) est quasi absente des ouvrages spécialisés[2]. La sexualité reste peu abordée, y compris dans les publications des trans eux-mêmes, en comparaison des questions relatives à la discrimination[3], à l’identité, au parcours ou encore à la santé[4]. Les quelques blogs portant directement sur la sexualité des hommes trans sont majoritairement anglo-saxons[5] et traitent exclusivement des rapports gais (entre hommes trans ou avec des hommes cisgenre[6])[7]. Bref, que ce soit dans la littérature psychologique, en sciences humaines ou en sexologie, rares sont les auteur/es qui s’aventurent sur le sujet – les quelques-un/es à le faire se cantonnent généralement à répéter les a priori stéréotypés et infondés sur « l’absence de vie sexuelle » des trans[8] et sur l’augmentation de la libido et  de l’agressivité chez les hommes trans prenant de la testostérone.

A l’inverse, la volonté bienveillante de ne pas traiter les trans différemment des personnes cisgenres pouvant malheureusement parfois mener à une invisibilisation des pratiques sexuelles des trans, comme c’est le cas un ouvrage écrit par les sexologues Richards et Barker[9], dans lequel les pratiquant/es des sexualités gaies, lesbiennes et hétérosexuelles sont supposé/es être tou/tes cisgenres, tandis que les trans sont évoqués uniquement dans le chapitre consacré à l’identité de genre. Or, il me semble essentiel de considérer le fait que les pratiques sexuelles des trans et de leurs partenaires (qu’ils/elles soient ou non trans), ne sont pas forcément les mêmes que les pratiques sexuelles des personnes cisgenres, pour des raisons physiques et culturelles. C’est à partir de l’hypothèse que le fait de transitionner, et d’être trans, influence la vie, les représentations et les actes sexuels des individus que j’ai interrogé plusieurs de mes amis, amant ou ex-amant transmasculins au sujet de leur sexualité.

L’uniformité trompeuse dans laquelle les trans ont été mêlés, qui suppose de l’homogénéité là où il n’y a que des différences, fait fi des variations liées à la classe sociale, aux modes de vie, à l’histoire familiale, aux désirs et au sentiment d’identité, qui jouent pourtant un rôle non négligeable dans la vie sexuelle de tous les individus. Dans le cas des hommes trans, il était intéressant de voir comment s’articule, de manière unique chez chacun, leur sexualité au sentiment de ne pas appartenir au sexe d’assignation, mais aussi aux modifications physiques, chirurgicales et hormonales. Avec cet article, je me propose, à la lueur des entretiens que j’ai effectués et de l’étude des quelques publications et des blogs consacrés au sujet, de rendre compte de certaines de ces expériences toutes singulières. Face à l’absence de connaissances sur le sujet, j’ai opté pour une présentation assez large, quoi que non-exhaustive, de la diversité et de la richesse des expériences sexuelles des hommes trans. Il s’agissait plus ici de poser les premiers jalons d’un savoir issu de la parole des personnes concernées, que d’une étude approfondie sur une thématique précise. Ce travail n’est que le premier d’une série qui, je l’espère, sera longue et enrichissante.

De la naissance à l’amélioration de la vie sexuelle

Si toutes les expériences qui m’ont été relatées diffèrent sur bien des aspects, un fil court d’un entretien à l’autre, à savoir que la sexualité des personnes transmasculine se caractérise par des débuts entravés par l’absence de modèle d’identification. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le fait que parmi les cinq trans avec lesquels j’ai menés des entretiens[10], trois rapportent avoir débuté leur vie amoureuse et sexuelle entre 18-20 ans, c’est-à-dire un peu plus tardivement que la moyenne nationale[11], et que celle-ci a rapidement coïncidé avec les prémisses de l’identification transgenre. A cet égard, l’absence de vie érotique avant transition se comprend aisément par la privation d’exemples auxquels s’identifier et desquels apprendre les gestes de la sexualité, mais aussi par un certain degré d’inconfort physique, des inhibitions et l’absence de modèles de sexualités et de corps trans, menant à un rejet général de la sexualité conçue comme une menace pour l’identité trans en devenir. Boris, un trans de 30 ans, raconte :

Dans mon enfance et jusqu’à ce que je baise pour la première fois à 18 ans la sexualité ça n’existait pas pour moi. Ca me faisait peur parce que j’avais l’impression que la seule chose possible pour moi c’était d’avoir un rôle féminin et passif avec des hommes cisgenres[12].

La prise de conscience qu’il est possible de choisir son genre d’appartenance, que la sexualité hétéronormée n’est pas une obligation et qu’il est possible de modifier l’apparence du corps constitue généralement un premier pas salvateur pour sortir d’une vie sexuelle souvent corsetée par les normes dominantes de genre et de sexualité. Cela permet dans bien des cas de pouvoir briser des tabous et de verbaliser des interdits et des envies. Dès lors, la rencontre avec la culture trans contribue à une amélioration de la vie en générale, et de la vie sexuelle en particulier. Transformation positive permise par la prise de conscience du désir de transition, d’une part, et les modifications physiques, d’autre part : progrès dans la confiance en soi, épanouissement du rapport au corps, sentiment d’être désiré pour ce qu’on est etc. Tom, un garçon trans de 33 ans, me dit :

La transition a tout changé dans ma vie sexuelle. D’abord j’ai commencé à vraiment prendre mon pied[13].

La transition (qu’elle inclue ou non les hormones et la chirurgie) peut donc avoir pour effet la naissance pure et simple de la vie sexuelle, ou encore l’ouverture à de nouveaux désirs et à de nouvelles pratiques. Un sondage du magazine en ligne Transguys.com du mois de juillet 2010, visant à relever les modifications liées à l’identification trans sur la vie sexuelle, révèle que 20,77% des interrogés considèrent que leur sexualité a changé de façon significative, 40,38% affirment que le spectre des personnes sexuellement attirantes s’est élargi, et 28,08% pensent que leur orientation sexuelle n’a pas été modifié depuis qu’ils ont commencé à s’identifier comme trans[14]. Parmi les 73 personnes ayant répondu au sondage et rédigés des commentaires sur le site du magazine, plusieurs mentionnent la testostérone comme facteur de modification de  leurs attirances sexuelles[15]. Outre la fameuse accentuation de leur libido, qui n’est finalement évoquée que par cinq personnes, l’irruption de nouveaux fantasmes est décrite par 1 personne sur 7.

Relativement à cela, l’attribution des changements dans la sexualité à  l’hormonothérapie ne fait pas l’unanimité parmi les personnes concernées[16]. Si certains attribuent purement et simplement les changements libidinaux à la prise de testostérone, d’autres n’en parlent même pas. Sans compter que beaucoup de trans emploient d’autres méthodes pour modifier leur corps (sport, alimentation, usage de plantes etc). Parmi les cinq trans que j’ai interrogés, Hyacinthe, âgé de 26 ans, est le seul à m’avoir parlé des modifications permises par la testostérone sur sa sexualité (augmentation du désir, qualité de plaisir différente, nouvelles zones érogènes, érection)[17]. Et même pour lui, l’attribution aux seules hormones reste ambiguë : bien qu’il ait noté une très forte et indéniable augmentation de sa libido dans les premiers 8 mois d’hormonothérapie, il reste plus ambivalent quant à ce qui lui a permis d’exprimer les rôles sexuels masculins et dominants qu’il n’assumait pas avant : meilleure confiance en soi, puissance physique acquise par la pratique sportive, émancipation personnelle et politique, équilibre trouvé entre féminité et masculinité – un ensemble de facteurs semblent avoir joué un rôle dans les changements qu’il a constatés.

Identité de genre, orientation sexuelle et rôles sexuels

L’imputation de caractéristiques genrées aux hormones et les conceptions biologisantes des comportements sexuels imprègnent encore fréquemment aussi bien dans le discours des trans que dans les études psychologiques et sociologiques non-informées par les théories féministes. Toutefois, en dépit de ces notions essentialistes visant à expliquer des attitudes ou des désirs sexuels dits masculins (attitude sexuelle dominante, forte libido, rejet de la monogamie, distinction entre sentiments et désir), le rapport des hommes trans à la virilité apparaît finalement beaucoup plus complexe que prévu. Ainsi Louis, un trans de 25 ans, me dit-il :

Je déteste les mecs quoi, je les supporte pas. Enfin les mecs-mecs, la virilité ça me fait gerber. Donc être renvoyé à ça c’est juste pas possible[18].

Quant à Hyacinthe, il affirme également qu’il n’a pas du tout envie d’être « lu comme un mec hétéro dominant » et que la construction de son identité de genre n’a pas été aisée. Depuis qu’il jouit d’un passing[19] à 100% et que les gens n’attendent plus de lui qu’il performe socialement et sexuellement des rôles féminins, il peut surprend à se réapproprier des « trucs féminins pour la première fois de sa vie » :

J’ai trouvé aujourd’hui un compromis social avec lequel je suis en paix et qui est viable alors qu’avant ça ne l’était pas, dit-il[20].

A cet égard, l’analyse des récits des hommes trans contredit le discours hégémonique psychologique et psychiatrique, discours selon lequel, pour les FTM, endosser l’habit masculin reviendrait à s’approprier toutes les caractéristiques de l’Homme, à savoir – outre le goût pour le football et les pantalons, celui des femmes et du bon vin ! Pourtant, dans le sondage du site transguys.com, près des trois quart des interrogés se définissent comme gays ou pansexuels/queers, tandis que moins d’un quart se présente comme hétérosexuel/attiré par les femmes et quelques-uns comme asexuels. Il faut néanmoins relativiser ces chiffres en la comparant aux résultats de l’enquête sur la santé et la sexualité des trans, réalisée par l’association Chrysalide en 2011. Selon ces données, le nombre de transmasculins à se déclarer homosexuel est de 18%, pansexuel est de 25% et hétérosexuel est de 35%. De sorte que les gays et les pansexuels réunis représentent moins de la moitié de l’effectif de l’enquête française, contre trois quarts des répondants de l’enquête américaine[21].

Tandis que certains attribuent le passage d’un désir pour les femmes à un désir pour les hommes à la seule prise de testostérone, d’autres évoquent des facteurs psychologiques, dont : l’amélioration de la confiance en soi, la meilleure connaissance de soi-même et la reconnaissance par autrui de l’identité masculine. Ainsi, Ethan Lu écrit-il :

Être honnête et à l’aise avec soi-même te rend plus ouvert à des personnes que tu aurais pu trouver effrayantes d’une certaine façon avant[22]. 

Mais pour la plupart, le passage par l’identité lesbienne/gouine semble avoir été déterminant dans le rejet de l’assignation à la féminité hétérosexuelle, à défaut d’autres modèles alternatifs. Cette identité pouvant avoir été vécue avec une certaine forme d’inadéquation. En effet, pour nombre de trans, l’attirance pour des femmes ne se fait pas dans et selon les codes lesbiens, mais est vécue d’une façon hétérosexuelle. Tom m’explique à ce sujet qu’il ne supporte pas qu’une partenaire attende de lui qu’il baise « comme une gouine ». De la même façon, Jason écrit :

Avant de vivre en tant qu’homme, j’étais très confus. J’aimais les femmes mais je détestais être identifié à des femmes/lesbiennes[23].

Ainsi le passage par le lesbianisme se fait-il soit parce qu’il permet l’accès à des relations sexuelles avec des femmes, soit parce qu’il offre un modèle de « female masculinity »[24], selon le terme de Jack Halberstam. Mais il peut aussi faire l’objet d’un puissant rejet s’il conduit à des injonctions à être une femme et à agir en tant que telle, ou s’il n’était qu’un moyen de ne pas être féminin/e sans pour autant avoir d’attirance pour des personnes féminines.

J’avais à la base des relations gouines et je me définissais comme gouine mais avec un certain malaise. Mais c’était la seule catégorie dans laquelle je pouvais le mieux me reconnaître[25], me raconte Louis.

Mais pour d’autres, l’appartenance à la communauté lesbienne/gouine constitue un cadre culturel dans lequel trouver des partenaires et évoluer en toute sécurité.

Ça m’a fait vachement de bien d’être dans une sexualité de gouine, je m’y suis tout de suite trouvé super bien. C’est une culture sexuelle à laquelle je m’identifie grave et qui me fait du bien, dans laquelle j’aime évoluer et j’ai envie d’y évoluer jusqu’à la fin de ma vie[26], me dit Hyacinthe.

Dans un monde hétéro/cis-normé et en l’absence de modèles transmasculins auxquels s’identifier, les codes culturels sexuels lesbiens et gais offrent donc des outils à ceux qui refusent l’assignation à la féminité. Pour Boris, ce n’est que lorsqu’il a commencé à fréquenter le milieu militant LGBTQI qu’il a pris connaissance des sexualités pédés, lesquelles lui ont permis de développer un imaginaire fantasmatique, des désirs et des pratiques qu’il déploie dans sa vie sexuelle avec des partenaires féminines. De même, Hyacinthe se rappelle :   

Je me souviens par exemple m’être identifié à un pédé dans une relation lesbienne à 18 ans. Dans ce cadre je pouvais sexualiser mes seins, mes tétons[27].

Le rapport aux autres : entre identification et reconnaissance

Au-delà de l’identification, la question de l’attirance pour des hommes cis et/ou trans apparaît, après avoir longtemps été taboue dans les discours trans, comme incontournable – au moins à un moment du parcours. Façon de tester son passing ou véritable attirance, la confrontation au corps et au désir d’un homme cisgenre n’est pas anodine. Mais d’une façon générale, il m’est apparu que les rencontres sexuelles avec des partenaires jouaient souvent un rôle déterminant dans l’évolution de la transition et l’amélioration de la vie sexuelle. En premier lieu, c’est généralement dans le cadre de relations de confiance et d’amour que les inhibitions et les tabous peuvent venir à être dépassés, permettant d’avantage d’aisance physique et de confiance en soi. Il ne s’agit pas ici de soutenir que tous les trans ont des problèmes avec leur corps, ou que les enjeux d’estime de soi sont l’exclusivité des trans, mais de mettre en lumière le fait que la honte ou la culpabilité qui peuvent résulter d’une non-concordance avec les normes de genre peuvent être dépassées grâce au regard aimant et désirant d’autrui.

En effet dans chaque entretien, les personnes évoquent au moins une fois le fait d’avoir souffert de ne pas être « normal/e » pendant l’enfance ou l’adolescence. Ce sentiment ayant généralement des effets négatifs sur l’image de leur corps, générant la crainte de ne pas être désiré ou de l’être mais pour de mauvaises raisons. Mathieu, un trans de 32 ans, témoigne du fait qu’avant sa transition il ne percevait pas son corps comme un objet de séduction :

Je trouvais louches les gens qui me trouvaient attirants, j’avais l’impression, du fait de ma transidentité, de mon apparence juvénile et de mon exotisme, d’être un objet de curiosité[28].  

En l’absence de représentations sociales de personnes transmasculines, le sentiment d’inadéquation et d’anormalité peut mener certains à des tentatives de féminisation pour correspondre aux attentes sociales ou sexuelles. Tom me raconte ainsi qu’avant de prendre conscience de sa transidentité, il se sentait obligé de « jouer le rôle de la meuf » parce qu’il ne s’écoutait pas et qu’il pensait que c’était comme ça qu’il devait agir sexuellement, alors que dans ses fantasmes il s’était toujours identifié à des rôles masculins et dominants. Ce n’est que lorsqu’il a fait la connaissance d’une fille qui le désirait pour ce qu’il était, en tant que trans, qu’il a pu verbaliser et extérioriser cette part de son identité. En devenant désirables pour sa partenaire, les caractéristiques masculines de son corps qui jusqu’alors faisaient l’objet de honte[29], ont pu être réappropriées et investies dans les rôles sexuels masculins qui lui conviennent :

C’est avec elle que j’ai nommé ma bite « ma bite ». Avant les filles me demandaient pourquoi mon sexe était comme ça, elles s’étonnaient que je bande du clitoris, j’étais très complexé. Maintenant c’est terminé, je ne serai plus complexé, c’est ma bite[30].

En ce sens, le moment de dévoilement induit par le coming out face à un/e futur/e partenaire sexuel/le fait l’objet d’enjeux importants. Mathieu confirme que, si le moment de faire son coming out est toujours une prise de risque désagréable, le fait de constater qu’il est désiré tel qu’il est toujours jubilatoire :

Mais quand tu te trouves en face de quelqu’un qui est très libre et qui ne va pas poser d’étiquette sur toi, ni sur ton corps, ni sur tes désirs, alors là c’est encore plus jouissif.  (…) Quand j’ai rencontré cette fille hétéro et que je lui ai dit que j’étais trans, il y a eu zéro réaction, alors je me suis dit : putain elle me plaît encore plus[31].

En effet, pour les personnes trans, peut-être encore plus que pour les personnes cisgenres, les rapports sexuels et les relations amoureuses viennent interroger, voire mettre en péril, l’identité. J’ai retrouvé ainsi chez chacun de mes interrogés le refus de participer à des activités sexuelles qui contreviendraient à une identité masculine choisie. Les rapports pénétratifs avec des hommes hétérosexuels, par exemple, semblent faire unanimement l’objet de refus dans mes entretiens, quoi que les rapports pénétratifs ne soient pas systématiquement absents dans les sexualités transmasculines[32]. D’une façon générale, les partenaires appartenant à une communauté culturelle sexuelle que je qualifierai de queer semblent préférés à ceux/celles avec lesquels les risques d’avoir à faire de la pédagogie, de voir ses limites non respectées ou de constater que « ça ne va pas le faire » sont grands. Mathieu m’explique qu’avec des partenaires qui attendent de lui qu’il se comporte sexuellement comme une fille ou un garçon, ça pose généralement problème :

A part avec des trans et des pansexuel/les, avec les autres globalement il y a toujours la question de savoir pour l’autre comment il/elle va se comporter avec moi. (…) Pour moi le summum de la liberté c’est certainement avec des trans ftm ou, plutôt ftx. Là j’ai l’impression d’être à la maison, qu’on peut négocier des trucs[33].

La sexualité trans : entre créativité et découverte

La négociation, mais aussi la création de nouveaux paradigmes sexuels semblent donc fondamentales dans la sexualité des trans et de leurs partenaires. Dans le cas de Tom, la transition s’est accompagnée d’un changement lexical dans l’appellation des zones érotiques. Mais, ce n’est pas le cas de tous les trans d’employer les mots « bites », « pénis », ou encore « queue » pour nommer leurs parties génitales, certains continuent d’utiliser le terme qu’ils employaient avant transition (« chatte », « teuch », « vagin », « fente »). Mais quel que soit le terme choisi, la question génitale n’est jamais absente des récits, bien que – ou peut-être précisément parce que- que les phalloplasties et les métaidoplasties restent très rares et souvent insatisfaisantes. Pour la plupart des trans avec qui j’ai discuté, le choix du vocabulaire sexuel est souvent lié à l’usage fait des parties génitales et à l’orientation sexuelle revendiquée, lesquels peuvent varier en fonction des périodes, du jeu sexuel et/ou des partenaires. Ainsi certaines notions et pratiques empruntent-elles aux cultures lesbienne, gaie ou encore hétérosexuelle, tandis que d’autres appartiennent en propre à la culture trans[34]. Mais quelles que soient le cadre de référence, la façon dont les personnes trans s’approprieront ces cultures sera toujours une création propre.

Il me semble que cet aspect de la sexualité trans a été l’un des plus négligés. Pourtant, il m’est apparu crucial, aussi bien dans ma propre expérience qu’au travers des récits qui m’ont été livré, puisqu’il offre des perspectives infinies dans la quête de nouvelles façons de concevoir les corps, de faire l’amour et d’envisager les relations sexuelles. Il s’agit ici de l’aspect le plus créatif de la vie sexuelle avec autrui.  Mais, si la place du/de la partenaire semble dans ce cas essentielle, l’influence des amant/es peut être à double tranchant, notamment dans les relations des trans avec des femmes qui se définissent comme lesbiennes et qui admettent difficilement leur attirance pour une personne qui ne se définit pas comme une femme, ou lorsque le/la partenaire prend une telle place dans la transition de la personne trans que les choix de l’opération, de la prise d’hormone, du pronom et même des rôles sexuels sont délimités par le désir du/de la partenaire.

En conclusion, si l’amélioration et la libération de la sexualité des hommes trans ne peuvent pas être attribuées uniquement à la transition, la prise de conscience de l’identité masculine, la verbalisation des limites et des interdits et l’amélioration de l’estime de soi jouent un rôle décisif dans ce domaine. Par ailleurs, bien que les hommes trans puissent partager de nombreuses facettes de la vie sexuelle des hommes cis, leur parcours, l’expérience de la stigmatisation et leurs particularités physiques marquent d’une façon spécifique la pratique de la sexualité. Ces singularités leur ouvrent dans bien des cas un éventail plus large de pratiques, d’expériences potentielles et de rencontres variées. En ce sens, l’épanouissement sexuel des trans provient en grande partie d’une acceptation positive de l’identité transgenre par eux-mêmes et par leurs partenaires – acceptation permise, entre autres, par une meilleure connaissance des sexualités trans dans leur diversité.

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BIBLIOGRAPHIE 

Bajos Nathalie et Bozon Michel dir., Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008, 605p.

Califia Pat, Le Mouvement transgenre. Changer de sexe, Paris, EPEL, 2003 (1997), 381 p.

Bornstein Kate, Gender outlaws : On Men, Women and the rest of us, Vintage, 1995, 272 p.

Butler Judith, Défaire le genre, Paris, Amsterdam, 2012 (2006), 331 p.

Gagnon John H., Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot, 2008 (1991), 202 p.

Guillot Julie, Entrer dans la maison des hommes. De la clandestinité à la visibilité : trajectoires de garçons trans’/FTM, Mémoire de master 2 recherche de sociologie, sous la direction de Rose-Marie Lagrave, 2008.

Halberstam J., Female Masculinity, Duke University Press, 1998, 329 p.

Lagrange Hugues et Lhomond Brigitte, L’Entrée dans la sexualité. Les comportements des jeunes dans le contexte du sida, Paris, la Découverte, 1997, 431 p.

Preciado Beatriz, Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, 389p.

Richards Christina et Barker Meg, Sexuality and Gender for mental health Professionnals. A practical guide, Londres, Sage, 2013, p. 27.

Serano Julia, Whipping Girl : A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, Seal Press, 2007.

Stryker Susan, Transgender history, Seal Press, 2008.

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Bibliographie de l’auteure 

  • Les Prostituées à la Salpêtrière et dans le discours médical (1850-1914)
  • Une folle débauche, Paris, l’Harmattan, 2010, 224 p.
  • Compte-rendu d’ouvrage : « MENSAH Maria Nengeh, THIBOUTOT Claire et TOUPIN Louise, Luttes XXX. Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Montréal, Remue-Ménage, 2011, 455 p. Paru dans Genre, sexualité & société, n°8, automne 2012.
  • « Blaming disease on female sex worker : a long history », Research for sex work, n°13, hiver 2012, p. 10-13.
  • « Jalons pour une sexothérapie pluraliste », 3e colloque de l’International Network for Sexual Ethics and Politics, Gand, 15 octobre 2013.
  • « Clinique de la sexualité : diagnostiquer la différence ou le lieu de l’hétéronormativité », European Geographies of Sexualities Conference, Lisbonne, 5 septembre 2013.
  • « Ce que l’épistémologie féministe fait à la psychologie : invention,  résistances et réinvention des discours savants sur les femmes et la sexualité dans la psychanalyse et la sexologie », Journée de recherche doctorale CSU/RéQEF, Paris, 22 avril 2013. 

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[1] C’est ce qu’on appelle l’autogynéphilia (pour les femmes trans) ou l’autoandrophylia (pour les hommes trans). Pour une critique de cette notion, voir l’article de Serano Julia M., « The Case Against Autogynephilia», International Journal of Transgenderism, vol. 12, n°3, 2010, p. 176-187.

[2] L’un des rares à aborder ouvertement la question est Jason Cromwell, Transmen and FTMs : Identities, Bodies, Genders, and Sexualities, University of Illinois Press, 1999. Voir aussi : Hérault Laurence, « Usages de la sexualité dans la clinique du transsexualisme », L’Autre, Cliniques, Cultures et Sociétés, vol. 11, n°3, 2010, p. 278-291.

[3] Pour des raisons évidentes face à l’urgence revendication de droits et de lutte contre la stigmatisation.

[4] Par exemple le magazine américain par et pour les trans masculins, Original Plumbing, n’a publié qu’un seul numéro spécial consacré à la sexualité (l’issue #3 au printemps 2010) – abordée sous l’angle de la santé. http://www.originalplumbing.com/

[5] A l’exception, il me semble, de ce forum francophone consacré aux relations entre hommes trans et cis : http://www.ftmvariations.org/forum/ et de la plaquette produite par l’association Outrans : Dicklit et T Claques. Un guide pour les ft*… et leurs amants, 2010.

[6] Cisgenre : dont le genre d’identification correspond au genre d’assignation à la naissance, par opposition à transgenre. A ce sujet : Serano Julia, Whipping Girl : A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, Seal Press, 2007 et Alessandrin Arnaud, « La Question cisgenre», Interrogations, vol. 15, 2013.

[7] Ceci pouvant s’expliquer pour deux raisons : 1° une très large part des hommes trans ont une attirance pour les hommes (trans et cis) ; 2° les trans qui ont des relations avec des femmes sont généralement plus facilement intégrés à la communauté lesbienne que le sont ceux qui ont des relations gaies dans la communauté gaie/pédé, donc n’ont pas besoin de réseaux sociaux spécifiques. Cameron Loren, «Finding love as a transman», The Advocate, 18 décembre 2006, http://www.advocate.com/politics/commentary/2006/12/18/finding-love-transman. 

[8] Le psychologue Pascal Fautrat affirme par exemple que : « l’ensemble des auteurs soulignent la rareté de la vie sexuelle génitale chez les sujets », De quoi souffrent les transsexuels ? Psychopathologie clinique et changement de sexe, Paris, Editions des archives contemporaines, 2001, p. 68. 

[9] Richards Christina et Barker Meg, Sexuality and Gender for mental health Professionnals. A practical guide, Londres, Sage, 2013, p. 27.

[10] 5 entretiens d’une durée variant de 45 à 110 minutes, réalisés à Paris au cours des années 2013 et 2014.

[11] Selon l’enquête sur la sexualité en France de 2007, l’âge médian des hommes cisgenres au premier rapport est 17,2 et 17,6 ans pour les femmes cisgenres, Bajos Nathalie et Bozon Michel (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008, p. 124.

[12] Entretien réalisé à Paris le 30 août 2012.

[13] Entretien réalisé à Paris le 1er mars 2014.

[14] 10,77% ne sont pas encore sûrs : http://transguys.com/polls-surveys/shifting-sexual-orientation

[15] L’enquête « Santé Trans » de 2011 de l’association Chrysalide corrobore en partie ces chiffres puisque 52,7% des FtM interrogés déclarent avoir constaté une évolution de leur orientation sexuelle après la transition. http://chrysalidelyon.free.fr/fichiers/doc/santetrans2011.pdf

[16] Que ce soit dans le sondage ou parmi les personnes qui ont répondu à mes entretiens.

[17] Alors que 3 sur 5 interviewés prennent ou ont pris des hormones à plus ou moins grandes doses.

[18] Entretien réalisé à Paris le 3 mars 2014.

[19] Passing : être vu et reconnu socialement dans le genre choisi.

[20] Entretien réalisé à Paris le 24 février 2014.

[21] http://chrysalidelyon.free.fr/fichiers/doc/santetrans2011.pdf

[22] Ethan Lu, 15 juillet 2010 : http://transguys.com/polls-surveys/shifting-sexual-orientation

[23] Jason, 10 octobre 2010 : http://transguys.com/polls-surveys/shifting-sexual-orientation

[24] Halberstam J., Female Masculinity, Duke University Press, 1998, 329 p.

[25] Entretien réalisé à Paris le 3 mars 2014.

[26] Entretien réalisé à Paris le 24 février 2014.

[27] Entretien réalisé à Paris le 24 février 2014.

[28] Entretien réalisé à Paris le 3 février 2014.

[29]  Forte pilosité, dicklit, larges épaules.

[30] Entretien réalisé à Paris le 1er mars 2014.

[31] Entretien réalisé à Paris le 3 février 2014.

[32] Ils peuvent faire l’objet de pratiques courantes, notamment pour ceux qui ont des relations avec des lesbiennes, ou bien être vécus dans des rapports gais.

[33] Entretien réalisé à Paris le 3 février 2014.

[34] Le terme dicklit par exemple – et toutes les pratiques liées à celui-ci, dont l’usage de pompes pour l’allonger, ou la combinaison de celui-ci avec un gode -, mais aussi l’utilisation des packing, de binder, de gode-ceintures réalistes etc. 

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Mise en ligne : 01.05.2014

Entretien avec SOS Homophobie

SOS homophobie

(écriture collective)


Entretien avec SOS Homophobie

 

SOS homophobie mène des actions dans les écoles sur les représentations et des discriminations LGBT. Comment se passe une action dans les grandes lignes ?

Les interventions[1] durent deux heures et sont animées par des bénévoles de l’association (en binômes de préférence mixtes). Les interventions s’effectuent sur le temps scolaire et s’inscrivent ainsi dans la mission éducative de l’établissement. Elles se font à la demande et en présence d’un personnel de l’établissement (infirmièr-e, professeur-e, proviseur-e) qui n’intervient pas dans les débats mais qui peut témoigner de ce qui a été dit.

 

SOS homophobie est agréé par le Ministère de l’Education Nationale (au titre des associations complémentaires de l’enseignement public) et au niveau local par plusieurs rectorats. Ces agréments ne sont pas indispensables, mais ils valident nos interventions et surtout les inscrivent dans une politique plus globale de lutte contre les discriminations. Ces labels institutionnels constituent également une carte de visite qui rassure les directeurs-trices d’établissement et les parents d’élèves.

 

Nous allons dans des établissements très divers pour intervenir dans les classes à partir de la 4eme : collèges et lycées d’enseignement général ou technique (écoles de bûcherons, d’infirmièr-e-s, jeunes footballeurs de l’OM etc.), publics ou privés…

 

Le principe de l’intervention n’est pas de faire un cours magistral mais d’encourager les jeunes à réfléchir à ce que sont les LGBT-phobies, leurs manifestations, leurs conséquences et leurs origines. Les interventions sont basées sur le respect et la liberté de parole. Nous abordons néanmoins un certain nombre de points et de notions de façon systématique : nous définissons les termes LGBTI (certain-e-s élèves ne savent pas ce que veut dire “hétérosexuel” ou pensent que “les lesbiens sont des hommes homosexuels”), et nous rappelons les lois qui punissent les manifestations de l’homophobie et de la transphobie (injures, violences, diffamation, discriminations). Selon la disponibilité et la maturité des élèves, les débats sont animés de diverses façons : on peut par exemple leur demander d’expliquer si ils/elles sont d’accord (ou pas, et pourquoi) avec une série de phrases du type “un homme gay est souvent efféminé”, “je choisis de qui je tombe amoureux-euse”; ou bien leur demander de faire la liste des raisons pour lesquelles certaines personnes sont homophobes puis les aider à déconstruire ces raisonnements ; réfléchir avec eux à la signification des injures ; les faire réagir à la diffusion de l’un des courts métrages de l’INPES[2] etc. L’intervention se termine par une séance de réponses/débats autour de questions anonymes écrites par les élèves sur des petits papiers, et une évaluation anonyme de l’intervention grâce à un questionnaire simple.

 

Les retours des élèves sont le plus souvent très positifs : les questionnaires font apparaître qu’à l’issue de l’intervention, l’immense majorité des élèves disent “respecter les personnes LGBT”. Presque seize mille élèves ont été sensibilisé-e-s par les bénévoles de SOS homophobie pendant l’année scolaire 2012-2013, dont trois quarts environ en dehors de l’Ile de France : pour ces actions, nous avons besoin d’encore plus de bénévoles. Quels que soient votre âge, sexe, orientation sexuelle et identité de genre, vous pouvez nous contacter en écrivant à nousrejoindre@sos-homophobie.org.

 

 

Dans le cadre de ces interventions, y a-t-il des actions spécifiques sur les Trans et la bisexualité ?

 

Nous définissons le sigle LGBTI au début de nos interventions et nous abordons les LGBTI-phobies dans leur ensemble. Nous parlons donc des personnes bisexuelles et Trans. Ceci implique également de parler et différencier orientation sexuelle et identité de genre.

 

Les questions autour de l’orientation sexuelle sont généralement assez bien connues par les élèves et nous n’avons jamais eu l’impression que la bisexualité pose aux élèves des questions ou problèmes particuliers. Un certain nombre de points peuvent être néanmoins soulevés autour de la bisexualité : pourquoi est-elle si invisible? que veut dire être bisexuel-le? comment et par qui sont discriminées les personnes bisexuelles? Mais ne nous voilons pas la face, en deux heures il est très difficile d’aborder toutes ces questions. C’est le débat et l’interaction avec les élèves qui déterminent le plus gros des thématiques qui sont abordées. Indépendamment du cadre scolaire, l’association a participé en septembre 2012 à la réalisation d’une enquête sur les représentations de la bisexualité, dont les premiers résultats sont publiés sur la page  http://www.sos-homophobie.org/enquete-biphobie.

 

Pour la plupart des élèves, la transidentité est par contre de l’ordre de l’étrange. Travesti-e, transexuel-le, transgenre… il faut se donner un peu de mal pour débroussailler les idées. Nous intégrons de plus en plus un travail autour de la notion d’identité de genre pour aborder les questions Trans et éventuellement intersexes. L’essentiel des clichés sur les trans tournent encore autour de la question du “changement de sexe”. Nous nous efforçons de sortir de ce cadre médical pour poser des questions sur ce que veut dire être homme ou femme, qui peut définir qui je suis, qui je peux ou ai le droit d’être, etc. Il est intéressant d’introduire l’idée de relativité et subjectivité autour de ce qui constitue chacune de nos identités. De là, nous invitons les jeunes à s’interroger sur le lien entre normes sociales et LGBT-phobies afin qu’ils/elles se rendent compte que les êtres humains ne peuvent être prédéfinis et rangés dans des cases. Dans ce cadre, il est très constructif de faire le lien entre sexisme et LGBT-phobies. 

 

 La question du genre est en train de constituer désormais le terme par lequel l’intersectionnalité permet d’envisager, outre de sortir du sexe et du sexuel, une politique globale en faveur de l’égalité. Est-ce le cas dans vos interventions ?

 

La notion de genre, telle que définie par le milieu universitaire, n’est pas abordée lors de nos interventions en milieu scolaire. Nous préférons travailler à partir de ce que connaissent les élèves pour déconstruire les idées reçues et expliquer les origines des LGBT-phobies. Nous privilégions les notions de normes (comme l’hétéronormativité) ou encore les rapprochements avec d’autres discriminations (sexisme, racisme etc.) pour faire comprendre aux élèves ce qui constitue la base des LGBT-phobies. Le parallèle et la mise en exergue de mécanismes communs avec toutes les formes de rejet (notions de différence, de domination…) parlent beaucoup aux élèves car ils/elles savent très bien ce qu’est le racisme ou le sexisme, l’ayant parfois vécu eux/elles-mêmes. Dans ce sens, nos interventions cherchent à pointer du doigt les catégories, les cases et frontières qui délimitent nos identités afin que tout le monde s’interroge sur leur rôle et la façon dont elles interfèrent avec l’égalité des droits.

 

Aborder tous ces points en deux heures n’est pas toujours possible, mais si certain-e-s élèves entrevoient qu’il y a des façons diverses d’être, alors nous ne sommes pas venu-e-s pour rien. Nous leur laissons à la fin de l’intervention une fiche avec des liens leur permettant de poursuivre s’ils/elles le souhaitent leur réflexion ou d’obtenir du soutien (comme par exemple notre site dédié aux adolescent-e-s[3]).

 

Exemples de “petits papiers” anonymes rédigés par des élèves lors d’intervention :

 

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 [1] http://www.sos-homophobie.org/IMS 

[2] http://www.inpes.sante.fr/professionnels-education/outils/jeune-et-homo/outil-lutte-homophobie.asp 

[3] www.cestcommeca.net 


Mise en ligne, 31 janvier 2014.

Sofect, du protectionnisme à l’offensive institutionnelle

K. Espineira, M-Y. Thomas,  A. Alessandrin

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Sofect, du protectionnisme à l’offensive institutionnelle

Rappel des faits

Fin juin 2013, l’université Paris 7 annonce la création d’un DIU (Diplôme Inter-Universitaire) de prise en charge du « transsexualisme ». Ce diplôme, en lien avec les universités de Lyon, Marseille de Bordeaux, c’est-à-dire en lien avec les principaux protocoles hospitaliers, est labélisé par la SOFECT (SOciété Française d’Étude et de prise en Charge du Transsexualisme), instance elle-même largement discutée. On y retrouve tous les praticiens français -ou presque- dont des noms connus et controversés comme Mireille Bonierbale, Colette Chiland, Marc-Louis Bourgeois et d’autres en provenance des sciences humaines. Enfin, quelques associations sont aussi citées comme intervenantes (on reviendra sur leurs caractéristiques).

Par ce papier, nous entendons porter un regard critique, et quelque peu désabusé, sur la manière dont le « transsexualisme » tel que défini par la SOFECT s’institutionnalise en France, à l’opposé de ce que souhaitent, de ce que font, les personnes et les associations trans. De ce point de vue, les dernières revendications de l’Existrans ou de STP semblent bien éloignées du programme de ce DIU. De même, les espoirs ouverts par les récentes conclusions de la CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme) apparaissent en contradiction avec les positions défendues par les intervenant.e.s et organisateurs/trices de ce diplôme.

Le contexte est générateur par défaut de cette nouvelle annonce : promesses électorales non tenues, recul de la gauche présidentielle au moment du mariage pour tous, affairisme de HES[1], division des associations, violences de minorités réactionnaires contre les minorités sexuelles. Dans le déclin de la puissance étatique par émiettement, les places sont vacantes pour remplir ce rôle. La présidente d’honneur, C. Chiland,  déjà auteure très prolifique, transformait des luttes civiques en « propagande nazie » dans la plus parfaite indifférence. Or cette stratégie rappelle celle d’une Mercader agitant des « hérésies » et en appelait au suicide « que les trans devraient s’accorder »[2]. La même propose aujourd’hui des colloques sur les « violences à l’école » mais nul enfant trans à l’horizon des « pratiques genrées » et « violences entre pairs »[3]. Le « devenir homme ou femme » s’exemple de l’exception trans, nourrissant une vision sexologique du monde. L’analyse réellement universaliste de Françoise Sironi[4] nous met en face : utopie ou dystopie.

Une institutionnalisation sujette à controverse

La constitution de ce DIU sonne comme l’institutionnalisation d’une clinique du « transsexualisme » pourtant critiquée par de nombreuses recherches récentes (Sironi 2011, Alessandrin 2012, Espineira, 2012, Segev 2012) qui mettent en cause la maltraitance et l’obsolescence des protocoles français. Aux côtés des chercheurs, de nombreuses associations mettent elles-aussi en avant la nécessité de porter un regard critique sur la SOFECT et sur les protocoles, non seulement sur les relations patients-praticiens qui s’y déroulent mais, plus généralement, sur le monopole qu’exercent ces protocoles aux niveaux du droit, de la sécurité sociale et des représentations sociales pathologisantes qu’ils véhiculent. Plus problématiques sont les différents noms qui apparaissent dans la liste des formateurs. Colette Chiland, présidente d’honneur de la SOFECT, à qui le diplôme laisse 2h30 d’interventions sur l’histoire du transsexualisme en France, 2h30 sur « les troubles de l’identité sexuée chez l’adolescence » et 2h30 sur « les troubles de l’identité sexuée chez l’enfant ». La même Chiland écrivait en 2005 qu’il était « déconcertant, effrayant, non pas qu’il aurait été une caricature de femme, un travelo sans talent, il n’était rien, ni homme ni femme, il attirait l’attention en se présentant comme un repoussoir à la relation » ? Ou en 2003 que « tous souffrent. Ils en sont même si pathétiques qu’ils finissent par entrainer avec eux les médecins dans un affolement de la boussole du sexe »… Autre intervenante de ce DIU, Mireille Bonierbale, présidente de la SOFECT, à qui le DIU propose, 1h de présentation, et 5h sur les organismes (WPATH, CNAM, HAS … et SOFECT). Cette dernière ne s’était-elle pas interrogée en 2005, avec N. Morel Journel et B. Mazenod, tous deux présents dans ce DIU, sur les « épidémies de transsexualisme » qui suivaient les émissions télévisées à ce sujet ? De même n’avait-elle invoquée à ses côtés le prêtre et psychologue Tony Anatrella pour rappeler que « il n’est pas possible d’être humain sans être homme ou femme et que ne sachant plus quoi privilégier, la société peut aller vers une régression. Ainsi l’éducation androgyne fabrique des asexués qui se rabattent sur des pulsions partielles, la violence étant souvent au-devant de la scène » …

Le soubassement d’une vision sexologique de la société et des devenirs n’est autre que le socle théologique. L’enjeu vise à démontrer que l’enseignement au sein ce DIU pluridisciplinaire et multi-site, ne restitue en rien les controverses qui animent les communautés scientifiques et militantes, nationales et internationales, à ce sujet. Mais, au contraire, qu’il restreint son point de vue aux seules équipes existantes en France.

Quelques aperçus sur la formation

Fort de cette « pensée sexologique » (Bonierbale) du monde, on renoue avec la sexologie début XXe siècle proposant des « pré-requis en sexologie » et ses « aspects psychologiques et psychopathologiques » (Bonierbale -Session 1). D’emblée, la formation y inscrit une « neurobiologie des comportements sexuels » (C. Boulanger) et une « éthique en sexologie » et propose des lectures sur le « comportement sexuel et ses bases étiologiques » (M. Aubry) pour se prolonger avec des « types d’attachements et construction de l’affectivité et de la sexualité (M. Chollier). En un mot, réaffirmation d’une pensée où sont proposés une formation sur le « développement psychosexuel de l’enfant » et une « construction de la personnalité, crises et cycle de vie » (C. Pénochet – Session 2). Mieux : sur « Les différents concepts de désir, de l’imaginaire, de la séduction et l’érotisme et du sentiment amoureux (C. Pénochet). Enfin, le programme (Session 2) s’élargit : « Culture, religion et sexualité » (G. Durand).

Ces diverses préludes sont complétées en Session 3 et 4 par un programme sur les sciences sociales : « Le féminisme et l’évolution des représentations de la sexualité » (Bonierbale) et « Le genre ; concepts actuels de Genre, identité de Genre, identité sexuelle, identité sociale, rôles sexuels, homosexualité » (Bonierbale, A. Gorin). Comment ces deux champs interviennent-ils pour proposer une réponse sociologique et politique distincte, voire concurrente, d’une « pensée sexologique » ? L’analyse de l’inégalité structurelle de société permettant la psychiatrisation des exceptions culturelles s’oppose ici frontalement à une pensée théologique en la dépolitisant.

La session 5, fort de tous ces « pré-requis » généraux, peut débuter  sur « La plainte sexologique, le symptôme sexuel et la demande du patient, l’anamnèse » (M.H. Colson). Il s’agit de réaffirmer le trouble dans un champ précis et lui seul afin de pourvoir à la disparition programmée d’une psychiatrie sans psychiatres, et d’un trouble sans malades. Comment faire revenir ce public insaisissable sous la houlette institutionnelle ? Sous cette question, l’aspect juridique : comment maintenir une indisponibilité de l’état de la personne (et de son corps) permettant l’indisponibilité des caractéristique de l’état civil ? En un mot, comme restaurer une invariabilité totale ?

Sarkozy aussi avait fait de « l’ouverture »

Il reste cependant quelques points « d’ouverture » dans ce DIU. Le mot « ouverture » n’est pas anodin. Il rappelle la politique du début de mandat de Nicolas Sarkozy, lorsque ce dernier avait fait entrer au gouvernement des élus non UMP. Il en va de même pour ce DIU. L’une des premières ouvertures est associée aux « aspect paramédicaux et infirmiers ». A cet endroit précis, aucun nom de praticien hospitalier n’est visible. Nous ne sommes pas certains que cet enseignement sera bel et bien ouvert à des professionnels externes à la SOFECT ou aux protocoles Français (sur ce sujet, comme sur l’ensemble de la formation, la dimension internationale, c’est-à-dire la dimension comparative, est absente).

Autre élément « d’ouverture », la présence d’association. 4 associations, qui doivent confirmer leur présence, semble participer à ce DIU : Le PASTT (Groupe de prévention et d’action pour la santé et le travail des transgenres, Mutatis Mutandis, Collectif Trans Europe et l’ORTrans. Nous aimerions revenir sur au moins deux des associations pressenties (Mutatis Mutandis et le Collectif Trans Europe) et rappeler qu’aucune des associations de ce DIU ne participe à l’Existrans (dont la liste des signataires est disponible sur le lien en première page). C’est dire que ce DIU s’entoure d’’association ami.e.s ou tout du moins d’associations moins critiques. Ceci n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait Colette Chiland : « Depuis quelques années s’est développé un mouvement transgenre ou trans qui se définit comme n’ayant plus rien à voir avec le transsexualisme calme, bien élevé et caché, attendant poliment que les juges et les professionnels médicaux leur donnent le traitement bienfaisant dont ils avaient besoin pour poursuivre leur vie dans l’ombre de la société normale » (2006). Mépris et populiste viennent remplir cet échec de la psychiatrie à juguler et faire disparaître le fait trans que commentait P-H. Castel dans La métamorphose impensable. Sur les associations Trans-Europe et Mutatis Mutandis, on serait en mesure de se poser la question de l’existence propre de ces associations qui, pour l’une, repose uniquement sur une présidente active (notamment sur les réseaux sociaux), et pour l’autre vient de connaître une schisme interne avec la création de l’association trans 3.0.

Enfin, peut-être pourrait-on entrevoir une réelle ouverture du côté des humanistes (au sens de « sciences humaines ») présents dans ce DIU tels le sociologue Éric Macé (à qui l’on doit des textes critiques vis-à-vis du concept de transsexualisme ou de la SOFECT). Si l’on pourrait croire qu’une critique « du dedans est aussi forte qu’une critique « du dehors », le nombre d’heures laissées aux sciences humaines sur l’ensemble de la formation n’inaugure rien en termes d’une réelle « ouverture »

Du bouclier thérapeutique au principe de précaution : qu’en disent les « usagers »[5]

Because difference is not disease.
Because nonconformity is not pathology
Because uniqueness is not illness[6] 

Quelques mois avant l’annonce du DUI, des acteurs de terrain ont appris que le Conseil National Professionnel de Psychiatrie (FFP : Fédération Française de Psychiatrie) s’alignait sur les positions de la Sofect pour contester la classification soumise à consultation. Nous parlons du processus de révision de la Classification Internationale des Maladies, de l’Organisation Mondiale de la Santé. Autre champ institutionnel, autre champ de bataille dans lequel la SOFECT semble influente et où la parole des usagers à peine à porter.

La FFP comme la Sofect estiment que la contestation des usagers s’inscrit dans une « confusion des registres sociologiques et culturels et des registres médicaux ». La création du DIU tient-elle de la contradiction, du paradoxe ou de la stratégie ? Associations et collectifs trans comme associations et conseils de psychiatrie n’ignorent plus les positions des uns et des autres prenant le plus souvent la forme d’un débat terminologique : gender identity et identité sexuelle, transsexualism et transsexualité, apport des Gender studies et des épistémologies féministes, etc. D’un côté le « Bouclier thérapeutique[7] » (un appareil de légitimation) est déployé dans le déni, tandis que de l’autre est avancée l’idée d’un parcours de vie spécifique plus ou moins politisé et théorisé.

En 2004, année de la classification ALD 23 (Affection Longue Durée, dans la nomenclature de la Sécurité Sociale en France), à l’initiative du Groupe Activiste Trans (GAT) est convoquée une Assemblée Générale des associations et collectifs trans qui votent la « dépsychiatrisation ». Nul n’ignore que les trans demande une déclassification sans démédicalisation et par conséquent sans « déremboursement ». Nous parlons donc plus largement d’une dépathologisation, terme qui va suivre des routes inattendues.

Les acteurs de la psychiatrie en responsabilité de la prise en charge des personnes trans y voient une problématique exclusive à leur travail clinique comme suit : « une erreur de la nature » avancée par le ou la patiente, « trouble » ou « incongruence » qui exige un traitement palliatif impliquant un « principe de précaution ».  Cette dernière notion est questionnante. Le principe de précaution a été avancé lors du Sommet de la Terre (« Sommet de Rio » : Conférence des nations Unies sur l’environnement et le développement, du 3 au 14 juin 1992) et il n’est pas formulé, dans un sens scientifique : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Ce qui pourrait passer pour une nouvelle inscription dans le bouclier thérapeutique peut cependant être repris par les « usagers » à leur compte.

Détaillons en premier lieu les problèmes avancés par les médecins pour qui il s’agirait de dépister : une maladie mentale (du domaine des psychoses) ; des vulnérabilités (psychologiques, environnementales, médicales) ; des risques de santé (opérations, prises d’hormones) ; des attentes irréalistes et « regrets post-traitement » ; des fragilités sociales (« banalisation du genre » comme un « choisi »).

Le même principe de précaution envisagé cette fois depuis les « associations d’usagers » impliquerait un autre processus de « dépistages » : les effets symboliques, psychologiques et sociaux des définitions médicales (stigmate, opprobre, pathologisation) ; la « standardisation » de la prise en charge (un diagnostic unique) ; la « transsexualisation globale » des personnes trans d’autres cultures et de tous âges[8].

D’un côté on craint que le « transsexualisme » – non plus considéré comme « trouble mental » – vienne rejoindre l’homosexualité qui, elle, n’a pas de liens avec les soins médicaux. Les « usagers » (dans le cas français comme avec les associations et collectifs[9] : OUTrans[10] – Paris, Chrysalide[11] – Lyon, STS[12] – Strasbourg, l’ANT[13] – Nancy, SC et l’Observatoire Des Transidentités[14] – Marseille, ou encore Trans 3.0[15] – Bordeaux, ou comme GATE[16], STP[17] et TGEU[18] entre autres structures internationales) disent pourtant sans ambiguïtés la diversité des parcours de vie trans et des « demandes » qui ne correspondent pas à « l’offre » des tenants de la prise en charge. La revendication contre la « stérilisation forcée »[19] devrait être considérée avec sérieux et non disqualifiée sous le prétexte d’une « banalisation du genre ». L’argument selon lequel que seule une psychiatrie expérimentée serait apte au diagnostic différentiel est largement remit en cause par les travaux du psychologue clinicien Tom Reucher on l’a vu, mais aussi par la pratique du terrain comme avec le groupe santé trans de Lille qui a valeur d’exemple quand le parcours de vie passe par l’intervention d’une bienveillance médicale. Depuis trois ans des médecins de toutes spécialités, en collectif, sans l’aide de la psychiatrie, travaillant de concert avec des associations locales, le centre LGBTIQF « J’en suis, j’y reste », la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, ont accompagné près de 45 personnes dans leurs parcours médicaux et sociaux. Cette expérience de terrain ne doit pas être minimisée. Un autre point qui plaide en faveur du « principe de précaution » depuis une posture trans : le « protocole » à  sens unique isole peut être aussi les personnes du social. Une écologie des milieux responsable ne l’ignore pas.

Bien que la Sofect et ses alliés s’en défendent, l’analyse des discours démontrent que des professionnels de la santé, tout scientifiques qu’ils soient dans leur champ de compétence ou se prétendant comme tels, ne sont pas non plus isolés de « leur monde » et à l’abri des imprégnations symboliques de leur éducation, de leur vécu, de leur culture et des structures socio-sémio-historiques.

L’épisode récent d’un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (décembre 2011,  communiqué le 7 mai 2012), est à cet égard significatif[20].

Le rapport lui-même a suscité approbations et désapprobations sur le terrain, mais reprend de très précieux éléments comme les recommandations Hammarberg (2009) qui se réfèrent aux principes de Yogyakarta (ou Jogjakarta, 2007). L’introduction en particulier nous rappelle le « bouclier thérapeutique ». C’est en effet, dit ce rapport, après les propositions du 27 avril par le ministère devant les seules associations présentes, qu’un comité de consultation (représentants médicaux, associatifs et administratifs) s’est réuni à deux reprises (28 septembre et 10 novembre 2010), tandis que se crée la Sofect « fédérant les équipes hospitalières publiques et quelques psychiatres libéraux ». Le rapport ajoute : « Les travaux ont été interrompus sur le constat d’un dialogue impossible entre représentants désignés par les associations et par les médecins, dialogue à peine initié au travers de ces deux seules réunions (…) Face à l’impossibilité de poursuivre la discussion et au blocage de la situation, le Ministre de  la Santé a saisi l’Inspection Générale des Affaires Sociales (…) » [21]. Sous le terme « blocage », il faut lire lobbying ou lutte d’influence de la part d’une des parties. On apprend en effet que des représentants de la Direction Générale d’Offre de Soins étaient devenus membres de la Sofect durant les rencontres. Et le rapport de poursuivre : « La création de la Sofect est alors apparue pour les associations comme pour les représentants de l’État, comme une tentative de préempter le débat, de s’octroyer le monopole de la prise en charge des trans en définitive, de tuer dans l’œuf l’ouverture recherchée au départ »[22].  Sans l’étude attentive de la parole des experts de la question trans dans les médias comme dans la littérature scientifique, serions-nous capables  de saisir de tels enjeux idéologiques, au-delà ou en deçà des descriptions techniques ?

Nous incluons bien entendu les questions de Genre dans ces enjeux idéologiques, et faisons nôtres ces propos du sociologue Jean-Claude Kaufmann quand il écrit : « Le débat démocratique est très souvent beaucoup moins une recherche sans a priori de nouvelles connaissances qu’un affrontement aveugle entre groupes d’opinions fermés »[23]. Tentative, parmi d’autres, d’arraisonnement de la question trans ?

« Défaire le genre », c’est aussi défaire les modélisations. “Changer son image d’abord”, dit-on en marketing. Les colloques de ces dernières années en France, centrés sur l’identité de genre (examen compris de la transidentité) ont à peu près tous ignoré l’expertise transidentitaire, hormis quelques témoignages en tables rondes. La journée d’études organisée par l’OMS le 17 décembre 2010 fait exception sinon tournant : le poing sur la table  de Tom Reucher, Maud-Yeuse Thomas ou Vincent Guillot face aux représentants de la Sofect. Un amphithéâtre de La Sorbonne était ce jour-là le théâtre – le vase clos – d’enjeux de savoirs et de pouvoirs : experts trans de la question trans contre experts de la prise en charge[24].

La Sofect telle une machine électoraliste sait s’adapter, rapidement et sans bruit. Quand on pointe ses résistances aux sciences sociales, elle recrute des acteurs en sciences sociales. Quand on lui reproche de ne pas tenir compte des associations et collectifs, elle s’allie des associations dont nous avons dits que leur représentativité est plus que discutable. Mutatis a connu un schisme et ses positions homophobes, entre autres positions condamnables, l’ont isolé. Trans Europe repose sur une page Facebook avec des milliers d’ « amis » faisant office de « membres » et de caution, avec une personnalité aux commandes, au fort relationnel, qui l’impose partout. Enfin Ortrans est connue pour avoir été formée par la frange la plus conservatrice de feu l’ASB. Les choix de la Sofect interrogent beaucoup. Ces associations de « gentils usagers » qui représente-elle ? Des « transsexuel-l-e-s utiles et dociles » ? De même, quand les associations demandent une formation du corps médical, la Sofect ne dit rien mais agit. Coupant l’herbe sous le pied de l’associatif elle propose sa version de la formation et là où elle se révèle fine stratège c’est que la moindre de ses initiatives porte toujours la marque institutionnelle.

Nous disons bien que la Sofect est une machine de guerre, telle une entreprise forte de ses actionnaires qui attendent d’elle soit efficace. Et elle l’est. Peu importe les moyens, seul le résultat compte. Elle sait encaisser, faire le dos rond et repartir mieux armée. Les associations et les « usagers en colère » se retrouveront toujours en porte à faux, toujours en déficit de crédibilité face aux pouvoirs publics, face à l’institutionnel, « la marque d’une grande marque » dirait-on dans un cadre ultralibéral. L’ouverture aurait été d’oser approcher et associer les associations et les collectifs les plus actifs. Les outils d’auto-support sont aujourd’hui et portés un peu partout en France (SAS et Arc-en-Ciel à Toulouse, OUTrans à Paris, Chrysalide à Lyon, Trans 3.0 à Bordeaux, STS à Strasbourg, l’ANT à Nancy, le GEST à Montpellier, sachant que plusieurs des associations de cette liste non exhaustive ont des actions qui couvrent plusieurs régions). Comment ne pas penser au collectif de médecins et d’associations de Lille ? La Sofect répliquera qu’elle ne trouve pas l’occasion d’un dialogue. Non, ce n’est pas le dialogue le problème, c’est l’incapacité de la Sofect à accepter et à composer avec d’autres discours que le sien. Le désaccord a été, est et sera toujours disqualifiant tant que qu’elle ne se départira pas de l’idée de « fabriquer des transsexuels » trouvant grâce aux yeux des médecins.

L’état des lieux de l’associatif français, pour se cantonner à lui seul, montre que sur le terrain, on trouve des courants hétérogènes, parfois contradictoires, des réseaux pluriels, mobilisés au nom d’idéologies et de constructions identitaires souvent adverses. Cette plasticité correspond donc bien plutôt, quant aux transsexuels et transgenres, au mode herméneutique de l’invention de soi. On prend ainsi peu à peu la mesure d’une transidentité co-construite, institutionnalisée par exemple entre journalistes et trans, chacun « donnant des gages » à l’autre pour s’entendre, à défaut de se comprendre et respecter. Le sociologue Miquel Missé estime que le modèle médical de la transsexualité (ce que nous appelons l’ « institué transsexe », Espineira, 2012) est normatif et « qu’il conditionne les personnes trans dans leur façon d’être dans leur vie et dans leur corps. Le fait de penser la transsexualité comme un trouble mental oriente les personnes trans vers la condition de malades, de patients. Cela les condamne à se lire depuis cette position [note de traduction : « position » au sens de condition] »[25]. Missé souligne encore à travers une référence à l’un de nos écrits ce que les personnes trans attendent de leur médecin : « Nous demandons aux médecins de redevenir des médecins. S’ils se préoccupent de nous, que ce soit pour nos taux d’hormones ou l’évolution de nos cicatrices, mais non pas pour mesurer si nous sommes suffisamment hommes ou femmes, ou pour ce qui pourrait se passer si nous décidions de n’être aucun des deux »[26].  

Parler de la Sofect est toujours un exercice périlleux sauf à la considérer comme une formation militante qui étudie aussi les personnes trans sous cet angle. Elle le prouve à chacune de ses initiatives qui sont toujours une réponse graduée aux mouvements associatifs. Il est bien question de savoir et de pouvoir.

Conclusion : ceci n’est pas la formation demandée par les associations !

On aura souvent entendu les associations trans demander une formation aux praticiens en charge des opérations et des transitions. Mais ce diplôme « d’expert en transsexualisme » est loin des attentes associatives qui se voient une fois de plus mises à l’écart de ces formations, lesquelles excluent d’emblée les controverses, pourtant violentes, qui animent l’espace des transidentités. En ce sens, nous exprimons une crainte ainsi qu’une déception. Une crainte d’abord : celle de voir des futurs acteurs professionnels formés par une SOFECT très largement critiquée. Une déception enfin : que la force de frappe institutionnelle de la SOFECT n’aie pour contradicteurs qu’un archipel d’associations trans non-unifiées.

Reste le fond : quelle vision de société quand celle-ci accepte les violences inhérentes à la fabrique d’exceptions quasi ethniques dont on sait aujourd’hui, avec les faits entourant le mariage universel, ce qu’il en coûte socialement ? Comment parler encore d’éthique dans le déni du pluralisme ? Non seulement, la « métamorphose » est devenue pensable mais encore, elle s’enseigne. L’on nous rapporte qu’in vivo, l’on rit et se gausse de ces « castrés, mutilés et châtrés » volontaires que l’on fait mine d’accompagner (« Choisir son sexe au XXIe siècle », Colloque Bordeaux, septembre 2013). Derrière le savoir, le mépris. L’éthique médicale a fondu sous l’impact de l’épreuve au réel et se fait pouvoir. Le métasavoir qui visait à rendre impossible de telles transformations s’est avéré un piège mortel pour des milliers de transidentités, et s’est retourné sur son inertie : il s’agit désormais de les rendre possible au risque de produire plus de « transsexes » qu’il y en a. Mais nous savions déjà tout cela. 

Programme : URL : http://www.fmc-marseille.com/upload/du-med/etude-sexualite-diu-prog.pdf

Site ressources : http://www.fmc-marseille.com


ERRATUM (décembre 2013)

Suite à la publication de notre article sur le DIU de « transsexualisme », nous apprenons que l’association ORTrans, contrairement à ce que le site internet du DIU annonçait ne participait pas à cette formation. L’association ORTrans rappelle ainsi que :

– nous n’avons aucun lien avec l’association Sofect.

– nous condamnons les équipes hospitalières qui verrouillent le système de santé et de prise en charge des personnes trans.

– à l’inverse nous travaillons pour le libre choix du médecin (pour que, par exemple, un chirurgien hospitalier soit accessible à toute personne, quelque soit la forme de son parcours).

– ainsi que pour qu’une formation sur le sujet trans soit enseignée par/accessible à tout médecin sensible à ce thème (libéral ou hospitalier dès l’instant que sa pratique est respectueuse de la diversité des profils trans et que sa compétence est reconnue).


[1] À qui nous donnons par cet écrit de nouvelles raisons de figurer sur leur liste-noire.

[2] Patricia Mercader, L’illusion transsexuelle, Ed. L’Harmattan, 1994.

[3] Patricia Mercader, Genre et violence dans les institutions scolaires et éducatives, URL : http://www.univ-lyon2.fr/actualite/actualites-scientifiques/genre-et-violence-dans-les-institutions-scolaires-et-educatives-496703.kjsp.

[4] Françoise Sironi, Psychologies des transsexuels et des transgenres, Ed. Odile Jacob, 2011.

[5] La base de ce chapitre provient d’un article adressé à l’Organisation Mondiale de la Santé : « Une brève histoire d’une révision (ce qui se fait et se défait) ? », Karine Espineira, avril 2013.

[6] Kelley Winters, GID Reform Advocates, http://gidreform.org/

[7] Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique, discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la Cité, « Habiter en étranger : lieux mouvements frontières », Delory-Momberger C., Schaller J.-J. (dir.), Revue internationale de recherche biographique, n° 2, Téraèdre, Paris, 2011, p. 189-201.

[8] Lire  « Minding the body: situating gender identity diagnoses in the ICD-11 », de Jack Drescher, Peggy Cohen-Kettenis Peggy et Sam Winter  (2012) et « Controversies in Gender Diagnoses », de Jack Drescher, LGBT Health, vol. 1, n° 1, 2013.

 International Review of Psychiatry; Early Online, 1-10

[9] Liste non-exhaustive, il existe d’autres groupes et associations. On voit à travers les villes citées que l’ensemble du territoire est couvert.

[10] En ligne, URL : http://outrans.org

[11] En ligne, URL : http://chrysalidelyon.free.fr

[12] En ligne, URL : http://www.sts67.org

[13] En ligne, URL : http://www.ant-france.eu/ta2-accueil.htm

[14] En ligne, URL : https://www.observatoire-des-transidentites.com

[15] En ligne, URL : http://trans3.fr

[16] Global Action for Trans* Equality. Ici aussi je dois me situer en précisant que j’ai participé aux derniers travaux du Gate Expert Group. En ligne : http://transactivists.org

[17] Stop Trans Pathologization, campagne internationale pour la dépathologisation. Je dois de préciser que je fais partie de l’équipe de coordination depuis 2010. En ligne : http://www.stp2012.info/old/

[18] Transgender Europe. En ligne : http://tgeu.org

[19] Depuis 2010, L’Existrans, l’ANT et la plupart des associations françaises considèrent cette question, tout comme STP-2012 à l’international entre autres.

[20] Précisons que je n’ai pas été entendue quoique recommandée comme personne ressource par plusieurs acteurs du terrain (au moment du contact établi avec l’IGAS, fin octobre 2011, la consultation était close.

[21] IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales), Évaluation des conditions de prise en charge médicale et sociale des personnes trans et du transsexualisme, rapport établit par Hayet Zeggar et Muriel Dahan, décembre  2011, p. 11.

[22] IGAS, op. cit. p. 55.

[23] Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2004, p 322.

[24] Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas, Transidentités, histoire d’une dépathologisation, Ed. L’Harmattan, 2012.

[25] Miquel Missé, Transexualidades : Otras miradas posibles, Egales, 2013, p. 52. J’ai traduit ce passage de l’espagnol.

[26] (Espineira 2010 : 4), Miquel Missé, op. cit. p. 51.


Mise en ligne : 4 octobre 2013.

L’art des corps

Isabelle Flumian, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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Affiche du festival, juin 2013


Comprendre comment le corps nous construit et construit nos relations au autres, au monde. Comprendre les questionnements autour de la notion de Masculin/féminin : Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ? Peut on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ? On s’aperçoit que ce que l’on croyait figé est extrêmement mouvant. Et aborder ce sujet c’est comprendre sa complexité. 

(extrait de l’édito du festival L’art des corps de Lagorce)

De « l’identité » des passages

Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

emispheres

(Photo, Emisphères)

 

A la demande d’une association, Pas de panique, nous sommes intervenues à Lagorce, minuscule village en Ardèche. Notre constat : le débat, pour peu qu’il corresponde à un interrogation profonde d’époque, réinterroge désormais à la fois ce qui compose nos identités et le lien social. Nous nous sommes appuyées sur cette expérience pour cette chronique du temps présent.

Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ?

A toutes ses questions, répondons « pas seulement », d’où cette « complexité » qui semble surgir alors qu’elle est déjà notre monde multiculturel et multi-identitaire ; partout où cette multitude se croise chaque jour dans l’espace public en étant soigneusement (re)genré pour adhérer aux normes publiques de genre et n’est jamais dite, entièrement absorbée par la symbolique du sexe d’où semble partir et se déployer. Il s’ensuit ce brouillage instrumentalisé dans l’espace médiatique par l’assaut contre les « théories du genre » et, ce qui nous intéresse ici, un dialogue d’aller et retours sur l’approche culturaliste que propose les études de genre. Comment passer du sexe au genre ? Que passe-t-on ? L’exposition d’Emilie (Emisphères) nous montre ce qu’il en est des graphies regenrées selon des envies, sensibilités, introspection. D’emblée, ces personnes semblent venir d’un espace hors-norme travesti. Sont-elles des femmes, des hommes, des travestis, des queers ? Emilie répond, non, juste « XXY ». Elle pousse l’indétermination au paroxysme des chromosomes prétendant dire, depuis cette détermination minuscule, invisible mais déterminante, ce qu’il en est dela biologie et n’est pas du côté du genre. Or n’est-ce pas là l’un des piliers de la modernité ? On se souvient du démenti d’Elisabeh Badinter, « XY, l’identité masculine ». Plus récent, l’analyse de Anaïs Bohuon sur le monde du sport, les tests de féminité et la Sud-africaine Caster Semenya. De quoi ce « XXY » est-il le nom ? Il ne surgit, non du corps et des éventuelles sexualités, mais de ce lieu anthropologique par excellence : l’identité. Et ainsi, cette question, lors du débat après le film de Ludwig Trovato : « Mais qu’est-ce que ce « genre » dont vous parlez, quelle différence entre sexe et genre ? » Ici, c’est moins le « transsexualisme », saturé de termes médicaux, que la norme qui devient problématique dans cet écart béant entre tradition et modernité, entre mondes encore fixes et mondialisme pressé qu’analyse Z. Bauman. Le trouble est ici à son comble. Remplacer le sexe par du genre revient-il à l’effacer ? Pour nombre d’entre nous, aucun doute. L’effacement de cette « frontière » biffe la frontière elle-même où il s’ensuit une perte de sens manifeste que d’aucuns ont analysé comme psychose. Défaite par une science dont la mission devait en confirmer la réalité surplombante, elle vient à défaire le surplomb attendu. XX ou XY ne fait pas de nous des femmes ou des hommes si nous ne le sommes pas. Ludwig dit sa complexité, changer de genre, et d’une partie des caractéristiques de la sexuation secondaire, mais non de sexe. Voilà qui dit le genre et ce que le genre fait au « sexe social » sans toucher au sexe biologique.

On l’imagine, public perplexe donc mais public curieux, fasciné mais non tétanisé : qu’en est-il de la limite à la liberté individuelle, me demande un bénnévole du festival. Se perd-on si l’on n’est plus limité, encadré ? La problématique du trans et sa pratique et théorie sont déjà comprises à ce stade en ce qu’elles reposent les questions anciennes, abattent la frontière supposée qu’occupait silencieusement le genre dans le clivage homo/hétérosexualité que Kevin Voinet met en scène dans ses clips. Comment aborder un tel sujet, au-delà de la simple figure d’un transsexualisme fabriqué « à coups d’hormones et d’opérations mutilantes », dit ce médecin dans « Je suis née transsexuelle » (1995, de Béatrice Pollet) ou d’un travestissement dont la fonction est de maintenir une frontière homo/hétérosexualité ? Plus ardu : quel est le corps de l’intersexe ? Si le corps n’est plus cette origine d’une nuit des temps, quel est-il ? En suis-je ce simple locataire de part l’indisponibilité sociojuridique, ou ce propriétaire de ses fonctions comme le soumet le questionnement féministe ? Pourquoi y a-t-il de l’indisponibilité ? Notre corps est-il ce que fait notre sexualité et, dans ce cas, comment continuer à dire et croire que le corps nous construit ? Qui est ce nous ? Ce qui surgit du corps ou de la relation, d’un rapport d’ordre des normes sur le corps, la sexualité, la différence entre les sexes ou son différent hiérarchique, sa mécanique injuste, inégalitaire ?

Peut-on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ?

Le genre surgit ici de manière nette. Nous nous nommons, nous fondons en tant qu’humanité au côté des déterminismes biologiques. L’humain ne se fonde nullement comme mâle ou femelle mais bien comme femme(s) et homme(s). Ajoutons : comme androgyne(s), intergenre(s). Le sens prédomine la matérialité corporelle, la sexualité et la procréation nous en rapproche. Mais s’il existait d’autres identités que l’ethno-anthropologie a analysé dans d’autres sociétés non-binaires ? L’édito nous questionne encore, insistant :

« Pourquoi notre société française, occidentale est elle si catégorisée, si « binarisée » ? Pourquoi doit-on s’identifier à un genre sexuel ? Que se passerait-il si on pouvait ne pas avoir à choisir entre il ou elle ? Qu’est ce qui est normal ? Quel est le référent ? »

Le corps ne serait-il donc pas (plus ?) le référent, ce point de départ à ces identités et sexualités ? Il s’ensuit cette remise en question qui peut être pour certain.es remise en cause et c’est le cas si l’on s’en tient aux multiples polémiques, des manuels SVT au mariage pour tou.te.s et aux compagnes actuelles où s’affrontent non seulement la tradition à la modernité mais encore des logiques scientifiques, des disciplines de la nature contre des disciplines sociales et humaines. Tant que l’homosexualité était ce « manque » que prétendait décrire une vision sociobiologiste, opposée à une hétérosexualité naturelle, nul doute : la liberté sexuelle par laquelle l’identité peut espérer atteindre un épanouissement, même temporaire et fugace, est bien cet enjeu débordant largement la seule sexualité. En un mot, cette épaisseur reliant le corps et ses corpus faisant « société ». Ainsi, « L’homme est indiscernable de son corps qui donne l’épaisseur et la sensualité du monde », phrase de David Lebreton que reprend Emisphères, titre de l’exposition d’Emilie. Le débat actuel sur le « Genre » ne fait pas exception puisqu’il rend visible ce qui tient du genre, ce qui le fonde dans/par l’articulation du genre à une tradition naturaliste. Mais que faire du trans, cet espace des transitions, traversées, reformulations de cette articulation lorsque la tradition bouge ? Fortement ancré dans une binarité et inégalité structurelles, ce débat peut surmonter les réflexes et clivages ordonnant hiérarchiquement et maintenant un tel édifice sans les esquiver, devant « déconstruire » cette « coïncidence sexe-genre » en tradition  pour pouvoir la « reconstruire ». Enjeu donc dans ce « malaise ». Beetwen the 2 de Tanvi Talwar n’esquive pas la question fâcheuse : « la conception du film est née de la gêne et peur de l’auteur envers les trans-sexuels. », écrit la réalisatrice.

L’enjeu dressé aujourd’hui des identités complexes et mouvantes aux côtés des identités monistes et fixes ne peut se rabattre en une modernité versus traditionalité, Occident vs non-Occident. L’étonnement, la curiosité faisaient place aux difficultés à aborder un type de savoir qui semble surgir de l’espace urbain, propre à sa logique de métamodernité en ligne dans un village où précisément les téléphones portables, cet outil de l’hypermodernité en ligne, sont muets. Etonnement mais aussi malaise dans le rapport aux « anciens » et sa hiérarchie naturaliste, non pensée. L’art des corps n’est donc pas une réponse univoque et se déploie en tant qu’interrogation des lieux et leurs usages culturels comme économiques.

L’art des corps est avant tout un art de vivre-ensemble que l’équipe de Lagorce (petit village de 200 habitants) autour d’Annie Goy ont investi et su montrer. A lui seul, le « Cabaresto » (mot-hybride de Cabaret et restaurant) en incarne la volonté et la voix gouailleuse de Danielle, élue aboyeuse, fidèle Madame Loyale écumant les rues et caves de Lagorce. Nous sommes accompagnées par Isabelle, élue médiatrice des Tablées (joli terme rapelllant le rituel de la parole autour d’une tablée), distribuant la parole pour ce qu’elle est : un don collectif à exprimer. 


Sur le fond

Isabelle Flumian

(Médiatrice des Tablées au festival de Lagorce)

 

Maud nous a posé une question qui n’a pas fini de tracer son sillon en moi :

Si nous pouvions ôter de nos identités tous les attributs sexuels secondaires, ainsi que tous les éléments culturels de genre qui nous constituent et nous ont constitué : que resterait-il ?

J’ai dit pendant la tablée qu’il m’était bien difficile de concevoir ce qui resterait ; que ça semblait être de l’ordre de l’inconcevable. Impression que mon genre « me colle à la peau » depuis l’exclamation primordiale « c’est une fille ! », le jour de ma naissance.

J’ai d’ailleurs un récit familial sur ce premier jour. Dont ma grand-mère paternelle est l’héroïne. Elle avait elle-même accouché de 2 garçons. Et j’étais la première de ses petits enfants. En ce temps-là, déjà, elle souffrait des jambes, et se déplaçait avec quelques difficultés. Le mythe dit que sous le coup de la joie, emportée par l’émotion, proférant en VO des « Santa Maria Benedetta ! », elle s’est précipitée dans les étages de la clinique…alors que ma mère et moi étions logées au rez de chaussée…

Bref.

Je ne trouvais pas d’impressions sensorielles, d’émotions qui m’auraient atteinte sans passer par le filtre de mon genre : j’ai écouté, senti, compris, coléré, craint, me suis réjouie ou désespérée, j’ai touché, été touchée…aussi en tant que femme. Et jamais en tant qu’être humain non genré. Donc tout ce qui me constitue s’est constitué autour d’un noyau genré. 

Sensible au vertige engendré par la question, je l’ai colportée. Je ramène une réponse qui m’a paru évidente une fois entendue, comme le « rien » me paraissait évident tant que je ne me posais la question qu’à moi-même :

il resterait le souffle ; la respiration.

Et je me dis du coup que peut-être, les cieux étoilés, les soleils couchants et les clairs de lune, ce que leur contemplation me fait, pourraient peut-être aussi compter parmi « ce qui resterait ».

C’est étrange, non ? Que les réponses se promènent du tréfonds de l’être, de l’essence de la vie, aux confins atmosphériques, voire cosmiques…

Autre écho :

Hors tablée, les débats se poursuivaient au Cabaresto.

Je garde en mémoire la récurrence des perplexités vis-à-vis de la trajectoire de Ludwig. De l’expression d’une certaine incompréhension sur cette distinction genre/sexe, incarnée dans une vie humaine. Les récits de trajectoires transexuelles nous stupéfient, nous édifient, ne cessent de nous enseigner des doutes sur ce qui semblait évident ou « naturel ». Le fait que Ludwig décide de « vivre une vie d’homme », dans un corps de femme partiellement transformé dépasse, pour certains d’entre nous, nos possibilités d’empathie.

L’auteur nous donne beaucoup d’indications, nous montre plusieurs facettes de ce qu’il est : des photos d’adolescence, des trajectoires de création audiovisuelle, des points de vue d’amis, de proches, de sa mère. Il retourne avec nous, pour le film, dans le village sicilien natal, la confrontation avec son père, des représentations de jeux sexuels,…

Et l’ensemble peine à faire un « tout » dans la représentation des spectateurs qui en parlent. Il y a toujours un aspect qui semble nous dire que nous n’avons pas compris l’ensemble, qui réfute une hypothèse d’entendement…

Une œuvre d’autant plus perturbante que la sincérité y scintille comme un diamant.

La violence de la mise à nu du père, pour les spectateurs. La séquence au cours de laquelle Ludwig parviendra à faire dire à son père qu’il ne l’a pas reconnu et ne le reconnaît toujours pas comme fils a été perçue comme violente dans sa longueur, violente par ce « forçage » médiumnique via la caméra, qui ne lâche pas le père comme s’il était prisonnier entre deux lamelles sous un microscope. La légitimité du fils était discutée, même si elle était aussi explicable par une violence (plus forte ? équivalente ?) de n’être pas reconnu.

      Le film de Jan Fabre « Quando l’uomo principale è una donna », a occupé une partie significative des échanges de la seconde tablée. Des réceptions contrastées se sont exprimées, allant de la fascination au dégoût.

L’interjection

Au cours des tablées, pour donner la parole à une personne qui l’avait demandée, lorsque je ne connaissais pas le prénom de cette personne, je me suis entendue la solliciter par un « Monsieur », ou « Madame », et, si la personne était jeune « Mademoiselle ».

Je me suis déçue moi-même, d’assigner un genre supposé à chacun(e ), à haute voix et en public.

Je me suis déçue aussi avec le « Mademoiselle », que j’ai personnellement œuvré à rayer de mes bulletins de salaires, relevés de caisses d’assurance maladie et bancaires. Je ne me voyais néanmoins pas interpeller une vraiment jeune femme par un « Madame ».

A un moment donné, une personne, peu « genrée » (je dis peu, car j’avais une hypothèse dominante, mais pas exclusive…), avait visiblement des choses à dire. Alors je lui ai proposé : « Oui ? Vous souhaitez dire quelque chose ? ».

Et cette manière de faire à son égard ne m’a pas plu davantage. Trop impersonnel. Alors excusez-moi (M’ssieursdames !!!!!), mais le langage me pose problème.

Karine nous a raconté comment elle s’y prenait avec un(e ) ami( e) au genre fluctuant. Qu’elle fonctionnait au feeling et employait selon les moments « il », « elle », ou « iel » (une invention permettant de concilier personnalisation du pronom, et double genre).

D’une part ça ne m’aidait pas avec des personnes dont je ne connais pas les choix. D’autre part, nous ne partagions pas (encore) les codes, nous autres attablés !!!

Sur les tablées

Heureusement que nous n’étions pas dans un lieu de passage. Que nous étions dans un lieu où l’on pouvait entendre, se concentrer sur l’écoute.

Il était précieux d’avoir avec nous Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas qui ont réussi quelque chose de rare : éclairer nos questionnements plutôt qu’y répondre. C’est-à-dire qu’elles nous ont apporté des clés sur l’histoire, les représentations médiatiques et culturelles du transexualisme ; ont formulé en termes accessibles à tous quelques problématiques sociétales liées à l’intersexualité et l’intergenre. Elles ont aussi beaucoup écouté et nous ont dit ce qu’elles avaient entendu de nous.

 Bref, tout sauf nous dire ce qu’il fallait penser : « chapeau bas ! ».

Le débat après Ludwig

Une partie des questions portaient sur le « hors champ », le « hors cadre ». Le film amène des questions. Selon moi, il n’y a pas à regretter l’absence de l’auteur. Les questions auxquelles il aurait (ou n’aurait pas) répondu, ont leur valeur en tant que questions. Nous aurions peut-être été plus « renseignés », informés, voire enseignés, par des réponses sur l’après, l’avant, les choix de ou de ne pas…

Mais la valeur de l’œuvre et de sa présentation ne réside pas dans l’histoire de vie de l’auteur. Mais dans ce que nous fait de voir ce que nous voyons, d’entendre ce que nous entendons, de comprendre ce que nous comprenons, dans le miroir qu’il nous tend, dans nos vies qui s’y reflètent et s’y réinterprètent. De le partager, de le mettre en culture, d’en faire culture. Et personnellement c’est ce qui m’intéresse.

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Ludwig Trovato


 Mise en ligne, 30 août 2013.

Entretien avec Estelle Beauvais

 Entretien avec Estelle Beauvais

Réalisatrice et cinéaste


 

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Étant un tant soit peu en décalage par rapport au paysage vidéographique actuel, dont le rythme est de plus en plus soutenu, et qui représente des choses de plus en plus violentes, j’ai décidé que ma démarche devait privilégier un cinéma de proximité, sensible, modeste, qu’elle devait être construite dans un souci d’échange direct avec les personnes et les paysages que j’affectionne, que je filme, que je présente.

Source : http://www.estelle-beauvais.com/estelle_beauvais/biography.html

ODT : La genèse du projet ?

E.B. : L’impulsion première vient du fait que je n’ai jamais supporté la notion de normalité, je ne l’ai jamais comprise. Les notions de normalité et de perfection sont illusions. Elles nuisent à notre bonheur, à l’existence.

 

À mon sens, renouer avec sa propre fragilité permet de dépasser l’illusion de la perfection humaine. J’ai la conviction qu’accepter sa fragilité, c’est se donner les moyens d’exister et d’avancer. J’ai décidé de réaliser ce projet afin de mettre en valeur une notion refoulée, perçue comme négative dans nos sociétés et qui, assumée, représente pourtant (à mon sens) une grande qualité et même une force.

 

Il s’agit donc, à travers cette série de films, de soutenir une notion qui existe malgré nous et dont je suis persuadée que nous avons besoin pour nous accomplir en tant qu’humains. Il s’agit de s’avouer que pour avancer, il faut assumer et dépasser le fait que nous sommes ontologiquement fragiles.

Ce projet est une façon de participer et tenter d’aider ce processus de dépassement.

 

ODT : Comment t’es-tu donnée les moyens de le mener à bien ?

E.B. : J’ai commencé à dresser de façon organique une carte, la « Fragility Map » afin d’organiser le projet. Y sont inscrits mes lectures, les livres sources, les auteurs qui m’ont inspirés. Par ailleurs, il s’en dégagent les grandes thématiques que j’aimerais aborder à travers ce projet, les personnes (connues ou anonymes) et les lieux que j’aimerais filmer. En lien avec tout cela, j’y ai également posé les intentions de réalisation ainsi que les intentions plastiques.

 http://www.flickr.com/photos/daseinprojekt/6895567398/sizes/l/in/set-72157628717679039/

A partir de cette carte, j’ai commencé à prendre des rendez vous et organiser les premiers tournages.

Il s’agit d’un projet empirique, il se construit au fur et à mesure de la quête et des rencontres. La carte évolue en parallèle, au fil du projet.

 

ODT : Le rôle de ton entourage, de tes amies, des réseaux, etc., dans l’aide qui t’a éventuellement été apportée ?

E.B. : Très important ! J’ai des amis merveilleux qui me soutiennent tant dans ma vie personnelle que dans mon travail. Mon activité est très solitaire. Il y a toujours des moments où on a envie de baisser les bras, ou plus rien ne nous supporte, où on se sent très seul. Un sourire, une rencontre, une belle parole, un indice, et la motivation reprend.

Rencontrer mes amis, ma famille, les personnes qui me sont chers afin d’échanger est un moteur indéniable dans tout ce que je réalise.

Je suis entourée par des personnes issus de milieux, de communautés, de classes sociales très différents, ce qui représente à mon sens grande richesse.

Je tiens à remercier tout particulièrement Jef Guillon pour les réalisation musicales sur mesure et Bernard Zirnheld pour la réalisation des sous titres des films vers l’anglais.

Capture d’écran 2013-09-06 à 11.04.17

ODT : Quelles retombées ? Audience ? Succès d’estime ? 

E.B. : Il s’agit d’un projet de 24 épisodes, et j’aimerais aussi beaucoup réaliser un long métrage à l’issus de la série. Il s’agit donc d’un projet à long terme. Aujourd’hui, les retombées se font de façon progressive.

Le premier episode a beaucoup tourné en festival et lors d’événements divers, en Europe et dans le monde entier.

Pour l’instant 4 épisodes sont sortis et sont maintenant disponibles sur le site du projet. Les épisodes 5 et 6 sortiront  à la rentrée 2013 

ODT : Des projets ?

E.B. : Je réalise actuellement une série de portraits, des films courts. Il s’agit ici d’aller à la rencontre de personnes issues de milieux divers, sans contrainte de thématique. Ces portraits sont réalisés sur l’idée de mettre en valeur « le meilleur de chacun».

Je travaille aussi actuellement sur la réalisation d’un blog vidéo sur au CINEMA

Et puis je rêve, un peu secrètement, de réaliser un film d’anticipation…

ODT : Le concept de départ ?

E.B. : L’idée dans ce projet est de proposer au public de suivre la réalisation d’un documentaire en cours de création. Aussi ai-je décidé de l’articuler à travers une double lecture :

« La Fragilité » est tout d’abord une série de 24 films courts. Les films seront présentés régulièrement, dès leur production, dans des cinémas ou des événements publics divers et seront aussi intégralement mis en ligne sur le site internet dédié au projet.

En parallèle de cette série j’aimerais également réaliser un film long. Le montage rassemblerait de façon organique tout ce qui se sera passé durant la réalisation de la série. Il en emergera une nouvelle interprétation.

La série est divisée en deux parties.

 

Il y a tout d’abord ce que j’appelle « Les Histoires ».

Il s’agit de 12 films. Dans ces films vous rencontrerez des personnes dont l’expression de la fragilité et de des différences m’ont particulièrement touchée. En effet, ces personnes expriment à travers leurs histoires toute la beauté de la précarité de nos vies. Ces êtres ont fait le pari d’aller au fond d’eux-mêmes.

 

Il y a ensuite ce que je nomme « Les Clefs ». Il s’agit d’une deuxième série de 12 films.

Les philosophes et les penseurs aident à changer le monde. Ils utilisent les mots comme matériau et nous aident à formuler et rendre intelligibles nos idées. Il est nécessaire de leur réserver une place importante au sein de ce projet. Chaque film relatera d’une rencontre avec un auteur, un chercheur, philosophe, sociologue, physicien, psychanalyste, cinéaste… ayant un intérêt profond pour le domaine de la fragilité ou des notions voisines. Dans chacun de ces films seront apportés des outils de réflexion pour mieux intégrer la notion de fragilité aujourd’hui.

« Les Histoires » et « les clés » sont présentées au public de manière alternative.

 

 

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ODT :  Pourquoi ce titre ?

E.B. : Pour aller à l’essentiel. La simplicité. Le titre c’est le sujet, le sujet c’est le titre !

ODT : Questions trans ? De genre ou bien au-delà ?

E.B. : La réflexion trans nous appartient à tous. Elle permet une lecture significative de notre société et également de nos propres identités. Il était pour moi nécessaire d’aborder ce sujet, de l’intégrer dans un projet global tel que La Fragilité.

Le premier épisode de la série « La Lumière n’est ni juste ni injuste » a été réalisé en collaboration avec Jayrôme C. Robinet, jeune homme trans basé à Berlin.

L’épisode 6 est une rencontre avec la philosophe Françoise Brugère qui a notamment écrit « La Sexe de La sollicitude ». La question du genre y est largement abordée.

Dans la série « La Fragilité », la question du genre n’est pas une thématique en soi. Elle s’intègre naturellement dans le projet.

ODT : Merci Estelle.

 


Sites :

http://www.estelle-beauvais.com/estelle_beauvais/HOME.html

 http://www.la-fragilite.com/La_Fragilite/HOME.html

Du Transféminisme

M-Y. Thomas


Du transféminisme
comme présence et analyse au monde
 L’oubli des « hybrides » ?

 

Le terme renvoie à une alliance entre le mouvement trans et le mouvement postféministe ; précision importante s’il en est puisque nombre de féminismes et auteures féministes rejettent encore aujourd’hui violemment les personnes trans au nom d’un essentialisme comme produit « rabaissé » et « fabriqué » du patriarcat (Jeffreys, Raymond), d’une inégalité structurelle (Héritier) ou d’un fondationnalisme (Agacinski). La question du féminisme chez les trans est récente et à trait pour l’essentiel non pas à une appartenance sociosexuelle de groupe -ce qui compose les féminismes première et seconde générations- mais à une analyse politique de la société telle qu’elle reste fondée sur une inégalité structurelle, inventant un « sujet-patient » trans « hors-normes afin de valider ultimement une « affection » contre les conclusions de sa propre clinique. Typiquement et alors que la question trans est fortement subdivisée entre FTM et MTF (suivant là la binarisation de la société partiarcale), entre intégrationnisme et non-intégrationnisme, la rélfexion critique sur la société binaire dissout cette cloison en interrogeant les rapports, relations et objets dans leur production continue d’hybrides niés dans leur existence (Latour, 1991). Ainsi, changement de sexe, contraception et IVG, entre autres objets modernes reconfigurent le corps. Les uns sont construits en positif au nom du progrès ou de la famille, les autres en négatif. Le tout au nom d’une conception historique refusant de considérer cette inégalité organisant structurellement des prescriptions morales fortes trouvant ses appuis aujourd’hui encore dans la nature ou une authenticité du sujet social-subjectif par soustraction des « hybrides ». Le droit, de son côté, continue à opposer une « indisponibilité de la personne » tramée socialement et historiquement par un patriarcat sans âge, imposant une politique du tout-ou-rien et prescrivant une politique de stérilisation. Il s’ensuit ce déni des usages sociotechniques régulant la question trans faute de régulation sociale et ce décalage permanent entre une démocratie de droit et ces inégalités quand toute la société moderne se fonde sur cet usage de greffes techniques.

 

D’un féminisme l’autre

Côté politique, il n’y a pas un féminisme des femmes et un féminisme trans si ce n’est celui d’une analyse des problématiques des femmes et des trans qui ne se recoupaient pas, engagés dans des luttes contradictoire. A l’horizon, une même domination que le « queer masquerait » (S. Jeffreys ainsi qu’une partie du militantisme trans français). Le postféminisme politique s’oppose à l’abstractisation conceptuelle composant l’horizon binaire (homme/femme, hétéro/homosexualité, masculin/féminin…) sur des croyances et hiérarchies patriarcales. Il est une interrogation et une analyse conjointes : nous avons en commun l’horizon d’une société inégalitaire, essentialiste, aveugle au genre et aux devenirs-minoritaires, théoricismes empruntant aux « théologies pratiques » du XXe siècle (M-J. Bertini), réfractaires aux réformes demandées au nom d’une égalité pourtant constitutionnelle. Le sujet essentiel du transféminisme n’est pas tant les trajectoires trans’ et leurs sexualités traversantes mais l’environnement qui les tissent en « transitions » contraintes, distinctes les unes des autres (travestis contre transgenres contre transsexes, distinguées des transitions intersexe) et recomposant in fine les déterminations sociales de la « différencedessexes » (Prokhoris, 2000) dont elles sont finalement exclu.es, assigné.es à incarner une idéologie individualiste (Jeffreys) ou libertaire (Castel) sans voir les reconstructions du lien social qui s’opèrent.

Comment vivre dans une société si l’on est sous le double feu d’une assignation sociosexuelle et l’organisation sociétale de telles discriminations ? Pour les trans, c’est peut-être la fin d’une controverse scientifique et anthropologique avec la reformulation de la question mais les résistances sont intactes, comme l’ont montré les violences exercées contre le mariage pour tou.te.s. Nous savons que le sexe n’est pas le genre et que son lien est un lien rituel, tramé par les déterminations sociales composant -et la reconstruisant face aux luttes pour les droits- une binarité toute sociale. Notre question est donc : puisque nous devons en passer par une reconnaissance institutionnelle en sus d’une réassignation médicale exigée par le champ juridique, quel type de travail devons-nous composer pour faire avancer un savoir qui est de l’ordre d’une connaissance, d’un savoir être, de cette ritualisation de lien en sachant que nous parlons de formes d’identités d’autant plus inattendues qu’elles semblent surgir du sas entre clinique et techniques ? Or, dès le début du XXe, le féminisme a travaillé et s’est étayé sur les techniques s’inventant et clivant l’hégémonie socioéconomique patriarcale. En travaillant sur l’égalité, il travaille sur les liens rituels, renouant ce qu’il a dénoué, dénouant ce qui a été noué en domination, redistribuant les cartes d’un équilibre toujours précaire entre identité sociale et identité à soi, représentation dominante et une authenticité de soi.

La question trans et intersexe, après la question homo, est typiquement l’objet de cette double production organisant une contrainte très forte que les trans appellent le passing. Soit, le passage d’un genre social à l’autre, surexposant la personne. Ce qui introduit non pas dans un espace public librement partagé par tous les membres de la société sans contraintes particulières mais dans un espace découpé de prescriptions fortes, non seulement en fonction de ses délimitations sociales historiquement constituées, mais surtout en fonction du rituel d’assignation au « sexe » commandant la division sexuelle.

 

D’une distinction sexe-genre hantée par les ré-essentialisations

Les féministes de première et seconde génération ont extrait la représentation de « la-femme » en la distinguant de la féminité, c’est-à-dire du genre ou quelque chose s’approchant des rôles de genre historiquement constitués et un essentialisme genrée (typiquement, la position commune sur une critique de l’instinct maternel, F. Héritier et E. Badinter) via une lectures des rôles, fonctions et attributions, métiers et places, tout en laissant, dans un premier temps, la sexualité et l’analyse du lien contextualisé avec le genre. Analyse située et donc recontextualisation géoculturelle et subjective. Or la définition même d’un être-femme ou homme est tramée politiquement par ce lien sexe-genre, sexualité et genre, d’où le statut très particulier du transsexualisme qui est hanté par une triple rupture (nature-culture, sexe-genre, individu-société), le plaçant dans le champ psychopathologique sans autre définition. Or d’autres groupes ont été ont été placés pour les mêmes raisons dans ce hors-champ/horsexe sociétal (Espineira, Thomas, Alessandrin, 2012).

Les féministes disent volontiers d’elles-mêmes qu’elles sont le « mauvais genre », aux deux sens du terme. Mauvais genre, axiome culturel déliant sexe et genre et mauvais genre au sens de mauvaise gente, refusant l’ordre établit et le transgressant politiquement et personnellement. Le féminisme est alors pris au double de sens de révolté et de transgression. En ce sens, féminisme et transféminisme ont à voir avec une subversion de l’ordre des genres. La « travestie en-homme » au XIXe peut être lue comme un geste politique pour sortir de l’adéquation sociosexuelle des privilèges et l’assignation à un espace confiné, notamment celui des rôles et espaces, typique de la période pré-industrielle. La culture butch a, tout le long du XXe, véhiculé cette double image. Elle est préexistante, socialement et historiquement, à la culture trans mais son angle d’analyse est restée lié au concept d’orientation sexuelle. Aussi, paradoxalement, c’est la culture trans jointe aux gender studies qui ont le plus renversé ce qui constitue le contenu de nos discussions, la binarité et le rapport « cisgenre » liant historiquement les représentations essentialistes. Elle est désormais au centre des renversements paradigmatiques, où les savoirs et revendications trans sont placés aux côtés d’autres savoirs et revendications en fondant cette intersectionnalité sociopolitique. D’où cette présence simultanée d’une « exception trans » et le fait qu’elle interroge les autres questions tout en restant enchâssée dans une psychopathologisation clinique et juridique. Cette militance n’est pas une militance spécifique (le seul fait des trans pour des trans) mais une militance globale : c’est l’ordre des genres et son étayage qui sont interrogés.

E. Dorlin et M. Bessin (2005) analysent à la suite d’un inventaire générationnel et au contact des trans studies : « les féminismes en France sont contraints d’interroger le sujet de leur lutte ». Certaines féministes vont jusqu’au bout de cette distinction sexe-genre en rompant avec le conflit dialectique nature/culture. Donna Haraway parle de cyborg, figure de « technologies de genre » et de sexe avec Teresa de Lauretis (2007). Parler de transsexualisme aujourd’hui, c’est parler de technologies de transformation corporelle dans ce rapport culture-culture, de regard transformé sur nous-mêmes où le sexe n’est plus ce point de départ absolu, ahistorique et universel, mais le lieu de conflits de définitions tissant nos identités. Ce pourquoi l’actualité trans est encore cette lutte pour une dépsychiatrisation distincte d’une démédicalisation et cette lutte interne entre les partisans d’une dépsychiatrisation totale ou partielle ; mais aussi cette l’absence de régulation juridique divisant transsexe et transgenre. Le transféminisme ne veut pas simplement sortir de la classification psychiatrique mais s’extraire de la domination masculine.

Il ne s’agit donc pas d’un « Nous-les-trans », d’ailleurs pris dans de violents conflits internes, résultat net de cette exclusion et psychiatrisation, collé à un « nous-les-femmes ». Elsa Dorlin, analyse ce point : il ne peut y avoir un « féminisme bio » et un « féminisme trans » sans retomber lourdement dans un essentialisme politique. Ce faisant, elle souligne le rapport de fond entre essentialisme sociopolitique est essentialisme sociocorporel et psychologique. Le mouvement transidentitaire n’est pas un changement de sexe/de genre qui constituerait un événement mineur, subjectif, de quelques individus en particulier : c’est un évènement culturel majeur à placer sur ce changement de position épistémologique sur la représentation nature/culture, sur la distinction sexe/genre. De part sa spécificité, il dénaturalise d’un seul bloc, presque sans nuances. Dorlin et Bessin analysent que « l’interrogation postmoderne permet de se départir de toute tentation fondationnaliste en politique » (2005) qui laissait intactes les « discriminations entre groupes ». Je rajouterai du fondationnalisme anthropologique à la suite des travaux de M. Godelier (1982) et L. Hérault (2004).

Julia Serano, une théoricienne trans américaine, analyse ce qu’elle nomme le « privilège cisgenre » en intercalant la féminité trans aux côtés des représentations cisgenres, ce qui ôte à ce dernier une substantielle part de sa représentation : sa symbolisation référentielle unique. Kate Bornstein parle quant à elle d’un tiers féministe des trans (les hommes, les femmes et le reste du monde) au moment où les mouvements féministes (que nous appelons désormais de la seconde vague) repoussaient violemment les femmes trans. Cette généralisation reposant sur des intra-divisions ne pouvait que profiter au maintien des hiérarchies solidifiant l’inégale répartition politique et avec elle, la domination masculine. La survisibilité du « sexe », fonction politique par excellence (J. Zaganiaris, 2012), tient l’essentiel de son rôle dans les zones qu’elle masque. Au fond, s’il n’y a pas de « privilège trans » ou « intergenre », c’est d’abord en raison du type de régime binaire de représentation, de la répartition inégalitaire dans l’espace politique, du rôle des clivages conflictuels. Il y a bien des représentations trans et intergenre mais elles buttent sur le mur de verre de la binarité (qu’elle soit égalitaire ou non) refusant la pluralité (Zaganiaris).

 

Espaces genrés, espaces sexués

Espaces, accès, lieux et usages sont définis selon des logiques de pouvoir et privilège (Y. Raibaud, 2012). Ainsi posé, le passing trans n’est nullement ce « passer pour », mais la pression à la conformité elle-même dans un contexte social de privatisation des lieux collectifs. Toutes les résistances aux mouvements d’émancipation (féminismes, postféministe, antiraciste, homosexuel et trans) s’échinent à cet endroit, dans une dénaturalisation contre une renaturalisation des assignations sociétales.

L’exemple du « travesti dans la ville » reste emblématique de cet aveuglement au genre consécutif non pas d’une différence des sexes évidemment nécessaire à la procréation sexuelle mais aux dénégations structurelles reposant sur une conception binaire des rapports sociaux hiérarchisés selon le sexe. Il s’agit d’ôter tout jeu, toute liberté pour réinjecter du déterminisme en masquant le pouvoir qui le créé. Les tenants composant la subjectivité (le genre, la sexualité) ne vous appartiennent pas mais à ce qui est désigné comme étant ce « vivre-ensemble », masquant les conditions sociopolitiques et juridiques de leur production. Je veux souligner là que la fonction d’un espace, qu’il soit privé ou publique, individuel ou collectif, n’est pas déterminé par un abord fonctionnel mais toujours par un abord fictionnel de ses accès et usages. L’expression même de « rapports sociaux de sexe » indique à lui seul comment notre société est constituée et reproduit ses hiérarchies en les naturalisant à telle enseigne qu’on pourrait d’ailleurs les nommer rapports sociaux de reproduction.

Dans ce régime de rapports sociosexuels prescrits, les trans modifient non seulement le régime de féminité et masculinité prescrits, mais encore le régime des espaces. L’espace de la binarité est entièrement prescrit et colonisé par ces rapports sociaux sous domination masculine, ce pourquoi les trajectoires trans étaient entièrement alignées sur un changement de sexe, réifiant une biobinarité, et non un changement de genre qui dissociait culturellement normes de genre et normes de sexe. Au tabou de la représentation des comportements attendus, s’ajoute celui des divisions mobilisées : en-dehors/en-dedans, public/privé, politique/subjectif, majorité/minorité, où la panique sexuelle éprouvée dans l’intime se répercute dans l’espace politique se traduisant dans les faits par le maintien en psychiatrie qui en occupe par délégation, la fonction politique de contrôle. Notons ici que les agressions dans l’espace public sanctionnent tous changements de genre et de sexe. Typiquement : t’es un homme ou une femme, déclenchant une réponse transphobe. Si je devais faire ici une définition ce qu’est la-femme dans ce régime d’espace, je dirai, qui se soumet à la géomasculinisation de l’espace politique (et non « public »).

Régime de définition du genre et du sexe

Nous continuons à penser et fonctionner comme si la sexualité était restée au stade d’une pure libido exigée par la vie alors que sa légitimation est aujourd’hui clairement sociale et éthique, où l’égalité et l’épanouissement impriment désormais la sexualité de sa marque. Elle se comprend également en termes de distinction sexe-genre non pas tant pour séparer le sexe du genre que pour revenir sur la généralisation et abstractisation de cette liaison rituelle. Ce qui nous oblige à regarder de près ce qu’il en est des rapports sociaux quand ils ne sont plus alignés sur le seul sexe mais sur une multitude de définitions dudit « sexe » produit par notre société. Les transitions qui sont des passages de graphie à graphie avec une phase androgyne, amplifient cette répartition inégalitaire dans l’espace public (au sens géopolitique du terme) tout en reproduisant les schématiques stéréotypées et les violences. Les MtF, sensées « avoir été des hommes » et occupant cet espace-privilège, en viennent à se soustraire pour rentrer dans un espace codifié féminin ou, le refusant, à se voir recodées « masculin ». Inversement, les FtM, sensés « avoir été des femmes », briseraient ce plafond de verre qui, pré-transition les limitaient. Dénoncés par un discours virulent tantôt pour subversion tantôt pour excès de stéréotype, le parcours trans est monté en exception radicale et sommé à la fois d’assumer et de s’y refuser.

Le transféminisme, cette réflexion sur les inégalités structurelles de société oblige à une analyse géopolitique générale en sus d’une introspection dans la création de genres non cisgenres et donc une transition non-corporelle, plus décisive dans sa portée. L’Existrans va d’ailleurs défiler sur le slogan féministe de l’appartenance du corps, sur ce que les individus font de leur existence avec ces corps et identités sexuelles –ou sexualisées- lorsque le corps est, par tradition, prescrit et privatisé par la psychiatrisation, engrangé par avance dans un état civil inamovible et une injonction à une hétérosocialité post-transition. De cette réflexion conjointe reliant ce corps prescrit à la place des individus dans la société ainsi composée, la question la plus importante est quelle société voulons-nous ? Si le « transsexualisme » est la réponse à ce que la société binaire ne veut pas, la réponse transidentitaire est une réponse dans le champ social au pluralisme. 

 

Conclure

Le transféminisme est la réponse analytique et politique que nous nous sommes donné.es dans un contexte d’inégalité et de violence génériques valant pour organisation sociale de la différence des sexes et, in fine, pour société. Pas simplement à notre égard ou en direction d’une « minorité », mais à toute la société, celle des femmes et des minorités bien sûr mais également celle des hommes n’adoptant pas le profil dominant, celle des intersexes hormonés et opérés dès leur enfance. Le postféminisme n’est pas une réponse à la dominance des hommes mais à toutes les dominations et colonisations. Si nous avons adopté l’intersectionnalité des luttes, c’est que les discriminations sont intersectionnelles, que ces résistances visent cet espace public et leurs usages prescrit et limités conditionnant les espaces privés, formatés par le système patriarcal ou, plus contemporainement par les obligations liés aux greffes techniques (fixité de l’état civil, mentions de sexe sur les cartes d’identité, etc.). Celui-ci n’est pas, politiquement et sociologiquement, l’espace d’un vivre-ensemble mais l’espace conflictuel d’une domination et colonisation fabriquant des dominants et dominés, sachants et non-sachants, sans oublier l’invocation d’une majorité et la production de « minorités ». Aussi, la réponse féministe ne peut pas être un « nous-les-femmes » essentialiste mais une réponse globale. Nous ne sommes plus simplement positionnées en conflit à la psychiatrisation mais face à cette colonisation couturant nos existences sur un corpus de normes. Remettre en cause ce schéma comme a pu l’être la remise en cause de l’instinct maternel ne va pas de soi. En définitive, malgré tous les appareillages technologiques qui tisse notre exosquelette social, et pour le dire comme Bruno Latour, nous n’avons jamais été modernes.


Biographie indicative

Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, La découverte, Poche, 1991.

Sheila Jeffreys, Unpacking Queer Politics, Cambridge UK, Polity Press, 2003.

Sabine Prokhoris, Le corps prescrit, Aubier, 2000.

Maurice Godelier, La production des grands hommes, Pouvoir et domination chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.

Laurence Hérault, « Constituer des hommes et des femmes », Terrain, n°42, 2004.

Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud -Yeuse Thomas, « Du horsexe au DTC : la déprogrammation trans-sexuelle » [http://www.revue-ganymede.fr/la-deprogrammation-trans-sexuelle-du-hors-sexe-au-dtc, en ligne] Ganymede, 2013

Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Exils, essais, 2007.

Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, De Foucault à Cronenberg, la Dispute, Coll « le genre du monde », 2007.

Elsa Dorlin et Marc Bessin, « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel sujet politique ? », L’homme et la société, Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, n°158, 2005. Extraits en ligne,  http://www.youscribe.com/catalogue/livres/savoirs/sciences-humaines-et-sociales/feminisames-166393

Yves Raibaud, « Géographie de l’homophobie », http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2319 [en ligne], 2011.

Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007.

Françoise Héritier, Masculin, féminin, La pensée de la différence, Ed. Odile Jacob, 1996.

Jean Zaganiaris, La question queer au Maroc, Identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française, L’Harmattan, Confluences Méditerranée, 2012.

Elisabeth Badinter, L’amour en plus : histoire de l’amour maternel (XVII-XXe siècle), Ed. Flammarion, 1980.

Marie-Joseph. Bertini, Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence de sexes, Max Milo Editions, Paris, 2009.


Mise en ligne, 6 avril 2013.

Karine Espineira, entretien sur la construction médiatique des trans

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Karine Espineira,
entretien sur la construction médiatique des trans

Co-fondatrice de l’Observatoire des Transidentités et Sans Contrefaçon
Université de Nice – Sophia Antipolis

Bonjour Karine. Tu t’apprêtes à soutenir ta thèse sur la construction médiatique des transidentités. Peux-tu nous résumer ton propos ?

Mon étude porte sur la représentation des trans à la télévision. Représentations qui forcent ou aspirent au modèle. Autrement dit, je m’intéresse au processus de modélisation. Comment créé-t-on des figures archétypales ? Peut-on établir des typologies « télévisuelles » ou « médiatiques » ? Au départ était la mesure d’une fracture, d’une dichotomie entre la représentation des trans par le terrain transidentitaire lui-même. A l’égal de nombreux autres groupes, les trans se sont exclamés qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les images véhiculées par les médias. Souvenons qu’une grande partie des personnes trans médiatisées ont tenu ce propos. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui d’Andréa Colliaux chez  Fogiel en 2005 : « Je suis là pour changer l’image des trans dans les médias » avait-elle dit. Propos réitérés à maintes reprises par elle-même et d’autres personnes chez Mireille Dumas, Christophe Dechavanne, Jean-Luc Delarue ou Sophie Davant.

Militants et non-militants dénoncent les termes de la représentation. Cela questionne. Pas d’effet miroir. Quelle est donc cette transidentité représentée dans les médias ? Existe-t-il des modèles ? Sont-ils hégémoniques, construits, voire coconstruits ? La question ultime étant à mon avis : « mais comment sont donc imaginés les trans par le jeu du social, par les techniques et les grammaticalités médiatiques ? Faisons entrer dans la danse la culture inhérente aux deux sphères (médiatique et sociale) et l’on obtient ce que l’on nomme une problématique.

Le concept de médiaculture proposé par Maigret et Macé (2005) a été essentiel. Je propose à mon tour de parler de modélisation médiaculturelle pour décrire la figure culturelle transidentitaire au sein des médias. Les trans sont des objets de la culture de la « culture populaire », de la « culture de masse ». A la suite de Morin et de Macé, on parle non pas d’une « culture de tous » (universelle), mais d’une culture « connue de tous ». Comment les imagine-t-on ces trans faut-il insister ? J’aime donner un exemple certes réducteur à certains égards mais parlant. Combien d’entre nous ont déjà rencontré des papous de Nouvelle Guinée, des chamans d’Amazonie ? Peu, on s’en doute. Pourtant, pour la majorité d’entre nous ils sont « connus ». Nous en avons une représentation mentale, dans certains cas : une connaissance. De quelle nature est cette modélisation ? Sommes-nous en mesure d’expliciter plus avant ? Cette représentation et cette connaissance sont-elles issues d‘écrits de voyageurs plus ou moins romancés, plus ou moins occidentaux  et occidentalisant, culture coloniale ou post-coloniale ? Connaissance sur la base de croquis, de bandes dessinées, de dessins animés, de films, de documentaires, de reportages ? Comment trier ? Il n’y a pas une seule représentation qui puisse se targuer d’une autonomie totale face à l’industrie culturelle médiatique. Cette grande soupe confronte et mélange nos imaginaires.

Une dernière note pour parler du terme « travgenre » apparu pour dénigrer des trans et même des homos remplaçant en quelque sorte le terme « folle ». On voit que le Genre est ici chargé du préfix trav’. J’y vois l’expression de la modélisation de la figure travestie sans cesse ramenée à une forme de sexualité « amorale » alors que les premières femmes habillées en homme démontraient que le « travestissement » était déjà un premier et spectaculaire changement de Genre. Les « conservateurs » défont eux aussi le Genre en tentant symboliquement de le cantonner à une sexualité trouble et honteuse. Pour ma part, j’ai souhaite anoblir le terme « travesti » en le plaçant  du côté du Genre.

Ta thèse est amorcée dès ton premier livre « la transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public » (2008) : qu’est-ce qui a changé sur cette période ?

L’institué transgenre perce. Bien qu’encore très confidentielle, on voit une représentation transgenre émerger avec des documentaires comme L’Ordre des motsFille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre, Diagnosing difference, Nous n’irons plus au bois, entre autres productions depuis 2007-2008. On peut noter le rôle des télévisions locales à ce sujet. Les France 3 Régions par exemple ou les chaines du câble, couvrent ces représentations avec plus d’intérêt et d’application. Le travail d’associations et de collectifs sur le terrain se mesure ainsi, même si la télévision demeure encore très maladroite en se « croyant » obligée de faire intervenir une parole « experte » dont elle pourrait pourtant aisément se passer si les journalistes démontraient plus de confiance en leurs interlocuteurs trans, en peut-être en se questionnant plus franchement sur ce que les trans produisent comme « effets identitaires » sur eux et l’ensemble de la société.

La motivation des documentaristes change particulièrement la donne : soit ils veulent du fond de culotte, avec des récits d’opérations plus ou moins réussis, reproduire avec une ou deux nouvelles médiatiques le énième documentaire sur les trans, ou bien se mettre en danger intimement et professionnellement en donnant la parole à ces trans qui dénoncent l’ordre des Genres, d’inspiration féministes, qui souhaitent proposer de nouvelles formes de masculinités et de féminités croisées et non oppositionnelles, et ne pas venir renforcer l’ordre symbolique de la différence des sexes. J’ai une approche spécifique, une sorte de mix entre Foucault et Castoriadis pour décrire le phénomène : tous les trans ne veulent pas être des sujets dociles et utiles à une société qui fait de la différence (de genre, d’ethnie, de confession, d’orientation affective et sexuelle, de classe…) une inégalité instituée et instituante.   

Cette entreprise de recherche est particulière à plus d’un titre. C’est la première en Sciences de l’Information et de la communication sur le sujet mais surtout, c’est la première thèse sur les trans soutenue par une trans. On sent bien la question de la double légitimité : peut-on être chercheuse et militante ? Peut-on prendre part et prendre parti ? Comment contre attaques-tu ?

Pour donner un cadre à mon propos sur ce point, je dois préciser que j’ai mené des études en Sciences de l’Information et de la Communication dans les années 80 et 90, de l’université de Grenoble et à la Universidad Autonoma de Barcelone. J’ai « lâché l’affaire » en  3eme cycle pour des raisons de financement notamment. Je travaillais précisément sur les mises en scène du discours politique à la télévision. J’ai bossé dans le ménage industriel (je tenais le balai !) comme dans la formation multimédia dans le domaine de l’insertion sociale et professionnelle. En 2006, j’ai pu reprendre un master 2 Recherche à Aix-en-Provence dans le dispositif de la formation continue. Poursuivre en thèse de Doctorat à l’Université de Nice a été une suite logique. Je dois beaucoup à deux chercheures, à Françoise Bernard pour sa confiance qui a été un grand encouragement, et à Marie-Joseph Bertini qui a accepté de diriger une thèse dont le sujet « exotique » sur le papier n’aurait pas été assumé par beaucoup d’autres en raison notamment de la résistance de certaines disciplines tant aux études de Genre qu’aux études culturelles, sans même parler de Trans Studies qui n’en sont qu’à leur balbutiements dans la perspective la plus optimiste.

La nouveauté de la recherche comme la question de l’appartenance au terrain ont été des enjeux méthodologiques. A tel point d’ailleurs que très rapidement, je me suis mise à parler de « défense théorique ». Je vais passer sur les lieux communs bien qu’ils aient des raisons d’être, par exemple ne serait-il pas gênant d’interdire aux femmes à d’étudier le sexisme et le patriarcat, aux blacks la colonisation ou l’esclavagisme, les beurres l’intégration, etc… A l’énoncer, je flirte avec la caricature mais c’est pourtant cette caricature qui nous est opposée. N’oublions pas que les chercheures dites « de sensibilité féministe » étaient fortement suspectées au sein de l’université, celles-là même qui ont introduit les études de Genre.  

J’ai interrogé l’observation participante et la recherche qualitative avec Bogdan et Taylor. On parle de mon immersion dans le terrain on est d’accord. Mais je suis déjà immergée et jusqu’au cou si l’on peut dire. Toutefois, avec Guillemette et Anadon la recherche produit de la connaissance dans certaines conditions que je ne vais pas détailler pour ne pas réécrire ma thèse, mais pour moi cela se résumait  ainsi : la question de la mise à distance  du terrain dans une proportion acceptable : expérience propre du « fait transidentitaire » (le changement de Genre), sa pratique sociale, son inscription dans la vie émotionnelle, sa conceptualisation et sa théorisation « post-transition ». Où chercher la neutralité analytique ? Ai-je cherché à tester (valider/invalider) des hypothèses ou des intuitions ? L’adoption d’une orientation déductive m’est impossible mais en recherche qualitative je peux articuler induction et déduction. On voit que le chemin va être tortueux !

Suivant Lassiter, j’ai préfère parler de participation observante. Avec Soulé et Tedlock, j’écarte l’expérience déstabilisante du chaud (l’implication émotionnelle) et du froid (le détachement de l’analyse). Pour ne pas être suspectée par l’académie, démontrer une observation rigoureuse et faire valoir d’une distanciation objectivée, il m’aurait fallu renoncer à mes compétences sociales au sein du terrain pour expérimenter à la fois la transformation de l’appartenance et l’intimité du terrain. On ne doit pas renoncer à la difficulté de l’intrication du chercheurE qui est source de richesses. J’ai porté mon regard in vivo mais aussi beaucoup a posteriori. Évidemment, je me suis appuyée sur Haraway avec l’épistémologie du positionnement et ses développements avec Dorlin et Sanna. Castoriadis explique que « ce n’est jamais le logos que vous écoutez, c’est toujours quelqu’un, tel qu’il est, de là où il est, qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres. » Avec Haraway, il faut reconnaître le caractère socialement et historiquement situé de toute connaissance. J’ai dois assumer un cadre épistémologique constructionniste et interprétationniste. 

Il y a un passage que j’aime dans ma thèse, un passage aussi modeste que gonflé dans un certain sens, je le retranscris ici : « Notre expérience est antécédente à la recherche, à l’instar du fait transidentitaire remontant si souvent à la petite enfance. Le monde social transidentitaire, depuis la culture cabaret-transgenre, comprend aujourd’hui ces données essentielles que sont le sentiment d’anormalité et de clandestinité durant une partie de l’existence. L’habitus trans’ combine ces vécus individuels et collectifs, électrons vibrionnant autour de l’atome : non pas née, dois-je dire, mais bel et bien devenue irréversiblement. Le « hasard » ici importe peu. Avoir vécu le fait transidentitaire c’est avoir appris l’institution de la différence des sexes. Aussi qualifierions-nous volontiers notre recherche comme participation « auto et retro-observante ». En appeler en effet à l’histoire propre, ressentir et résister, imaginer et supputer, percevoir et se faire déborder, lâcher prise et expérimenter la réalité transidentitaire – voilà ce qui fait antécédence ici, de l’habitus « trans » sur la socialité « ordinaire ». On ne devient outsider  au terrain transidentitaire que parce qu’on a choisi de faire de la recherche. Et de même, on ne devient insider à ce même terrain que parce que le changement de genre a précédé cette recherche ».

Ma posture m’a autorisé une récolte de données difficilement égalable par d’autres moyens méthodologiques : « Être affecté» par son terrain a permis à Favret-Saada d’élaborer l’essentiel de son ethnographie, condition sine qua non des adeptes de la participation observante selon Soulé. Être affecté « par nature » veut dire par la force des choses car on ne choisit pas son lieu de naissance, la couleur de ses yeux ou de sa peau par exemple. Cela implique l’individu dans ce que je vais appeler une posture auto-retro-observante à considérer comme relation (affects, engagements intellectuels, contaminations diverses) antécédente à l’élection du terrain pour les chercheurEs dans un cas similaire au mien.

Toujours sur la recherche en général, quel regard portes-tu sur le traitement universitaire cette fois-ci de la question trans aujourd’hui en France ?

Pour le dire franchement, nous sommes aux frontières de l’innovation et du foutage de gueule. Je m’explique. C’est très intéressant d’étudier les questions de genre. Mais laisser les expertises trans au placard c’est pas la meilleure méthodologie pour produire de la connaissance. Le terrain trans suscite de l’intérêt chez de jeunes chercheurEs. Le nombre d’étudiantEs reçus cette année venant de sciences politiques, de sociologie, ou même de journalisme en dit long sur l’intérêt pour les questions trans et inter. Ce public ne vient pas chercher des patients et se montre généralement respectueux des personnes. Peut-être certains gagneraient-ils à mieux expliciter leur sujet et prendre le temps de détailler ne serait-ce qu’une esquisse de problématique. Mais globalement ça va dans le bon sens.

Le foutage de gueule serait plutôt dans des sphères plus confirmées. J’ai quelques souvenirs de sourires condescendants, quand ce ne sont pas des marques d’irrespect comme de mépris affiché. Un chercheur qui vous « tacle » sur une voix tremblante attribuée à « une rupture  épistémologique » (genre : « mais vous êtes trans ! ») alors qu’il est juste question d’un simple trac ; une autre vous dit en tête-à-tête qu’elle n’aime pas s’afficher avec des trans ; d’autres semblent aimer « dominer intellectuellement » leurs sujets et ne pas oser affronter la véritable expertise issue du terrain.

C’est clair, ce n’est pas avec ce discours que je vais me faire plus d’amis mais sérieusement je ne tiens pas non plus à sympathiser avec quelqu’un qui me considère comme un singe savant. Cela n’est pas sans me rappeler le regard que j’avais comme immigrée chilienne sur la façon dont les gens parlaient à mes parents arrivés en France en 1974. Ta couleur de peau ou ta langue suffit à provoquer une disqualification sur l’échelle des savoirs et de la reconnaissance. Tu es un sujet exotique, une singularité, mais pas un être pensant à leurs yeux. De là aussi une grande motivation à m’approprier d’autres savoirs et à me donner les outils me permettant d’investir d’autres terrains, d’acquérir les compétences d’autres disciplines. 

C’est quelque chose que je répète souvent désormais sur l’étiquetage et le « desétiquetage » : on m’a qualifié d’ennemie des trans pour être « passée de l’autre côté », comme quand d’autres ont bien vu ma volonté d’empowerment. Pour avoir pu l’apprécier, une génération de jeune trans ne renonce pas à ses études et semble motivée à hausser le niveau de parole. Ce sont en grande majorité des FtM et je me sens très proche d’eux dans leur désir d’autonomiser nos théories et nos points de vue ; Je crois que nous seront d’ici peu intelligibles, crédibles et peut-être même audibles. Il serait temps quand on sait le travail accomplit il y a déjà deux décennies par des Kate Bornstein, Leslie Feinberg, Pat Califia, James Green, Susan Stryker, Riki Wilchins et j’en passe et des meilleurs. A l’image d’un pays qui ne s’avoue pas qu’il est xénophobe, qu’il est conservateur et sexiste, qu’il « se la pète » depuis plus de deux cents ans sur les Lumières, nous devons nous-mêmes avouer que nous sommes « en retard » sur « le nord » et sur « le sud », et qu’il nous incombe un examen de conscience sans honte mais avec la motivation de vouloir changer cela. Car, ce qui nous arrive il est devenu trop commode de l’imputer toujours et uniquement aux autres. Pour suivre Califia, une bonne allumette dans l’institut de beauté nous ferait le plus grand bien.

Sur la thèse plus particulièrement, après une première partie sous forme d’état des lieux, tu proposes de revenir sur tes hypothèses et ton (tes) terrain(s)s : pourrais-tu nous les décrire ? Je pense notamment à la question que tu soulèves sur les descripteurs, ces mots clés dans la recherche de documents visuels ?

Parlons des hypothèses. Prenons l’imaginaire social de Castoriadis (1975), un imaginaire construit par chaque groupe humain en se distinguant de tout autre. Je suis la pensée de Castoriadis quand il explique que les institutions sont l’incarnation des significations sociales. Doublons ce premier imaginaire d’un second que nous nommons médiatique (Macé, 2006) et à considérer comme un imaginaire connu de tous grâce à un ensemble de « conditions économiques, politiques, sociales et culturelles propres à la modernité l’a rendu possible ».

Pour paraphraser Castoriadis, je dirais qu’il y eu une institution imaginaire de la « transsexualité » comme concept et pratique médicale dont la télévision s’est emparée à son tour et participant du même coup à son institution en « transsexualisme ». Simplifions, l’institution « transsexualisme » est le « déjà-là » de la transSexualité. L’institué est la figure du transsexuel ou de la transsexuelle et de son récit biographique. Ce modèle remonte aux années cinquante si l’on considère la télévision. Le modèle est hégémonique.

Sur le terrain trans, existe un autre institution : le transGenre et son institué se retrouve dans les figures : travestis, transgenres, transvariants, genderqueer, androgynes, identités alternatives, etc. Étonnamment remarquons  que l’instituant transGENRE a été longtemps chargé du « sexuel » tandis que l’instituant transSEXUALITE a été chargé du Genre si l’on s’en réfère aux centaines d’émissions où trans et psychiatres déploient maints efforts pour mettre en avant la question d’identité d’un terme renvoyant sans cesse à la sexualité et la sexuation. Mais ici le Genre est à entendre comme sex role. Le modèle hégémonique porte l’appartenance à l’ordre symbolique d’une société donnée. Nous concernant, il s’agit de celui d’une société patriarcale, régie par « la différence des sexes » et l’hétérosexualité.

Dans mon étude, on voit que la télévision aborde l’institué « transsexe » (la représentation dominante) au détriment  de l’institué « transgenre » (encore minoritaire), auquel est accordée cependant une représentation tardive et confidentielle. On pourrait donc parler d’une modélisation plus ou moins souple, entretenant une forte adéquation avec l’ordre social et historique (ici celui du Genre), en faisant place à une certaine perturbation (le « trouble » dans le genre et à l’ordre public) sur le plan de  l’ordre symbolique. Ce trouble « contenu » peut ainsi mettre en valeur la représentation dominante. Voilà qui semble bien convenir si on ne précisait pas que l’institué transgenre est tout sauf minoritaire et confidentiel sur le terrain. Il est même très largement majoritaire dans le monde associatif et les collectifs visibles.

Au tour du terrain et du corpus. Mon terrain était les associations et collectifs transidentitaires en France, les personnes transsexes et transgenres dans le contexte français.  Je parle ici de « transsexe » et de « transgenre » car je traduis une distinction qui est le fait  d’une partie du terrain et non le mien. C’est aussi une distinction de fait dans la société. Outre la question des papiers d’identité que ne peuvent obtenir les transgenres, on nous demande sans cesse si l’on est opéré. La question de l’opération est un évènement qui concerne tout le monde, non les seuls trans. C’est un événement symbolique instituant considérable. Comme si la marque d’une identité « morpho-graphico-cognitive » serait dans l’entrejambe…

J’ai aussi formé un corpus à partir des bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel : bases Imago (ce qui a été produit depuis les origines de la télévision et de la radio), les bases dépôt légal (loi de 1995) : DL Télévision, DL Câble-Satellite, DL Région. Comme je ne voulais pas à avoir à réaliser des extrapolations de mon corpus, j’ai doublé ce corpus d’un autre indépendant. Il a été formé de façon totalement subjective à partir de matériaux pointés par l’actualité comme par le terrain : séries américaines, documentaires récents, diffusions sur Youtube, Dailymotion, etc.

Pour le corpus INA, je suis partie sur sept mots clés dont j’ai motivé le choix sur la base de définitions et de leurs inscriptions autant du côté de la médecine, de la psychiatrie, que de la justice, la police, les médias et le terrain trans dans sa grande diversité. Ces mots clés sont : travesti, transsexualisme, transsexualité, transsexuel, transsexuelle, transgenre, transidentité.

J’ai obtenu 886 occurrences hors rediffusions, de 1946 à 2009. Pour donner une idée des résultats, quelques chiffres : J’ai obtenu 534 occurrences pour travesti, 384 pour transsexualité, 2 pour transsexualisme, 2 pour transsexuel, 7 pour transsexuelle, 4 pour transgenre, aucune pour transidentité sur un total de 971 occurrences avant retrait des rediffusions.

On le voit, le terme travesti est le descripteur « par défaut » ou « spontané » pour parler des trans, que l’approche soit synchronique ou diachronique. Les fiches de l’INA sont un trésor qui demande des fouilles archéologiques. Elles sont ainsi les traces d’un « Esprit du temps » comme dirait Morin.  C’est ainsi que ce corpus est devenu un terrain. Les fiches INA pourraient par exemple être étudiées sans conduire au visionnage des œuvres qu’elles décrivent. Par ailleurs, le corpus formé a été d’une telle ampleur, que je le qualifie de corpus « pour la vie ». Parler de terrain me paraît adéquat.

Tu suggères aussi un découpage de la représentation des trans à la télé, « les grands temps » dis-tu de cette médiatisation. Pourrais-tu nous raconter cette histoire et ses périodes ?

J’avais « pressenti » ce découpage possible dans mon essai de 2008. Je n’avais pas encore ce corpus fabuleux pour le confirmer ou l’infirmer. C’est chose faite. Les tendances du corpus m’ont même dépassée. Le croisement des définitions, de l’évolution des concepts, des techniques, des effets techniques et symboliques, l’évolution du terrain ou encore ce que révèle le corpus conduisent ni plus ni moins qu’à une analyse sociohistorique de la représentation des trans et de leur modélisation.

Les années 1970 sont très riches. Elles marquent un esprit du temps, un air du temps, cette bulle de la « libération sexuelle » et de mouvements libertaires. La télévision, on le sait était sous tutelle, elle n’en était pas moins audacieuse dans ses thématiques et ses dispositifs.

Première période : celle de la marginalité et du fait divers. Un document de 1956 parle de « changement de sexe fréquents à notre époque », en 1977 la prostitution trans est qualifiée de prostitution masculine par la voix d’un Cavada jeune, fringant, et d’une rare prudence dans les termes employés et l’adresse lancée aux téléspectateurs afin qu’ils ouvrent « les écoutilles » avant de juger. Les plateaux d’Aujourd’hui magazine ou d’Aujourd’hui madame de 1977 à 1980 invitent des trans, ils et elles ont des noms et prénoms, ils et elles sont placéEs dans le dispositif de mise en scène aux côtés des autres intervenantEs. On le verra dans les deux décennies qui vont suivre que les noms et parfois les prénoms disparaitrons au profit d’insert du type : « Claire transsexuel », « Claude transsexuelle » ou « père de transsexuel », « mère de transsexuel ». Ce que TF1 et les études de marché nommeront plus tard les « ménagères de moins de 50 ans » sont dans ces dispositifs qui nous font parfois sourire à tort aujourd’hui, des femmes qui ne cachent pas leurs sensibilités féministes, qui interrogent le Genre et prennent les trans à témoin. Un autre documentaire « les fils d’Ève » met en scène la discussion entre deux travestis comme le dit le résumé, discussion bien plus politique et subversive que le discours des trans des émissions des années 80 comme si le contexte de la prise en charge avait vidé le réservoir politique. Au-delà du fait divers, la cause marginale était politique. Le modèle français est loin du modèle de Christine Jorgensen descendant de son avion en 1953 sous les crépitements des flashs des photographes, et qui donneront l’image de l’inscription de la « transsexualité » via le moule des femmes américaines des années  1950. De notre côté nous avions Coccinelle. Je rejoins la vision de Foerster et de Bambi à son sujet. Elle avait l’éclat de la féminité de son époque mais ne donnait pas pour autant toutes les garanties d’une « normalité post-transition ». Elle a été la femme qu’elle voulait être, glamour mais scandaleuse. Je crois qu’elle mérite d’être traduite et ses actes éclairés par une approche postcritique et non seulement abordés par une approche dénonciatrice. Cela vaut aussi pour des acteurs de la télévision en général sur le sujet. Dumas, Ardisson, Dechavanne, Ruquier ou Bravo par exemple vont contribuer à inscrire la transidentité dans le mouvement d’égalité des droits dans les années 1990 et 2000 derrière des formats ne semblant être axés que sur le personnel et l’intime. Parfois derrière l’habit du spectacle, des messages plus subversifs et engagés.

La transidentité s’inscrit comme fait de société avec la convergence de l’élaboration des outils de prise en charge, les premiers plateaux de débat à plusieurs voix et l’intronisation de l’expert en télévision. Avec les matériaux des années 1980 les fiches INA font apparaître de nouveau descripteurs : transsexualité, transsexuel, transsexualisme. Précisons, ce n’est pas l’INA qui les invente ou les impose. Elle garde trace de leur émergence et de leur usage. Ainsi Jacques Breton et René Küss vont-ils énoncer le « transsexualisme » comme « concept et pratique » : les faux et vrais trans, les règles du protocole et leur diffusion massive dans les médias (ce que j’ai conceptualisé à mon tour comme la mise en place du « bouclier thérapeutique »), la médicalisation, la valorisation des opérations tout en « déplorant » cette unique solution, la légitimité scientifique et « l’utilité sociétale ». Les plateaux vont s’étoffer de la présence de chirurgiens, de juristes, d’avocats. La mise en scène table dès 1987 avec les Dossiers de l’Écran sur la confrontation trans et experts sachant que la controverse bioéthique est telle un surplomb. La science interfère sur l’engendrement, et elle se met  aussi à interférer sur la sexuation, voilà qui peut résumer un autre esprit du temps.

Dominique Mehl relie le début de la controverse bioéthique aux naissances de Louise Brown (1978) et d’Amandine (1982), deux enfants conçues in vitro. Elle écrit dans La bonne parole (2003) : « Ces deux naissances ouvrent l’ère de la procréation artificielle qui vient véritablement déranger les représentations de la fécondité, de l’engendrement, de la gestation, de la naissance ». La sociologue illustre ainsi – pour demeurer dans le registre et l’analogie de la naissance – l’enfantement d’un fait de société : « L’ensemble de ces techniques médicales et biologiques configure une nouvelle spécialité, la procréation médicalement assistée, destinée à une population particulière, celle qui souffre d’infécondité. À ce titre, elle ne concerne qu’une petite partie de la population, évaluée à environ 3% (…) Pourtant, la procréation médicalement assistée, par les séismes qu’elle opère dans les représentations de la nature, de la sexualité, de la procréation, de la parenté, concerne en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit personnellement ou non confronté à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir sur l’engendrement et les relations familiales ». Approprions ce propos à notre sujet et là patatras on réalise que les « transsexuels » représentent moins de 0,01% de la population en occultant les identités transgenres qui elles fracasseraient le compteur mais je m’engage déjà-là dans l’esprit du temps suivant. 

Envisageons le « transsexualisme » (comme concept et pratique), puis le « transgenre » (comme expression identitaire multiple et transversale) comme des phénomènes venant bousculer les représentations de la nature, de l’ordre et de l’agencement des genres masculin et féminin, l’hétérosexualité, les homosexualités, la bisexualité. Est concerné en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit ou non confronté à une difficulté d’honorer son genre d’assignation, toute personne conduite à réfléchir sur le Genre et les relations de Genre dans un système un binaire, qu’il soit ou non inégalitaire.

On n’oublie pas le rôle des psys dont Dominique Mehl explique qu’ils ont depuis le tout début de la controverse bioéthique « pris une large part à ce débat public. Inspirés par leur expérience auprès des couples stériles, au nom de leur conception de la famille et de la parenté nouée dans une longue tradition de réflexion théorique, ils se sont emparés de leur plume pour mettre en garde, toujours, et critiquer, souvent ». Il est étonnant de constater à quel point la littérature scientifique manque de ce type de questionnements, parfois aux apparences de constat, sur la question trans, sans jamais remettre en cause l’expertise psy -ou à de rares exceptions récentes. On a laissé longtemps cette seule parole aux trans sans jamais leur donner les moyens de l’exprimer dans les espaces publics, médiatiques et universitaires.

Le dernier temps est celui du glissement dans le mouvement d’égalité des droits. L’égalité des droits s’inscrit dans une histoire des idées, des mentalités et des diverses politisations des groupes dits minoritaires. Mobilisation des associations dans le cadre de la pandémie du Sida dans les années 1980, Pacs, PMA, homoparentalité, sans-papiers, dans les années 1990 et 2000 etc. On ne saurait privilégier tel ou tel commencement, période, idée ou correspondance, mais l’enchaînement s’impose, au sein d’une progression asymptotique.

Dans mon étude, je le date dans la moitié des années 2000 si je considère mon seul corpus. Sur le terrain, il a commencé dès les années 1997-1998. Je pense au Zoo de Bourcier, l’inscription des trans dans d’autres tissus associatifs que l’on dira LGBT plus tard, à l’action du GAT ou de STS. A la télévision cette inscription est visible par des productions locales comme des reportages des France 3 Régions. On parle des trans à l’occasion des Marches des Fiertés et de la journée Idaho plus qu’à l’occasion de l’Existrans ou du T-Dor (jour du souvenirs des victimes de transphobie), en télévision je précise. Il y a aussi les affaires qui font du bruit. Je crois que le procès Clarisse qui a gagné son procès pour licenciement abusif participe de cette inscription. De même les coups médiatiques de l’ANT (anciennement Trans Aides) qui finalement illustre une sorte de guérilla contre les contradictions institutionnelles en matière d’état-civil. STS, Chrysalide et OUTrans ont eu aussi des discours portés en de telles occasions. En rapport cette fois au terrain, une question demeure : pourquoi la Pride ou Idaho font-ils plus parler des trans que le T-Dor ou l’Existrans ?

Cette inscription dans le mouvement d’égalité des droits se traduit aussi ainsi : transition et trajet  trans sont vite qualifiés de « parcours de combattant », quand le regard médiatique s’intéresse aux institutions. Les conséquences familiales et socioprofessionnelles sont aussi abordées, confirmant la pertinence d’une « écologie du milieu ». L’idée que la télévision veut « défaire les mentalités » et « défaire des inégalités » fait son chemin dans la perspective tant du traitement d’une marginalité, d’un fait de société, d’individus ou  de mouvements engagés dans l’égalité des droits.

Si tu devais retenir une émission, ou un moment télévisé, qui te semble symptomatique de la figure trans visible aujourd’hui sur nos écrans, laquelle choisirais-tu et pourquoi?

Si je voulais illustrer l’idée d’un « transsexualisme » d’une modélisation hégémonique des trans, je pourrais citer certainement non pas une dizaine mais plusieurs centaines de documents, en prenant telle ou telle phrase, telle ou telle définition, etc. Si je devais en revanche illustrer ce que j’appelle l’institué transgenre, majoritaire sur le terrain trans observable, j’aurais en revanche plus de mal. La télévision produit constamment le Genre tel que l’ordre symbolique en exercice le prescrit. La télévision est parfois transgressive mais pas subversive sur les questions de Genre.

Ceci explique en partie un certain conservatisme, un immobilisme de la représentation des trans. En s’intéressant aux trans, la télévision ne produit pas que de la matière télévisuel à vocation de divertissement et de spectacle. La carte de la transgression est un leurre désormais.

De mon corpus, je retiens la prestation de René Küss en 1982, quatre minutes de télévision qui racontent ce que seront 20 années de protocole. J’ai à l’esprit les prestations de Grafeille ou Bonierbale chez Dechavanne, Dumas ou Bercoff : quand la psychiatrie se double de sexologie en plateau. D’autres constats et pistes : le traitement des FtMs, de leur invisibilité à leur visibilité ; l’anoblissement et la popularisation du cabaret transgenre avec les figures de Coccinelle, Bambi ou Marie France médiatisées comme égéries et muses à la fois ; les festivités et les spectacles de cabarets avec Michou et ses artistes,  les émissions estivales de Caroline Tresca faisant la promotion des cabarets de province ; les émissions humoristiques issus du « travestissement de nécessité » depuis La cage aux folles ; le traitement compréhensif puis moraliste de la prostitution des trottoirs de la rue Curiol dans le Marseille des années 1970 jusqu’au bois de Boulogne du Paris des années 1980-1990 ; l’actualité offre encore bien d’autres ouvertures comme le traitement spécifique des « tests de féminité » à l’occasion des Jeux Olympiques, ou la « transsexualité dans le sport » ; les figures médiatiques spécifiques depuis Marie-André parlant des camps à Andréa Colliaux commentant Kafka, en passant par l’histoire de la médiatisation particulièrement intense de Dana International, figure « exotique » et LGBT, égérie de la tolérance et icône d’une trans contemporaine. La présence de Tom Reucher interroge encore le statut des trans comme experts, comme représentants compétents et légitimes voire charismatiques. Avant lui, toute une génération de personnalités MtFs : Marie-Ange Grenier (médecin), Maud Marin (avocate), Sylviane Dullak (médecin), Coccinelle (artiste). On sait que Maud Marin sera aussi étiquetée ancienne prostituée et Coccinelle parée de l’insouciance de l’artiste, sinon bohème.

Grâce au corpus on constate que les trans sont hétérosexuel-le-s et qu’ils donnent de nombreux gages à la normalité (des garanties). Ils ont donc bien été bien présents à la télévision qui semble avoir nettement privilégié cette représentation, l’établissant en modélisation sociale et médiaculturelle (l’institutionnalisation). De là un certain modèle trans : hétérocentré,  « glamour » ou « freak », un institué fort peu politique et encore moins théorique pour l’instant.

Et si tu devais nous restituer une découverte faite durant tes recherches à l’INA (Institut National d’Audiovisuel), quelque chose d’inédit, que choisirais-tu de nous dévoiler ?

Beaucoup d’émissions méritent le statut de découvertes. Je vais ici donner l’exemple d’un échange entre une historienne et une présentatrice de la chaîne « Histoire ».  Pas de trans à l’horizon. On parle au nom « de » (valeurs, avis, choix personnels), autorisant une telle spéculation nous donnant à voir un aveuglement où la fabrique ordinaire d’une performativité, à l’inverse de ce qu’énonce J. Butler : non pas un acte subversif et politique à même d’éclairer ce que le pouvoir plie un savoir mais une mise en scène de cette spéculation et exemplification symbolique.

Le titre propre de l’émission est « Le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry, dans la collection « Le Forum de l’Histoire » de  la chaîne de diffusion Histoire sur la câble. Je passe les informations de types heure et fin de diffusion, etc. Le résumé est le suivant : « Magazine présenté par Diane Ducret composé d’un débat thématique entre Evelyne Lever et Grégoire Kauffmann consacré à deux intrigantes de l’histoire, le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry », diffusé le  13 mars 2009.

Evelyne Lever vient de publier « le chevalier d’Eon, une vie sans queue ni tête ». Le titre m’interpelle sans m’éclairer. Je visionne l’émission. Bref aperçu (time code : 19 :30 :33 :19) :

– Evelyne Lever précise que dans la première partie du livre, elle fait son travail d’historienne, puis précise : Quand je suis arrivée au moment où mon héros / héroïne devient une femme. Et là, je me suis posée d’autres questions. Je me suis dit mes connaissances historiques ne sont pas suffisantes. Il faut que j’aille plus loin car j’ai à faire à un cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel. Alors là, j’ai du faire appel à quelques amis psychiatres, à me documenter sur les problèmes de la transsexualité et de l’identité sexuelle.

– Diane Ducret (la présentatrice) : oui c’est un personnage par son refus de trancher entre une identité masculine et une identité féminine est très contemporaine en somme, je suppose que c’est pas la mode transgenre qui a suscité votre intérêt sur ce personnage ? [rires].

Sans partager ici l’analyse longue et précise que ce document exige, on peut prendre le temps d’être surpris par la convocation du nom et de l’institué de la psychiatrie puisqu’il est avéré qu’il n’a ni affection et encore moins maladie mentale mais un regard moral sur une différence. Et l’on peut comprendre l’hésitation d’Evelyne Lever, historienne, faisant appel à ses « amis psychiatres ». L’héritage d’une classification stricte entre « disciplines » lui rappelle que des « connaissances » peuvent en effet, ne pas être « suffisantes ». Une approche dénonciatrice se bornerait à critiquer l’ambiguïté des discours tenus tandis que l’approche postcritique y verrait la scène de rencontre de subcultures ou quand la transidentité devient un objet médiaculturel.

Des questions s’imposent donc quand on sait que cela fait désormais 50 ans que les études de genre insistent sur les institués que sont la différence des sexes, le devenir et en particulier le devenir de genre minoritaire. Comment peut-on croire que l’on peut psychiatriser quelqu’un au-delà des siècles ? Deux hypothèses se présentent, se complétant mutuellement : l’inintérêt des autres hypothèses dans le champ scientifique ; l’indifférence au sort des trans permet cette transphobie et une spéculation sans frein. Dans ces premiers travaux Dominique Mehl en indiquait déjà les grandes lignes de cet arraisonnement et exercice de cette falsification. Pourquoi acceptons-nous une telle affirmation ? Sa présentation traduit son ambivalence : elle passe d’une connaissance historique dans son domaine au champ subjectif où elle croit devoir se poser « d’autres questions ». Lesquels croient se pencher sur un « cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel ». Elle n’a pas assez de mot ou sa formation est imprécise pour dire ce qu’elle voit et traduit immédiatement sur le mode subjectif et non plus historique. Rappelons ici l’indication de Castoriadis : chaque parole indique la position de celui-celle qui l’émet et l’engage. Quel est cet engagement et surtout quelle sa légitimité faute de validité ? Nous sommes sortis du médical pour le plain-pied d’un regard moral. L’on présente ici un objet (le « transsexualisme ») totalement départi des sujets trans et faisant comme s’ils n’existaient pas. Ce cas précis nous enseigne sur les falsifications de l’histoire et l’usage immodéré de la lucarne psychiatrisante. Viendrait-il à quelqu’un l’idée de convoquer une expertise trans pour éclairer l’histoire du Chevalier d’Eon ? L’éclairage des études de Genre serait ici plus approprié et en quoi ? Sinon, pourquoi ? Après tout, d’autres historiens et en particulier des historiennes se sont penchées sur le Chevalier d’Eon à la lumière des études de Genre dans une optique féministe. Nous pensons à Sylvie Steinberg et surtout Laure Murat, « La loi du genre, une histoire culturelle du « ‘troisième sexe’ » en 2006. Là où Murat pointe le système symbolique régulant les rapports et relations, Lever voit l’individu-écharde. Laure Murat met précisément en exergue un avis, valant pour maxime et surtout pour « pensée » d’Alfred Delvau : « Troisième sexe : celui qui déshonore les deux autres ». Le déshonneur serait tel qu’on en appelle aujourd’hui encore la psychiatrie au secours d’un honneur historique qu’un seul individu frapperait de mal-heurt (au sens ancien du français) ?

Et maintenant, en plus de ta soutenance, quels sont tes projets ?

J’ai des publications en attente. Dont trois avec mes consœurs de l’Observatoire : La Transyclopédie, et les deux premiers volumes des publications augmentées et corrigées de l’ODT pour 2010-2011.

Je travaille avec Maud-Yeuse Thomas sur un ouvrage sur les théories transidentitaires à la lumière de l’évolution et de la politisation du terrain trans. Je prépare aussi deux autres essais liés  à la thèse. Comme Macé un ouvrage théorique suivi d’un autre ouvrage relatant plus amplement mes analyses de corpus. Côté publication, je suis servie si tout va bien.  Je travaille également à un projet d’écriture de deux documentaires. Mais il est encore trop tôt pour détailler.

Je dépose bien entendu une demande de qualification pour le statut de maître de conférence. Après ce sera au petit bonheur la chance espérant que mes travaux si jugés crédibles et valides retiendront l’attention. Mon trip ? Donner des cours sur l‘image et les représentations de Genre à la lumière des études culturelles et des études de Genre. On verra bien, à 45 ans je n’ai pas à proprement parler de plan de carrière.

Tu nous rappelles la date ; le lieu et l’heure de ta soutenance pour ceux/celles qui voudraient venir ?

La soutenance se déroulera le 26 novembre prochain à l’Université de Nice – Sophia Antipolis à 13 heures, Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales (98, Boulevard Herriot). J’attends des nouvelles de l’École doctorale pour connaître la salle. Je communiquerai en temps voulu. 

Je tiens à ajouter une liste de mes publications comme exemple de ce que le terrain peut produire car je ne suis pas seule à publier. j’insiste sur ce point car nous avons pu voir récemment avec Maud comment la reconnaissance d’une expertise venue du terrain reste invisible et j’ajouterais même à quel point elle est marginalisée. Par exemple, nous sommes trois personnes engagées et solidaires à avoir fondé cet outil innovant qu’est l’Observatoire au regard de la théorisation et de la politisation du terrain trans, bien que nous ayons un retard spectaculaire sur le monde anglo-saxon de ce point de vue.

Trois personnes pourrait-on dire, ou plus précisément faudrait-il énoncer : deux trans et un cigenre ? On sait avec un travail universitaire récent, que seul le « cisgenre » est crédité et reconnu comme acteur scientifique du terrain à l’ODT. La modélisation dont je parle est ici à l’oeuvre. Il convient de la défaire. Enoncer ce constat ne doit mener à la disqualification du propos sous l’accusation : « militance ! ».   


Entretien avec Naiel Lemoine, photographe

Naiel Lemoine

Photographe

 

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 » Je suis avant tout unE individuE qui aime et utilise la photographie comme moyen d’expression et de résistance; politiquement comme Trans  FTU ( AssignéE Female To Unknown) féministE, militantE, Queer, et plein d’autres choses… »


 

1- Bonjour Naïel. Peux-tu te présenter ?

Me présenter, oui/

 je peux / essayer

Dans les marges de /

cette humanité, j’erre/

multiples visages/

d’un par/ëtre qu’on /

étiquette

J’ai 15 codes-barre tatoués/

au fer rouge scintillant

éclaboussures / en strass doré

De tous les Égos/

militants

Me situer, c’était avant

Des images pour/

crier

pas pour/

classifier

pas pour/

imposer

juste pour/

 Hurler/

 l’indicible

Des instantanés/ datés

d’identités éclatées

d’êtres humains/

 en rupture

éclatant/

 toutes les évidences

Système hétéropatriarcal

un peu, vacillant

Machine à fabriquer

impitoyablement/

LA Femme/

L’Homme

parés si possible/

 de longs filaments dorés

habillés si possible

d’un paraître /

laiteux

si translucide que/

douteux

Des Hommes/Des Femmes

complémentaires /

et surtout/

inégalitaires

Machine à fabriquer de l’Essence

résistes-tu

au paradigme de nos Existences?

Dame Nature/

entends tu les voix

de tous les ratés de/

ta production?

Lis tu parfois/

les traces/

 que nous laissons/

ces quelques mots/ces quelques images/

qui/juste/

exposent au grand jour ton

Historicité…

Me présenter/ me situer/

Maintenant?

RatéE du système de production

Du rêve tu veux/

me vendre?

À grand coup

d’intégration-assimilation/

de mariage et de papiers/

pour me valider/

pour me /

récupérer…

mais, la quête

de la reconnaissance/

bien que longtemps/ pratiquée

porte en soi

l’échec /

de toutes les militances

la reconnaissance /

 abandonnée/

les sous-droits que tu veux/

nous concéder/

sous prétexte de

modernité

pour mieux

coloniser

pour mieux nous instrumentaliser

et nous intégrer

dans ton

État-Nation

Penses tu encore vraiment/

que j’ai envie

d’exister

par et dans

ton système sexiste,

raciste

classiste,

âgiste et validiste…..

 Naïel le 22/08/2012

 

 

2- Si tu es connuE pour ton travail, c’est surtout pour sa dimension « queer » (avec GenderFucking) : Que mets-tu derrière ce mot ?

Dimension queer/
vécu queer/
ou juste
posture queer/
queer as God?

Queer comme /
empowerment
ou comme/
piétinant/
les ditEs « straight »?

Queer, ce mot sonne juste comme/
un rappel/
d’une possibilité de
pouvoir/
se penser/se panser/ sans se
victimiser

Étrange/
comme, le retournement de l’insulte/
comme la contrainte à la/
Normalité
qu’on soit homoE
ou
hétéroE

Queer/
comme mes luttes incessantes/
récurrentes/
contre toute tentative
d’intégration-assimilation

Queer comme profusion/
des genres/
qui devrait juste
être
mais qui n’est qu’une infime résistance/
rattrapéEs que nous sommes par/
le par/Être

queer comme
identité politique/
sans
identité originelle/
qui se construirait
au gré des luttes/
qui jamais ne/
serait fixée.

Queer comme gosses du
blackfeminism/ de Deleuze/
Derrida, Foucault et bien d’autrEs
queer comme les possibles infinis/
de lutter ensemble sans/
se faire homogénéiser/
queer comme/
post identitaire/
sans nier les
identités/
et leur historicité

Queer comme/
un rêve brisé/
par des Égos
/démesurés/
par le refus ou l’oubli de /
mesurer/
le poids de l’asymétrie /
de la construction /
du genre /
dans notre/
société.

Queer comme/
une grille de lecture/
trop souvent utilisée sans/
les apports /
des grilles/ féministes

Queer comme faisant peur/
car
portant en lui/
les germes de/
résistances infinies/
individuelles/
collectives/
car poussant à repenser/
juste
notre façon de penser/
si bien formatée/
si bien /
intégrée.

Queer comme/
blackfeminism
comme/
intersectionnalité
comme analyse /
en terme de
rapports sociaux/
consubstantiels et coextensifs…

Mais à /
Queer En Théorie/
c’est le queer des noms/
le Queer des idées qui naissent /
sur les chaires des universités/
certes, souvent intéressantes/
mais qui oublie que/
la beauté du concept est facile
quand/
on ne fait pas partie
de /
multiples minorités/
quand on n’est pas /
parfois à soi /seulE/
la cible /
des dynamiques des /
rapports sociaux
que sont/
le genre, la classe,/
la race, la validité..;

 

Queer à paillettes/ aussi
Injonctions à la/
baise
injonctions à de nouvelles/
normes
Queer sonne alors comme
bien nantiE…

Alors, queer /
comme une désillusion?
Ou
juste /
comme des théories/des pratiques/
à requestionner/ à critiquer
à réinventer/ à dépasser…

Queer comme
redonner la parole/
queer , comme une chandelle/
au loin
pour construire des vies/
de solidarités
pour détruire les antagonismes/
pour abolir toutes
les frontières/
queer, pour faire exploser/
le genre/ la classe/ la race
et tous les autres rapports sociaux…

Queer as/
Fuck you
but /
especially /
Queer as/
I love you….

Naïel 22/08/2012

 

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3- On te connait aussi pour ton travail sur la question trans : qu’est ce qu’une militance trans par l’art selon toi ?

Tout d’abord, je ne pense pas qu’il y ait LA question trans, étant donnée l’hétérogénéité de ce qu’on appelle communément « le monde trans », mais DES questions trans.

Et je tiens aussi à rappeler que n’ai jamais spécifiquement travaillé sur les questions trans mais sur les questions relatives au genre ( avec « Destroy genders or Fucking genders: pour une société non binaire, « A la recherche de mon identité », « Fighting sexism is fighting gender », « Désa-corps/corps non normés » » Cyborgs’ Land », « Dépasser les identités » « Gender’s illusion », « No gender », la dernière en date » Trans/jections » et des portraits divers de copain-e-s qui transgressent le genre ou pas…).

De plus, si jamais j’ai été connu-e un tant soi peu, c’est tout d’abord pour mon travail sur et dans le milieu lesbien/gouinE, suivant les significations variables de ces deux termes dans l’histoire, et parce que j’ai exposé de 2003 à 2007 à Cinéffable (festival lesbien et féministe international non mixte de cinéma)

Ceci dit, je vais quand même essayer de répondre à ta question, mais celle ci pose en creux trois autres questions qu’on ne peut ignorer pour tenter d’apporter des esquisses de réponses qui font sens :

  • Qu’est-ce qu’être Trans?
  • Qu’est-ce que la/les militances? Pour quoi? Pour qui? Comment?..
  • Qu’est que l’Art?

Sans les coucher sur le papier, on présuppose que ces trois thèmes font l’objet d’un consensus au niveau de leur contenu, ce qui est loin d’être le cas.

Que signifie Trans?

On peut tout d’abord souligner qu’il est une réappropriation par les activistes trans, du terme transsexuel-le, étiquette mise par la psychiatrie, et donc un refus d’être défini par des instances psychiatriques surplombantes et toutes puissantes dans leur pratiques. Cette réappropriation faite dans les années 2000 en (f)rance, (terme repris ou pris par le G.A.T). Dans un tract en 2003, pour mettre fin à la guerre interne transexuelLE/transgenre http://transencolere.free.fr/), marque un tournant dans les histoires trans, dans le sens où en refusant et en dénonçant la psychiatrisation de leurs identités, les trans ont pris la parole (parole, qui, quand on est « malade mentalE », n’a aucune validité) et ont politisé ce qui jusque là relevait du domaine psychiatrico-médical et donc de la sphère du privé.

De victimes, les trans sont passé-e-s à acteurEs (même si le système protocolaire français les contraint toujours) de leurs vies, en dénonçant entre autres le système binaire hétérosexiste et sa machine à fabriquer l’Homme et la Femme.

Par ce terme « trans », les trans se sont auto proclamé-e-s trans, refusant par là même le système protocolaire français, qui définit qui est trans ou non, suivant des critères de stéréotypes de genre datant d’un autre temps, et suivant un parcours à sens unique, imposé, qui doit être complet même si à chaque étape, il est  toujours remis en question par le bon vouloir des psychiatres (pseudo-entretiens avec un-e psychiatre–définition du psychiatre– test de vie réelle–>T.H.R– T.H.S–opération de réassignation sexuelle).

Iels ont donc commencé à refuser les définitions, les discours faits par de pseudo-experts sur eux/elles.

IlLEs se sont iel-mêmes défini-e-s comme expertEs, acteurEs et décideurEs de leur propre existence contre un système médico-juridique qui les contraint toujours actuellement.

Juridique car, après ce parcours qui doit être “complet” suivant les normes des protocoles français, (protocoles eux mêmes proclamés officiels par les équipes psychiatrico-médicales dites « équipes off »), se pose la question de l’état civil (sans papiers quelque peu en adéquation avec votre « apparence », il reste difficile de se loger, de faire des études, de travailler, et donc d’avoir un semblant de vie et ne pas être précaire).

En (f)rance, cela relève de la jurisprudence et du bon vouloir des Tribunaux de Grande Instance, qui peuvent selon leur envie demander des expertises dites « médicales » très coûteuses, aux frais des personnes trans bien sur, en plus de tous les papiers “montrant le caractère irréversible de la transition”, qui sont totalement irrespectueuses  des droits humains (pratiques qui peuvent être des viols..).

Après un très rapide survol de l’apparition du terme trans et des contraintes à la normalité en (f)rance, qui n’est qu’une histoire des trans parmi tant d’autres, une fois l’autoproclamation faite et pratiquée dans les milieux activistes trans, que recouvre ce mot?

Je ne vais pas, ici, donner une définition de « trans », car il en existe, à mon avis, autant que de personnes trans, mais pointer les limites et conflits que pose toute tentative de définition :

Il existe de fait, une diversité importante des identités Trans, qui dans les pays anglo-saxons ont été regroupées sous la “transgender umbrella”, qui inclue toute personne qui ne correspond pas au stéréotype de genre attendus dans sa société.

Il est d’ailleurs intéressant, avant de parler de “transgender umbrella”, de noter  que l’apparition du terme “transgender” est due à un psychiatre ( encore) John F. Olivien de l’université de Columbia, en 1965, lors de la deuxième édition de son « Book Reviews and Notices: Sexual Hygiene and Pathology ». American Journal of the Medical Sciences, écrit pour les professionnels de santé aux Etats-Unis. Il utilise ce terme pour définir ce que la psychiatrie française appelle les “transsexuel-le-s primaires”, dans le sens où la sexualité n’est pas un facteur important.

Puis il semble qu’au milieu des années 70, toujours dans un contexte anglo-saxon, les termes “transgender” et “trans” aient été utilisées comme terme générique.

En (f)rance, comme dans beaucoup de pays, il a pu et est toujours source de luttes communes mais, aussi et surtout, de beaucoup de conflits, avec, toujours reprise cette fois ci par les personnes trans elles mêmes, la distinction entre vraiEs trans/ fausSEs trans déclinée de manières différentes suivant le temps.

Bref, le terme trans, polysémique et autoproclamé, pose notamment comme questions, comme toute « identité », dans une perspective de luttes :

  • L’inclusion /exclusion; sur quels critères; définis par qui?
  • Existe -t-il des spécificités communes à toutes les personnes transidentitaires, qui pourraient servir de socle commun pour des luttes?
  • La question de la hiérarchisation des vécus trans différents et des oppressions différentes (qui ne sont pas comparables et donc à priori pas hiérarchisables), et ceux qui sont mis en avant dans les différents sous-groupes trans.
  • La question de la porosité des frontières entre diverses “identités” et donc des “identités” qui se trouvent dans les marges (celles qui n’ont pas de nom).
  • La question de la non fixité de certaines “identités”, de leur fluidité, de leur variations dans le temps et l’espace…

Ceci est un listing très succinct, j’oublie certainement beaucoup de questions, et celui-ci ne concerne, de plus, qu’une infime minorité de personnes trans : celles qui se disent « trans ».

Qu’est ce que la/les militances?

J’aborderai cette question de façon succincte et de manière un peu schématique, sur un mode binaire, sachant que ces deux types de luttes peuvent s’entrecroiser, se chevaucher et aussi s’entretuer, ou tout du moins pour l’une d’entre elles piétiner l’autre.

La première est une militance pour l’égalité des droits : lutte essentielle pour toute minorité et qui ne devrait pas avoir lieu puisque les êtres humains ne naissent-ils pas égaux en droits dans ce beau pays???

Mais non, ce sont : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits” ( Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, article 1)…

Cette forme de militance contient en elle-même ses propres limites, dans le sens où elle postule que les personnes qui les réclament, à juste titre, souhaitent “s’intégrer” à minima dans le système hétéropatriarcal pour la (f)rance.

Celle-ci, dans ses formes extrêmes, devient une lutte pour la sur/intégration/assimilation en piétinant les minorités à côté ou juste en dessous. C’est un petit peu ce qu’on peut voir à l’heure actuelle au sein du mouvement dit “LGBT”, avec les revendications du mariage, l’oubli total pendant une longue période des personnes trans puis une récupération des luttes trans depuis l’IDAHO 2009, avec le mépris pour les folles et les butchs dans les prides, et avec la montée de l’homonationalisme.

Mais sans ces luttes, pas de vie pour les minorités en question, seulement une survie. Ces luttes se font, essentiellement, au moyen de créations d’associations et de lobbying auprès des pouvoirs publics… Les plus grosses associations sont subventionnées par les pouvoirs publics et-ou sont affiliées à des partis politiques.

La deuxième est une militance qui conteste tout le système, qui ne souhaite pas s’y intégrer et souhaite le changer. Ces militances  sont généralement menées par des groupements d’individu-es ou collectifs, qui croisent diverses luttes, s’organisent souvent avec des méthodes D.I.Y. et qui ne sont pas subventionnées par les pouvoirs publics. Elle sont souvent fortement liées aux mouvement anarchistes et libertaires et fonctionnent avec des réseaux plus souterrains. Ce type de militance peut avoir comme limites la création d’un « entre-soi » qui tourne parfois en rond, et la faible diffusion dans l’espace public des actions.

Qu’est-ce que l’Art?

L’“art” est ce qui est reconnu comme art par le biais de la valeur marchande. Ni plus ni moins. En ce qui concerne la photographie plus précisément, elle n’échappe pas à cette définition, et de plus a été tardivement reconnue comme pratique artistique (années 1970) en (f)rance.

La photographie reconnue est celle qui percute, celle de l’image-choc et donc ce médium, utilisé seul, peut difficilement délivrer des messages politiques précis, puisque la photographie, de fait est polysémique.

Je vais donc, après tout cela, essayer de répondre brièvement à ta question : “qu’est ce qu’une militance trans par l’art selon toi ?”

Si j’étais trans au sens de “je suis/souhaite devenir ou et / passer pour homme”, j’essayerai, dans une perspective de militance pour des droits mais aussi dans une perspective de militance contre un système tout entier :

  • De montrer la diversité Trans sous la forme d’une série infinies de portraits/ espaces temps précis, accompagnées de la parole des personnes prises en photos;
  • D’ aborder les questions des corporalités trans (en intégrant « l’incorporation » au traditionnel concept de corps), tout en sachant que travailler sur les corporalités trans a deux écueils qui sont : réduire les trans à des corps (ce qui est déjà l’objet des reportages sur les trans dans les médias) et l’exotisation des corps trans;
  • De travailler sur l’empowerment de certaines populations trans/ réalité des vies trans sous un angle non victimisant;
  • De questionner la question de générations dans le « monde trans »;
  • De travailler sur l’intersectionnalité des oppressions sur un mode non victimisant;
  • Et surtout je questionnerai l’invisibilité trans dans la société, puisque « le passing » produit des hommes et des femmes différentEs ou pas, mais seulement des hommes et des femmes au niveau de la lecture que les autres peuvent avoir dans la rue;
  • Je pense que mes photographies seraient toujours accompagnées des mots des personnes;

Ces différents travaux seraient dans un objectif de plus grande visibilité,  de changement des stéréotypes toujours accolés au terme trans (« MTF, pute au bois de Boulogne » ou « MTF en cabaret ») et d’acceptation des personnes transidentitaires avec la problématique des conséquences du « montrer »:

-montrer/ s’habituer/ acceptation/ « intégration »/

mais aussi le risque:

montrer/ exotiser/ stigmatiser…

Mais, je suis juste “trans genderqueer”, je ne souhaite pas “passer” dans le genre tout court, et en même temps je suis lu-e comme un mec depuis quasiment un an à 100%. Cette nouvelle expérience de lecture de moi, me conduit encore vers d’autres réflexions, dans d’autres impasses personnelles à dépasser…

Si j’avais encore une quelconque espérance dans les luttes trans, je réaliserais peut être, en prenant la légitimité que personne n’est en droit de me refuser, ce que j’ai évoqué ci-dessus mais j’y ajouterai :

  • Des questionnements sur la notion même d’identité : son utilité politique, ses limites et son nécessaire dépassement (projet cases et normes).
  • Je continuerai à attaquer le système hétéropatriarcal, même si je n’ai guère plus d’illusions:

(j’ai un vieux projet écrit et dessiné bien avant « fucking genders » sur l’éducation, le formatage et la rééducation à l’hétérosexualité en tant que régime politique , inspiré par un film comme « orange mécanique »–> projet)

  • La question de la création de nouvelles normes, qui subvertissent les normes en cours dans la société, mais qui finissent par devenir des injonctions dans certains sous-groupes.
  • “Réfractaires au genre” (projet écrit en même temps que “fucking genders”): pourquoi, comment, qui sont ces personnes qui refusent le genre?
  • Un travail plus global sur l’antipsychiatrie, la question de l’enfermement des personnes en lien avec des questions trans….
  • et bien d’autres sur ce monde inhumain…

Je pense que ma pratique photographique ne pourrait être seulement photographique, elle s’accompagnerait de vidéos, de textes, et les formes seraient différentes…

Je parle au conditionnel, car pour l’instant les projets restent bien sagement écrits ou dessinés sur mes carnets, parce que j’ai oublié un élément essentiel à respecter pendant ces dernières années de ma vie:

Ne jamais mélanger créations/expositions militantes avec participation active à une militance de terrain.

Suite de l’entretien

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