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Avignon 2018 ou le paradigme trans sur scène

Article mis en avant

Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira, Héloïse Guimin-Fati

 

Avignon 2018 ou le paradigme trans sur scène

 

Avignon. Il y a déjà de cela un an, Olivier Py nous promettait un festival 208. Et déjà, le titre ; « Le prochain festival d’Avignon sera « transgenre »[1] » ; et les mots qui fâchent : transsexualité, transsexualisme, déboulent de nouveau dans nos vies :

Après avoir fait honneur cette année « aux femmes puissantes », l’édition 2018 s’intéressera à la « trans-identité et à la transsexualité » a annoncé mardi le directeur du festival. »

Un projet mais surtout un cadre que Py fixe ainsi :

« Olivier Py, qui vient d’être reconduit pour quatre ans, s’est fixé pour objectif de « toujours améliorer la démocratisation ». »

Rapidement, nous sommes contactées par le Centre LGBITQ d’Avignon, La langouste à bretelles pour lequel nous avions fixé.es une formation interne. Puis d’autres assos dont Genres Pluriels de Bruxelles. Pour nous et La Langouste, aucun doute : on doit le contacter et lui parler pour éviter ces mots en leur donnant un contenu et une réhistoricisation. Pendant des mois, on patiente. La Langouste nous assure que le lien va être fait. Les gens du Festival sont très occupés, les agendas sont pleins. On patiente donc. A six mois, rien. A trois mois, rien. Et puis, on comprend qu’on ne va pas en être. Dès la première annonce, on comprend. John Doe (encore un) est l’invité expert extérieur. Depuis des mois, il se présente aux journalistes comme le nouvel « expert des questions des transidentités » tandis que la Sofect, fort de son renforcement aussi général sur les mêmes questions en France, déclare qu’elle se renomme, fort du terme de transidentité dont elle en fait son nouveau label pour un accompagnement et un protocole « allégé ».

Améliorer la démocratisation par un transwashing ? Le Centre LGBTIQ d’Avignon s’est trouvé lui-même écarté. Fini les médiations, l’attente du téléphone, l’envie de bousculer des incompétences criantes. Même les deux cinémas d’Avignon ne veulent plus entendre parler des militant.es. Il leur faut des « experts extérieurs ». Des vrais. Il est vrai que dans un contexte de pinkwasking le transwashing est du petit bois. L’OPA est donc totale.

Pour qui voulait entendre un vrai débat sur les questions trans comme étant des questions de genre, en questionnant la hiérarchie binaire de la société occidentale et son système sexe-genre hétéronormé, là encore c’est loupé. Nous n’avions pas la moindre chance de proposer un changement de ton dans le choix des mots, la manière de les exposer, le choix politique des savoirs situés, la manière de les articuler à d’autres combats plus que jamais nécessaires dans cette ère anthropocène qui est également celle des retours des sécuritaires et identitaires à l’heure d’un Mondial de l’argent et du retour des fascismes. Une fois encore, on est dépossédé de nos vies et mots, luttes et colères, par ceux-là même qui parlent démocratie, sciences, liberté.

TRANS (MES ENLLA). Direction Didier Ruiz

 

Revue de presse

Avec le temps, la thématique Genre s’est muée en thématique Transgenre. Et inversement. Côté programmation, le sujet focalise sur des témoignages choisis avec le spectacle de Didier Ruiz[2]. Le déroulé suit les habituels progressions :

« Clara, Sandra, Leyre, Raúl, Ian, Dany et Neus arrivent au plateau et se présentent comme ils sont : des hommes et des femmes, longtemps assignés à un genre, dans un corps vécu comme une prison. Et quand ils s’en échappent enfin, le monde refuse de reconnaître leur véritable apparition. La violence, la rue, les institutions, le harcèlement au travail, la stupeur familiale, ils ont connu… De Barcelone, d’où ils viennent et où Didier Ruiz les a rencontrés, ils se mettent à témoigner. »

Il s’agit avant tout de témoigner, faire savoir, faire réfléchir exposer en s’exposant. Or, on ne connaît que ça, exposer en s’exposant. Mais ici, on est dans un cadre protégé qui peut permettre cela : la confiance quand on est sur une scène sécure lorsque l’on a connu que la peur, le risque, l’insulte, la honte, la rupture familiale violente, la déscolarisation, ça vous change un.e trans. Ruiz en nourrit son théâtre, la rue comme elle est, la démocratie est comme elle est.

« Ouvriers, adolescents, chercheurs, ex-détenus, transgenres : pour Didier Ruiz, rencontrer les acteurs de la société en les impliquant dans ses créations engagées et politiques selon le procédé de « la parole accompagnée » est une préoccupation permanente. Ainsi naissent ses spectacles, de la confiance acquise les uns envers les autres, de la parole libérée qui s’écoute et se propage. »

Confiance acquise, parole libérée. Ruiz sait où marquer les esprits. Sur scène. Une scène qui s’arrête à la scène. Il reconnaît lui-même que Barcelone n’est pas la France où la psychiatrie est encore toute puissante avec une Sofect omniprésente ayant fait main basse sur les vies trans. Elle aussi se réclame d’une parole accompagnée. Certes, il y a une différence. Mais demain, après la scène ? La confiance acquise va-t-elle permettre des transitions plus fluides, moins de psychiatrie et plus de justice ? La communication qui s’organise autour commet déjà ses impairs derrière des détours larmoyants qui veulent être rassurants :

« « Trans (més enllà) », proposé par Didier Ruiz au Festival d’Avignon, donne la parole à des personnes transgenres. Elles racontent leur long chemin pour réconcilier leur tête avec leur corps. Un moment de partage, de respect et de douceur. »[3]

Voilà pour le côté scène. Le côté jardin est plus enlevé :

« Ce sont ces oubliés que l’on marginalise, que « Trans (més enllà) » met en lumière. Sandra, Clara et Leyre étaient des hommes, Danny, Raul, Neus et Ian le sont devenus aujourd’hui. »

« Etaient des hommes »… L’incompétence au service du spectacle de la transition dans les bornes de la société binaire et du naturalisme occidental braquant son projecteur sur les sexes en parlant « genre » dans un monde où n’existent que des hommes et des femmes. Sophie Jouve reprend l’item discriminant, pathologisant et psychiatrisant des discours médicalistes, qu’elle nous narre ainsi :

« Raul entre en scène et, surprise, il nous raconte l’histoire du vilain petit canard qui a subi bien des vicissitudes avant de devenir un beau cygne. Ruiz évince d’emblée tout sensationnalisme, ancre son spectacle choral dans une culture commune. Comme le petit canard, les sept personnes qui vont témoigner tour à tour ont connu un long et douloureux chemin avant de se trouver. »

Surprise ? Vilain petit canard, beau cygne. On croit rêver dans cette narration à la mode Disney. L’auteure n’a pas la moindre idée de ce qu’est une transition et comme des milliers d’autres, nous assure de la bonne méthode. Ruiz sait de quoi il parle : il écarte « d’emblée tout sensationnalisme ». L’expression « Etaient des hommes « n’en est pas une. Voilà le genre de sensationnalisme sur quoi reposent les mots, thèmes, stigmatisations et discriminations de  transsexualité et transsexualisme que les militant.es trans du monde entier ne veulent plus entendre. Non seulement pour les mots et ce qu’ils portent -spectacularisation, marchandisation, focalisation et falsification psychiatrisante ou sociologisante- mais pour le contexte tout entier dans une démocratie indigne de son nom. Pire ou plus banal : les discriminations forment l’un des terrains de recherche les plus convoités du sociologisme postgoffmanien nourri aux stigmates. Un peu de pédagogie aurait balayé au moins sur le devant de scène. Mais voilà, le contexte de ces mots balayés, ne reste justement que la promesse d’éviter le sensationnalisme dans un sujet qui a toujours fait sensation. Et pour cause. Il est l’exception nécessaire et suffisante pour la société binaire cisgenre et son mode de compétition généralisé. Il est aujourd’hui l’incarnation de ce « vilain petit canard » sur lequel gloses, théories et pratiques se nourrissent, font carrière. Quand les gens luttent depuis leur enfance pour se voir connus et reconnus, on leur jette à la figure qu’elles « étaient des hommes », des hommes devenues femmes… Les hommes, justement, ont de quoi nourrir leur stupéfaction. Quoi, un homme qui veut devenir une femme ? Appelez le psy ! Ou le meurtre. La parole accompagnée de Ruiz les fait témoigner de leur douleur, du silence et c’est bien. Il connaît manifestement son sujet. Ou le contexte de ce sujet avec une citation choc de Jean Genet et un choix des mots précis :

« « Les transsexuels sont des révolutionnaires, des figures de la résistance. » Jean Genet.

« J’ai envie d’interroger l’enfermement, avec ceux qui ne se reconnaissent pas dans le corps avec lequel ils sont nés ou l’identité qui leur a été attribuée. La société, la culture, la famille, l’éducation nous oblige à être en accord avec notre corps, l’intérieur et l’extérieur doivent impérativement correspondre. Et celles et ceux pour qui il n’y a pas de correspondance, qui sont enfermés dans un corps étranger, qui rejettent l’identité de genre assignée ? Comment poussent-ils un cri pour se faire entendre ? Qui est là pour les entendre? Avec quelle réponse? Où est la normalité ? Dans la dignité ou dans la curiosité malsaine ? Où est la monstruosité ? Dans la différence ou dans l’intolérance ? »[4]

Mais cela ne se suffit pas. Sans compter que cela a déjà été dit, médiatisé et déformé des milliers de fois dans une télévision cannibale qui dévore tout et d’abord, ce type de témoignages renforçant la binarité sociétale et sa « normalité » à l’ombre de son naturalisme sexuel, où l’on accepte de se surexposer en se disant que peut-être ce sera la dernière génération à devoir le faire dans de telles conditions pour un tel contexte d’inégalités, de méconnaissances aggravées par un contexte d’egos faisant parler la « révolution transgenre ». L’article comme la scène n’évite pas ainsi l’ancien prénom et le nouveau, histoire de bien marquer la transition entre deux pôles fixes qu’est l’homme et la femme. Enfin, l’homme ou la femme. Bien séparés, bien opposés, bien reconnaissables par leur apparence de genre et tant pis pour les passings imparfaits, les moches et gro.sse.s, ce que l’on détecte d’un coup d’œil. Là où Ruiz explique le contexte à propos des changements de genre en Espagne impliquant que « c’est la révolution de demain », la journaliste en change les coordonnées et met dans la bouche de Ruiz cette phrase : « les « trans » sont la révolution de demain ». Or Ruiz parle de la facilitation du changement juridique, la différence de traitement en Espagne et en France[5], de l’empathie qu’il a vécu face à ces personnes et se sent presqu’obligé de pointer « leur singularité ». En un mot, Ruiz parle le langage des conditions de vie, cachées ou visibles, des « trans » pour dire sa propre place où quand dire, c’est faire :

« Ce n’est pas la communauté des « trans » qui m’intéresse, c’est leur singularité. Tout ce qui participe à la réduction de nous-mêmes dans des cases -homme, femme, homo, bi, trans – est redoutable pour moi. ».

Le Monde n’évite pas plus l’écueil :

« Dans « Trans (més enllà) », Didier Ruiz met en scène sans pathos des individus qui racontent comment ils ont changé d’identité sexuelle. »[6]

L’auteure méconnaît la différence entre identité de genre et identité sexuelle. Ainsi, des « individus » changeraient d’identité sexuelle pour changer de sexualité et (enfin) devenir soi. Curieux mais banal. Les Echos s’en donnent à cœur joie :

« Après avoir fait monter sur les planches des personnes âgées, des ouvriers, des ados, des ex-taulards, Didier Ruiz réunit un groupe de transsexuels barcelonais (…) Pas ou peu d’artifices : les entrées et sorties sont réglées simplement. Les transsexuels s’expriment le plus souvent immobiles, face au public. »[7]

Le clou est enfoncé lorsque l’auteur, très en veine, sort sa répartie : « Trans » n’est pas du happening militant, c’est un théâtre d’âme. ». On est ici dans la vraie vie, celle qui saigne, qui fait mal, des « paroles d’innocents », clame J. F. Cadet[8], là où l’âme palpite et fait réfléchir sur l’époque et les injustices. Les militants dehors.

Nous ne voulions justement plus que cela arrive comme ce type de déroulé. Nous avons milité puis nous nous sommes engagés dans une recherche dans le cadre des études de genre en socio et anthropologie et en études des médias pour y répondre sans jamais perdre de vue les terrains, leurs contextes locaux, nationaux et internationaux. Sentir quelques vents furieux venir, le Festival propose un glossaire afin de résoudre en amont quelques épineuses mésinterprétations. Les universitaires invités se proposent et s’y collent dans l’inimitable style académique assorti des autocitations datées avant de retirer in extremis leurs noms. Une histoire de vents furieux, sûrement. La psychiatre française la plus connue et ayant le plus milité et publié, Colette Chiland, vouait déjà aux gémonies ces « militants en colère », coupables à ses yeux de rire de sa discipline et de faire une « propagande nazie ». Même les fureurs de la théorie-du-genre n’y avaient pas pensé. C’est dire.

Même volonté de bien faire chez David Bobée et son titre prophétique : « Mesdames, messieurs et le reste du monde ». Aux unes et aux uns, une marque de civilité, aux autres, le reste ou les restes. Un titre qui n’est pas sans faire penser à l’ouvrage de Kate Bornstein, militante transféministe, Gender Outlaw: On Men, Women and the Rest of Us ? Pour Bornstein, « Nous » c’est ce peuple manquant, sans papiers, non nommés et confinés à incarner ces Gender Outlaw.

« Qu’est-ce que le féminin? le masculin? Le choix d’Avignon de se saisir de ce thème a déjà fait grincer les dents des autorités religieuses dans la Cité des papes, l’archevêque de la ville Mgr Jean-Pierre Cattenoz, ayant réclamé que le festival ne soit « plus centré sur l’homosexualité et le transgenre ». »

Une question utile mais à condition d’y répondre. Un rappel utile mais vain car on ne sait du rôle du religieux que la discrimination. On oppose donc à l’autre : parole accompagnée par les savoirs, discrimination accompagnée par les croyances. Sans compter que cette focale dissimule les véritables murs de la société inégalitaire occidentale et son régime ontologique déduisant des « identités » et « essences » d’hommes et de femmes… et nul.le autre, ce « reste du monde » ou ce qu’il reste du monde. Rien ici du rôle de la psychiatrie prétendant diagnostiquer des maladies, troubles et autres dysphories et incongruences « de genre ». Rien des réformes juridiques de l’état civil, ces identités de papiers plus décisifs que des vies, gens et genres réels. Montrer les misères du monde n’a jamais résolu les problèmes de fond.

Du « genre », thématique de l’année, a donc largement puisé dans les thématiques trans et ce n’est pas un hasard. Ce n’est plus cet épiphénomène marginal campé et objectivé par la psychanalyse lacanienne et cette forme politique de psychiatrie de ville, mais le prétexte d’une pointe avancée d’une révolution plus générale, plus « systémique » en écho à la question, qu’est-ce que le genre, le corps, l’identité, le féminin, le masculin, dont les « trans » en sont les hérauts désignés et appelés, heureux ou malheureux, brutalisés dans la rue et choyés sur scène, interrogés désormais par la sociologie et, de nouveau, l’anthropologie qui avait délaissé ce sujet :

« Et justement, de quoi parle-t-on, quand on parle de « genre » ? Le premier travail mené par David Bobée et son équipe est d’abord pédagogique, tant la notion est encore imprécise auprès d’une bonne ­partie du public. « Le genre, disait l’anthropologue Françoise Héritier, est un­ ­arsenal catégoriel qui classe (…) en ce que les valeurs portées par le pôle masculin sont considérées comme supérieures à ­celles portées par l’autre pôle. » »[9]

Le rappel des travaux d’Héritier est utile pour rappeler son ouvrage princeps, la valence différentielle des sexes[10], thème sous-jacent à la thématique Genr,e pour laquelle on fait appel à des expertises, moyeu de la gouvernance biopolitique. Mais, hors de la scène et cette manière de surfocaliser un thème, quelle recherche et réflexion véritables sur la société inégalitaire qui n’en finit pas de ne pas en finir avec l’inégalité homme/femmes et nous propose une thématique genre sans les « singularités de genre » et écartant ce qui constitue le lien social avec ces « vrais gens ». Py a une réponse tout trouvée : « la liberté fait peur »[11].

Ainsi, lorsque l’on examine les images d’événements relatifs au travail « sur le genre », on est frappé par la manière dont le travail sur le travestissement est différemment posé et interprété selon que les individus sont hétérosexuels ou homosexuels, binaire ou non, cisgenre ou non, trans ou non, intersexué.e ou dyadique. Le différentiel entre adultes hommes et femmes est particulièrement frappant : les hommes surinvestissent les marqueurs féminins, les femmes dégenrent leur apparence afin d’échapper à « la-femme », cet engeance masculine-patriarcale, aux harcèlements, à la culture du viol. Ce qui n’empêche pas Py d’affirmer que : la différenciation homme-femme est obsolète. […] C’est parce que [l’humanité] est Une qu’elle est multiple, c’est quand elle est double qu’elle ne l’est pas”. Les phrases-chocs n’ont jamais rien d’apporté de bon.

Saison sèche

Saison sèche, Phia Ménard

« Dans une scénographie visuellement renversante, Saison sèche orchestre un rituel pour détruire la maison patriarcale. Bien décidée à en finir avec l’oppression masculine, Phia Ménard fait montre d’une puissance vengeresse, qui n’échappe pas aux stéréotypes. »[12]

Sans détour, Phia Ménard situe l’assignation du côté du patriarcat. Un « patriarcat qui dure déjà 2000 ans », en ordre de marche, selon un pas cadencé « idiot », « répétitif », toujours le même, signant là l’obéissance à un ordre, une soumission disciplinaire totalement intériorisée et ignorée au point de déterminer un corps cadencé comme étant naturel. Phia Ménard dit là la société disciplinaire selon Foucault. Ce « geste masculin par excellence », titre France Culture[13]. Discipliner le corps, c’est le genrer de telle façon à ce qu’il soit univoque, sans aucune interrogation.

« La colère intime de Phia Ménard la pousse à singer des stéréotypes, à caricaturer des comportements primitifs qui prennent le masculin par le petit bout de la lorgnette et ne lui laissent aucune chance d’éclore dans toute sa diversité. Moins fin et mystérieux que ses précédentes productions, il n’en conserve pas moins une puissance ravageuse. La maison patriarcale à terre, reste désormais à reconstruire une société aux fondations plus égalitaires. »

Le journaliste tente bien d’en atténuer la puissance en pointant la « colère intime », cette vieille engeance psychologisante si présente dans les textes psy depuis plus de 50ans. Parce que Ménard dénonce des stéréotypes, des stéréotypes lui sont opposés. Le pas cadencé est relu comme un « comportement primitif » quand il est un ordonnancement et un ordre. Une société en marche, dit l’autre où la « maison patriarcale » n’est nullement à terre.

« Phia Ménard est porteuse d’une expérience singulière du patriarcat. N’étant pas née dans le corps de femme qui est aujourd’hui le sien, elle fait chaque jour l’expérience de renoncer au privilège d’un corps masculinisé, appartenant au camp des prédateurs, même inconscients de leur pouvoir. Elle apprend à vivre dans un corps féminisé, corps scruté, immédiatement sexualisé, auquel sont constamment indiquées les limites de sa liberté. »[14]

Cette brève resitue son parcours, tant professionnel que personnel, dit d’où exsude cette colère comme s’il fallait la traquer ou l’excuser. Elle n’est nullement « intime » mais politique, sociale, culturelle, et devrait concerner tout le monde. Devenir-femme devient ici synonyme de renonciation au privilège masculin en en faisant découler l’expérience trans MtF. C’est un ordre politique et théologique qui inscrit là dans la matière (des corps, des identités, des architectures) la différence, binaire, cisgenre et politique « des sexes ».

 

Quel bilan ?

Py philosophe après Py, metteur en scène. Voilà en résumé ce qui ne va pas. Outre que la distinction et différence homme/femme n’est nullement obsolète, elle reconduit la surfocalisation sur ces « trans » qui n’en peuvent plus d’être ainsi désignés pour être instrumentalisés et finalement plaqués comme cibles nullement collatérales des violences de la société patriarcale. On fait parler une agora où les concerné.e.s sont rarement ou jamais appelé.e.s comme experte.s de leurs questions, mais comme spectateurs.trices ou témoignant.e.s d’une histoire qui leur échappe mais dont on meurt toujours. Cela même que Ménard dénonce.

Le festival a reconduit la gouvernance patriarcale qui sait, fort de l’expert patenté, en reconduisant là la société de contrôle. Les bonnes intentions n’ont guère été plus loin que l’ignorance et la reproduction sociale sur lesquelles l’ordre binaire et cisgenre siège, persuadées de faire le bien ou d’apporter de la bienveillance ou des mots rassurants pour « changer les mentalités ». Hurler à la « révolution » attise les retours de haine et attire les prédateurs et profiteurs de toutes sortes. Le Centre LGBTIQ d’Avignon, finalement invité in extrémis à dire quelques mots et revendications, s’est perdu dans la foule, simples cris sans relief dans une massification bienheureuse invitée à « démocratiser le genre ».

Les dizaines d’articles depuis un an sur ce festival disent explicitement une suite ininterrompue de mésusages et mésinterprétations, cliquant sur les sentiments et émotions et non les faits et des véritables recherches de terrain qui ne peuvent en aucun cas reposer sur un seul chercheur, a fortiori non concerné par la problématique. Mais, c’est justement cela qui a constitué la projection valant pour fond en prétendant organiser un débat de société.  Ce n’est pas ainsi que les choses se font. On n’applique pas à un sujet dont on ignore jusqu’aux usages de son vocabulaire et son pendant, le sillage classant et stigmatisant, cœur des reproductions sociales. Py a-t-il fait le pari d’une gagne sans le respect des terrains qui peinent à exister face à une Sofect hégémonique et un pays qui refuse de rendre à ses citoyens leur état civil ? Ce pari narcissique est indigne et ce n’est pas quelques beaux textes et sorties qui font la différence. Demain, la transphobie continue son travail de stigmatisation, de pauvreté et d’isolement. Et cela, au moment où l’OMS pense tenir une nouvelle réforme de la CIM en parlant d’« incongruence de genre », ce « reste » à côtés de normes binaires de genre et de sexe entre adhésion et contraintes, et que la France des « droits des hommes » clame partout et pour la seconde fois qu’elle est le « premier pays à dépathologiser le « transsexualisme ».

Le « texte coup de poing » de Carole Thibaut[15] n’aura servi à rien.  Un coup dans l’eau qu’on applaudit et oublie. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la manière dont Py a organisé ce fantasme de la « révolution transgenre » pour s’apercevoir à quoi sert cette mascarade : ne pas tenir compte de l’équilibre difficile entre hommes et femmes, entre majorité et minorités LGBTIQ, et faire de la thématique « genre » une remise en cause du patriarcat que des hommes mettent en scène, seuls aptes à comprendre ce qui se trame et surtout seuls aptes à en « défaire le genre ». Entretemps, trois événements se sont succédé. La Sofect s’affiche au grand jour pour son congrès annuel qu’il titre « Evolutions sociétales », parrainée par la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn. Partie prenante de la conférence aux Gay Games l’association Acceptess-T. n’a pas pour autant été invitée à la conférence[16]. Une semaine seulement après la fermeture du festival, le Centre de la Langouste à bretelles à Avignon, qui avait été éconduit dans son rôle de lien social, se faisait vandaliser, signe que les violences font et sont la loi du plus grand nombre.

 

[1] 25 juillet 2017, http://www.europe1.fr/culture/le-prochain-festival-davignon-sera-transgenre-3397478
[2] http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2018/trans-mes-enlla.
[3][3] Sophie Jouve, « Avignon : le chemin intime des transgenres recueilli par Didier Ruiz », 12.07.2018, en ligne : https://culturebox.francetvinfo.fr/theatre/theatre-contemporain/avignon/le-festival-d-avignon/avignon-le-chemin-intime-des-transgenres-recueilli-par-didier-ruiz-276363.
[4] Stéphane Capron, « Didier Ruiz au Festival d’Avignon 2018 avec son spectacle TRANS (més enllà) », 28.02.2018 ; en ligne : https://sceneweb.fr/didier-ruiz-au-festival-davignon-2018-avec-son-spectacle-sur-la-transsexualite.
[5] « Très clairement. Ici on est au Moyen-Age. Voyez-vous des « trans » dans la rue, au bureau ? A Barcelone, c’est très courant. La personne qui travaille à la réception du Théâtre du Lliure est un « trans ». C’est très facile de changer de genre, d’un point de vue administratif. En France, il vous faut passer devant un psychiatre, avoir un rendez-vous à l’hôpital pour suivre un traitement hormonal, cela prend des années et c’est très compliqué ! C’est la révolution de demain. ».
[6] Brigtite Salino, « Avignon : femme ou homme, juste être soi », 12.07.2018, en ligne : https://www.lemonde.fr/festival-d-avignon/article/2018/07/12/femme-ou-homme-juste-etre-soi_5330176_4406278.html.
[7] Philippe Chevilley, « Avignon 2018 : « Trans », le libre choix des genres », 12.07.2018, https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/0301968381401-avignon-2018-trans-le-libre-choix-des-genres-2191813.php.
[8] Jean-François Cadet, « Didier Ruiz, paroles d’innocents », 09.07.2018 ; en ligne : http://www.rfi.fr/emission/20180709-didier-ruiz-trans-avignon.
[9] Fabienne Darge, « Avignon : les questions de genre déclinées en treize épisodes », 13.07.2018, Le Monde ; en ligne : https://www.lemonde.fr/festival-d-avignon/article/2018/07/13/avignon-les-questions-de-genre-declinees-en-treize-episodes_5330792_4406278.html.
[10] Françoise Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996.
[11] Violeta ASSIER-LUKIC, 29.01.2018, « « Transgenre » : Olivier Py, explique le choix de sa thématique », https://www.ledauphine.com/vaucluse/2018/01/29/transgenre-olivier-py-explique-le-choix-de-sa-thematique.
[12] Vincent Bouquet, « Phia Ménard éparpille le patriarcat façon puzzle », 22.09.2018 ; en ligne :  https://sceneweb.fr/saison-seche-de-phia-menard.
[13] Camille Renard, « Le geste masculin par excellence, par Phia Ménard », 20.07.2018 ; en ligne : https://www.franceculture.fr/danse/le-geste-masculin-par-excellence-par-phia-menard.
[14] « Saison sèche », en ligne :  http://www.lafilature.org/spectacle/phia-menard-saison-seche.
[15] « “Les femmes se font baiser” : le texte coup de poing de Carole Thibaut au Festival d’Avignon », 22.07.2018 ; en ligne : https://sceneweb.fr/les-femmes-se-font-baiser-le-texte-coup-de-poing-de-carole-thibaut-au-festival-davignon/
[16] Acceptess-T participe aux Gay Games Paris 2018, en étant privée de parole 03.08.2018 ; en ligne : https://www.facebook.com/notes/acceptess-transgenres/acceptess-t-participe-aux-gay-games-paris-2018-en-etant-priv%C3%A9e-de-parole/1974710756152654/

 

Mise en ligne : 13.08.2018

Le TDOR, Jour du souvenir trans

Le TDOR, Jour du souvenir trans

Maud-Yeuse Thomas
chercheuse indépendante 

Karine Espineira
Université Paris 8

Le T-DOR, Jour du souvenir trans

 

Avertissement. Ce texte publié à l’occasion du T-Dor comporte une vidéo (fin d’article) d’une grande violence. Elle illustre la transphobie en acte.

Le TDOR, Jour du souvenir trans

Le T-Dor ou jour du souvenir des personnes trans assassinées pour raison de transphobie a été créé aux USA en 1998. Il a lieu le 19 novembre.

A Marseille, le T-Dor est co-organisé par SOS homophobie, l’ODT, le T Time, Polychromes, Aides. Il se déroule aux cinéma Les Variétés à Marseille. L’atelier Transexpress sera suivi du film de Sophie Hyde, 52 Tuesdays (2013) Lien : https://fr.wikipedia.org/wiki/52_Tuesdays.

D’autres TDor auront lieu en France[1].

Pour la énième année, nous allons présenter le T-Dor à Marseille en tirant à nouveau la sonnette d’alarme sur les conditions de vie des personnes trans. Combien de morts et de suicidées depuis le T-Dor de 2015 ? Quelles politiques publiques ont-elles été mises en place depuis le début des années 2000 quand l’associatif Trans en souligne les urgences depuis la décennie 1990 ?

Nous pouvons décrire plusieurs morts :

  • La mort, brutale et violente des agressions aboutissant au décès
  • l’absence de chiffres
  • des récits de vie ramenés à une subjectivation visant à les nier et les psychiatriser
  • un enterrement au prénom d’assignation effaçant plus encore la personne
  • des discours biopolitiques qui nous objectivisent et nous invisibilisent.

Alors que nous préparions ce T-Dor, un ami nous avertit du décès de S., probablement dû à un suicide. Nous l’avions rencontré, il a y quelques années, lors de formation dans une école de travailleurs sociaux. S. tenait une boite de nuit ouverte à toutes les sexualités et expressions d’identité de genre. Elle se définissait comme travesti, représentait pour tout le monde, une joie de vivre intense et une force de vie incomparable. Son décès nous apparaît d’autant plus incompréhensible mais, devant le constat d’une société où la transphobie est quotidienne, son suicide est la conséquence d’une vie rendue invivable.

En 2014, le suicide de Leelah Alcorn a fait le tour du monde.

Nous nous demandons comment faire face, comment faire avec cela, quelles réponses le permettraient dans un contexte d’aggravation des plus vulnérables, notamment les personnes trans prostituées sans papiers[2].


[1] Sur le site de SOSHomophobie : https://www.sos-homophobie.org/TDOR2016. Ouesttrans organise deux Transexpress pour le TDor à Quimper et Rennes ; en ligne : https://www.facebook.com/events/561081484098116/. Trans inter action organise un Tdor à Nantes; en ligne https://www.facebook.com/trans.inter.act/.

[2] Communiqué de presse, Acceptess transgenres, 08.11.2016, en ligne : https://www.facebook.com/notes/acceptess-transgenres/tdor-2016-justice-pour-niurkeli-assassinée/1676805252609874


Le TDOR, Jour du souvenir trans

Lors de la première Existrans en 1997, nous étions 20. C’était il y a 20 ans. L’Existrans 2016 s’est achevé à Paris sur un constat d’échec, de recul et de mépris. Mépris des existences trans, maintien d’une psychiatrisation malgré le décret Bachelot (2009) et les efforts des associations pour un changement d’état civil (CEC) libre et gratuit en mairie.

La raison de ces meurtres et de ces « pousse-au-suicide » tient globalement à la transphobie globale, aux violences institutionnelles, à l’instar du sexisme et racisme, partout dans le monde avec une prévalence en Amérique centrale et du Sud (78% des meurtres selon Transrespect[1]).

La raison de ces meurtres réside dans une violence contrecarrant l’essor de sa visibilité sociale, théorique et symbolique. Plus personne n’ignore qu’il y a pas de maladie ou de « dysphorie » ; qu’il n’y en a jamais eu. Mais les discriminations et violences s’ajoutant au harcèlement théorique n’ont jamais cessé. Aux violences physiques, sexuelles et symboliques, s’est ajoutée la violence symbolique et théorique de discours et pratiques biopolitiques sur le «transsexualisme ».


[1] en ligne : http://transrespect.org/en/idahot-2016-tmm-update/


Un pape nous a encore récemment condamné.e.s et excommunié.e.s, sous le regard indifférent des laïcs. Nous ne ferions pas partie de l’humanité ou à la marge de celle-ci. Traduisons : en marge de la conception créationniste auquel s’est greffée une conception objectiviste reposant sur « la nature ».

En réponse au travail des collectifs d’associations trans pour le CEC, l’Etat a réimposé cette frontière au nom d’une « justice du XXIe siècle ». En fait, une conception naturaliste où l’organe sexuel d’un individu détermine ce qu’il sera dans son avenir. En bref, on ne devient pas, on nait.

Une forme de justice s’est imposée à une philosophie de l’existence en se donnant pour base éthique l’exclusion de certains individus.

Il n’y a pas de meilleur anathème que la normativité juridique et religieuse érigée en rituel «anthropologique ». Il conditionne, permet et justifie la psychiatrisation dont la fonction politique est de nous déplacer en-deçà de l’appartenance à l’humanité. Ce geste est nécessaire pour que quiconque, n’importe qui, se sente légitime pour discriminer et parfois pour tuer[1].

Cette autorisation de tuer se raconte d’ailleurs elle-même : les violeurs et tueurs disent qu’ils ont eu peur, que leur monde était ébranlé. Leur peur tue, leur peur justifie. Ils ne sont jamais poursuivis. On a là l’ultime mort des trans : le meurtre de personnes trans n’existe pas.

Mise en ligne : 15.11.2016


[1] Boy dont cry de Kimberley Pierce sur Brandon Teena (1999) ; en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Boys_Don%27t_Cry_(film).


Avertissement : Cette vidéo contient des scènes très violentes. Source : 36ª Delegacia de Polícia Civil – Santa Cruz – https://www.facebook.com/36delegacia/videos/1743485365912125/

Affiche du film Boy dont cry.

Affiche du film Boy dont cry.

Eprouver le corps

Maud-Yeuse Thomas
Université Paris 8


Eprouver le corps

Recension

Éprouver le corps. Corps appris, corps apprenant
Christine Delory-Monberger (dir), Erès, 2016

 


« Je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps,
ou plutôt je suis mon corps. »
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

Plus qu’aucune autre époque, la nôtre est sensible aux flux qu’analysaient Deleuze et Guattari et, plus près de nous, Appadurai et Bauman au travers de la mondialisation-globalisation. Il est un autre flux, faisant croiser les studies entre elles : le corps. Ou plutôt, ce moi-corps dont parlait Georges Vigarello. Comment vit-on son corps à l’heure de la mondialisation ? Cette dernière a-t-elle modifié notre rapport au corps ? Pas sûr. Ou, du moins, d’une personne à l’autre, ce rapport est resté relativement inchangé où le corps est pensé comme le substrat naturel. Le déracinement le plus important, celui liant la construction de l’identité à la terre (Bauman, 2010) est désormais derrière nous. Notre corps est essentiellement celui d’une vie, histoires et mythes urbains. Pourtant, avec les révolutions techniques, celles-ci ont bien renouvelé notre appréhension du corps, nos manières de le voir, le considérer et donc le penser. Il n’est pas cette pure enceinte donnée à la naissance, immanent à lui-même mais assignation, arraisonnement, normation, apprentissage. Dès l’introduction, Christine Delory-Monberger en donne une précieuse indication dans une « approche sensible des corps », insiste sur la dimension de l’apprentissage : il n’y a de corps qu’un corps appris et apprenant. On souligne là le défi contemporain, à considérer le corps non plus depuis une origine mais dans ce long apprentissage de soi de/dans son corps qui est la vie elle-même. L’on peut considérer le corps comme lieu et premier espace d’apprentissage, tissant un long déroulé entre naissance et devenir. Apprendre à marcher, à manger, à digérer, à éliminer les déchets, à aimer, à enfanter, à rêver. Apprendre à vivre ses émotions, ces « prémisses de la conscience » (Izabel Galvao). Apprendre à se déplacer et s’alimenter dans un rapport social de corps à corps et, avec les investissements affectifs et sexuels, avec l’autre dans une relation engageant le moi-corps dans une totalité intersubjective, intersectionnelle.

Corps appris, corps apprenant

Le corps donne à l’expérience d’être humain une centralité faite d’apprentissages. Sous condition d’apprentissages. Mieux, il donne un « corps propre », cette manière singulière d’exister avec son enveloppe bio(socio)logique, de la déployer sur soi en constituant une biographie conditionnelle, pour être appris par d’autres dans un réseau d’interdépendances croisées, à la fois formelles et informelles. De tout temps, le corps a été l’expression d’un déploiement artistique et esthétique ; corps des danseurs, corps des performers, corps au cirque mêlés aux corps d’animaux. Pour Sylvie Morais, le « corps du je » est en lui-même le mouvement même de cet apprentissage fondamental : non pas simplement dans sa dimension d’individuation mais encore un advenir contre la tendance cannibale du social (Valérie Melin).

Le moi-corps est donc un lieu et espace saisi par les expériences, formé par elles et toujours conditionnées par des impératifs de nature distincts : manger, dormir, grandir, rêver, aimer, se conformer ou se distancer. L’expérience de son corps s’arrime à des configurations identitaires précises, soit cette « coïncidence sexe-genre » donnée par l’habitus et l’on rappelle ici la lecture foucaldienne d’un dressage des corps en vue d’une production des corps utiles et dociles pour une hiérarchisation de la société. Parce que le moi-corps est dépendant d’apprentissages, il est particulièrement sensible et ouvert aux assujettissements, aux cannibalismes de toutes natures, aux aléas de l’existence dont la faim, le froid ou l’intense chaleur, à l’organisation des espaces publics comme privés, aux maladies physiologiques comme psychiques.

Plus que tout, le moi-corps dont Valérie Melin rappelle l’illusion d’une homogénéité et unicité, est confronté à une « dissociation » fortement pathologisée. Il est déterminé par une organisation binaire et rigide ordonnant une bipartition hiérarchique, inférant sur la constitution d’un corps propre, au risque d’être dépossédé d’un « être-soi-même » (Anne Dizerbo), entre déni de soi et impératif de subjectivation (Melin). Les conditions de la construction d’un huis clos de l’intimité corporelle sont définies essentiellement par les conditions proprement binaires de l’organisation de « rapports sociaux de sexes » (Mathieu, 1992) dont l’interrogation ne consiste pas à une simple dénaturalisation ou déconstruction mais à un fondamental réapprentissage au risque d’une errance.

Dès l’école, le premier apprentissage est celui d’une « institution de la maîtrise première des corps » (Béatrice Mabilon-Bonfils, François Durpaire ; Anne Dizerbo ; Valérie Melin), espace disciplinaire et bipartition sexuée (Sylvie Ayral, 2011), s’ajoutant à celui qui s’effectue dans l’espace familial, voire s’y substituant dans une division binaire où se dégage une expérience « transmoderne » du sujet assujetti fondant des résistances (Mabilon-Bonfils). La mixité dite sexuelle est récente et toujours définie selon des règles précises, alignée sur des normes de sexe auquel se nouent rôles et apparences genrées, sans en dehors possible, selon cette idéologie. L’école est le lieu d’un apprentissage qui est toujours une saisie intergénérationnelle entre maîtres et élèves, corps sexués et sexuels matures et corps genrés immatures, où il faut « annuler les répartitions indécises » et où le savoir sur les corps et comportements fonde les pouvoirs de dire, définir, classer et punir. Mireille Cifali Bega nous narre ainsi une « écoute » du corps comme distant, voire étranger, dans son expérience d’enseignante avec un corps malade, douloureux, où se présenter à soi-même et autrui ne va pas de soi quand précisément la position même de l’enseignant.e est sur (une) scène. « Je ne l’habitais pas vraiment », dit-elle sous la forme d’un aveu, en soulignant la fonction d’un vêtement cachant un corps dérobé à la vue autant que possible. Comment être soi-même dans ce cas comme dans d’autres ? L’expérience singulière d’un hors-corps est-elle mesurable, vivable ? Qui en fait l’apprentissage, que transmettre quand la norme dominante, sinon hégémonique, cumule âgisme, racisme et sexisme, hypothéquant tout handicap, pour s‘en tenir à cette intersectionnalité néantisante et régressive ? L’auteure en souligne la nécessité d’une « congruence » et « cohérence » d’une vie, y plaçant un sens profond et lucide reposant toutefois sur le deuil d’une innocence, impliquant « la force d’une vulnérabilité » (Cifali Bega) : le rapport au corps est toujours défini par des pouvoirs symboliques.

Du corps genré

Catégorie longtemps ininterrogée, le « genre » apparaît désormais dans une centralité d’un réapprentissage de ses nouements aux dimensions sexuées et spatiales, concernant aussi bien les variances culturelles (Mead : 1935 ; Descola : 2005) l’histoire de la sexualité (Foucault, 1975), la valence différentielle des sexes (Héritier, 1996), l’assignation sexe-genre, le rapport à la folie, aux transgressions et situations limites (Mike Gadras ; Christophe Blanchard) autant que le rapport aux dimensions politiques des spatialités (Raibaud, 2015). Toutes choses que notre époque interroge entre déploiement mondialiste et replis nationalistes où la refondation au monde est toujours d’actualité entre époque et sociétés liquides (Bauman, 2000), engageant une responsabilité de soi qui, précisément, ne va nullement de soi.

Nous avons ainsi posé notre article (Thomas et Espineira) : Comment vit-on son corps dans un tel arraisonnement dont le bornage n’est nullement naturel mais naturaliste, c’est-à-dire promouvant une idée de la nature pour masquer son idéologie binaire d’un moi-corps social et juridique ? Nous avons postulé, contre cette idéologie historiquement récente (Foucault et Laqueur datent le cadre d’émergence de cette idée au XVIIIe, moment fondateur de l’Occident prémoderne), un apprentissage des passages et franchissements de genre qui peuvent aussi être un passage sous la forme d’un changement de sexe, personnel et social. Il s’agit pour nous de se « donner un corps » individuellement dans un apprentissage sans médiations, où le « rêve de soi » questionne le corps au travers du référent principal, soit le lien sexe-genre. Non pas se libérer d’un enfermement dans un « mauvais corps » et retrouver un genre d’élection censément central ou encore de sortir d’une « contradiction tragique » opposant « anatomie et sentiment d’identité (Le Breton), mais de refonder son existence pour que le lien sexe-genre, corps vécu et corps physique, (le Leib et le Körper, Marzano), soi et autrui, soient renoués dans un sentiment même de soi (Damasio, 2002), quitte à revalider une binarité sexuée et sexuelle ou refonder un lien social ouvert, à n sexes-genres.

Le mouvement trans et intersexe a ici toute son importance dans l’interrogation contemporaine de l’assignation. Qui assigne, comment se construire dans un mouvement où l’apprentissage implique un contexte normatif définissant le bornage sain/pathologie, normal/anormal, voire du monstrueux, sur un ancrage essentialiste et biologique immuable et dissymétrique (David Le Breton). Qu’est-ce que le genre, redemande Jean-Jacques Schaller. Indubitablement, un débat : déjà présent au XIXe sous le nom de « troisième sexe » (Murat, 2003), relégué un siècle durant et resurgissant à la faveur de la démocratie sexuelle (Fassin, 2006). D’un article à l’autre, qu’une enquête à l’autre dans des lieux où le corps surgit comme un rappel à la « nature », c’est un état démultiplié de savoirs sur la société auquel l’on assiste, où le corps de la parturiente renvoie au corpus des normes, où le corps du SDF interroge nos valeurs.

Qu’est-ce que le genre ?

Nulle part ailleurs, les questions intersexe et trans ne disent ce bornage binaire conditionnant un improbable entre deux en creux d’une binarité oppositionnelle et asymétrique dont le corps serait la source et une inégalité « entre les sexes » et dont l’ordre des genres serait la matrice politique. Nul doute que la critique du Trouble dans le genre (Butler, 2006) a laissé des traces profondes dans le naturalisme traditionaliste et l’objectivisme scientifique occidental au point que les savoirs situés obligent à ce bougé des lignes, séparant ce qui était comprimé. Comment inclure les corps et vies handicapées sans cette réduction à une maladie ou pathologie ? « Comment imaginer que la fragilité de l’autre ne fasse pas résonance à notre fragilité ? », demande Jean-Jacques Schaller. Question de peau donc, mais aussi frontière pour ne pas (y) toucher et être touché, construisant un autre du handicap, de la taille, de l’âge, de la couleur de peau, des transgressions de sexe et de sexe… De là, à se déplacer, du handicap au queer épousant les « interstices » quand J-J. Schaller montre MH/Sam Bourcier qui montre… Frontières donc, créant et annulant ces dits interstices pour mieux baliser l’ordonnancement censément élémentaire de la vie binairement normée, et les « autres », ces « transcorps » (Le Breton) placardés par le ressentiment envers ces minorités et communautarismes sexuels, et coupables du grand malaise de civilisation. De même, comment donner naissance, comment éduquer quand éduquer dans un « sexe » qui peut-être synonyme de handicap social, notamment professionnel ? Stéphanie Kunert et Sarah Lécossais soulignent le contexte liant normation sexogenrée et médicalisation du corps maternant, enserré dans des conceptions à l’hôpital, parlant de « corps contraints », tant ses lourdeurs s’imposent à l’expérience individuelle, pointant l’essentialisme et soulignant comme pour s‘en libérer, les actuelles lectures du « genre ». Là encore, il serait faux et vain de croire que dans toutes les sociétés et époques, il a été cet invariant matriciel et universel même si tous les anthropologues soulignent la dimension patriarcale dans presque toutes les sociétés où la « maison des hommes » (Godelier, 1992) se construit sur une domination hiérarchique d’ensemble. Précisément, les auteures insistent sur un « rappel à la nature » au cœur même des logiques rationalisées des hôpitaux modernes, rappelant là la dimension naturaliste de l’ontologie occidentale (Descola, 2005). Autrement dit, et tandis que le travail de dénaturalisation permet aux disciplines scientifiques un renouvellement de fond, le travail de naturalisation se poursuit dans les lieux de forte technicité (l’hôpital) et à très haut degré d’organisation sociale (l’école, l’administration des états civils).

Ce que le normal veut dire

Cet ouvrage est une invite à considérer le corps dans toutes ses dimensions et ce qui transparaît de manière nette, est le processus d’acquisition et d’apprentissages et ses modalités de transmission, en faisant du corps le cœur de toutes les utopies selon Foucault, rappelle Valérie Melin. Que pouvons-nous aujourd’hui transmettre, se demandait le philosophe Bertrand Ogilvie. Qu’il n’est pas une manière unique de vivre et dire le moi-corps humain et l’interrogation actuelle des études de genre, loin d‘être une « théorie », relève d’un débat civilisationnel en prise même avec les formes d’objectivité et d’organisation, notamment juridiques et médicales et plus largement politico-spatiales (Raibaud, 2015). « Dame nature » n’y est pour rien, simple horizon masquant une logique de différenciation par « sexes » par un « appareil idéologique » performatif (Kunert, Lécossais), une manière de redire un ordre politique, homme-culture, femme-nature (Mathieu, 1992), malgré une égalité devant la loi et dans la sexualité. Certain.es d’entre nous vivent leur corps à la manière dont nous nous déplaçons, simple véhicule et condition de présence au monde ; d’autres dans une fusion corps-esprit dont la sexualité est aujourd’hui le parangon d’un épanouissement au monde ; d’autres encore le projetant dans une quête en raison de handicaps importants (Catherine Agthe Diserens), temporaires ou non telle l’anorexie (Michela Marzano), d’une différence non nommée, tellement profonde qu’elle infère sur la condition d’apprendre et potentiellement sur la vie elle-même. Le récit qu’en donne Izabel Galvao à partir des bases théoriques posées par Antonio Damasio, réunissant vie émotionnelle, professionnelle et rationnelle, pose cette relationnalité fondamentale de l’apprentissage et sa transmission faisant « événement » (Arendt) et fondant une philosophie de vie à distance des rhizomes attendus, de l’ordre de « l’enquête sur soi » (Lennize Pereira Paulo, Catherine Tourette-Turgis) afin d’écouter le corps. À la manière dont Damasio sonde le cerveau normal par des cerveaux accidentés et cinquante ans plus tôt, comment Canguilhem « sondait » le normal par la voie du pathologique, cet ouvrage sonde les corps et vies accidentées et/ou marginalisées pour éclairer ce que le normal veut dire.

En filigrane, l’interrogation contemporaine des institutions, de l’école à l’hôpital. L’école comme espace et lieu binaires, poursuit le sillon tracé par Foucault où la disciplinarisation du corps (Dizerbo) envisagé dans son abstractisation extrême, efface des vies non binaires ou queerisées pour ne plus montrer que des corps binairement sexués, préparant des identités sexuelles, ultime bornage à l’existence d’hommes et de femmes et nul.le autre. Bornage à une société binaire au travail dans une mise en ordre ultralibéraliste. À coup sûr, un thème qui intéressera les vies LGBTI au-delà du politique comme scène de résistance aux discriminations mais aussi, plus largement, le débat même dans sa dimension de philosophie. Il faut avoir quelque chose à transmettre, soulignait Bertrand Ogilvie, faisant écho aux ouvrages de Bauman et aux conduites à risque (Patrick Baudry) lorsque toute utopie a disparu où il ne reste au « SDF » plus que sa bouée biologique et éponge psychique : son chien (Christophe Blanchard). Nous sommes au-delà de ce que Bauman nomme des vies perdues (2009). Le SDF n’est plus qu’une ombre sans nom, acronyme annonçant une pure errance, humainement décorporalisé et se projetant dans/comme vie animale où, enfin, il peut trouver confort, chaleur, mots. Cela même que demande le « handicapé lourd » : être touché pour renouer le soi au même en renouant avec son corps, quel qu’il soit et au risque de toucher au désir, de le susciter. La reformulation des cycles d’apprentissages dont le corps est le siège, le véhicule et le réceptacle neurotypique ou neuroatypique est un bon début pour dire que nous pouvons et voulons transmettre.

Un dernier mot, entre récit et autoethnologie. Ces communications qui sont aussi une mise en récit du plus long des apprentissages, vivre avec soi et autrui, ont provoqué quantité d’échos en moi. Tout particulièrement, l’analyse de Valérie Melin. J’ai fait, dès le début de ma scolarité, un autoretrait si massif que je me suis retirée dans un espace sans repères : une desensorialisation, souligne-t-elle, entre refus de mourir et déni du soi comme inconnue radicale. Éjectée du système scolaire à la 5e, je tiens sans doute mes formations à ce curieux pouvoir de l’imaginaire où je faisais l’apprentissage de la conchyologie-macalogie. Il représentait « mon » école : une école magique et lumineuse, les pieds dans « mon » Atlantique, mais terriblement solitaire. Sans nul doute, il manque à l’institution scolaire ce « voyage dans la résistance » ou comment apprendre son corps propre en arrimant le sens à la complexité et diversité, notamment des arts (Christoph Wulf, Sylvie Morais, Wendy Delorme) dans une logique de la sensation où apprendre sur soi est toujours apprendre (sur) son corps où connaissance et savoirs peuvent se réconcilier, faire se renouer ensemble les tenants de la vie. Au terme de ma recension qui est aussi un voyage dans les mots et concepts, émotions et sentiments, l’on voit le flux et reflux d’une introspection d’époque du corps comme microscosme, entre corps vécu, le Leib, et corps physique, le körper (Marzano) renvoyant toujours aux normes binairement divisées. Précisément à ce flux montant pour « bousculer l’ordre symbolique de la différence des sexes qui structure les sociétés autant que les imaginaires » (Christine Delory-Monberger).

 

Sommaire

Introduction

Christine Delory-Momberger ………………………………………………………………………………… 7

I. Corps vécu, corps montré

Le corps angoissé dans l’enseignement :

La force d’une vulnérabilité – Mireille Cifali bega…………………………………………………….. 21

La place des émotions dans les métiers De l’humain – Izabel Galvao ………………………. 33

Un corps contraint : tracé d’une anorexie – Michela Marzano

(entretien avec Christine Delory-Momberger) ………………………………………………………… 45

II. Le corps à l’école, le corps en formation

Ruses. Du corps et corps, de la ruse à l’école

Béatrice Mabilon-bonfils et françois Durpaire ………………………………………………………. 57

Etre et avoir un corps À l’école. Enjeux biographiques du contrôle du corps dans l’institution scolaire

Anne Dizerbo…………………………………………………………………………………………………….69

Le corps entre objet de déni et support de subjectivation.

Une mise en perspective du processus de raccrochage d’élèves. Au microlycée de Sénart

Valérie Melin ………………………………………………………………………………………………….. 81

III. Le corps en situation extrême

Le corps extrême des conduites À risque – Patrick Baudry ………………………………….. 95

La mise en scène du corps dans l’espace. Posture et conduite dans l’activité de deal

Mike Gadras………………………………………………………………………………………………….. 109

La rue à l’épreuve d’une biographisation des corps : Le sdf et Son chien

Christophe blanchard………………………………………………………………………………………. 121

IV. Le corps dans ses assignations de sexe et de genre

Transcorps : les uns, les unes, les autres. David Le Breton…………………………………… 133

Transidentités : Se Donner un corps

Corps trans, corps transformés- Karine espineira et Maud-Yeuse Thomas……………… 149

Corps maternant, corps enfantant, corps contraint

Représentations de la maternité dans l’émission baby boom

Sarah Lécossais et Stéphanie Kunert ……………………………………………………………….. 163

V. Le corps handicapé, le corps malade

Le corps-désir… en dépit du handicap – Catherine Agthe Diserens ………………………. 179

La place Du toucher dans une humanité de la rencontre – Jean-Jacques Schaller……. 191

Quand Mon corps parle, Qu’est-ce que j’apprends ? Écouter son corps, une figure de la démarche d’enquête sur soi

Lennize Pereira Paulo et Catherine Tourette-Turgis …………………………………………….. 203

VI. Le corps de l’artiste

Le corps dans les arts. Processus mimétiques et performatifs – Christoph Wulf ………. 217

Expérience du corps et création artistique- Sylvie Morais …………………………………….. 227

Le corps-à-corps politique de Wendy Delorme, Performeuse X Queer

Christine Delory-Momberger ……………………………………………………………………………… 239

Bibliographie……………………………………………………………………………………………………. 253

Présentation des auteurs……………………………………………………………………………………. 267

Bibliographie supplémentaire

Sylvie Ayral, La fabrique des garçons, Ed. PUF, 2011.

Zygmunt Bauman, Identité, L’Herne, 2010.

Zygmunt Bauman, Vies perdues : La modernité et ses exclus, Poche, 2009.

Judith Butler, Trouble dans le genre, Amsterdam, 2006.

Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi : corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob,‎ 1999.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

Eric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Revue Multitudes, 2006/3 n°26, [en ligne, Cairn] https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-123.htm (consulté en février 2016).

Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Terre humaine Poche, [1935] 1963.

Laure Murat, La loi du genre, Une histoire culturelle du ‘troisième sexe’, Ed. Fayard, 2006.

Bertrand Ogilvie, « anthropologie du propre à rien », Revue Passant ordinaire, [en ligne] http://www.passant-ordinaire.com/revue/38-350.asp (consulté en février 2016).

Mise en ligne : 25 février 2016

L’année 2014, année trans ?

Maud-Yeuse Thomas, Université Paris 8

Karine Espineira, LIRCES, Université de Nice

L’année 2014, année trans ?

La victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision a donné lieu à une médiatisation mondiale, comparable à celle de Thomas Beatie et de son enfantement dans les années 2000. Dans les grandes lignes, on note un traitement spectaculaire similaire, générant conflits et clivages entre les pour et les contre, invité.e.s à choisir un camp.

Mettre côte à côte Conchita Wurst et Laverne Cox sous l’intitulé « transgenre » ou « trans » comme avec les articles respectifs du Huffington Post[1] ou encore de Rolling Stone[2], est une option et un choix éditorial qui posent de nombreuses questions. La victoire de Conchita est-elle le symbole d’une nouvelle transgression de genre ou d’un nouveau message de « tolérance » donné indirectement par l’Eurovision en 1998 avec la victoire de Dana International, dans un contexte de luttes entre laïcs et religieux en Israël sur fond d’un traité de paix qui se fait et se défait avec le peuple palestinien ? En 2014, le contexte européen est marqué par la montée des partis d’extrêmes droites et par les mouvements conservateurs religieux français qui semblent se propager au reste de l’Europe depuis les débats autour de loi dite du mariage pour tous. Parlons-nous d’une icône de la tolérance et de l’ouverture d’esprit ou d’une singularité à laquelle il faut bien donner un nom quoi qu’il en coûte ?

D’un côté le personnage de scène Conchita Wurst et de l’autre son interprète, le chanteur, Thomas Neuwirth. Celui-ci a souligné à plusieurs reprises qu’il n’est pas trans sans pour autant réfuter le traitement « transgenre » dont il est l’objet sous les traits de son personnage scénique. Schématiquement nous pouvons formuler l’idée que Thomas ne serait pas trans alors que Conchita le serait. Il nous semble que plusieurs confusions procèdent à une confusion plus importante. L’image concourant à l’idée que si la société fait toujours preuve de conservatismes plus ou moins virulents, elle est globalement plus tolérante, fait oublier le travail de nombreux et nombreuses militant.e.s trans sur le terrain. Cette idée participe indirectement à un risque d’effacement concomitant à la transphobie institutionnelle ayant longtemps dissimulé la stérilisation forcée ou exigée mais toujours coercitive derrière des discours pathologisants. Au premier abord, l’article du Huffington Post semble synthétiser une nouvelle donne sur la question trans et semble visiblement aller dans le bon sens en proposant une éthique de la tolérance générale à l’égard des minorités. Le chapeau de l’article débute précisément par le nom de Conchita Wurst associée à celui de Laverne Cox, imposant une lecture globale sur les transgressions de genre et en particulier celle de Wurst et non sur les droits des trans dans leur ensemble. De son côté, le site d’information Slate commente ainsi la victoire de Wurst : « La victoire de Conchita Wurst au concours de l’Eurovision ravive les débats de la transidentité en Europe et dans le monde. Les transgenres peinent à faire reconnaître leurs droits, des plus fondamentaux aux plus anecdotiques »[3]. Parmi ceux-ci, les toilettes ou comment devoir choisir l’une ou l’autre porte impliquant une division binaire. Plus grave, le suicide des jeunes trans et dans les prisons. Un constat interroge : Comment parle-t-on de Conchita et pourquoi toujours en parler en premier ? Nous pourrions aussi reformuler la question : Pourquoi la faire parler en priorité ?

De l’esprit de la médiatisation

Détaillons le propos. « Conchita Wurst » est un personnage scénique. Il ne procède pas d’une identité qui serait toujours elle-même, à l’instar de Laverne Cox, mais d’une démarche appareillant l’artistique et, du fait de sa médiatisation, le politique. Pour comparer, rapprochons-les deux personnes les plus citées en 2014, Conchita Wurst et Laverne Cox. Tout se passe comme si le personnage de Laverne Cox dans la série Orange in the New Blanc était Laverne dans son propre rôle de MtF trans black. On serait en droit d’analyser ici que la présentation du sujet (le fait trans), la représentation que Laverne se donne et la représentation qui en est donnée dans les médias ne coïncident pas. Et, en effet, le compte n’y est pas. Si Laverne Cox joue bien une trans MtF dans la série, cela n’implique pas qu’elle l’est dans sa vie, comme nous le montre la quasi-totalité des rôles de MtF et les très rares FtM dans le cinéma. Félicity Huffman joue une MtF dans Transamerica (Tucker, 2005) ou plus récemment Sarah-Jane Sauvegrain[4] dans la série « Paris » (Arte, 2015) à la suite de Chloë Sevigny dans Hit&Miss (Sky Atlantic, 2012), mais ne le sont pas, contrairement à Laverne Cox. La polémique récurrente à propos des rôles de trans dans le cinéma indique le malaise et va de pair avec la « polémique » dont parlent tous ces articles et qui suscitent une bulle spéculative et le sentiment d’une instrumentalisation : les trans seraient-ils/elles à la mode dans les médias, le cinéma, la mode, les sciences humaines et sociales ? Tout cela ressemble bien plus à une bulle spéculative sur les transgressions de genre. Un « créneau à prendre » sans aucun retour au nom d’une bienveillance et une solidarité biaisées? La position de Thomas Neuwirth est encore moins comparable : il n’est ni trans ni ne joue ou performe une trans mais une figure qui peut, du fait de cette médiatisation mondiale, passer d’invisible, une simple figure ultraminoritaire dns la communauté gay et totalement sans conséquence, à une représentation débordant le groupe trans tout en indiquant qu’il représenterait les transgenres hissés au rang de minorité la plus malmenée. Mais ce n’est pas le cas. « Conchita » va d’une scène internationale à l’autre tandis que l’on nous montre une trans racisée dans une prison (cf. Paley Fest jouée par Laverne Cox dans Orange Is the New Black ; Net Flix, 2013) : un contexte bien plus proche du réel des vies trans dans le monde entier.

Thomas Neuwirth indique qu’il n’est pas trans mais l’on parle de « la chanteuse », qualifié de «travesti autrichien »[5] , de drag-queen[6] ou de « candidate transsexuelle »[7] qui, « outre le fait de devenir une star internationale » serait aussi « le symbole de la tolérance et de l’ouverture culturelle »[8]. Si tel est le cas, c’est en tant que conséquence de la médiatisation dans un contexte où 2014 est bien plus l’année des études de genre face à la fronde antigender que la mode des trans qu’Hélène Hazera qualifie de « marche amère »[9]. La confusion résiderait-elle entre les termes, trans ou genre, dans un précipité chimique que symbolise le terme transgenre ? Son personnage scénique semble incarner tous les combats autour du « genre », ses brouillages, confusions et alimentant des « polémiques » et « controverses », au point d’incarner le « peuple transgenre » dans l’esprit de cette médiatisation qui ne prend plus le temps de dire qui est qui dans cet aréopage renvoyant au « Berlin des années folles », presqu’un siècle plus tôt. La confusion entre homosexualité et genre que symbolise désormais la question trans a été le théâtre d’une lutte politique et symbolique très âpre entre homosexualité et hétérosexualité. Elle l’est toujours tout en s’étant déplacée vers une différence entre plusieurs groupes (la « famille trans : travestis, transgenres, transsexuels) et les « folles » distingué(e)s de la population des homosexuels masculins par la symbolique de l’infériorité du féminin et son assimilation à une «folie », entre métaphore (Cf. les « années folles de Berlin ») et classifications nosologiques. On est passé d’une confusion à une autre car le problème des « folles », stigmatisés dans la vision masculiniste, homosexuels et hétérosexuels confondus, contient à l’instar des trans, une transgression de genre, mais surtout permet le maintien d’une vision hiérarchique, infériorisante et inégalitaire entre hommes et femmes que l’on retrouve entre trans et non-trans.

Pour nous, cette surreprésentation ou métareprésentation du personnage de Conchita, si elle ne nuit pas en tant que telle à la représentation « générique » des transgenres et de leur visibilité dans les espaces publics et médiatiques, nuit en revanche quant à leur présentation par eux/elles-mêmes. Cela ne génère pas une nouvelle vision de société mais du conflit, non une nouvelle manière de voir mais une recaptation de ce groupe malmené, non une nouvelle éthique mais un changement partiel d’une gestion. Ajoutons à ce processus, le phénomène récurrent invisibilisant les FtMs, tout en faisant passer l’acuité actuelle de leurs droits bafoués pour une histoire de rôle ou de subversion appelant une surveillance et une punition. Il suffirait donc d’endosser, à l’instar de « Conchita », un « personnage » ? Cette représentation, déplacée de l’espace scénique à l’espace des réels possibles ne se fait pas sans écrêter sérieusement le récit des trans et leurs relations difficiles avec le champ médico-légal, sans oublier la quotidienneté ordinaire, ce réel des identités connues exigeant des gages à la normalité, dont la stérilisation, que toute démocratie digne de ce nom dénoncerait. Mais la démocratie ne la dénonce nullement, persuadée que quelqu’un s’en occupe éthiquement. La « prise en charge » a réussit à dissimuler l’échange sacrificiel des opérations de changement de sexe contre une stérilisation coercitive pour cantonner la question trans à cet aspect.

Si la métareprésentation de Conchita a un impact indéniable, c’est sur la visibilité grand public, donnant un exemple concret du combat études de genre vs théorie de genre, et non sur la reconnaissance des droits des trans. Commentaires et réactions sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) émettent l’idée d’un profit pour la frange de la population homosexuelle « subvertissant » les rôles via une représentation doublement travestie, mêlant l’hypermasculinité d’une barbe à l’hyperféminité d’un maquillage cendré. Cette métareprésentation procède par fusion mimétique, faite d’instantanés faute de temps dédié, mêlant tolérance et transgression dans des unités d’espaces fugaces et un brouhaha émotionnel. Si elle en appelle à une réflexion sur la tolérance, elle n’implique pas une vision pluraliste ou moléculaire de société issue d’un temps et réflexion philosophiques commués en décisions politiques. Cet espace-temps fulgurant de la communication grand public n’est pas celui de l’information et le phénomène Conchita risque de n’être qu’un feu de paille sur lequel reviendrons peut-être chroniqueurs et journalistes de façon anecdotique dans quelques années. Nous sommes bien loin de l’espace-temps nécessaire aux débats patients et minutieux, avec une volonté d’exigence de justice et d’éthique travaillée dans les institutions et le terrain. Ce travail procède préalablement par et avec le respect d’autrui de personnes réelles, tenant compte de leurs difficultés et souffrances et sans cette pitié que l’on instrumentalise à coup de mots en « dys » et en pathologie.

De quoi « Conchita » est-elle/il le nom, que nomme-t-on à travers cette figure-avatar artistique et médiatique ? Par rapprochement, on pourrait évoquer l’action de défaire le genre comme avec les drags-queens du mouvement camp décrits par Butler (2006) et l’idée d’une performativité comme passerelle entre le scénique au quotidien, le politique à la rue de tout-le-monde. Il est peut-être le nom d’une minorité qui manque, oubliée et niée parmi d’autres : cette frange des «folles » soudain représentée, dotée d’un label et s’appropriant des termes genre et trans. Ces mots symbolisent désormais deux temps opposés : le cycle actuel d’un lien social émietté par l’ultralibéralisme aggravant les inégalités structurelles et le gouffre entre les vies viables et les autres, ces « restes du monde » en pays démocratiques. En ce sens, Conchita est un « nom-symbole » économique. Dans le contexte français, il rappelle le surnom donné aux femmes de ménage espagnoles et portugaises du temps où leurs pays d’origine étaient sous dictatures. Il était fréquent dans les « blagues de comptoirs » ou les plaisanteries des caricaturistes. Ce nom-symbole a-t-il glissé vers la subminorité des folles, interne à la communauté homo et se voyant plus ou moins réhabilitée ? Plus simplement, est-il le nom que l’on appose pour quelques temps encore à un personnage que l’on peut endosser dans quelques lieux très protégés en fréquentant les « grands du monde » en posant pour eux ? Mais la comparaison s’arrête-là quand «Conchita» cesse de représenter pauvreté et vulnérabilité, entre dans le spectacle médiatique et les jeux de la renommée. La rue n’est nullement l’espace du quotidien pour les trans car l’espace public est un théâtre de guérilla de genres et de gages à la normalité devant être visibles. L’espace public est un lieu de danger, pour la vie même des personnes trans. Vies dont la valeur et le sens ont été arraisonnées par l’injonction à la normalité qui les place dans une situation de passing plus contraint que choisi. La justice nécessaire et préalable pour répondre à la question trans a reculée en renforçant le mécanisme d’assignation à une identité de « l’état civil ». Ici la symbolique d’un-e Conchita ne mène à rien d’autre qu’à capter l’attention et parfois un certain agacement. Après la proposition de loi de Michèle Delaunay, remplacée par la proposition d’Esther Benbassa, suite aux promesses du candidat Hollande en 2006, l’année 2014 est bien plus un faux espoir trahi, préalable d’un oubli que commentent les quelques groupes de travail trans qu’une année « trans & paillettes ».

Trans vs radfems ou l’écume des ultraminorités

Un autre exemple de visibilité nous a été donné par Canal +, le 2 janvier 2015, dans un sujet présenté par Ariel Wiseman. Ici, le propos n’est pas centré sur le rapport tendu du «peuple trans» en bute aux « injustes institutions » ni dans les rapports aux médias qui exposent les vies trans. Il est orienté dans les rapports dits conflictuels entre les transgenres et les féministes radicales (les « Radfems ») dont on apprend que leur opposition est née avec le livre de Janice Raymond, L’empire transsexuel ([1979], 1981). Que découvre-t-on ? Et qui peut comprendre ce qui se dit là? Pour nous, ayant lu cet ouvrage politique parmi tant d’autres ouvrages légitimant sa portée politique radicale en s’en prenant à plus ou aussi faible que soi, nous sommes au comble du paradoxe contemporain : une ultraminorité (les « transgenres ») mènent un combat contre une autre ultraminorité (les « radfems ») et inversement. Combat d’arrière-garde ou événement contemporain confortant l’idée d’un « présent liquide » (Bauman, 2007) et l’émiettement du lien social en des microgroupes sociaux s’entre-déchirant et questionnant le vivre-ensemble ? Le journaliste insiste sur des exemples de ce combat où, à chaque conférence des féministes radicales, des militant-e-s transgenres « plantent leur tente » en marge des événements. À l’heure où une partie de la militance trans interroge le transféminisme et le féminisme « troisième génération » comme stratégie sociopolitique d’ensemble[10], la focale sur le conflit, la renvoie dans le réseau télévisuel sans mémoire ni contexte : qui a lu Raymond parmi les téléspectatrices-teurs ?

Un ouvrage de trente ans pour un combat minuscule ? La présentation n’est pas dénuée de tout contenu : cette lutte nécessaire illustre la conception de fond essentialiste où le fait d’être trans impliquerait un passage d’un « sexe à l’autre » – ce qui est très largement partiel puisqu’il ne concerne au mieux que 20 à 25% de la population dans les pays riches – où, pour les radfems comme pour la quasi-totalité des discours psy, politiques, « une femme trans reste un homme » ; mieux, dans cette voix/voie pro-essentialiste : « quelqu’un qui a eu une bite reste un homme ». Le discours des radfems rejoint celui de la psychiatrie des mœurs qui, à l’abri de la Sofect, milite ouvertement contre la « théorie de genre » et la féminisation des titres et noms. Curieusement, pour les FtMs, le propos est absent ou renvoyé à une homosexualité féminine inassumée tandis que la MtFs est renvoyée à l’essentialisme du XIXe finissant, mêlant mœurs, religion, croyances et savoirs à la manière d’un Ambroise Tardieu[11] ou d’un Otto Weininger[12]. Tout cela indique que ces discours et luttes émanent d’un contexte de luttes politiques produisant d’autres luttes politiques dans un apartheid permanent où les individus sont ce que sont leurs luttes et les chocs de leurs chaos respectifs sur les écrans et agendas des théories.

Outre le fait que l’on se demande qui a la culture nécessaire, ne serait-ce que pour savoir de qui et de quoi l’on parle dans ce conflit transgenre vs radfems, l’on se demande de quel sujet l’on nous parle, comment l’aborder, quel retour s’opère là ? Une nouvelle fois, la présence de figures minoritaires précipitent le sujet dans un sinistre défilé de conflits dont on peut saisir l’acuité d’une lutte mais non la diversité de la population transidentitaire et des féminismes en lutte, leurs difficultés propres face aux institutions, à dire leur existence en partant de leurs récits et termes. L’on suggère que les MtFs, vexées d’être désignées par leur « sexe de naissance », s’en prennent au nécessaire combat féministe. Inversement, face à l’actualité du maintien des inégalités structurelles de la société patriarcale-capitaliste, le féminisme lesbien pourrait être renvoyé à une prédation datée. Certes, l’ouvrage de Raymond l’est, mais il accule le féminisme à un bocal de vengeances où l’on s’en prend à aussi faible au profit des véritables prédateurs.

L’écho de ces luttes est-il l’ultime scène des débats démocratiques ? Il faut avoir un œil exercé pour ne pas verser dans l’un ou l’autre camp, être apte à en saisir l’acuité de ces combats trop minuscules pour être pris en compte des institutions et, à minima, avoir lu l’ouvrage incriminé et les analyses données dans le sillage de Raymond jusqu’à aujourd’hui, et notamment le texte phare de Sandy Stone[13] qui proposait deux réponses en une : l’attaque d’un contre-empire et un manifeste posttranssexuel (déjà). La société actuelle, entre replis nationalistes et précipités ultralibéralistes, exigeait de nouvelles grilles de lecture et des espace-temps d’information ne se réduisant à une pure communication de luttes passées, présentes et à venir. Plus que jamais, l’arraisonnement des vies singulières à des conflits d’époque et d’egos d’auteurs reconduisent les erreurs d’hier dans un contexte de colonisation généralisée. Sa conséquence étant un régime de prédation sous la forme de théories pathologistes comme les notions de maltraitance théorique (Sironi, 2011) et de panoptisme (Foucault, 1975) nous l’indiquent.

Si l’année 2014 est trans, nous pourrions l’analyser en termes d’une visibilité plus respectueuse des vies trans et de leur diversité, et non pas simplement une « meilleure visibilité » dans les médias, simple poudre aux yeux. À certains égards, nous pourrions dire que c’est l’année trans des médias. Pour nous, c’est bien plutôt l’année, sinon d’un recul du moins d’un retour à une attente après l’espoir. Celle-là même qui nous fait voir les suicides récents de jeunes personnes trans et notamment celui de Leelah Alcorn[14] et d’Andi Woodhouse[15] ; suicides que certain.es d’entre nous entendent, non sans raison, comme un double meurtre, effaçant le prénom et genre vécus postmortem. Pourquoi faut-il encore ces suicides et effacements dans une logique de médiatisation dont l’impact draine encore le pire ? Les raisons sont nombreuses. En France, promesses de campagne du candidat Hollande non tenues, violences des « Manifs » mêlant populisme et religieux, travail de fond des collectifs associatifs relégué à néant et bénévolat précaire ; travail réflexif et théorique inaudible ; violences institutionnelles s’ajoutant à la pauvreté économique et l’isolement social, voire la mutité individuelle et sociale ; violence des équipes hospitalières regroupées sous le label de la Sofect ; effacement total des existences intersexes réduites à des « erreurs de la nature » par la même pensée sociobiologiste et religieuse. Pour aborder de front les sujets trans dans leur profondeur et leur complexité, il faudra plus que le nom d’un-e Conchita barbu-e, adulée ou haïe sur nos écrans. Sinon une loi protectrice des plus vulnérables, une politique de dévulnérabilisation des opprimé-e-s. Peut-être suite à une loi démocratique, dirait l’Argentine. L’union sacrée après « Charlie » va-t-il rendre cela possible une fois les feux retombés ?

Notes

[1] « Conchita Wurst, Laverne Cox… Pendant toute l’année 2014, les transgenres ont occupé le devant de la scène », Marine Le Breton, 28/12/2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/28/conchita-wurst-laverne-cox-annee-2014-transgenres-devant-scene_n_6364936.html.

[2] « 11 ways 2014 was the biggest year un Transgender History », Samantha Allen, 23.12.2014, http://www.rollingstone.com/culture/features/11-ways-2014-was-the-biggest-year-in-transgender-history-20141223.

[3] Slate, 13.05.2014, http://www.slate.fr/life/86997/toilettes-transgenres.

[4] « Paris sur Arte : Fallait-il faire jouer une femme trans’ par une actrice cisgenre ? », Christophe Martet, 17.01.2015, http://yagg.com/2015/01/17/paris-sur-arte-fallait-il-faire-jouer-une-femme-trans-par-une-actrice-cisgenre-par-christophe-martet/, (en ligne).

[5] 21.11.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/11/21/video-conchita-wurst-heroes-clip_n_6198642.html.

[6] 05.05.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/05/05/conchita-wurst-drag-queen-candidat-eurovision_n_5267858.html.

[7] 05.05.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/eurovision-2014-conchita-wurst-censuree-dans-certains-pays-d-europe-s417847.html.

[8] 28.12.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/conchita-wurst-de-nouveau-candidate-a-l-eurovision-2015-s1175796.html.

[9] 16.10.2014, http://www.liberation.fr/societe/2014/10/16/trans-la-marche-amere_1123301

[10] Revue, Comment s’en sortir, http://commentsensortir.org/2014/09/10/conference-penser-les-transfeminismes-avec-sandy-stone/.

[11] http://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste_Ambroise_Tardieu.

[12] http://fr.wikipedia.org/wiki/Otto_Weininger

[13] Sandy Stone, The Empire Strikes back : a posttranssexual manifesto (L’empire contre-attaque : un manifeste postranssexuel), 1991, http://en.wikipedia.org/wiki/Sandy_Stone_(artist).

[14] « Le suicide d’une ado transgenre de 17 ans émeut l’Amérique », L’Express.fr, 31.12.2014, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/le-suicide-d-une-ado-transgenre-de-17-ans-emeut-l-amerique_1636637.html.

[15]Revue Gaystarnews, 02.01.2015, http://www.gaystarnews.com/article/vigil-be-held-trans-man-who-jumped-his-death-pittsburgh020115?utm_content=buffer8bbe7&utm_medium=social&utm_source=facebook.com&utm_campaign=buffer.

 Mise en ligne : 29.01.2015
Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Violences homophobes, violences transphobes

Gabrielle Richard
 Doctorante, Université de Montréal

Line Chamberland
 Ph.D., professeure au Département de sexologie
et titulaire de la Chaire de recherche sur l’homophobie
à l’Université du Québec à Montréal


Violences homophobes, violences transphobes :

Le double jeu du genre dans les violences en milieu scolaire[1]

Résumé :

A partir de résultats tirés d’une enquête par questionnaire auprès de 2747 élèves de l’école secondaire québécoise et d’entrevues auprès de jeunes s’identifiant comme lesbiennes, gais, bisexuel(le)s ou en questionnement (LGBQ) ou comme trans, cet article propose une réflexion sur les violences prenant pour cible l’expression de genre à l’école. Plus du tiers des élèves s’identifiant comme hétérosexuels rapportent avoir été victimes de violence parce qu’on pense qu’ils sont, ou parce qu’ils sont gais. C’est également le cas de plus des deux tiers des élèves LGBQ. En entrevue, plusieurs élèves, trans comme LGBQ, rapportent que c’est davantage leur inadéquation aux normes de la féminité et de la masculinité qui en font l’objet de réprobation par leurs pairs, plutôt que leurs véritables préférences en matière d’orientation sexuelle. En explorant les parallèles étroits entre l’homophobie et la transphobie, nous suggérons que le « genre » est central pour comprendre les violences sur la base de l’orientation sexuelle et de la non-conformité de genre à l’école.

 

Introduction

« En secondaire 2 [à 14 ans], j’ai décidé de changer mon attitude et mon style vestimentaire pour avoir l’air un peu plus hétérosexuel », explique Brendan, un jeune homme gai de 19 ans. « J’en avais marre de me faire embêter. Je me suis dit que si j’arrêtais de mettre des colliers et de me coiffer, ils allaient arrêter de m’intimider ». C’est en ces termes que Brendan raconte avoir essayé d’échapper au regard de ses agresseurs, au cours d’un bref parcours scolaire où il rapporte avoir vécu des violences quotidiennes en raison de l’orientation sexuelle qui lui était prêtée (Brendan n’était à l’époque pas ouvertement gai). À son instar, plusieurs élèves lesbiennes, gais, bisexuel(le)s ou en questionnement (LGBQ) interviewés dans le cadre d’une enquête québécoise sur l’homophobie à l’école ont clairement suggéré que ce n’était pas tant leur orientation sexuelle qui leur posait problème à l’école – d’ailleurs, plusieurs d’entre eux ne connaissaient pas leur orientation sexuelle ou ne l’avait pas encore divulguée lors des premiers épisodes de violence –, mais bien le fait d’avoir l’air gai ou lesbienne.

Questionnés quant à ces apparences d’homosexualité dont plusieurs d’entre eux rapportent chercher à se détacher, les élèves expliquent qu’il s’agit de la non-conformité d’un élève à son genre[2] et, par ce biais, interpellent les stéréotypes communément associés à un homme gai ou à une femme lesbienne. Dans leurs termes, un élève homosexuel « [est susceptible de] porter un chandail mauve avec un personnage manga » (Richard, 24 ans, queer), ou encore « n’est pas un joueur de hockey de six pieds quatre [1m90], plein de muscles » (Marjorie, 20 ans, lesbienne), suggérant que cet élève est nécessairement chétif et par conséquent incompatible, du moins dans les représentations courantes, avec les symboles courants de virilité, de force, voire de charisme. Quant aux jeunes filles lesbiennes, décrites comme « pas très féminines » (Ariane, 17 ans, lesbienne) et « [exemptes] du mouvement de grâce des jeunes filles hétéros » (Marianne, 21 ans, lesbienne), ils se les représentent comme s’éloignant en certains points des attributs valorisés chez les filles (par exemple, se maquiller, avoir de la retenue, s’habiller de façon « féminine »). Notons qu’il s’agit là des représentations que se font les jeunes LGBQ eux-mêmes de personnes ayant l’air gai ou ayant l’air lesbienne, mais qu’elles font sensiblement écho à celles des jeunes hétérosexuels (Bastien Charlebois, 2011 ; Horn 2007).

Un bon nombre des jeunes rencontrés rapportent donc avoir usé de stratégies diverses pour se conformer en apparence aux attentes hétéronormatives dont ils faisaient l’objet. Des stratégies, telles que modifier son apparence afin d’avoir l’air hétérosexuel, dissimuler entièrement son orientation sexuelle, fréquenter un partenaire de sexe opposé, tenir soi-même des propos homophobes ou encourager les pairs qui commettent des actions homophobes, sont mobilisées par bien des jeunes LGBQ soucieux de se distancier d’une homosexualité inacceptable et d’éviter l’ostracisme et la victimation qui l’accompagnent.

Ceci dit, à quel point les impressions des élèves LGBQ quant à l’étroitesse des liens entre l’homophobie et l’expression de genre passent-elles l’épreuve des données à grande échelle? Comment est-il possible de mobiliser les concepts de genre et de conformité au genre pour exposer les mécanismes communs à deux types de violences de genre, soit l’homophobie et la transphobie? Dans cet article, nous proposons de réfléchir aux violences scolaires ciblant les élèves en raison de leur appartenance de genre ou de leur non-conformité aux rôles socialement attribués à leur sexe. Nous verrons que le caractère genré de ces violences se donne à voir, tantôt parce qu’elles ciblent davantage les garçons que les filles (ou bien entendu, l’inverse), tantôt encore parce qu’elles réprimandent les garçons chez qui l’on distingue des caractéristiques socialement associées au genre féminin (ou les filles présentant le profil inverse).

Revue de littérature

Les violences de genre à l’école ont été théorisées et documentées sous au moins deux angles dans la littérature scientifique. Le premier de ces angles considère les violences et les discriminations plus susceptibles d’être exercées ou vécues par des individus en fonction de leur appartenance de sexe. Il est ainsi communément évoqué que la fréquence, la sévérité et les modes de victimisation diffèrent selon les sexes (Olweus et al. 1999, Smith et Sharp, 1994). Les filles seraient plus susceptibles de vivre de la violence sexuelle, de la cyberintimidation, ou encore d’être rejetées ou mises à l’écart, tandis que les garçons seraient davantage impliqués dans les confrontations physiques, les injures ou le harcèlement verbal (Cornell et Loper, 1998 ; Furlong et Morrison, 2000). On considère ainsi, sans nécessairement le problématiser, le sexe des élèves impliqués dans des épisodes de violence, que ce soit en tant qu’agresseurs, victimes ou témoins.

Ceci dit, certaines enquêtes sur le climat scolaire et l’homophobie, parce qu’elles s’intéressent de facto à l’orientation sexuelle réelle ou perçue des élèves, ont mis en évidence l’existence de violences prenant pour objet la conformité au genre. On y postule que les élèves, dès lors qu’ils se retrouvent entre pairs, sont impliqués dans une véritable gestion du genre, une dynamique récompensant (par exemple, en étant adulés par leurs pairs) les élèves dont la sexualité et l’expression de genre sont conformes aux attentes sociales hétéronormatives (Boyle, Marshall et Robeson, 2003). Les élèves qui ne se conforment pas en tous points à cette régulation, ou qui s’y soustraient, s’exposent à une certaine répression de la part de leurs pairs, répression qui peut notamment se manifester par une mise à l’écart ou par l’insulte. Dans ce contexte, les élèves ne ratifiant pas le contrat social hétérosexuel (Wittig, 2001) (par exemple, les jeunes s’identifiant comme LGBQ) ou ne se pliant pas d’une quelconque manière aux normes de genre dominantes (par exemple, les élèves perçus comme LGBQ, les élèves trans[3] ou questionnant leur identité de genre, mais également ceux et celles qui s’écartent même minimalement des expressions de genre conventionnelles) peuvent être conséquemment victimisés, notamment par l’insulte homophobe (Chamberland, Richard et Bernier, 2013).

C’est à ce second cas de figure, c’est-à-dire aux violences basées sur l’orientation sexuelle et l’expression de genre, que nous référerons dans le cadre de cet article. Il sera d’abord question des violences homophobes et de leurs impacts sur les jeunes qui rapportent en faire les frais, mais également des « victimes » de ces violences et discriminations. Nous verrons que les violences scolaires sont doublement genrées, d’abord parce qu’elles ciblent différemment les élèves en fonction de leur sexe, mais également de leur conformité de genre, par le biais de leur orientation sexuelle réelle ou présumée.

Les violences homophobes et la non-conformité de genre

Les impacts documentés des violences homophobes sont pluriels et touchent autant au bien-être psychologique qu’à la réussite scolaire des jeunes qui en sont victimes et ce, quelle que soit leur orientation sexuelle réelle (Saewyc, 2011; Goodenow et al., 2006). Ils seraient en effet plus prompts que leurs pairs non victimisés à rapporter vivre de la détresse psychologique (anxiété, angoisse, automutilation, faible estime de soi), consommer des drogues et de l’alcool de façon abusive, présenter des comportements sexuels à risque, ainsi qu’avoir des idéations suicidaires ou avoir fait une tentative de suicide (Saewyc, 2011 ; Almeida et al., 2009 ; Marshal et al., 2008 ; Saewyc et al., 2007 ; D’Augelli, Grossman et Starks, 2006 ; Bontempo et D’Augelli, 2002).

Lorsqu’elles ont lieu à l’école qu’ils fréquentent, les violences homophobes sont susceptibles d’engendrer des séquelles sur la réussite et la persévérance scolaires des jeunes qui en sont victimes. La plupart des indicateurs étroitement liés au décrochage scolaire, tels que le faible sentiment de sécurité dans l’établissement scolaire, l’absentéisme marqué, le moindre sentiment d’appartenance à l’école et les aspirations scolaires limitées (DeBlois et Lamothe, 2005) sont également associés à l’homophobie vécue, dont les conséquences s’accroissent au fur et à mesure qu’augmente en fréquence la victimisation (Chamberland, Richard et Bernier, 2013). Il en va de même pour le manque de sommeil, la perte d’appétit, l’isolement social et d’autres facteurs similaires qui peuvent contribuer indirectement à diminuer les résultats scolaires d’un élève et à atténuer ses chances de poursuivre son cheminement scolaire au-delà de l’école secondaire (Warwick et al., 2004).

Ceci est à bien des égards similaire aux impacts occasionnés par d’autres types de victimisation par les pairs (Murdock et Bolch, 2005), à la différence près que les violences homophobes prennent autant pour cibles les jeunes s’identifiant comme LGBQ que ceux qui ne sont que perçus comme tels par d’autres élèves, notamment en raison de leur expression de genre (Toomey et al., 2010). Un élève non conforme à son genre est susceptible de s’exposer à une même victimation homophobe qu’un élève ouvertement gai ou lesbienne et ce, même s’il ou elle s’identifie comme hétérosexuel(le). Quant aux jeunes trans ou présentant une expression de genre atypique (gender-nonconforming youth), ils seraient particulièrement visés par les violences scolaires (McGuire et al., 2010; Toomey et al., 2010; Wyss, 2004; Human Rights Watch, 2001) et distinctement touchés par leurs impacts (D’Augelli, Grossman et Starks, 2006).

La littérature existante ne distingue que peu, voire pas du tout, les expériences scolaires des jeunes trans de celles des jeunes LGBQ. Bien qu’il soit impossible de réfuter l’existence de liens robustes entre l’homophobie, les stéréotypes sexuels et genrés, ainsi que la transphobie (Hill et Willoughby, 2005; Wyss, 2004), fusionner par défaut les violences à l’égard des personnes trans et celles ciblant les individus LGBQ comme relevant des mêmes mécanismes est problématique, en ce sens que cette fusion contribue à effacer la particularité des expériences des premiers. En nous appuyant sur les résultats d’une étude à méthodologie mixte sur l’homophobie à l’école secondaire québécoise (questionnaires auprès d’élèves de 14 à 19 ans et entrevues auprès de jeunes LGBQ ayant vécu de l’homophobie) et sur des entrevues menées auprès de jeunes s’identifiant comme trans, nous proposons dans cet article de répondre aux questions suivantes. Quelles sont certaines des singularités des expériences scolaires des jeunes trans? Quelle est la prévalence des expériences de victimation liées à l’expression de genre, ou à la non-conformité d’un élève aux normes de genre (relatives au masculin et au féminin) à l’école secondaire québécoise? Quels parallèles peuvent être établis entre les violences homophobes et les violences transphobes à l’école?

Méthodologie

Les données de cet article sont basées sur une recherche Les impacts de l’homophobie et de la violence homophobe sur la persévérance et la réussite scolaires, dirigée entre 2007 et 2010 par Line Chamberland (Université du Québec à Montréal). Première recherche sur l’homophobie dans les écoles à l’échelle de la province du Québec, elle visait à dresser le portrait du climat scolaire relatif à l’homophobie dans les écoles secondaires du Québec, ainsi qu’à examiner les impacts de l’homophobie sur les expériences scolaires des jeunes qui en sont victimes.

Il nous est rapidement apparu nécessaire de consacrer un sous-volet spécifique à l’expérience scolaire des jeunes trans, en raison des spécificités de leur vécu personnel et scolaire (relatives à leur transition sociale ou scolaire, à l’enchevêtrement des discriminations homophobes et transphobes vécues), mais également pour des raisons d’ordre méthodologique (difficultés de recrutement de jeunes trans, d’emblée peu nombreux et potentiellement doublement victimisés et vulnérables). Si les principales réflexions de cet article s’appuient sur les résultats de la recherche à grande échelle sur l’homophobie, c’est néanmoins à partir des expériences des élèves trans que nous les illustrerons, dans la mesure où leurs propos rendent compte de façon singulière de l’intersection entre le genre, l’expression du genre et l’orientation sexuelle.

Volet sur le climat scolaire et l’homophobie

Un questionnaire d’enquête auto-administré sur le climat scolaire eu égard à la discrimination homophobe a été rempli, au printemps 2009, par 2 747 élèves de niveau 3 et 5 de l’école secondaire québécoise[4]. Un échantillon représentatif de l’ensemble de la province a été constitué en deux temps. Des établissements ont d’abord été identifiés sur la base de leur localisation, de leur taille et de leur langue d’enseignement (la collecte s’est faite en français et en anglais). Des classes ont ensuite été sélectionnées dans chacun de ces établissements, à raison de deux par niveau scolaire. Le taux de réponse considérablement élevé (90%) s’explique par le caractère obligatoire de la complétion du questionnaire, lors d’une séance régulière de cours.

Les répondants avaient entre 14 et 19 ans au moment de la complétion du questionnaire, pour un âge médian de 16 ans. Plus de la moitié (52,6 %) d’entre eux sont de sexe féminin et 47,4 %, de sexe masculin. Questionnés sur leur auto-identification en matière d’orientation sexuelle, 92 % des répondants se sont déclarés hétérosexuels. Des 8 % restants, 1 % se sont identifiés comme gais ou lesbiennes, 2 % comme bisexuel(le)s, 2 % comme queer, et 3 % ont rapporté questionner leur orientation sexuelle ou ne pas savoir comment se définir.

Parallèlement à la passation du questionnaire, des entrevues semi-structurées ont été menées entre 2007 et 2010 auprès de 64 élèves âgés de 14 à 24 ans, s’identifiant comme LGBQ et rapportant avoir vécu des difficultés en milieu scolaire en lien avec leur orientation sexuelle. Le recrutement des individus formant cet échantillon de convenance s’est fait par l’entremise d’organismes et d’associations oeuvrant auprès de jeunes de niveau secondaire, grâce à la collaboration d’intervenants-alliés travaillant dans les écoles, ainsi que par les réseaux sociaux. D’une durée moyenne de 90 minutes, ces entrevues portaient sur les expériences scolaires des jeunes (notamment en lien avec l’homophobie vécue) et sur les facteurs ayant contribué à leur résilience ou à accentuer leur vulnérabilité.

Volet sur les expériences scolaires des jeunes trans

Des entretiens semi-structurés ont été menés en 2008-2009 auprès de huit jeunes s’identifiant comme trans ou rapportant être en questionnement sur leur identité de genre, et six personnes identifiées comme informateurs clés en raison de leur connaissance des réalités des jeunes trans. Les critères de recrutement étaient à dessein larges, un choix préconisé à la fois par le faible nombre absolu de jeunes trans québécois et par le caractère exploratoire de notre recherche. La majorité des jeunes rencontrés ont rapporté qu’ils étaient déjà en questionnement par rapport à leur identité de genre pendant leurs études secondaires, mais qu’ils ont cherché à obtenir leur diplôme avant d’entamer une transition, sociale (se présenter publiquement sous le genre désiré, demander à ce que soit utilisé leur prénom choisi) ou médicale (prise d’hormones, traitements chirurgicaux).

Le recrutement de participants aux entrevues s’est fait par le biais d’organismes, de comités et de groupes œuvrant auprès des trans, par Internet (forums, blogues, réseaux sociaux) et au cours d’évènements organisés par la communauté trans. Les thématiques abordées au cours des entretiens étaient variées et touchaient différents aspects de la vie des participants : le déroulement de la transition de sexe/genre, les relations familiales, la vie de couple, le milieu de travail, avec un accent sur le parcours scolaire depuis l’école primaire.

Résultats

Les discriminations à l’école  

L’un des items du questionnaire visait à évaluer la part relative des violences homophobes et genrées dans la totalité des violences et des discriminations qui peuvent avoir lieu en milieu scolaire. La question était posée comme suit : « À ta connaissance, depuis que tu fréquentes cette école secondaire, à quelle fréquence les élèves se font-ils taquiner méchamment, « écoeurer », intimider, insulter ou harceler pour les raisons suivantes…? ». Neuf types de raisons étaient par la suite énumérés. Le tableau 1 présente les principaux résultats.

Tableau 1

Deux des trois motifs de discrimination les plus fréquemment rapportés par les élèves, soit la non-conformité de genre (« Parce qu’un gars se comporte de manière trop féminine ou qu’une fille se comporte de manière trop masculine ») et l’orientation sexuelle réelle ou présumée (« Parce qu’ils sont ou qu’on pense qu’ils sont LGB »), évoquent clairement l’existence à l’école secondaire d’une violence basée sur le genre. En d’autres termes, et sans égard à une violence peut-être plus traditionnellement sexiste (« En raison de leur sexe »), une large proportion de la violence scolaire semble basée sur la conformité aux normes de genre, c’est-à-dire prend pour cibles des élèves qui dérogent d’une manière ou d’une autre aux attentes normatives propres à leur sexe. Il peut s’agir d’un garçon affichant une apparence, ou présentant des comportements et des goûts réputés « féminins », incluant les attirances envers d’autres garçons – et bien sûr, le contraire pour une fille. Cette dite conformité au genre peut également s’appréhender sur la base de l’orientation sexuelle, réelle ou telle que perçue.

Les violences homophobes

Afin de documenter la fréquence des violences homophobes, c’est-à-dire ciblant un individu en raison de son orientation sexuelle réelle ou présumée, nous avons demandé aux répondants à quelle fréquence ils avaient personnellement vécu différents types de violences, parce qu’on pense qu’ils sont, ou parce qu’ils sont gais, lesbiennes ou bisexuel(le)s. L’énoncé était suivi de neuf types de violences, tels que « se faire vandaliser ou voler des effets personnels », « se faire exclure, rejeter ou être mis à l’écart » et « se faire insulter, subir des moqueries ».

Sur le plan de la victimation homophobe, donc, 38,6 % de tous les répondants ont rapporté avoir personnellement vécu au moins un des types d’incidents mentionnés parce qu’on leur avait attribué, que ce soit à tort ou à raison, une orientation sexuelle homosexuelle ou bisexuelle. Plus du tiers des élèves s’identifiant comme hétérosexuels (35,4 %) ont rapporté avoir vécu au moins une fois un incident de nature homophobe, alors que c’est le cas de 69,0 % des élèves LGBQ. Les types d’incidents les plus récurrents sont les violences verbales (insultes, moqueries et humiliations) (24,0 %), suivies de près par les rumeurs visant à nuire à la réputation (23,2 %), par les gestes de rejet ou d’exclusion (16,8 %) et la cyberintimidation (10,9 %). Les violences visant l’intégrité physique de quelqu’un sont moins fréquentes : 8,5 % des élèves rapportent avoir été visés par des violences physiques (bousculades, coups, crachats), 7,0 % par du harcèlement sexuel (avances sexuelles insistantes, attouchements non désirés), 6,4 % par des menaces, 5,6 % par des actes de vandalisme ou de vol, et 3,9 % par des agressions sexuelles (participation à des gestes sexuels sous la contrainte, voyeurisme/exhibitionnisme).

Afin d’observer l’influence sur la victimation homophobe des deux « types » de variables de genre évoquées précédemment (référant tantôt aux garçons et aux filles ; tantôt à la conformité de genre), nous avons mené des analyses croisées en fonction du genre (référant ici aux garçons et aux filles) et de l’orientation sexuelle réelle ou perçue – des réponses aux questions de victimations vécues par les élèves parce qu’ils sont ou parce qu’on pense qu’ils sont LGB. Quatre types de violences ont fait l’objet de telles analyses : violences physiques, verbales, sexuelles et la cyberintimidation. Le tableau 2 résume ces résultats.

Tableau 2

Pour ce qui est des violences physiques, c’est-à-dire touchant l’intégrité corporelle d’un élève (coups, bousculades et crachats), 8,5 % de tous les répondants sondés rapportent avoir vécu au moins un tel épisode depuis le début de l’année scolaire parce qu’ils sont ou parce qu’on pense qu’ils sont LGB. Si l’on considère les résultats selon l’orientation sexuelle, cette proportion est de 7,4 % chez les élèves hétérosexuels, et 18,3 % chez les élèves LGBQ. Plus particulièrement, 9,9 % des garçons hétérosexuels et 5,2 % des filles hétérosexuelles rapportent avoir vécu de la violence physique à l’école en raison de leur orientation sexuelle réelle ou présumée, alors que ces proportions sont plus que doublées pour les élèves LGBQ (23,4 % des garçons GBQ et 14,4 % des filles LBQ disent avoir été victimes de telles violences).

Si l’on regarde cette fois uniquement les violences verbales (de type insultes, moqueries et humiliations), 24,0 % de l’ensemble des répondants déclarent avoir vécu au moins un épisode de violence verbale en raison de leur orientation sexuelle réelle ou prêtée. Une analyse plus poussée des victimes suggère toutefois que ces résultats sont à comprendre en considérant le genre et l’orientation sexuelle de ces dernières. En effet, 21,3 % des élèves hétérosexuels rapportent avoir vécu des violences verbales homophobes depuis le début de l’année scolaire (25,8 % chez les garçons hétérosexuels, 17,2 % chez les filles hétérosexuelles). C’est toutefois le cas de 50,2 % des élèves LGBQ (52,1 % chez les garçons GBQ et 48,3 % chez les filles LBQ).

Du côté des violences sexuelles (p. ex. avances insistantes, attouchements non désirés), ce sont 7,0 % de tous les élèves sondés qui rapportent en avoir fait l’objet à cause de leur orientation sexuelle réelle ou présumée. Une lecture par orientation sexuelle met en évidence qu’il s’agit de violences sensiblement plus rapportées chez les élèves LGBQ que chez ceux qui s’identifient comme hétérosexuels, et chez les filles que chez les garçons. Cette proportion est donc de 6,2 % chez les élèves hétérosexuels (4,4 % des garçons, 7,8 % des filles), comparé à 16,5 % chez les élèves LGBQ (10,8 % des garçons, 21,1 % des filles).

En dernier lieu, les élèves victimes de cyberintimidation (c’est-à-dire de victimation par voie électronique) sont proportionnellement plus susceptibles d’être LGBQ et de sexe féminin. Chez tous les répondants de l’enquête, 10,8 % des élèves disent avoir vécu au moins un épisode de cyberintimidation depuis le début de l’année scolaire parce qu’ils sont ou parce qu’on pense qu’ils sont LGBQ. Si l’on observe ces données par orientation, cette proportion est de 9,6 % chez les élèves hétérosexuels (8,2 % des garçons, 10,8 % des filles), alors qu’elle augmente à 23,6 % chez les élèves LGBQ (14,0 % des garçons, 31,4 % des filles).

Les expériences scolaires des jeunes trans

Bien des jeunes trans rencontrés dans le cadre de notre enquête partageaient des expériences similaires de discrimination, évoquant s’être faits intimider en raison de leur expression de genre atypique, interprétée par leurs pairs comme l’incarnation d’une évidente homosexualité. La plupart des incidents répertoriés sont de trois types : 1) l’exclusion ou le rejet; 2) les violences verbales; 3) les agressions physiques. Plusieurs des jeunes trans ont rapporté des instances où ils avaient explicitement été exclus d’un groupe ou mis à l’écart par leurs pairs, en raison du caractère étrange qui leur était prêté, alors que d’autres choisissaient eux-mêmes de se tenir à distance d’individus ou d’endroits qui ne leur paraissaient pas rassurants, ou sécuritaires.

Parmi les violences verbales desquelles rapportent être victimes les élèves trans figurent non seulement les insultes, les rumeurs et les blagues mal intentionnées, mais également le recours délibéré aux mauvais prénom et pronom, ou le fait de tourner en dérision les prénom et pronom choisis. Le choix d’un prénom reflétant l’identité de genre du jeune trans est une étape majeure de son parcours identitaire et de sa transition sociale. Sa pleine acceptation par ses pairs est donc en partie tributaire de la constance avec laquelle ses interlocuteurs font usage des prénom et pronom correspondant au genre désiré, dans la mesure où l’identité trans est dévoilée lorsque ces derniers ne correspondent pas à l’expression de genre de l’individu.

[Les élèves] ne disaient pas : « Tu es laid, le transsexuel! ». C’était plus subtil. Ils m’appelaient Benoit, mais de la manière qu’ils le disaient, c’était vraiment rire de moi. (Benoît, homme trans, 19 ans)

Dans un cours en particulier, c’était difficile parce que [l’enseignante ne savait pas] si j’étais un garçon ou une fille. Ça mélangeait tout le monde. Les élèves ne le savaient pas non plus, alors ils m’embêtaient avec ça. (Claude, homme trans en questionnement, 20 ans)

Il s’agit là de violences particulièrement insidieuses dans leurs impacts, dans la mesure où elles sont susceptibles de se jouer de façon répétitive, et d’être potentiellement banalisées ou non interrompues, voire reproduites, par les adultes en situation d’autorité. Certains ont même vécu jusqu’à des agressions physiques fréquentes.

Également, des circonstances a priori banales vécues au quotidien par les élèves et nécessitant une ségrégation par sexe (p. ex., l’usage d’espaces sexués comme les salles de bain ou les vestiaires, ou encore la séparation en groupes d’individus du même sexe) peuvent s’avérer particulièrement problématiques pour des jeunes trans. Comme il s’agit d’espaces non mixtes réservés tantôt aux garçons, tantôt aux filles, la présence d’un élève trans ou ne présentant pas une apparence de genre typique peut être vue comme menaçante, tant d’un côté que de l’autre (Holman et Goldberg, 2006). Les élèves trans peuvent alors craindre la fréquentation de tels lieux, voire les éviter (absentéisme).

J’allais dans les toilettes pour hommes, mais, durant la première session, j’avais encore mes règles, alors c’était un peu compliqué. J’allais dans la cabine et j’urinais assis. J’avais toujours la crainte que la personne qui est à côté m’entende uriner assis, [qu’il se dise] : « à son débit, il y a quelque chose d’étrange ». (Antonin, homme trans, 20 ans)

Il est passablement complexe de départager ce qui relève de l’homophobie, de la transphobie et des violences de genre. Les incidents dont les jeunes trans sont victimes peuvent souvent être qualifiés d’homophobes, dans la mesure où ils répriment ou pénalisent chez eux certaines caractéristiques associées (à tort ou à raison) à l’homosexualité, et ce, qu’ils s’identifient comme LGBQ ou comme hétérosexuels. Ils peuvent également être les victimes de transphobie. Bien que la transphobie au sens strict du terme réfère aux réactions négatives ou d’hostilité envers des personnes transidentifiées (ce que ne sont pas nécessairement encore des élèves adolescents) des jeunes trans nous ont d’ailleurs rapporté avoir vécu de la discrimination et de l’exclusion sur la base de leur expression de genre atypique et ce, dès le début de leur scolarité, avant même l’émergence des premiers questionnements sur leur identité de genre, et des années avant qu’ils n’entament de transition à proprement parler.

Conclusion

Au terme de l’analyse des données, il est possible de suggérer qu’il existe un double jeu relatif au genre dans les violences homophobes en milieu scolaire. D’une part, certaines violences homophobes sont genrées dans la mesure où elles ciblent davantage les garçons que les filles (ou les filles que les garçons), quelle que soit leur orientation sexuelle. Par exemple, les garçons sont plus sujets que les filles aux violences physiques (bousculades et coups), aux violences verbales (insultes, taquineries méchantes, humiliations), ainsi qu’au vol et au vandalisme. Les filles sont plutôt ciblées par les violences sexuelles, par la cyberintimidation et par certaines violences dites symboliques (par exemple, elles font davantage l’objet de rumeurs visant à nuire à leur réputation). Ces résultats portant sur les violences homophobes convergent avec des données établies de longue date sur le caractère genré des violences à l’école (voir notamment Smith et Sharp, 1994).

De l’autre côté, les violences homophobes, c’est-à-dire celles ciblant des élèves en raison de leur orientation sexuelle réelle (parce qu’ils sont LGBQ) ou de leur homosexualité/bisexualité présumée (parce qu’on pense qu’ils sont LGBQ) touchent plus d’un élève sur trois (38,6 %) à l’école secondaire, sans égard à l’orientation sexuelle. Bien que les élèves hétérosexuels soient nombreux à être ciblés par des violences homophobes (35,4 %), les élèves s’identifiant comme LGBQ sont systématiquement plus victimes de ces violences (69,0 %). Ils sont en effet au moins deux fois plus victimisés que leurs pairs hétérosexuels, et ce, pour tous les types d’incidents homophobes répertoriés. Ces violences homophobes sont également fortement genrées dans la manière dont elles ciblent des individus non-conformes à leur genre, c’est-à-dire des garçons auxquels sont attribuées des caractéristiques du genre féminin ou des filles auxquelles sont attribuées des caractéristiques masculines.

Notre enquête sur l’homophobie à l’école met à jour un double jeu du genre, dans la mesure où les effets de l’appartenance de sexe et de l’orientation sexuelle rapportée se conjuguent pour devenir des prédicteurs importants de la victimation scolaire. De ce fait, pour les épisodes de violences physiques et verbales, de même que de vandalisme, de vol et d’exclusion/rejet, on remarque un modèle de victimation ciblant, par ordre, d’abord les garçons GBQ et les filles LBQ, puis les garçons hétérosexuels, suivis des filles hétérosexuelles. Quant aux violences sexuelles, à la cyberintimidation et à la diffusion de rumeurs négatives, elles se déclinent presque suivant un modèle inverse : soit les filles LGB en premier, suivies des garçons GBQ, puis des filles hétérosexuelles et, finalement, des garçons hétérosexuels.

Qu’ils s’identifient comme trans ou qu’ils soient LGBQ, les élèves ayant pris part à l’étude estiment que les violences dont ils sont ou ont été les cibles en milieu scolaire résulteraient davantage de leur non-correspondance aux canons normatifs de la féminité́ ou de la masculinité́, plutôt que de leurs véritables préférences en matière d’orientation sexuelle. En évoquant leur difficulté à fréquenter des espaces sexués, en suggérant que les demandes faites à leurs interlocuteurs de modifier les prénoms et pronom qui leur sont accolés puissent être reçues avec réticence, voire avec dégoût, les récits des élèves trans confirment, par des exemples très concrets et propres à leur cheminement transidentitaire, le « problème » que pose l’inadéquation de genre en milieu scolaire. Ils appuient ce faisant l’hypothèse selon laquelle les violences entre pairs agissent comme des mécanismes de gestion du genre et des orientations sexuelles à l’école. Ces épisodes de violence seraient en effet à comprendre comme autant d’exercices visant à prouver tantôt la virilité, et donc la masculinité, des garçons (Ayral, 2010 ; Martino 2000), tantôt la désirabilité sociale et sexuelle des filles (Hamilton, 2007).


Références

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Les données de cette étude sont tirées d’une recherche ayant bénéficié du soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du programme d’Action concertée sur la persévérance et la réussite scolaire géré par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) et le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).

[2] Dans cet article, l’expression non-conformité de genre évoque la non-correspondance d’un individu aux normes sociales de genre, c’est-à-dire relatives à la masculinité pour un garçon, à la féminité pour une fille.

[3] Dans cet article, le terme « trans » réfère aux élèves s’identifiant comme transsexuel(le)s ou transgenres, ou encore questionnant leur identité de genre.

[4] Soit l’équivalent de la troisième et de la première du système scolaire français.


Mise en ligne : 321 janvier 2014.

L’art des corps

Isabelle Flumian, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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Affiche du festival, juin 2013


Comprendre comment le corps nous construit et construit nos relations au autres, au monde. Comprendre les questionnements autour de la notion de Masculin/féminin : Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ? Peut on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ? On s’aperçoit que ce que l’on croyait figé est extrêmement mouvant. Et aborder ce sujet c’est comprendre sa complexité. 

(extrait de l’édito du festival L’art des corps de Lagorce)

De « l’identité » des passages

Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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(Photo, Emisphères)

 

A la demande d’une association, Pas de panique, nous sommes intervenues à Lagorce, minuscule village en Ardèche. Notre constat : le débat, pour peu qu’il corresponde à un interrogation profonde d’époque, réinterroge désormais à la fois ce qui compose nos identités et le lien social. Nous nous sommes appuyées sur cette expérience pour cette chronique du temps présent.

Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ?

A toutes ses questions, répondons « pas seulement », d’où cette « complexité » qui semble surgir alors qu’elle est déjà notre monde multiculturel et multi-identitaire ; partout où cette multitude se croise chaque jour dans l’espace public en étant soigneusement (re)genré pour adhérer aux normes publiques de genre et n’est jamais dite, entièrement absorbée par la symbolique du sexe d’où semble partir et se déployer. Il s’ensuit ce brouillage instrumentalisé dans l’espace médiatique par l’assaut contre les « théories du genre » et, ce qui nous intéresse ici, un dialogue d’aller et retours sur l’approche culturaliste que propose les études de genre. Comment passer du sexe au genre ? Que passe-t-on ? L’exposition d’Emilie (Emisphères) nous montre ce qu’il en est des graphies regenrées selon des envies, sensibilités, introspection. D’emblée, ces personnes semblent venir d’un espace hors-norme travesti. Sont-elles des femmes, des hommes, des travestis, des queers ? Emilie répond, non, juste « XXY ». Elle pousse l’indétermination au paroxysme des chromosomes prétendant dire, depuis cette détermination minuscule, invisible mais déterminante, ce qu’il en est dela biologie et n’est pas du côté du genre. Or n’est-ce pas là l’un des piliers de la modernité ? On se souvient du démenti d’Elisabeh Badinter, « XY, l’identité masculine ». Plus récent, l’analyse de Anaïs Bohuon sur le monde du sport, les tests de féminité et la Sud-africaine Caster Semenya. De quoi ce « XXY » est-il le nom ? Il ne surgit, non du corps et des éventuelles sexualités, mais de ce lieu anthropologique par excellence : l’identité. Et ainsi, cette question, lors du débat après le film de Ludwig Trovato : « Mais qu’est-ce que ce « genre » dont vous parlez, quelle différence entre sexe et genre ? » Ici, c’est moins le « transsexualisme », saturé de termes médicaux, que la norme qui devient problématique dans cet écart béant entre tradition et modernité, entre mondes encore fixes et mondialisme pressé qu’analyse Z. Bauman. Le trouble est ici à son comble. Remplacer le sexe par du genre revient-il à l’effacer ? Pour nombre d’entre nous, aucun doute. L’effacement de cette « frontière » biffe la frontière elle-même où il s’ensuit une perte de sens manifeste que d’aucuns ont analysé comme psychose. Défaite par une science dont la mission devait en confirmer la réalité surplombante, elle vient à défaire le surplomb attendu. XX ou XY ne fait pas de nous des femmes ou des hommes si nous ne le sommes pas. Ludwig dit sa complexité, changer de genre, et d’une partie des caractéristiques de la sexuation secondaire, mais non de sexe. Voilà qui dit le genre et ce que le genre fait au « sexe social » sans toucher au sexe biologique.

On l’imagine, public perplexe donc mais public curieux, fasciné mais non tétanisé : qu’en est-il de la limite à la liberté individuelle, me demande un bénnévole du festival. Se perd-on si l’on n’est plus limité, encadré ? La problématique du trans et sa pratique et théorie sont déjà comprises à ce stade en ce qu’elles reposent les questions anciennes, abattent la frontière supposée qu’occupait silencieusement le genre dans le clivage homo/hétérosexualité que Kevin Voinet met en scène dans ses clips. Comment aborder un tel sujet, au-delà de la simple figure d’un transsexualisme fabriqué « à coups d’hormones et d’opérations mutilantes », dit ce médecin dans « Je suis née transsexuelle » (1995, de Béatrice Pollet) ou d’un travestissement dont la fonction est de maintenir une frontière homo/hétérosexualité ? Plus ardu : quel est le corps de l’intersexe ? Si le corps n’est plus cette origine d’une nuit des temps, quel est-il ? En suis-je ce simple locataire de part l’indisponibilité sociojuridique, ou ce propriétaire de ses fonctions comme le soumet le questionnement féministe ? Pourquoi y a-t-il de l’indisponibilité ? Notre corps est-il ce que fait notre sexualité et, dans ce cas, comment continuer à dire et croire que le corps nous construit ? Qui est ce nous ? Ce qui surgit du corps ou de la relation, d’un rapport d’ordre des normes sur le corps, la sexualité, la différence entre les sexes ou son différent hiérarchique, sa mécanique injuste, inégalitaire ?

Peut-on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ?

Le genre surgit ici de manière nette. Nous nous nommons, nous fondons en tant qu’humanité au côté des déterminismes biologiques. L’humain ne se fonde nullement comme mâle ou femelle mais bien comme femme(s) et homme(s). Ajoutons : comme androgyne(s), intergenre(s). Le sens prédomine la matérialité corporelle, la sexualité et la procréation nous en rapproche. Mais s’il existait d’autres identités que l’ethno-anthropologie a analysé dans d’autres sociétés non-binaires ? L’édito nous questionne encore, insistant :

« Pourquoi notre société française, occidentale est elle si catégorisée, si « binarisée » ? Pourquoi doit-on s’identifier à un genre sexuel ? Que se passerait-il si on pouvait ne pas avoir à choisir entre il ou elle ? Qu’est ce qui est normal ? Quel est le référent ? »

Le corps ne serait-il donc pas (plus ?) le référent, ce point de départ à ces identités et sexualités ? Il s’ensuit cette remise en question qui peut être pour certain.es remise en cause et c’est le cas si l’on s’en tient aux multiples polémiques, des manuels SVT au mariage pour tou.te.s et aux compagnes actuelles où s’affrontent non seulement la tradition à la modernité mais encore des logiques scientifiques, des disciplines de la nature contre des disciplines sociales et humaines. Tant que l’homosexualité était ce « manque » que prétendait décrire une vision sociobiologiste, opposée à une hétérosexualité naturelle, nul doute : la liberté sexuelle par laquelle l’identité peut espérer atteindre un épanouissement, même temporaire et fugace, est bien cet enjeu débordant largement la seule sexualité. En un mot, cette épaisseur reliant le corps et ses corpus faisant « société ». Ainsi, « L’homme est indiscernable de son corps qui donne l’épaisseur et la sensualité du monde », phrase de David Lebreton que reprend Emisphères, titre de l’exposition d’Emilie. Le débat actuel sur le « Genre » ne fait pas exception puisqu’il rend visible ce qui tient du genre, ce qui le fonde dans/par l’articulation du genre à une tradition naturaliste. Mais que faire du trans, cet espace des transitions, traversées, reformulations de cette articulation lorsque la tradition bouge ? Fortement ancré dans une binarité et inégalité structurelles, ce débat peut surmonter les réflexes et clivages ordonnant hiérarchiquement et maintenant un tel édifice sans les esquiver, devant « déconstruire » cette « coïncidence sexe-genre » en tradition  pour pouvoir la « reconstruire ». Enjeu donc dans ce « malaise ». Beetwen the 2 de Tanvi Talwar n’esquive pas la question fâcheuse : « la conception du film est née de la gêne et peur de l’auteur envers les trans-sexuels. », écrit la réalisatrice.

L’enjeu dressé aujourd’hui des identités complexes et mouvantes aux côtés des identités monistes et fixes ne peut se rabattre en une modernité versus traditionalité, Occident vs non-Occident. L’étonnement, la curiosité faisaient place aux difficultés à aborder un type de savoir qui semble surgir de l’espace urbain, propre à sa logique de métamodernité en ligne dans un village où précisément les téléphones portables, cet outil de l’hypermodernité en ligne, sont muets. Etonnement mais aussi malaise dans le rapport aux « anciens » et sa hiérarchie naturaliste, non pensée. L’art des corps n’est donc pas une réponse univoque et se déploie en tant qu’interrogation des lieux et leurs usages culturels comme économiques.

L’art des corps est avant tout un art de vivre-ensemble que l’équipe de Lagorce (petit village de 200 habitants) autour d’Annie Goy ont investi et su montrer. A lui seul, le « Cabaresto » (mot-hybride de Cabaret et restaurant) en incarne la volonté et la voix gouailleuse de Danielle, élue aboyeuse, fidèle Madame Loyale écumant les rues et caves de Lagorce. Nous sommes accompagnées par Isabelle, élue médiatrice des Tablées (joli terme rapelllant le rituel de la parole autour d’une tablée), distribuant la parole pour ce qu’elle est : un don collectif à exprimer. 


Sur le fond

Isabelle Flumian

(Médiatrice des Tablées au festival de Lagorce)

 

Maud nous a posé une question qui n’a pas fini de tracer son sillon en moi :

Si nous pouvions ôter de nos identités tous les attributs sexuels secondaires, ainsi que tous les éléments culturels de genre qui nous constituent et nous ont constitué : que resterait-il ?

J’ai dit pendant la tablée qu’il m’était bien difficile de concevoir ce qui resterait ; que ça semblait être de l’ordre de l’inconcevable. Impression que mon genre « me colle à la peau » depuis l’exclamation primordiale « c’est une fille ! », le jour de ma naissance.

J’ai d’ailleurs un récit familial sur ce premier jour. Dont ma grand-mère paternelle est l’héroïne. Elle avait elle-même accouché de 2 garçons. Et j’étais la première de ses petits enfants. En ce temps-là, déjà, elle souffrait des jambes, et se déplaçait avec quelques difficultés. Le mythe dit que sous le coup de la joie, emportée par l’émotion, proférant en VO des « Santa Maria Benedetta ! », elle s’est précipitée dans les étages de la clinique…alors que ma mère et moi étions logées au rez de chaussée…

Bref.

Je ne trouvais pas d’impressions sensorielles, d’émotions qui m’auraient atteinte sans passer par le filtre de mon genre : j’ai écouté, senti, compris, coléré, craint, me suis réjouie ou désespérée, j’ai touché, été touchée…aussi en tant que femme. Et jamais en tant qu’être humain non genré. Donc tout ce qui me constitue s’est constitué autour d’un noyau genré. 

Sensible au vertige engendré par la question, je l’ai colportée. Je ramène une réponse qui m’a paru évidente une fois entendue, comme le « rien » me paraissait évident tant que je ne me posais la question qu’à moi-même :

il resterait le souffle ; la respiration.

Et je me dis du coup que peut-être, les cieux étoilés, les soleils couchants et les clairs de lune, ce que leur contemplation me fait, pourraient peut-être aussi compter parmi « ce qui resterait ».

C’est étrange, non ? Que les réponses se promènent du tréfonds de l’être, de l’essence de la vie, aux confins atmosphériques, voire cosmiques…

Autre écho :

Hors tablée, les débats se poursuivaient au Cabaresto.

Je garde en mémoire la récurrence des perplexités vis-à-vis de la trajectoire de Ludwig. De l’expression d’une certaine incompréhension sur cette distinction genre/sexe, incarnée dans une vie humaine. Les récits de trajectoires transexuelles nous stupéfient, nous édifient, ne cessent de nous enseigner des doutes sur ce qui semblait évident ou « naturel ». Le fait que Ludwig décide de « vivre une vie d’homme », dans un corps de femme partiellement transformé dépasse, pour certains d’entre nous, nos possibilités d’empathie.

L’auteur nous donne beaucoup d’indications, nous montre plusieurs facettes de ce qu’il est : des photos d’adolescence, des trajectoires de création audiovisuelle, des points de vue d’amis, de proches, de sa mère. Il retourne avec nous, pour le film, dans le village sicilien natal, la confrontation avec son père, des représentations de jeux sexuels,…

Et l’ensemble peine à faire un « tout » dans la représentation des spectateurs qui en parlent. Il y a toujours un aspect qui semble nous dire que nous n’avons pas compris l’ensemble, qui réfute une hypothèse d’entendement…

Une œuvre d’autant plus perturbante que la sincérité y scintille comme un diamant.

La violence de la mise à nu du père, pour les spectateurs. La séquence au cours de laquelle Ludwig parviendra à faire dire à son père qu’il ne l’a pas reconnu et ne le reconnaît toujours pas comme fils a été perçue comme violente dans sa longueur, violente par ce « forçage » médiumnique via la caméra, qui ne lâche pas le père comme s’il était prisonnier entre deux lamelles sous un microscope. La légitimité du fils était discutée, même si elle était aussi explicable par une violence (plus forte ? équivalente ?) de n’être pas reconnu.

      Le film de Jan Fabre « Quando l’uomo principale è una donna », a occupé une partie significative des échanges de la seconde tablée. Des réceptions contrastées se sont exprimées, allant de la fascination au dégoût.

L’interjection

Au cours des tablées, pour donner la parole à une personne qui l’avait demandée, lorsque je ne connaissais pas le prénom de cette personne, je me suis entendue la solliciter par un « Monsieur », ou « Madame », et, si la personne était jeune « Mademoiselle ».

Je me suis déçue moi-même, d’assigner un genre supposé à chacun(e ), à haute voix et en public.

Je me suis déçue aussi avec le « Mademoiselle », que j’ai personnellement œuvré à rayer de mes bulletins de salaires, relevés de caisses d’assurance maladie et bancaires. Je ne me voyais néanmoins pas interpeller une vraiment jeune femme par un « Madame ».

A un moment donné, une personne, peu « genrée » (je dis peu, car j’avais une hypothèse dominante, mais pas exclusive…), avait visiblement des choses à dire. Alors je lui ai proposé : « Oui ? Vous souhaitez dire quelque chose ? ».

Et cette manière de faire à son égard ne m’a pas plu davantage. Trop impersonnel. Alors excusez-moi (M’ssieursdames !!!!!), mais le langage me pose problème.

Karine nous a raconté comment elle s’y prenait avec un(e ) ami( e) au genre fluctuant. Qu’elle fonctionnait au feeling et employait selon les moments « il », « elle », ou « iel » (une invention permettant de concilier personnalisation du pronom, et double genre).

D’une part ça ne m’aidait pas avec des personnes dont je ne connais pas les choix. D’autre part, nous ne partagions pas (encore) les codes, nous autres attablés !!!

Sur les tablées

Heureusement que nous n’étions pas dans un lieu de passage. Que nous étions dans un lieu où l’on pouvait entendre, se concentrer sur l’écoute.

Il était précieux d’avoir avec nous Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas qui ont réussi quelque chose de rare : éclairer nos questionnements plutôt qu’y répondre. C’est-à-dire qu’elles nous ont apporté des clés sur l’histoire, les représentations médiatiques et culturelles du transexualisme ; ont formulé en termes accessibles à tous quelques problématiques sociétales liées à l’intersexualité et l’intergenre. Elles ont aussi beaucoup écouté et nous ont dit ce qu’elles avaient entendu de nous.

 Bref, tout sauf nous dire ce qu’il fallait penser : « chapeau bas ! ».

Le débat après Ludwig

Une partie des questions portaient sur le « hors champ », le « hors cadre ». Le film amène des questions. Selon moi, il n’y a pas à regretter l’absence de l’auteur. Les questions auxquelles il aurait (ou n’aurait pas) répondu, ont leur valeur en tant que questions. Nous aurions peut-être été plus « renseignés », informés, voire enseignés, par des réponses sur l’après, l’avant, les choix de ou de ne pas…

Mais la valeur de l’œuvre et de sa présentation ne réside pas dans l’histoire de vie de l’auteur. Mais dans ce que nous fait de voir ce que nous voyons, d’entendre ce que nous entendons, de comprendre ce que nous comprenons, dans le miroir qu’il nous tend, dans nos vies qui s’y reflètent et s’y réinterprètent. De le partager, de le mettre en culture, d’en faire culture. Et personnellement c’est ce qui m’intéresse.

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Ludwig Trovato


 Mise en ligne, 30 août 2013.

Du Transféminisme

M-Y. Thomas


Du transféminisme
comme présence et analyse au monde
 L’oubli des « hybrides » ?

 

Le terme renvoie à une alliance entre le mouvement trans et le mouvement postféministe ; précision importante s’il en est puisque nombre de féminismes et auteures féministes rejettent encore aujourd’hui violemment les personnes trans au nom d’un essentialisme comme produit « rabaissé » et « fabriqué » du patriarcat (Jeffreys, Raymond), d’une inégalité structurelle (Héritier) ou d’un fondationnalisme (Agacinski). La question du féminisme chez les trans est récente et à trait pour l’essentiel non pas à une appartenance sociosexuelle de groupe -ce qui compose les féminismes première et seconde générations- mais à une analyse politique de la société telle qu’elle reste fondée sur une inégalité structurelle, inventant un « sujet-patient » trans « hors-normes afin de valider ultimement une « affection » contre les conclusions de sa propre clinique. Typiquement et alors que la question trans est fortement subdivisée entre FTM et MTF (suivant là la binarisation de la société partiarcale), entre intégrationnisme et non-intégrationnisme, la rélfexion critique sur la société binaire dissout cette cloison en interrogeant les rapports, relations et objets dans leur production continue d’hybrides niés dans leur existence (Latour, 1991). Ainsi, changement de sexe, contraception et IVG, entre autres objets modernes reconfigurent le corps. Les uns sont construits en positif au nom du progrès ou de la famille, les autres en négatif. Le tout au nom d’une conception historique refusant de considérer cette inégalité organisant structurellement des prescriptions morales fortes trouvant ses appuis aujourd’hui encore dans la nature ou une authenticité du sujet social-subjectif par soustraction des « hybrides ». Le droit, de son côté, continue à opposer une « indisponibilité de la personne » tramée socialement et historiquement par un patriarcat sans âge, imposant une politique du tout-ou-rien et prescrivant une politique de stérilisation. Il s’ensuit ce déni des usages sociotechniques régulant la question trans faute de régulation sociale et ce décalage permanent entre une démocratie de droit et ces inégalités quand toute la société moderne se fonde sur cet usage de greffes techniques.

 

D’un féminisme l’autre

Côté politique, il n’y a pas un féminisme des femmes et un féminisme trans si ce n’est celui d’une analyse des problématiques des femmes et des trans qui ne se recoupaient pas, engagés dans des luttes contradictoire. A l’horizon, une même domination que le « queer masquerait » (S. Jeffreys ainsi qu’une partie du militantisme trans français). Le postféminisme politique s’oppose à l’abstractisation conceptuelle composant l’horizon binaire (homme/femme, hétéro/homosexualité, masculin/féminin…) sur des croyances et hiérarchies patriarcales. Il est une interrogation et une analyse conjointes : nous avons en commun l’horizon d’une société inégalitaire, essentialiste, aveugle au genre et aux devenirs-minoritaires, théoricismes empruntant aux « théologies pratiques » du XXe siècle (M-J. Bertini), réfractaires aux réformes demandées au nom d’une égalité pourtant constitutionnelle. Le sujet essentiel du transféminisme n’est pas tant les trajectoires trans’ et leurs sexualités traversantes mais l’environnement qui les tissent en « transitions » contraintes, distinctes les unes des autres (travestis contre transgenres contre transsexes, distinguées des transitions intersexe) et recomposant in fine les déterminations sociales de la « différencedessexes » (Prokhoris, 2000) dont elles sont finalement exclu.es, assigné.es à incarner une idéologie individualiste (Jeffreys) ou libertaire (Castel) sans voir les reconstructions du lien social qui s’opèrent.

Comment vivre dans une société si l’on est sous le double feu d’une assignation sociosexuelle et l’organisation sociétale de telles discriminations ? Pour les trans, c’est peut-être la fin d’une controverse scientifique et anthropologique avec la reformulation de la question mais les résistances sont intactes, comme l’ont montré les violences exercées contre le mariage pour tou.te.s. Nous savons que le sexe n’est pas le genre et que son lien est un lien rituel, tramé par les déterminations sociales composant -et la reconstruisant face aux luttes pour les droits- une binarité toute sociale. Notre question est donc : puisque nous devons en passer par une reconnaissance institutionnelle en sus d’une réassignation médicale exigée par le champ juridique, quel type de travail devons-nous composer pour faire avancer un savoir qui est de l’ordre d’une connaissance, d’un savoir être, de cette ritualisation de lien en sachant que nous parlons de formes d’identités d’autant plus inattendues qu’elles semblent surgir du sas entre clinique et techniques ? Or, dès le début du XXe, le féminisme a travaillé et s’est étayé sur les techniques s’inventant et clivant l’hégémonie socioéconomique patriarcale. En travaillant sur l’égalité, il travaille sur les liens rituels, renouant ce qu’il a dénoué, dénouant ce qui a été noué en domination, redistribuant les cartes d’un équilibre toujours précaire entre identité sociale et identité à soi, représentation dominante et une authenticité de soi.

La question trans et intersexe, après la question homo, est typiquement l’objet de cette double production organisant une contrainte très forte que les trans appellent le passing. Soit, le passage d’un genre social à l’autre, surexposant la personne. Ce qui introduit non pas dans un espace public librement partagé par tous les membres de la société sans contraintes particulières mais dans un espace découpé de prescriptions fortes, non seulement en fonction de ses délimitations sociales historiquement constituées, mais surtout en fonction du rituel d’assignation au « sexe » commandant la division sexuelle.

 

D’une distinction sexe-genre hantée par les ré-essentialisations

Les féministes de première et seconde génération ont extrait la représentation de « la-femme » en la distinguant de la féminité, c’est-à-dire du genre ou quelque chose s’approchant des rôles de genre historiquement constitués et un essentialisme genrée (typiquement, la position commune sur une critique de l’instinct maternel, F. Héritier et E. Badinter) via une lectures des rôles, fonctions et attributions, métiers et places, tout en laissant, dans un premier temps, la sexualité et l’analyse du lien contextualisé avec le genre. Analyse située et donc recontextualisation géoculturelle et subjective. Or la définition même d’un être-femme ou homme est tramée politiquement par ce lien sexe-genre, sexualité et genre, d’où le statut très particulier du transsexualisme qui est hanté par une triple rupture (nature-culture, sexe-genre, individu-société), le plaçant dans le champ psychopathologique sans autre définition. Or d’autres groupes ont été ont été placés pour les mêmes raisons dans ce hors-champ/horsexe sociétal (Espineira, Thomas, Alessandrin, 2012).

Les féministes disent volontiers d’elles-mêmes qu’elles sont le « mauvais genre », aux deux sens du terme. Mauvais genre, axiome culturel déliant sexe et genre et mauvais genre au sens de mauvaise gente, refusant l’ordre établit et le transgressant politiquement et personnellement. Le féminisme est alors pris au double de sens de révolté et de transgression. En ce sens, féminisme et transféminisme ont à voir avec une subversion de l’ordre des genres. La « travestie en-homme » au XIXe peut être lue comme un geste politique pour sortir de l’adéquation sociosexuelle des privilèges et l’assignation à un espace confiné, notamment celui des rôles et espaces, typique de la période pré-industrielle. La culture butch a, tout le long du XXe, véhiculé cette double image. Elle est préexistante, socialement et historiquement, à la culture trans mais son angle d’analyse est restée lié au concept d’orientation sexuelle. Aussi, paradoxalement, c’est la culture trans jointe aux gender studies qui ont le plus renversé ce qui constitue le contenu de nos discussions, la binarité et le rapport « cisgenre » liant historiquement les représentations essentialistes. Elle est désormais au centre des renversements paradigmatiques, où les savoirs et revendications trans sont placés aux côtés d’autres savoirs et revendications en fondant cette intersectionnalité sociopolitique. D’où cette présence simultanée d’une « exception trans » et le fait qu’elle interroge les autres questions tout en restant enchâssée dans une psychopathologisation clinique et juridique. Cette militance n’est pas une militance spécifique (le seul fait des trans pour des trans) mais une militance globale : c’est l’ordre des genres et son étayage qui sont interrogés.

E. Dorlin et M. Bessin (2005) analysent à la suite d’un inventaire générationnel et au contact des trans studies : « les féminismes en France sont contraints d’interroger le sujet de leur lutte ». Certaines féministes vont jusqu’au bout de cette distinction sexe-genre en rompant avec le conflit dialectique nature/culture. Donna Haraway parle de cyborg, figure de « technologies de genre » et de sexe avec Teresa de Lauretis (2007). Parler de transsexualisme aujourd’hui, c’est parler de technologies de transformation corporelle dans ce rapport culture-culture, de regard transformé sur nous-mêmes où le sexe n’est plus ce point de départ absolu, ahistorique et universel, mais le lieu de conflits de définitions tissant nos identités. Ce pourquoi l’actualité trans est encore cette lutte pour une dépsychiatrisation distincte d’une démédicalisation et cette lutte interne entre les partisans d’une dépsychiatrisation totale ou partielle ; mais aussi cette l’absence de régulation juridique divisant transsexe et transgenre. Le transféminisme ne veut pas simplement sortir de la classification psychiatrique mais s’extraire de la domination masculine.

Il ne s’agit donc pas d’un « Nous-les-trans », d’ailleurs pris dans de violents conflits internes, résultat net de cette exclusion et psychiatrisation, collé à un « nous-les-femmes ». Elsa Dorlin, analyse ce point : il ne peut y avoir un « féminisme bio » et un « féminisme trans » sans retomber lourdement dans un essentialisme politique. Ce faisant, elle souligne le rapport de fond entre essentialisme sociopolitique est essentialisme sociocorporel et psychologique. Le mouvement transidentitaire n’est pas un changement de sexe/de genre qui constituerait un événement mineur, subjectif, de quelques individus en particulier : c’est un évènement culturel majeur à placer sur ce changement de position épistémologique sur la représentation nature/culture, sur la distinction sexe/genre. De part sa spécificité, il dénaturalise d’un seul bloc, presque sans nuances. Dorlin et Bessin analysent que « l’interrogation postmoderne permet de se départir de toute tentation fondationnaliste en politique » (2005) qui laissait intactes les « discriminations entre groupes ». Je rajouterai du fondationnalisme anthropologique à la suite des travaux de M. Godelier (1982) et L. Hérault (2004).

Julia Serano, une théoricienne trans américaine, analyse ce qu’elle nomme le « privilège cisgenre » en intercalant la féminité trans aux côtés des représentations cisgenres, ce qui ôte à ce dernier une substantielle part de sa représentation : sa symbolisation référentielle unique. Kate Bornstein parle quant à elle d’un tiers féministe des trans (les hommes, les femmes et le reste du monde) au moment où les mouvements féministes (que nous appelons désormais de la seconde vague) repoussaient violemment les femmes trans. Cette généralisation reposant sur des intra-divisions ne pouvait que profiter au maintien des hiérarchies solidifiant l’inégale répartition politique et avec elle, la domination masculine. La survisibilité du « sexe », fonction politique par excellence (J. Zaganiaris, 2012), tient l’essentiel de son rôle dans les zones qu’elle masque. Au fond, s’il n’y a pas de « privilège trans » ou « intergenre », c’est d’abord en raison du type de régime binaire de représentation, de la répartition inégalitaire dans l’espace politique, du rôle des clivages conflictuels. Il y a bien des représentations trans et intergenre mais elles buttent sur le mur de verre de la binarité (qu’elle soit égalitaire ou non) refusant la pluralité (Zaganiaris).

 

Espaces genrés, espaces sexués

Espaces, accès, lieux et usages sont définis selon des logiques de pouvoir et privilège (Y. Raibaud, 2012). Ainsi posé, le passing trans n’est nullement ce « passer pour », mais la pression à la conformité elle-même dans un contexte social de privatisation des lieux collectifs. Toutes les résistances aux mouvements d’émancipation (féminismes, postféministe, antiraciste, homosexuel et trans) s’échinent à cet endroit, dans une dénaturalisation contre une renaturalisation des assignations sociétales.

L’exemple du « travesti dans la ville » reste emblématique de cet aveuglement au genre consécutif non pas d’une différence des sexes évidemment nécessaire à la procréation sexuelle mais aux dénégations structurelles reposant sur une conception binaire des rapports sociaux hiérarchisés selon le sexe. Il s’agit d’ôter tout jeu, toute liberté pour réinjecter du déterminisme en masquant le pouvoir qui le créé. Les tenants composant la subjectivité (le genre, la sexualité) ne vous appartiennent pas mais à ce qui est désigné comme étant ce « vivre-ensemble », masquant les conditions sociopolitiques et juridiques de leur production. Je veux souligner là que la fonction d’un espace, qu’il soit privé ou publique, individuel ou collectif, n’est pas déterminé par un abord fonctionnel mais toujours par un abord fictionnel de ses accès et usages. L’expression même de « rapports sociaux de sexe » indique à lui seul comment notre société est constituée et reproduit ses hiérarchies en les naturalisant à telle enseigne qu’on pourrait d’ailleurs les nommer rapports sociaux de reproduction.

Dans ce régime de rapports sociosexuels prescrits, les trans modifient non seulement le régime de féminité et masculinité prescrits, mais encore le régime des espaces. L’espace de la binarité est entièrement prescrit et colonisé par ces rapports sociaux sous domination masculine, ce pourquoi les trajectoires trans étaient entièrement alignées sur un changement de sexe, réifiant une biobinarité, et non un changement de genre qui dissociait culturellement normes de genre et normes de sexe. Au tabou de la représentation des comportements attendus, s’ajoute celui des divisions mobilisées : en-dehors/en-dedans, public/privé, politique/subjectif, majorité/minorité, où la panique sexuelle éprouvée dans l’intime se répercute dans l’espace politique se traduisant dans les faits par le maintien en psychiatrie qui en occupe par délégation, la fonction politique de contrôle. Notons ici que les agressions dans l’espace public sanctionnent tous changements de genre et de sexe. Typiquement : t’es un homme ou une femme, déclenchant une réponse transphobe. Si je devais faire ici une définition ce qu’est la-femme dans ce régime d’espace, je dirai, qui se soumet à la géomasculinisation de l’espace politique (et non « public »).

Régime de définition du genre et du sexe

Nous continuons à penser et fonctionner comme si la sexualité était restée au stade d’une pure libido exigée par la vie alors que sa légitimation est aujourd’hui clairement sociale et éthique, où l’égalité et l’épanouissement impriment désormais la sexualité de sa marque. Elle se comprend également en termes de distinction sexe-genre non pas tant pour séparer le sexe du genre que pour revenir sur la généralisation et abstractisation de cette liaison rituelle. Ce qui nous oblige à regarder de près ce qu’il en est des rapports sociaux quand ils ne sont plus alignés sur le seul sexe mais sur une multitude de définitions dudit « sexe » produit par notre société. Les transitions qui sont des passages de graphie à graphie avec une phase androgyne, amplifient cette répartition inégalitaire dans l’espace public (au sens géopolitique du terme) tout en reproduisant les schématiques stéréotypées et les violences. Les MtF, sensées « avoir été des hommes » et occupant cet espace-privilège, en viennent à se soustraire pour rentrer dans un espace codifié féminin ou, le refusant, à se voir recodées « masculin ». Inversement, les FtM, sensés « avoir été des femmes », briseraient ce plafond de verre qui, pré-transition les limitaient. Dénoncés par un discours virulent tantôt pour subversion tantôt pour excès de stéréotype, le parcours trans est monté en exception radicale et sommé à la fois d’assumer et de s’y refuser.

Le transféminisme, cette réflexion sur les inégalités structurelles de société oblige à une analyse géopolitique générale en sus d’une introspection dans la création de genres non cisgenres et donc une transition non-corporelle, plus décisive dans sa portée. L’Existrans va d’ailleurs défiler sur le slogan féministe de l’appartenance du corps, sur ce que les individus font de leur existence avec ces corps et identités sexuelles –ou sexualisées- lorsque le corps est, par tradition, prescrit et privatisé par la psychiatrisation, engrangé par avance dans un état civil inamovible et une injonction à une hétérosocialité post-transition. De cette réflexion conjointe reliant ce corps prescrit à la place des individus dans la société ainsi composée, la question la plus importante est quelle société voulons-nous ? Si le « transsexualisme » est la réponse à ce que la société binaire ne veut pas, la réponse transidentitaire est une réponse dans le champ social au pluralisme. 

 

Conclure

Le transféminisme est la réponse analytique et politique que nous nous sommes donné.es dans un contexte d’inégalité et de violence génériques valant pour organisation sociale de la différence des sexes et, in fine, pour société. Pas simplement à notre égard ou en direction d’une « minorité », mais à toute la société, celle des femmes et des minorités bien sûr mais également celle des hommes n’adoptant pas le profil dominant, celle des intersexes hormonés et opérés dès leur enfance. Le postféminisme n’est pas une réponse à la dominance des hommes mais à toutes les dominations et colonisations. Si nous avons adopté l’intersectionnalité des luttes, c’est que les discriminations sont intersectionnelles, que ces résistances visent cet espace public et leurs usages prescrit et limités conditionnant les espaces privés, formatés par le système patriarcal ou, plus contemporainement par les obligations liés aux greffes techniques (fixité de l’état civil, mentions de sexe sur les cartes d’identité, etc.). Celui-ci n’est pas, politiquement et sociologiquement, l’espace d’un vivre-ensemble mais l’espace conflictuel d’une domination et colonisation fabriquant des dominants et dominés, sachants et non-sachants, sans oublier l’invocation d’une majorité et la production de « minorités ». Aussi, la réponse féministe ne peut pas être un « nous-les-femmes » essentialiste mais une réponse globale. Nous ne sommes plus simplement positionnées en conflit à la psychiatrisation mais face à cette colonisation couturant nos existences sur un corpus de normes. Remettre en cause ce schéma comme a pu l’être la remise en cause de l’instinct maternel ne va pas de soi. En définitive, malgré tous les appareillages technologiques qui tisse notre exosquelette social, et pour le dire comme Bruno Latour, nous n’avons jamais été modernes.


Biographie indicative

Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, La découverte, Poche, 1991.

Sheila Jeffreys, Unpacking Queer Politics, Cambridge UK, Polity Press, 2003.

Sabine Prokhoris, Le corps prescrit, Aubier, 2000.

Maurice Godelier, La production des grands hommes, Pouvoir et domination chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.

Laurence Hérault, « Constituer des hommes et des femmes », Terrain, n°42, 2004.

Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud -Yeuse Thomas, « Du horsexe au DTC : la déprogrammation trans-sexuelle » [http://www.revue-ganymede.fr/la-deprogrammation-trans-sexuelle-du-hors-sexe-au-dtc, en ligne] Ganymede, 2013

Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Exils, essais, 2007.

Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, De Foucault à Cronenberg, la Dispute, Coll « le genre du monde », 2007.

Elsa Dorlin et Marc Bessin, « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel sujet politique ? », L’homme et la société, Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, n°158, 2005. Extraits en ligne,  http://www.youscribe.com/catalogue/livres/savoirs/sciences-humaines-et-sociales/feminisames-166393

Yves Raibaud, « Géographie de l’homophobie », http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2319 [en ligne], 2011.

Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007.

Françoise Héritier, Masculin, féminin, La pensée de la différence, Ed. Odile Jacob, 1996.

Jean Zaganiaris, La question queer au Maroc, Identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française, L’Harmattan, Confluences Méditerranée, 2012.

Elisabeth Badinter, L’amour en plus : histoire de l’amour maternel (XVII-XXe siècle), Ed. Flammarion, 1980.

Marie-Joseph. Bertini, Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence de sexes, Max Milo Editions, Paris, 2009.


Mise en ligne, 6 avril 2013.

Féminisme(s) et littérature marocaine

Jean Zaganiaris

Politologue, CERAM/EGE – Rabat


Féminisme(s) et littérature marocaine :
Le devenir-femme des corps transidentaires

« Dans la vie courante, n’importe quel shopkeeper sait fort bien faire la distinction entre ce que chacun prétend être et ce qu’il est réellement ; mais notre histoire n’en est pas encore arrivée à cette connaissance vulgaire. Pour chaque époque, elle croit sur parole ce que l’époque en question dit d’elle-même et les illusions qu’elle se fait sur soi ».

K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande.  

Dans « On ne nait pas femme », Monique Wittig écrivait que les lesbiennes n’étaient pas des femmes. Elle ne sous-entendait pas par là que les lesbiennes devaient devenir des hommes mais plutôt qu’il était temps de rompre avec les binarités de genre naturalisées historiquement : « nous naturalisons l’histoire, nous faisons comme si les hommes et les femmes avaient toujours existé et existeront toujours. Et non seulement nous naturalisons les phénomènes, l’histoire, mais aussi par conséquent, nous naturalisons les phénomènes sociaux qui manifestent notre oppression, ce qui revient à rendre tout changement impossible »[1]. Dans un contexte où l’hétérosexualité est un régime politique et une norme sociale majoritaire, la femme est contrainte par tout un ensemble de code sociaux qui la maintiennent dans une position de dominée. Dès lors, les lesbiennes ne sont pas des femmes car elles ont rompu avec les bases patriarcales de l’hétérosexualité.

Peut-on en dire autant des trans MtF ? Peut-on dire que les personnes qui ont fait leur transition ne sont pas des femmes, alors qu’elles ont tant voulu le devenir ? Peut-on dire sérieusement aujourd’hui qu’une personne qui se sent femme et veut devenir femme n’est pas une femme ? Peut-être qu’être féministe, quel que soit notre sexe, notre genre, notre « race » (quel horrible mot) ou notre classe (l’intersectionalité est à la mode), signifie non pas seulement lutter pour l’égalité homme/femme mais aussi pour la reconnaissance d’une vision pluraliste des féminités, intégrant en son sein des transidentités, les intersexes, les transgenres, les mukhannathûn. Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe à se définir soi-même trans alors que justement le but est de devenir femme, en faisant sa transition ? Les trans ne seraient pas des femmes ou bien est-ce la société qui les amène à se définir trans, car elle ne reconnait pas la pluralité des féminités existant en son sein ? Lorsque Candice de Lau écrit sur son mur Facebook : « faut bien que je l’assume un jour … je dois être trans ou quelque chose d’approchant« , elle soulève une question capitale. Elle ne dit pas qu’elle est trans. Elle dit « je dois être trans », c’est-à-dire qu’il s’agit simplement d’une possibilité. « Je dois l’être » signifie donc pas « qu’elle l’est ». Le statut de trans : une assignation du transgenre ? Les personnes concernées ont les réponses, forcément multiples. Nous ne faisons que poser la question. Candice de Lau va d’ailleurs beaucoup plus loin car elle ajoute : « ou quelque chose d’approchant ». C’est cette ambivalence de l’identité trans que nous souhaiterions interroger. Comme l’ont montré Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud Yeuse Thomas dans La Transyclopédie, les personnes transidentitaires sont les personnes « qui vivent dans le genre social opposé au genre assigné en fonction du sexe biologique à la naissance »[2]. Si la transidentité existe, cela ne signifie pas pour autant que le transsexualisme existe[3], voire que les « trans » – le terme à travers lequel les personnes transidentaires se définissent depuis quelques années – aient une réalité homogène incarnée dans ce seul idiome. La phrase de Candice de Lau est capitale : «je dois être trans ou quelque chose d’approchant ».  Peut-être que ce qui existera dans une ère post-trans, ce  seront uniquement les identités socialement construites par des acteurs qui auront brisé par les armes de la lutte les stigmatisations péjoratives qui pèsent sur eux.

Dans un de ses poèmes, « Etre trans », Roxanne Sharks relit les transidentités à une universalité pluraliste, constitutive de l’humanité au même titre que peuvent l’être les différentes couleurs de peau : « Etre trans, c’est changer avec son cœur »[4]. Un fond marxiste reste en nous et nous amène à croire encore aux transitions historiques (sans mauvais jeu de mot), aux étapes d’un processus historique évolutif, pas forcément linéaire[5]. Comme l’a montré Maud-Yeuse Thomas, les constructions identitaires de sexe et de genre ne se font pas à partir de données figées et immuables mais s’inscrivent dans un processus continu de production de soi, susceptibles de prendre des orientations diverses en fonction des contextes géographiques, des périodes historiques et des volontés individuelles, capables de se décoloniser mentalement de toutes les saloperies normatives identitaires que l’on nous fait ingurgiter socialement[6].

Les auteurs de la Transyclopédie invitent à tenir compte des réalités multiples et ambivalentes dans lesquelles s’inscrivent des personnes aux modes de vie très hétérogènes, y compris au niveau de l’orientation sexuelle : « S’il faut retenir que la sexualité reste un outil de requalification des corps et des identités, elle est aussi une arme puissante de critique des protocoles de gouvernance des transidentités qui, par ce prisme, se voient une nouvelle fois débordés. Parler de sexualité et de transidentité, ce n’est pas simplement rompre avec l’idée que la demande Trans trouverait ses racines dans une homosexualité inavouée, mais rompre aussi avec l’idée selon laquelle les personnes trans seraient « évidemment » hétérosexuelles après la transition » (p. 272). Les transidentités doivent être abordées à travers leur diversité intrinsèque, depuis les pratiques sociales des trans qui se réapproprient les modes « cisgenre » (avoir une adéquation entre le sexe et le genre, et donc devenir une femme hétérosexuelle, attirée uniquement par les hommes) jusqu’ aux « folles », qui préfèrent s’inscrire dans le travestissement et dans le « transgenre » (maintenir l’inadéquation entre le sexe et le genre)[7].

Karine Espineira a montré les dégâts que font les médias lorsqu’ils se mettent à représenter les trans comme des êtres « exotiques » ou «anormaux »[8]. Face aux assignations, aux normativités, voire à une police du genre, séparant les individus en catégorie binaire homme/femme, les cultures et les contre-cultures trans produisent des modes de subjectivation à travers lesquels les individus essaient de construire des identités qui leur sont propres, que cela soit par le biais des opérations chirurgicales, des traitements hormonaux ou des façons de se travestir. Après la transition, les personnes peuvent se définir comme femme, homme, trans. Elles peuvent chercher à s’identifier à une identité féminine ou masculine mais aussi vouloir en finir avec les marqueurs identitaires et s’inscrire dans le « queer » ou bien devenir l’un de ces « cyborgs »  dont parle Donna Haraway. Si l’on sait regarder les personnes, il est difficile de ne pas voir dans les photos de Candice de Lau, de Hélène Hazera, de Maud Yeuse Thomas et de Karine Espineira, de Alexandra Champavert, de Steffanie LS, de Barbara Littlebird, de Julie Mazens, de Florence Grandema et bien d’autres, des parcelles intenses de féminités. Si l’on écoute les personnes transphobes, les trans ne sont pas des femmes. Ce sont des « transsexuels », des « hommes qui ont changé de sexe pour devenir des femmes », des « travelos », des « pédés ». Et plus on écoute ces discours, plus on les intériorise et plus, pour parler comme Bourdieu, on leur donne des effets de vérité. C’est peut-être à ce niveau qu’est l’enjeu du féminisme : reconnaître la pluralité des féminités qui existent par delà les homogénéisations arbitraire du féminin.

Il y a des pages très belles de l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi dans Le livre du sang (1979) sur la figure de ce qu’il nomme le corps androgyne[9]. Abdelkébir Khatibi, connu pour ses écrits sur les identités culturelles multiples et ses implications avec Paul Pascon dans la mise en place des enseignements de sociologie au Maroc, a également posé le problème de la déconstruction des genres et de l’identité dans ses romans. Les corps « transsexuels » et « androgynes » – ce sont ses propres termes –  sont beaucoup plus proches de ces corps asexués évoqués par le soufisme, courant religieux islamique apparut au VIIIème siècle, que de ceux étudiés au sein des courants hétérogènes de la Queer Theory. Dans Le livre du sang (1979), la figure apocalyptique de « l’androgyne » qui s’élève « avec ses ailes azurés » du haut du « minaret » et qui symbolise le moment où « le Féminin se noie dans le Masculin », est omniprésente dans les échanges qui ont lieu dans la pure tradition soufie entre le Maître et son disciple :

« J’appelle Androgyne ce contour extatique de l’être, apparence dans l’apparence de l’homme et de la femme en un effacement infini. Oui, l’Androgyne est éternellement le fiancé de toutes les femmes et la fiancée de tous les hommes. Notre ange n’est-il pas semblable à une jeune adolescente masculine […] En courbant les hanches, il avance un ventre et un bas ventre de femme où se cache cependant un sexe viril, petit et tout arrondi, paré de visions angéliques. »[10].

La figure de l’androgyne est par-delà le sexe biologique de l’homme et de la femme mais aussi par-delà le genre féminin et masculin. L’androgyne est pour Khatibi un transsexuel et non pas uniquement un transgenre :

  « Toi qui apparu comme femme, qui apparu comme homme, n’es-tu pas un grand simulateur ? N’as-tu pas travesti tout l’amour impossible des humains ! Tu appartiens aux deux sexes à la fois et en même temps tu n’es aucun complètement. Doué de perfection d’un côté et inachevé de l’autre, ange d’un côté et monstre de l’autre, uni à toi-même et infiniment séparé, visible et invisible, réel et irréel, entre ciel et terre, effaçant chaque fois ta ressemblance et ta dissemblance pour mieux les simuler et les dissimuler […] Il t’arrive d’avoir les organes d’un homme et pourtant de te laisser prendre comme une femme, d’avoir une stature de femme et pourtant de prendre les femmes. » [11] 

Le bilinguisme dont parle Khatibi s’inscrit d’ailleurs dans ce registre. Il s’agit d’une « androgynie » et d’un « transsexualisme »[12]. La bi-langue quitte les sphères statiques d’une identité moniste et figée pour s’inscrire, par le biais du contact avec autrui, dans un devenir, où la confusion entre le masculin et le féminin prend le pas sur le respect des règles grammaticales de l’énonciation publique :

« Deux pays faisaient l’amour en nous. Maintes fois, j’ai pensé à ce qui te traduit, te transfigure à ta langue : événements, choses, paysages ; comme si ton passé avait épousé le mien, accouchant d’un enfant – notre amour ; comme si cet amour ne pouvait que se perdre dans l’oubli, en une généalogie qui ne reviendrait à personne, ni à ta langue ni à la mienne, mais au temps même ; comme si, marchant à travers deux pays en effaçant leurs frontières invisibles – dans notre langue commune – nous étions animés par le serment silencieux des choses, serment qui féconde et détruit tout désir »[13].

Les langues, les cultures, les sexes se mélangent dans un rapport intime et montrent la fragilité de leur identité de par l’étrange similarité qu’ils ont avec ce qui est construit comme étant différent d’eux. La prise de conscience de l’altérité dans les processus de connexion nous fait « devenir-autre » car l’être humain ne peut se contenter d’une seule identité (sexuelle, culturelle, genrée), rattachée aux normes dominantes et majoritaires d’une société ou d’une sociabilité culturelle. Pour Khatibi, il faut accepter « l’éventualité d’être autres » ou « d’être multiple », que ce soit au niveau du sexe, du genre, de la langue ou de la culture.

Mohamed Leftah, un écrivain de la même génération de Khatibi mais qui sera publié plus tard, au cours des années 2000, va dans le même sens. La beauté du corps féminin n’est pas affaire d’identité figée de genre ou de sexe.  Dans Au bonheur des Limbes (2006), racontant la liberté sexuelle de certains êtres au sein de la « fosse » du bar casablancais le « Don Quichotte », Mohamed Leftah évoque « l’androgynie spirituelle » du soufi Hassan Al Basri : « Je restai une nuit et un jour auprès de Rabi’a, discourant avec elle avec tant d’ardeur sur la vie spirituelle et les mystères de la vérité que nous ne savions plus, moi, si j’étais un homme, et elle, si c’était une femme »[14]. Dans cette fosse du bar, qui est un « havre de liberté» contre « les nouveaux barbares qui veulent interdire le vin, la musique, la caresse des vagues sur les corps dénudés des femmes, le jeu, l’érotisme, le rêve »[15], l’un des personnages s’appelle Jeanne le travesti. Mohamed Leftah parle de son visage « sur lequel est plaqué un masque représentant un aigle bicéphale, ambisexué et toute ailes déployées »[16]. Jeanne incarne une remise en cause radicale de la séparation entre masculin et féminin, tant au niveau du sexe que du genre. Si la biologisation des sexes tend à naturaliser l’assignation sexuelle séparant les femmes et les hommes, la perception sociologique des corps hybrides, transsexuées et transgenrées, montre l’artificialité de la frontière normative séparant ce que l’on nomme socialement « sexe masculin » et « sexe féminin ». La bicatégorisation homme/femme est symbiotiquement liée à une infinité de sexe et de genre, construits par les marges de liberté dont disposent certains individus au sein de l’océan de contraintes qui constitue leur environnement. Le personnage de Jeanne incarne cette volonté subversive à travers laquelle l’individu remet en cause les assignations de sexe et de genre que lui imposent les structures sociales. Jeanne se réclame des rites d’une tribu indienne, qui l’a initiée à des rites festifs au sein desquels tout le monde se travestit afin de devenir « un étranger pour les autres et à lui-même ». Il y a chez Leftah des formes de « romantisme révolutionnaire »[17]. Celui-ci se reporte bien souvent aux savoirs du passé, empruntant tant aux écrits soufis qu’à ceux de la littérature européenne du XIXe siècle, pour subvertir les normes moralisatrices et arbitraires du présent. Pour Leftah, Jeanne le travesti est cette figure antique rappelant l’être hybride de l’époque des origines. Dans Le banquet, Platon évoquait en effet cet être suprême capable de défier les dieux et au sein duquel l’homme n’était pas séparé de la femme. Jeanne incarne la « virilité mutilée », thème cher à Mohamed Leftah. Cette virilité masculine exhibée socialement  est le corollaire des principales dominations existant au sein de notre société. Il s’agit de pouvoir exister en dehors de ces figures majoritaires, qui sont aussi des formes d’oppressions normatives de la pluralité des modes de vie et de pensée. La liberté d’être soit et de vivre en harmonie avec ce que l’on a envie d’être, par-delà le normativisme religieux ou étatique au sujet de l’identité, est sans doute le bien le plus précieux qui peut nous être accordé ici bas. Il s’agit dès lors d’avoir la volonté et le courage de conquérir cette liberté, quitte à rester dans les marges de la société ou d’être un individu atypique. C’est cela qu’incarne le personnage de Jeanne, à la fois trans et travesti(e) :

« Jeanne n’a pas signé de livres, mais son propre corps. Elle y a cisaillé avec l’acide et le verre, la béance centrale de la féminité, en donnant l’une des formes les plus pures de la géométrie, le triangle équilatéral sphérique, à la toison autrefois frisée et informe de son pubis. Elle a travaillé sur le rêche, l’anguleux, le pointu pour aboutir pour aboutir à cet « amas d’ombre et d’abandon » chanté par le poète. Mais quant elle y parvint, une volonté contraire, soudaine, s’érigea farouchement en elle et fit bander tout son corps. Son destin, elle désormais femme accomplie, de son propre vouloir encore une fois, elle allait faire un simulacre. Ayant vécu l’enfer et la transfiguration du transsexuel, elle allait parcourir un autre enfer, moins brulant, moins tragique mais plus dégradé : celui du travesti. Femme réalisée, elle allait jouer le simulacre de la femme. Elle vivrait sur le fil du rasoir de la frontière des sexes, serait simulacre démultiplié. Dans les night club des villes repues et insolentes, elle ferait revivre les fêtes qui avaient illuminé sa vie d’une sagesse noire »[18]    

Le personnage de Jeanne subvertit les identités de genre et de sexe. D’une part, il s’inscrit dans le transsexualisme et incarne le souhait d’une personne de changer de sexe en recourant à une opération chirurgicale. Certes, Mohamed Leftah parle de mutilation alors que le changement de sexe peut aussi être une forme de libération pour des personnes qui parviennent ainsi à rendre adéquat l’aspect biologique de leur corps avec leurs dispositions mentales[19]. Toutefois, il semble rendre un hommage implicite à ces hommes qui ont décidé non seulement de changer de sexe mais de retirer le membre masculin et le remplacer par cette forme pure qu’est « la béance centrale de la féminité ». D’autre part, le personnage de Jeanne se réclame également du transgenre puisqu’il va également se travestir et jouer « le simulacre de la femme ». Il ne s’agit pas uniquement de changer biologiquement de sexe mais également de montrer l’ambiguïté des frontières entre le masculin et le féminin. Face aux identités normatives que nous impose la société, il existe des gens qui passent au « travers » et construisent leurs transidentités. Face aux arbitraires culturels de toutes sortes, il reste la volonté des êtres humains, qui peuvent décider de créer eux-mêmes leur forme de subjectivation malgré les contraintes sociales avec lesquelles elles doivent composer. Jeanne est sur le « fil du rasoir de la frontière des sexes » et n’existe qu’en tant que « simulacre ». Comme l’avait souligné Gilles Deleuze,  la répétition ne consiste pas à reproduire le semblable par rapport à un original ou bien à rechercher à travers elle des filiations entre un modèle et ses imitations[20]. La répétition produit des différences et non pas des ressemblances. Jeanne est une incarnation de la multiplicité des sexes et des genres. Comme tout être humain, elle fait partie la pluralité des manières d’être existant au sein de la société composite du Maroc.

S’il y a un féminisme politique qui a fait de l’égalité homme/femme l’un de ses axes de lutte, il y a aussi un féminisme dans la littérature marocaine qui prône la pluralité des féminités. S’inscrivant bien souvent dans la tradition mystique soufie, qui accorde au regard une considération importante, ces auteurs ont su voir la féminité dans les corps transidentitaire dont ils parlent. Cette féminité est d’ailleurs tout sauf une question de sexe biologique ou bien de binarité de genre.


[1] M. Wittig, La pensée straight, Paris, Balland, 2001, p. 53.

[2] K. Espineira, M-Y Thomas, A. Alessandrin (dir.), La transyclopédie. Tout savoir sur les transidentités, Paris, Des Ailes sur un Tracteur, 2012, p. 38.

[3] A. Alessandrin, « Du transsexualisme aux devenir trans », ODT, juillet 2012.

[4] R. Sharks « Etre trans » https://roxannesharks.wordpress.com/poemes/etre-trans/

[5] K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1968, notamment pp. 59-65.

[6] Sur la question des vies « non colonisées » et de la question des transidentités, voir M-Y. Thomas, « Du trouble dans l’identité », Trickster, 9, 2010 (en ligne). 

[7] Sur les « folles », voir l’ouvrage de J. Y Le Thalec, Folles de France. Repenser l’homosexualité en France, Paris, La découverte, 2003.

[8] K. Espineira, « La construction médiatique des transidentités : Une modélisation sociale et médiaculturelle », Thèse de doctorat sous la direction de Mme Marie-Joseph Bertini, soutenue à l’Université de Nice Sophia Antipolis, le 26 novembre 2012 ; voir aussi son ouvrage La transidentité, de l’espace médiatique à l’espace public, Paris, L’harmattan, 2008

[9] Sur Khatibi, voir A. Belhabib, La langue de l’hôte, Rabat, Okad, 2009

[10] Abdelkébir Khatibi, Le livre du sang, Paris, Grasset, 1979, p. 52, voir aussi 20-21, 26 et 40.

[11] Ibid., p.  53.   

[12] Abdelkébir Khatibi,  Amour bilingue, [1983], Casablanca, Eddif, 1992, p. 10 et 57

[13] Ibid., pp. 24-25 ; voir aussi p. 29 : « Aimer un être, c’est aimer son corps et sa langue. Et il voulait non pas épouser la langue elle-même (il en était un avorton) mais sceller définitivement toute rencontre dans la volupté de la langue ».

[14] M. Leftah, Au bonheur des limbes, Paris, La différence, 2006, p . 33 ; sur l’œuvre de Leftah, voir A. Baida (dir.), Leftah, ou le bonheur des mots, Casablanca, Editions Tarik, 2009.

[15] M. Leftah, Au bonheur des limbes, op. cit., p.22

[16] Ibid., pp. 68-69

[17] Sur la complexité des composantes du romantisme, définit à partir d’une vision idéale typique et présentée comme un mouvement multiforme ayant produit « une critique de la modernité, c’est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne) », voir M. Löwy, R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, pp. 10-31.

[18] M. Leftah, Au bonheur des limbes, op. cit., pp. 69-70

[19] P. Califia, Le mouvement transgenre. Changer de sexe, Paris, EPEL, 2003.

[20] G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, pp. 1-41.


Mise en ligne, 1 avril 2013.

Entretien : Swann et Sandrine

Entretien avec
Swann et Sandrine


Swann et Sandrine : « Nous sommes des aliens pour le reste du monde ! »

 

Bonjour Swan : peux-tu te présenter ? Comment as-tu rencontré Sandrine ?

Je m’appelle Swann (37 ans), une fille de 13 ans, suis FtM ayant commencé ma transition en août 2004. Je suis en couple avec Sandrine depuis bientôt 2 ans. Je venais à peine de m’installer en Auvergne, on s’est rencontré sur un site et le lendemain nous nous sommes donnés rdv. Depuis ce jour là, nous ne nous sommes presque jamais quittés.

Est-ce que le fait d’être en couple a changé quelque chose dans ta transition ?

Le fait d’être en couple n’a rien changé car ça faisait déjà un moment que j’étais bien ancré dans ma vie d’homme. Physiquement, je suis barbu et j’ai une bonne masse musculaire donc seul ou en couple ne change rien pour ma part. Le 1er soir de notre rencontre, nous avons mis les points sur les « i » Sandrine et moi. Elle n’avait jamais connu une personne transgenre donc toutes les questions étaient bonnes à poser, même les plus intimes. Je l’ai laissé choisir son rythme de croisière mais il n’y a eu aucun souci entre nous étant donné que nous avions tenu à installer des bases solides entre notre couple.

On parle pas mal de transidentité. Jamais des transconjoints. Pourquoi d’après toi ?

Je pense que les conjoint(e)s sont souvent oublié(e)s car les gens ne peuvent pas penser ou croire que les transgenres ont des vies comme tout le monde. Avoir un travail, des enfants, une famille. A croire que nous sommes des aliens pour le reste du monde !!
Ce n’est certes pas toujours facile de trouver l’amour en tant que transgenre, mais rien n’est jamais impossible.

C’est plus compliqué d’être en trans-conjugalité ?

Pour ma part ce n’est pas compliqué d’être en couple, il suffit d’être honnête envers l’autre, comprendre aussi la difficulté de l’un et l’autre peut aider, chacun apportant son soutien.

Et les psys dans tout ça ?

Les psychiatres cherchent plus à nous enfoncer qu’à nous aider. J’en ai eu la mauvaise expérience, en parcours officiel à Paris. Quand je suis arrivé dans ce parcours, j’étais déjà bien avancé niveau hormonothérapie. Le psychiatre m’a sorti ses belles promesses « Je ne vous laisserais pas tomber « . Il m’a tendu la carotte pendant 2 ans pour au final me dire « Attendez que votre enfant ait la majorité, car une maman à barbe à la sortie de l’école ça dérange les autres !! ». Je comprends bien qu’une transition doit être plus que désirée, c’est irréversible une fois commencé. Beaucoup de perturbations et de changements s’en suivent, et je pense qu’il faut être prêt(e) psychologiquement pour commencer son hormonothérapie. Il est vrai qu’aujourd’hui il est important de laisser la place aux conjoint(e)s, c’est aussi eux qui nous portent et nous soutiennent quand ça ne va pas comme on veut. Ils supportent nos d’humeur et vivent nos joies autant.

Un dernier message ?

Le plus important est au niveau de la société, nos compagnes/ons facilitent notre intégration dans la communauté. C’est pour toutes ces qu’il est important de ne pas les oublier.

 

Sandrine, peux-tu te présenter ?

Je m’appelle donc Sandrine (tu peux garder nos prénoms cela ne nous gène pas) et j ai 34 ans. J’ai deux garçons : un de 9 ans et un de 5 ans d’un précédent mariage. Je suis la compagne de Swann depuis bientôt 2 ans. Je ne connaissais aucune personne trans avant de le connaitre. Nous nous somme rencontrés grâce a un site et avons été en osmose directement comme si cela faisait des années que l’on se connaissait !

En quoi est-ce un atout ou en quoi est-ce difficile cette liaison ?

Quand nous en somme arrivés a la partie plus intime, Swann a eu un peu peur. Puis je lui ai demandé de tout me dire, de rien me cacher. Et là, il m’a expliqué qui il était, tout en détail. Je pense que vu mon regard il m’a demandé si je voulais partir… Comme tu peux le voir je suis restée et par contre je lui ai posé des questions plus ou moins intimes ou plus ou moins stupide quand j’y repense. Il fallait qu’il n’y ait aucun secret entre nous. Pendant deux jours ca a été non-stop une discutions sur les personnes transgenres.

Et toi ? Quel rôle a tu joué dans tout ça ?

Le rôle que j’ai joué ? Ca à été de parler de Swann a mon entourage. De faire accepter les personnes trans autour de mon entourage. Aussi, de faire « la secrétaire » pour lui envers les médecins, cela était plus simple qu’ils entendent la voix d’une femme avec son prénom de naissance. Puis j’ai été son soutien. Des fois juste par un regard quand il était obliger de reparler de toute son histoire…

D’après toi, pourquoi n’en parle-ton pas des transconjoints ?

On a tendance a oublier les conjoinst car souvent nous sommes dans leurs ombres. Ils ont tellement à nous apprendre. C’est toutes des personnes avec des coeurs gros comme ça. Puis aussi beaucoup de personnes pensent que les transsexuels, transgenres etc… n’ont pas le droit et/ou ne peuvent pas être heureux sauf que c’est faux ! Donc forcément, pour ces gens là, nous on n’existe pas.

Un dernier mot ?

Je vis un vrai bonheur depuis bientôt 2 ans. Les regards des autres je m’en fous tant que moi-même et mes enfants sont heureux et que ma famille accepte… le reste n’a pas d’importance. Il est important de dire qu’à mes yeux que toute personne a le droit au bonheur, qu’on soit black blanc beur hétéro homo handicapé ou pas, que la partie sexuelle des gens ne regarde qu’eux, eux-mêmes et leur entourage. Il faut que les gens apprennent à vivre heureux.


Mis en ligne : 28.02.2013.

Karine Espineira, entretien sur la construction médiatique des trans

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Karine Espineira,
entretien sur la construction médiatique des trans

Co-fondatrice de l’Observatoire des Transidentités et Sans Contrefaçon
Université de Nice – Sophia Antipolis

Bonjour Karine. Tu t’apprêtes à soutenir ta thèse sur la construction médiatique des transidentités. Peux-tu nous résumer ton propos ?

Mon étude porte sur la représentation des trans à la télévision. Représentations qui forcent ou aspirent au modèle. Autrement dit, je m’intéresse au processus de modélisation. Comment créé-t-on des figures archétypales ? Peut-on établir des typologies « télévisuelles » ou « médiatiques » ? Au départ était la mesure d’une fracture, d’une dichotomie entre la représentation des trans par le terrain transidentitaire lui-même. A l’égal de nombreux autres groupes, les trans se sont exclamés qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les images véhiculées par les médias. Souvenons qu’une grande partie des personnes trans médiatisées ont tenu ce propos. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui d’Andréa Colliaux chez  Fogiel en 2005 : « Je suis là pour changer l’image des trans dans les médias » avait-elle dit. Propos réitérés à maintes reprises par elle-même et d’autres personnes chez Mireille Dumas, Christophe Dechavanne, Jean-Luc Delarue ou Sophie Davant.

Militants et non-militants dénoncent les termes de la représentation. Cela questionne. Pas d’effet miroir. Quelle est donc cette transidentité représentée dans les médias ? Existe-t-il des modèles ? Sont-ils hégémoniques, construits, voire coconstruits ? La question ultime étant à mon avis : « mais comment sont donc imaginés les trans par le jeu du social, par les techniques et les grammaticalités médiatiques ? Faisons entrer dans la danse la culture inhérente aux deux sphères (médiatique et sociale) et l’on obtient ce que l’on nomme une problématique.

Le concept de médiaculture proposé par Maigret et Macé (2005) a été essentiel. Je propose à mon tour de parler de modélisation médiaculturelle pour décrire la figure culturelle transidentitaire au sein des médias. Les trans sont des objets de la culture de la « culture populaire », de la « culture de masse ». A la suite de Morin et de Macé, on parle non pas d’une « culture de tous » (universelle), mais d’une culture « connue de tous ». Comment les imagine-t-on ces trans faut-il insister ? J’aime donner un exemple certes réducteur à certains égards mais parlant. Combien d’entre nous ont déjà rencontré des papous de Nouvelle Guinée, des chamans d’Amazonie ? Peu, on s’en doute. Pourtant, pour la majorité d’entre nous ils sont « connus ». Nous en avons une représentation mentale, dans certains cas : une connaissance. De quelle nature est cette modélisation ? Sommes-nous en mesure d’expliciter plus avant ? Cette représentation et cette connaissance sont-elles issues d‘écrits de voyageurs plus ou moins romancés, plus ou moins occidentaux  et occidentalisant, culture coloniale ou post-coloniale ? Connaissance sur la base de croquis, de bandes dessinées, de dessins animés, de films, de documentaires, de reportages ? Comment trier ? Il n’y a pas une seule représentation qui puisse se targuer d’une autonomie totale face à l’industrie culturelle médiatique. Cette grande soupe confronte et mélange nos imaginaires.

Une dernière note pour parler du terme « travgenre » apparu pour dénigrer des trans et même des homos remplaçant en quelque sorte le terme « folle ». On voit que le Genre est ici chargé du préfix trav’. J’y vois l’expression de la modélisation de la figure travestie sans cesse ramenée à une forme de sexualité « amorale » alors que les premières femmes habillées en homme démontraient que le « travestissement » était déjà un premier et spectaculaire changement de Genre. Les « conservateurs » défont eux aussi le Genre en tentant symboliquement de le cantonner à une sexualité trouble et honteuse. Pour ma part, j’ai souhaite anoblir le terme « travesti » en le plaçant  du côté du Genre.

Ta thèse est amorcée dès ton premier livre « la transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public » (2008) : qu’est-ce qui a changé sur cette période ?

L’institué transgenre perce. Bien qu’encore très confidentielle, on voit une représentation transgenre émerger avec des documentaires comme L’Ordre des motsFille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre, Diagnosing difference, Nous n’irons plus au bois, entre autres productions depuis 2007-2008. On peut noter le rôle des télévisions locales à ce sujet. Les France 3 Régions par exemple ou les chaines du câble, couvrent ces représentations avec plus d’intérêt et d’application. Le travail d’associations et de collectifs sur le terrain se mesure ainsi, même si la télévision demeure encore très maladroite en se « croyant » obligée de faire intervenir une parole « experte » dont elle pourrait pourtant aisément se passer si les journalistes démontraient plus de confiance en leurs interlocuteurs trans, en peut-être en se questionnant plus franchement sur ce que les trans produisent comme « effets identitaires » sur eux et l’ensemble de la société.

La motivation des documentaristes change particulièrement la donne : soit ils veulent du fond de culotte, avec des récits d’opérations plus ou moins réussis, reproduire avec une ou deux nouvelles médiatiques le énième documentaire sur les trans, ou bien se mettre en danger intimement et professionnellement en donnant la parole à ces trans qui dénoncent l’ordre des Genres, d’inspiration féministes, qui souhaitent proposer de nouvelles formes de masculinités et de féminités croisées et non oppositionnelles, et ne pas venir renforcer l’ordre symbolique de la différence des sexes. J’ai une approche spécifique, une sorte de mix entre Foucault et Castoriadis pour décrire le phénomène : tous les trans ne veulent pas être des sujets dociles et utiles à une société qui fait de la différence (de genre, d’ethnie, de confession, d’orientation affective et sexuelle, de classe…) une inégalité instituée et instituante.   

Cette entreprise de recherche est particulière à plus d’un titre. C’est la première en Sciences de l’Information et de la communication sur le sujet mais surtout, c’est la première thèse sur les trans soutenue par une trans. On sent bien la question de la double légitimité : peut-on être chercheuse et militante ? Peut-on prendre part et prendre parti ? Comment contre attaques-tu ?

Pour donner un cadre à mon propos sur ce point, je dois préciser que j’ai mené des études en Sciences de l’Information et de la Communication dans les années 80 et 90, de l’université de Grenoble et à la Universidad Autonoma de Barcelone. J’ai « lâché l’affaire » en  3eme cycle pour des raisons de financement notamment. Je travaillais précisément sur les mises en scène du discours politique à la télévision. J’ai bossé dans le ménage industriel (je tenais le balai !) comme dans la formation multimédia dans le domaine de l’insertion sociale et professionnelle. En 2006, j’ai pu reprendre un master 2 Recherche à Aix-en-Provence dans le dispositif de la formation continue. Poursuivre en thèse de Doctorat à l’Université de Nice a été une suite logique. Je dois beaucoup à deux chercheures, à Françoise Bernard pour sa confiance qui a été un grand encouragement, et à Marie-Joseph Bertini qui a accepté de diriger une thèse dont le sujet « exotique » sur le papier n’aurait pas été assumé par beaucoup d’autres en raison notamment de la résistance de certaines disciplines tant aux études de Genre qu’aux études culturelles, sans même parler de Trans Studies qui n’en sont qu’à leur balbutiements dans la perspective la plus optimiste.

La nouveauté de la recherche comme la question de l’appartenance au terrain ont été des enjeux méthodologiques. A tel point d’ailleurs que très rapidement, je me suis mise à parler de « défense théorique ». Je vais passer sur les lieux communs bien qu’ils aient des raisons d’être, par exemple ne serait-il pas gênant d’interdire aux femmes à d’étudier le sexisme et le patriarcat, aux blacks la colonisation ou l’esclavagisme, les beurres l’intégration, etc… A l’énoncer, je flirte avec la caricature mais c’est pourtant cette caricature qui nous est opposée. N’oublions pas que les chercheures dites « de sensibilité féministe » étaient fortement suspectées au sein de l’université, celles-là même qui ont introduit les études de Genre.  

J’ai interrogé l’observation participante et la recherche qualitative avec Bogdan et Taylor. On parle de mon immersion dans le terrain on est d’accord. Mais je suis déjà immergée et jusqu’au cou si l’on peut dire. Toutefois, avec Guillemette et Anadon la recherche produit de la connaissance dans certaines conditions que je ne vais pas détailler pour ne pas réécrire ma thèse, mais pour moi cela se résumait  ainsi : la question de la mise à distance  du terrain dans une proportion acceptable : expérience propre du « fait transidentitaire » (le changement de Genre), sa pratique sociale, son inscription dans la vie émotionnelle, sa conceptualisation et sa théorisation « post-transition ». Où chercher la neutralité analytique ? Ai-je cherché à tester (valider/invalider) des hypothèses ou des intuitions ? L’adoption d’une orientation déductive m’est impossible mais en recherche qualitative je peux articuler induction et déduction. On voit que le chemin va être tortueux !

Suivant Lassiter, j’ai préfère parler de participation observante. Avec Soulé et Tedlock, j’écarte l’expérience déstabilisante du chaud (l’implication émotionnelle) et du froid (le détachement de l’analyse). Pour ne pas être suspectée par l’académie, démontrer une observation rigoureuse et faire valoir d’une distanciation objectivée, il m’aurait fallu renoncer à mes compétences sociales au sein du terrain pour expérimenter à la fois la transformation de l’appartenance et l’intimité du terrain. On ne doit pas renoncer à la difficulté de l’intrication du chercheurE qui est source de richesses. J’ai porté mon regard in vivo mais aussi beaucoup a posteriori. Évidemment, je me suis appuyée sur Haraway avec l’épistémologie du positionnement et ses développements avec Dorlin et Sanna. Castoriadis explique que « ce n’est jamais le logos que vous écoutez, c’est toujours quelqu’un, tel qu’il est, de là où il est, qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres. » Avec Haraway, il faut reconnaître le caractère socialement et historiquement situé de toute connaissance. J’ai dois assumer un cadre épistémologique constructionniste et interprétationniste. 

Il y a un passage que j’aime dans ma thèse, un passage aussi modeste que gonflé dans un certain sens, je le retranscris ici : « Notre expérience est antécédente à la recherche, à l’instar du fait transidentitaire remontant si souvent à la petite enfance. Le monde social transidentitaire, depuis la culture cabaret-transgenre, comprend aujourd’hui ces données essentielles que sont le sentiment d’anormalité et de clandestinité durant une partie de l’existence. L’habitus trans’ combine ces vécus individuels et collectifs, électrons vibrionnant autour de l’atome : non pas née, dois-je dire, mais bel et bien devenue irréversiblement. Le « hasard » ici importe peu. Avoir vécu le fait transidentitaire c’est avoir appris l’institution de la différence des sexes. Aussi qualifierions-nous volontiers notre recherche comme participation « auto et retro-observante ». En appeler en effet à l’histoire propre, ressentir et résister, imaginer et supputer, percevoir et se faire déborder, lâcher prise et expérimenter la réalité transidentitaire – voilà ce qui fait antécédence ici, de l’habitus « trans » sur la socialité « ordinaire ». On ne devient outsider  au terrain transidentitaire que parce qu’on a choisi de faire de la recherche. Et de même, on ne devient insider à ce même terrain que parce que le changement de genre a précédé cette recherche ».

Ma posture m’a autorisé une récolte de données difficilement égalable par d’autres moyens méthodologiques : « Être affecté» par son terrain a permis à Favret-Saada d’élaborer l’essentiel de son ethnographie, condition sine qua non des adeptes de la participation observante selon Soulé. Être affecté « par nature » veut dire par la force des choses car on ne choisit pas son lieu de naissance, la couleur de ses yeux ou de sa peau par exemple. Cela implique l’individu dans ce que je vais appeler une posture auto-retro-observante à considérer comme relation (affects, engagements intellectuels, contaminations diverses) antécédente à l’élection du terrain pour les chercheurEs dans un cas similaire au mien.

Toujours sur la recherche en général, quel regard portes-tu sur le traitement universitaire cette fois-ci de la question trans aujourd’hui en France ?

Pour le dire franchement, nous sommes aux frontières de l’innovation et du foutage de gueule. Je m’explique. C’est très intéressant d’étudier les questions de genre. Mais laisser les expertises trans au placard c’est pas la meilleure méthodologie pour produire de la connaissance. Le terrain trans suscite de l’intérêt chez de jeunes chercheurEs. Le nombre d’étudiantEs reçus cette année venant de sciences politiques, de sociologie, ou même de journalisme en dit long sur l’intérêt pour les questions trans et inter. Ce public ne vient pas chercher des patients et se montre généralement respectueux des personnes. Peut-être certains gagneraient-ils à mieux expliciter leur sujet et prendre le temps de détailler ne serait-ce qu’une esquisse de problématique. Mais globalement ça va dans le bon sens.

Le foutage de gueule serait plutôt dans des sphères plus confirmées. J’ai quelques souvenirs de sourires condescendants, quand ce ne sont pas des marques d’irrespect comme de mépris affiché. Un chercheur qui vous « tacle » sur une voix tremblante attribuée à « une rupture  épistémologique » (genre : « mais vous êtes trans ! ») alors qu’il est juste question d’un simple trac ; une autre vous dit en tête-à-tête qu’elle n’aime pas s’afficher avec des trans ; d’autres semblent aimer « dominer intellectuellement » leurs sujets et ne pas oser affronter la véritable expertise issue du terrain.

C’est clair, ce n’est pas avec ce discours que je vais me faire plus d’amis mais sérieusement je ne tiens pas non plus à sympathiser avec quelqu’un qui me considère comme un singe savant. Cela n’est pas sans me rappeler le regard que j’avais comme immigrée chilienne sur la façon dont les gens parlaient à mes parents arrivés en France en 1974. Ta couleur de peau ou ta langue suffit à provoquer une disqualification sur l’échelle des savoirs et de la reconnaissance. Tu es un sujet exotique, une singularité, mais pas un être pensant à leurs yeux. De là aussi une grande motivation à m’approprier d’autres savoirs et à me donner les outils me permettant d’investir d’autres terrains, d’acquérir les compétences d’autres disciplines. 

C’est quelque chose que je répète souvent désormais sur l’étiquetage et le « desétiquetage » : on m’a qualifié d’ennemie des trans pour être « passée de l’autre côté », comme quand d’autres ont bien vu ma volonté d’empowerment. Pour avoir pu l’apprécier, une génération de jeune trans ne renonce pas à ses études et semble motivée à hausser le niveau de parole. Ce sont en grande majorité des FtM et je me sens très proche d’eux dans leur désir d’autonomiser nos théories et nos points de vue ; Je crois que nous seront d’ici peu intelligibles, crédibles et peut-être même audibles. Il serait temps quand on sait le travail accomplit il y a déjà deux décennies par des Kate Bornstein, Leslie Feinberg, Pat Califia, James Green, Susan Stryker, Riki Wilchins et j’en passe et des meilleurs. A l’image d’un pays qui ne s’avoue pas qu’il est xénophobe, qu’il est conservateur et sexiste, qu’il « se la pète » depuis plus de deux cents ans sur les Lumières, nous devons nous-mêmes avouer que nous sommes « en retard » sur « le nord » et sur « le sud », et qu’il nous incombe un examen de conscience sans honte mais avec la motivation de vouloir changer cela. Car, ce qui nous arrive il est devenu trop commode de l’imputer toujours et uniquement aux autres. Pour suivre Califia, une bonne allumette dans l’institut de beauté nous ferait le plus grand bien.

Sur la thèse plus particulièrement, après une première partie sous forme d’état des lieux, tu proposes de revenir sur tes hypothèses et ton (tes) terrain(s)s : pourrais-tu nous les décrire ? Je pense notamment à la question que tu soulèves sur les descripteurs, ces mots clés dans la recherche de documents visuels ?

Parlons des hypothèses. Prenons l’imaginaire social de Castoriadis (1975), un imaginaire construit par chaque groupe humain en se distinguant de tout autre. Je suis la pensée de Castoriadis quand il explique que les institutions sont l’incarnation des significations sociales. Doublons ce premier imaginaire d’un second que nous nommons médiatique (Macé, 2006) et à considérer comme un imaginaire connu de tous grâce à un ensemble de « conditions économiques, politiques, sociales et culturelles propres à la modernité l’a rendu possible ».

Pour paraphraser Castoriadis, je dirais qu’il y eu une institution imaginaire de la « transsexualité » comme concept et pratique médicale dont la télévision s’est emparée à son tour et participant du même coup à son institution en « transsexualisme ». Simplifions, l’institution « transsexualisme » est le « déjà-là » de la transSexualité. L’institué est la figure du transsexuel ou de la transsexuelle et de son récit biographique. Ce modèle remonte aux années cinquante si l’on considère la télévision. Le modèle est hégémonique.

Sur le terrain trans, existe un autre institution : le transGenre et son institué se retrouve dans les figures : travestis, transgenres, transvariants, genderqueer, androgynes, identités alternatives, etc. Étonnamment remarquons  que l’instituant transGENRE a été longtemps chargé du « sexuel » tandis que l’instituant transSEXUALITE a été chargé du Genre si l’on s’en réfère aux centaines d’émissions où trans et psychiatres déploient maints efforts pour mettre en avant la question d’identité d’un terme renvoyant sans cesse à la sexualité et la sexuation. Mais ici le Genre est à entendre comme sex role. Le modèle hégémonique porte l’appartenance à l’ordre symbolique d’une société donnée. Nous concernant, il s’agit de celui d’une société patriarcale, régie par « la différence des sexes » et l’hétérosexualité.

Dans mon étude, on voit que la télévision aborde l’institué « transsexe » (la représentation dominante) au détriment  de l’institué « transgenre » (encore minoritaire), auquel est accordée cependant une représentation tardive et confidentielle. On pourrait donc parler d’une modélisation plus ou moins souple, entretenant une forte adéquation avec l’ordre social et historique (ici celui du Genre), en faisant place à une certaine perturbation (le « trouble » dans le genre et à l’ordre public) sur le plan de  l’ordre symbolique. Ce trouble « contenu » peut ainsi mettre en valeur la représentation dominante. Voilà qui semble bien convenir si on ne précisait pas que l’institué transgenre est tout sauf minoritaire et confidentiel sur le terrain. Il est même très largement majoritaire dans le monde associatif et les collectifs visibles.

Au tour du terrain et du corpus. Mon terrain était les associations et collectifs transidentitaires en France, les personnes transsexes et transgenres dans le contexte français.  Je parle ici de « transsexe » et de « transgenre » car je traduis une distinction qui est le fait  d’une partie du terrain et non le mien. C’est aussi une distinction de fait dans la société. Outre la question des papiers d’identité que ne peuvent obtenir les transgenres, on nous demande sans cesse si l’on est opéré. La question de l’opération est un évènement qui concerne tout le monde, non les seuls trans. C’est un événement symbolique instituant considérable. Comme si la marque d’une identité « morpho-graphico-cognitive » serait dans l’entrejambe…

J’ai aussi formé un corpus à partir des bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel : bases Imago (ce qui a été produit depuis les origines de la télévision et de la radio), les bases dépôt légal (loi de 1995) : DL Télévision, DL Câble-Satellite, DL Région. Comme je ne voulais pas à avoir à réaliser des extrapolations de mon corpus, j’ai doublé ce corpus d’un autre indépendant. Il a été formé de façon totalement subjective à partir de matériaux pointés par l’actualité comme par le terrain : séries américaines, documentaires récents, diffusions sur Youtube, Dailymotion, etc.

Pour le corpus INA, je suis partie sur sept mots clés dont j’ai motivé le choix sur la base de définitions et de leurs inscriptions autant du côté de la médecine, de la psychiatrie, que de la justice, la police, les médias et le terrain trans dans sa grande diversité. Ces mots clés sont : travesti, transsexualisme, transsexualité, transsexuel, transsexuelle, transgenre, transidentité.

J’ai obtenu 886 occurrences hors rediffusions, de 1946 à 2009. Pour donner une idée des résultats, quelques chiffres : J’ai obtenu 534 occurrences pour travesti, 384 pour transsexualité, 2 pour transsexualisme, 2 pour transsexuel, 7 pour transsexuelle, 4 pour transgenre, aucune pour transidentité sur un total de 971 occurrences avant retrait des rediffusions.

On le voit, le terme travesti est le descripteur « par défaut » ou « spontané » pour parler des trans, que l’approche soit synchronique ou diachronique. Les fiches de l’INA sont un trésor qui demande des fouilles archéologiques. Elles sont ainsi les traces d’un « Esprit du temps » comme dirait Morin.  C’est ainsi que ce corpus est devenu un terrain. Les fiches INA pourraient par exemple être étudiées sans conduire au visionnage des œuvres qu’elles décrivent. Par ailleurs, le corpus formé a été d’une telle ampleur, que je le qualifie de corpus « pour la vie ». Parler de terrain me paraît adéquat.

Tu suggères aussi un découpage de la représentation des trans à la télé, « les grands temps » dis-tu de cette médiatisation. Pourrais-tu nous raconter cette histoire et ses périodes ?

J’avais « pressenti » ce découpage possible dans mon essai de 2008. Je n’avais pas encore ce corpus fabuleux pour le confirmer ou l’infirmer. C’est chose faite. Les tendances du corpus m’ont même dépassée. Le croisement des définitions, de l’évolution des concepts, des techniques, des effets techniques et symboliques, l’évolution du terrain ou encore ce que révèle le corpus conduisent ni plus ni moins qu’à une analyse sociohistorique de la représentation des trans et de leur modélisation.

Les années 1970 sont très riches. Elles marquent un esprit du temps, un air du temps, cette bulle de la « libération sexuelle » et de mouvements libertaires. La télévision, on le sait était sous tutelle, elle n’en était pas moins audacieuse dans ses thématiques et ses dispositifs.

Première période : celle de la marginalité et du fait divers. Un document de 1956 parle de « changement de sexe fréquents à notre époque », en 1977 la prostitution trans est qualifiée de prostitution masculine par la voix d’un Cavada jeune, fringant, et d’une rare prudence dans les termes employés et l’adresse lancée aux téléspectateurs afin qu’ils ouvrent « les écoutilles » avant de juger. Les plateaux d’Aujourd’hui magazine ou d’Aujourd’hui madame de 1977 à 1980 invitent des trans, ils et elles ont des noms et prénoms, ils et elles sont placéEs dans le dispositif de mise en scène aux côtés des autres intervenantEs. On le verra dans les deux décennies qui vont suivre que les noms et parfois les prénoms disparaitrons au profit d’insert du type : « Claire transsexuel », « Claude transsexuelle » ou « père de transsexuel », « mère de transsexuel ». Ce que TF1 et les études de marché nommeront plus tard les « ménagères de moins de 50 ans » sont dans ces dispositifs qui nous font parfois sourire à tort aujourd’hui, des femmes qui ne cachent pas leurs sensibilités féministes, qui interrogent le Genre et prennent les trans à témoin. Un autre documentaire « les fils d’Ève » met en scène la discussion entre deux travestis comme le dit le résumé, discussion bien plus politique et subversive que le discours des trans des émissions des années 80 comme si le contexte de la prise en charge avait vidé le réservoir politique. Au-delà du fait divers, la cause marginale était politique. Le modèle français est loin du modèle de Christine Jorgensen descendant de son avion en 1953 sous les crépitements des flashs des photographes, et qui donneront l’image de l’inscription de la « transsexualité » via le moule des femmes américaines des années  1950. De notre côté nous avions Coccinelle. Je rejoins la vision de Foerster et de Bambi à son sujet. Elle avait l’éclat de la féminité de son époque mais ne donnait pas pour autant toutes les garanties d’une « normalité post-transition ». Elle a été la femme qu’elle voulait être, glamour mais scandaleuse. Je crois qu’elle mérite d’être traduite et ses actes éclairés par une approche postcritique et non seulement abordés par une approche dénonciatrice. Cela vaut aussi pour des acteurs de la télévision en général sur le sujet. Dumas, Ardisson, Dechavanne, Ruquier ou Bravo par exemple vont contribuer à inscrire la transidentité dans le mouvement d’égalité des droits dans les années 1990 et 2000 derrière des formats ne semblant être axés que sur le personnel et l’intime. Parfois derrière l’habit du spectacle, des messages plus subversifs et engagés.

La transidentité s’inscrit comme fait de société avec la convergence de l’élaboration des outils de prise en charge, les premiers plateaux de débat à plusieurs voix et l’intronisation de l’expert en télévision. Avec les matériaux des années 1980 les fiches INA font apparaître de nouveau descripteurs : transsexualité, transsexuel, transsexualisme. Précisons, ce n’est pas l’INA qui les invente ou les impose. Elle garde trace de leur émergence et de leur usage. Ainsi Jacques Breton et René Küss vont-ils énoncer le « transsexualisme » comme « concept et pratique » : les faux et vrais trans, les règles du protocole et leur diffusion massive dans les médias (ce que j’ai conceptualisé à mon tour comme la mise en place du « bouclier thérapeutique »), la médicalisation, la valorisation des opérations tout en « déplorant » cette unique solution, la légitimité scientifique et « l’utilité sociétale ». Les plateaux vont s’étoffer de la présence de chirurgiens, de juristes, d’avocats. La mise en scène table dès 1987 avec les Dossiers de l’Écran sur la confrontation trans et experts sachant que la controverse bioéthique est telle un surplomb. La science interfère sur l’engendrement, et elle se met  aussi à interférer sur la sexuation, voilà qui peut résumer un autre esprit du temps.

Dominique Mehl relie le début de la controverse bioéthique aux naissances de Louise Brown (1978) et d’Amandine (1982), deux enfants conçues in vitro. Elle écrit dans La bonne parole (2003) : « Ces deux naissances ouvrent l’ère de la procréation artificielle qui vient véritablement déranger les représentations de la fécondité, de l’engendrement, de la gestation, de la naissance ». La sociologue illustre ainsi – pour demeurer dans le registre et l’analogie de la naissance – l’enfantement d’un fait de société : « L’ensemble de ces techniques médicales et biologiques configure une nouvelle spécialité, la procréation médicalement assistée, destinée à une population particulière, celle qui souffre d’infécondité. À ce titre, elle ne concerne qu’une petite partie de la population, évaluée à environ 3% (…) Pourtant, la procréation médicalement assistée, par les séismes qu’elle opère dans les représentations de la nature, de la sexualité, de la procréation, de la parenté, concerne en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit personnellement ou non confronté à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir sur l’engendrement et les relations familiales ». Approprions ce propos à notre sujet et là patatras on réalise que les « transsexuels » représentent moins de 0,01% de la population en occultant les identités transgenres qui elles fracasseraient le compteur mais je m’engage déjà-là dans l’esprit du temps suivant. 

Envisageons le « transsexualisme » (comme concept et pratique), puis le « transgenre » (comme expression identitaire multiple et transversale) comme des phénomènes venant bousculer les représentations de la nature, de l’ordre et de l’agencement des genres masculin et féminin, l’hétérosexualité, les homosexualités, la bisexualité. Est concerné en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit ou non confronté à une difficulté d’honorer son genre d’assignation, toute personne conduite à réfléchir sur le Genre et les relations de Genre dans un système un binaire, qu’il soit ou non inégalitaire.

On n’oublie pas le rôle des psys dont Dominique Mehl explique qu’ils ont depuis le tout début de la controverse bioéthique « pris une large part à ce débat public. Inspirés par leur expérience auprès des couples stériles, au nom de leur conception de la famille et de la parenté nouée dans une longue tradition de réflexion théorique, ils se sont emparés de leur plume pour mettre en garde, toujours, et critiquer, souvent ». Il est étonnant de constater à quel point la littérature scientifique manque de ce type de questionnements, parfois aux apparences de constat, sur la question trans, sans jamais remettre en cause l’expertise psy -ou à de rares exceptions récentes. On a laissé longtemps cette seule parole aux trans sans jamais leur donner les moyens de l’exprimer dans les espaces publics, médiatiques et universitaires.

Le dernier temps est celui du glissement dans le mouvement d’égalité des droits. L’égalité des droits s’inscrit dans une histoire des idées, des mentalités et des diverses politisations des groupes dits minoritaires. Mobilisation des associations dans le cadre de la pandémie du Sida dans les années 1980, Pacs, PMA, homoparentalité, sans-papiers, dans les années 1990 et 2000 etc. On ne saurait privilégier tel ou tel commencement, période, idée ou correspondance, mais l’enchaînement s’impose, au sein d’une progression asymptotique.

Dans mon étude, je le date dans la moitié des années 2000 si je considère mon seul corpus. Sur le terrain, il a commencé dès les années 1997-1998. Je pense au Zoo de Bourcier, l’inscription des trans dans d’autres tissus associatifs que l’on dira LGBT plus tard, à l’action du GAT ou de STS. A la télévision cette inscription est visible par des productions locales comme des reportages des France 3 Régions. On parle des trans à l’occasion des Marches des Fiertés et de la journée Idaho plus qu’à l’occasion de l’Existrans ou du T-Dor (jour du souvenirs des victimes de transphobie), en télévision je précise. Il y a aussi les affaires qui font du bruit. Je crois que le procès Clarisse qui a gagné son procès pour licenciement abusif participe de cette inscription. De même les coups médiatiques de l’ANT (anciennement Trans Aides) qui finalement illustre une sorte de guérilla contre les contradictions institutionnelles en matière d’état-civil. STS, Chrysalide et OUTrans ont eu aussi des discours portés en de telles occasions. En rapport cette fois au terrain, une question demeure : pourquoi la Pride ou Idaho font-ils plus parler des trans que le T-Dor ou l’Existrans ?

Cette inscription dans le mouvement d’égalité des droits se traduit aussi ainsi : transition et trajet  trans sont vite qualifiés de « parcours de combattant », quand le regard médiatique s’intéresse aux institutions. Les conséquences familiales et socioprofessionnelles sont aussi abordées, confirmant la pertinence d’une « écologie du milieu ». L’idée que la télévision veut « défaire les mentalités » et « défaire des inégalités » fait son chemin dans la perspective tant du traitement d’une marginalité, d’un fait de société, d’individus ou  de mouvements engagés dans l’égalité des droits.

Si tu devais retenir une émission, ou un moment télévisé, qui te semble symptomatique de la figure trans visible aujourd’hui sur nos écrans, laquelle choisirais-tu et pourquoi?

Si je voulais illustrer l’idée d’un « transsexualisme » d’une modélisation hégémonique des trans, je pourrais citer certainement non pas une dizaine mais plusieurs centaines de documents, en prenant telle ou telle phrase, telle ou telle définition, etc. Si je devais en revanche illustrer ce que j’appelle l’institué transgenre, majoritaire sur le terrain trans observable, j’aurais en revanche plus de mal. La télévision produit constamment le Genre tel que l’ordre symbolique en exercice le prescrit. La télévision est parfois transgressive mais pas subversive sur les questions de Genre.

Ceci explique en partie un certain conservatisme, un immobilisme de la représentation des trans. En s’intéressant aux trans, la télévision ne produit pas que de la matière télévisuel à vocation de divertissement et de spectacle. La carte de la transgression est un leurre désormais.

De mon corpus, je retiens la prestation de René Küss en 1982, quatre minutes de télévision qui racontent ce que seront 20 années de protocole. J’ai à l’esprit les prestations de Grafeille ou Bonierbale chez Dechavanne, Dumas ou Bercoff : quand la psychiatrie se double de sexologie en plateau. D’autres constats et pistes : le traitement des FtMs, de leur invisibilité à leur visibilité ; l’anoblissement et la popularisation du cabaret transgenre avec les figures de Coccinelle, Bambi ou Marie France médiatisées comme égéries et muses à la fois ; les festivités et les spectacles de cabarets avec Michou et ses artistes,  les émissions estivales de Caroline Tresca faisant la promotion des cabarets de province ; les émissions humoristiques issus du « travestissement de nécessité » depuis La cage aux folles ; le traitement compréhensif puis moraliste de la prostitution des trottoirs de la rue Curiol dans le Marseille des années 1970 jusqu’au bois de Boulogne du Paris des années 1980-1990 ; l’actualité offre encore bien d’autres ouvertures comme le traitement spécifique des « tests de féminité » à l’occasion des Jeux Olympiques, ou la « transsexualité dans le sport » ; les figures médiatiques spécifiques depuis Marie-André parlant des camps à Andréa Colliaux commentant Kafka, en passant par l’histoire de la médiatisation particulièrement intense de Dana International, figure « exotique » et LGBT, égérie de la tolérance et icône d’une trans contemporaine. La présence de Tom Reucher interroge encore le statut des trans comme experts, comme représentants compétents et légitimes voire charismatiques. Avant lui, toute une génération de personnalités MtFs : Marie-Ange Grenier (médecin), Maud Marin (avocate), Sylviane Dullak (médecin), Coccinelle (artiste). On sait que Maud Marin sera aussi étiquetée ancienne prostituée et Coccinelle parée de l’insouciance de l’artiste, sinon bohème.

Grâce au corpus on constate que les trans sont hétérosexuel-le-s et qu’ils donnent de nombreux gages à la normalité (des garanties). Ils ont donc bien été bien présents à la télévision qui semble avoir nettement privilégié cette représentation, l’établissant en modélisation sociale et médiaculturelle (l’institutionnalisation). De là un certain modèle trans : hétérocentré,  « glamour » ou « freak », un institué fort peu politique et encore moins théorique pour l’instant.

Et si tu devais nous restituer une découverte faite durant tes recherches à l’INA (Institut National d’Audiovisuel), quelque chose d’inédit, que choisirais-tu de nous dévoiler ?

Beaucoup d’émissions méritent le statut de découvertes. Je vais ici donner l’exemple d’un échange entre une historienne et une présentatrice de la chaîne « Histoire ».  Pas de trans à l’horizon. On parle au nom « de » (valeurs, avis, choix personnels), autorisant une telle spéculation nous donnant à voir un aveuglement où la fabrique ordinaire d’une performativité, à l’inverse de ce qu’énonce J. Butler : non pas un acte subversif et politique à même d’éclairer ce que le pouvoir plie un savoir mais une mise en scène de cette spéculation et exemplification symbolique.

Le titre propre de l’émission est « Le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry, dans la collection « Le Forum de l’Histoire » de  la chaîne de diffusion Histoire sur la câble. Je passe les informations de types heure et fin de diffusion, etc. Le résumé est le suivant : « Magazine présenté par Diane Ducret composé d’un débat thématique entre Evelyne Lever et Grégoire Kauffmann consacré à deux intrigantes de l’histoire, le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry », diffusé le  13 mars 2009.

Evelyne Lever vient de publier « le chevalier d’Eon, une vie sans queue ni tête ». Le titre m’interpelle sans m’éclairer. Je visionne l’émission. Bref aperçu (time code : 19 :30 :33 :19) :

– Evelyne Lever précise que dans la première partie du livre, elle fait son travail d’historienne, puis précise : Quand je suis arrivée au moment où mon héros / héroïne devient une femme. Et là, je me suis posée d’autres questions. Je me suis dit mes connaissances historiques ne sont pas suffisantes. Il faut que j’aille plus loin car j’ai à faire à un cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel. Alors là, j’ai du faire appel à quelques amis psychiatres, à me documenter sur les problèmes de la transsexualité et de l’identité sexuelle.

– Diane Ducret (la présentatrice) : oui c’est un personnage par son refus de trancher entre une identité masculine et une identité féminine est très contemporaine en somme, je suppose que c’est pas la mode transgenre qui a suscité votre intérêt sur ce personnage ? [rires].

Sans partager ici l’analyse longue et précise que ce document exige, on peut prendre le temps d’être surpris par la convocation du nom et de l’institué de la psychiatrie puisqu’il est avéré qu’il n’a ni affection et encore moins maladie mentale mais un regard moral sur une différence. Et l’on peut comprendre l’hésitation d’Evelyne Lever, historienne, faisant appel à ses « amis psychiatres ». L’héritage d’une classification stricte entre « disciplines » lui rappelle que des « connaissances » peuvent en effet, ne pas être « suffisantes ». Une approche dénonciatrice se bornerait à critiquer l’ambiguïté des discours tenus tandis que l’approche postcritique y verrait la scène de rencontre de subcultures ou quand la transidentité devient un objet médiaculturel.

Des questions s’imposent donc quand on sait que cela fait désormais 50 ans que les études de genre insistent sur les institués que sont la différence des sexes, le devenir et en particulier le devenir de genre minoritaire. Comment peut-on croire que l’on peut psychiatriser quelqu’un au-delà des siècles ? Deux hypothèses se présentent, se complétant mutuellement : l’inintérêt des autres hypothèses dans le champ scientifique ; l’indifférence au sort des trans permet cette transphobie et une spéculation sans frein. Dans ces premiers travaux Dominique Mehl en indiquait déjà les grandes lignes de cet arraisonnement et exercice de cette falsification. Pourquoi acceptons-nous une telle affirmation ? Sa présentation traduit son ambivalence : elle passe d’une connaissance historique dans son domaine au champ subjectif où elle croit devoir se poser « d’autres questions ». Lesquels croient se pencher sur un « cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel ». Elle n’a pas assez de mot ou sa formation est imprécise pour dire ce qu’elle voit et traduit immédiatement sur le mode subjectif et non plus historique. Rappelons ici l’indication de Castoriadis : chaque parole indique la position de celui-celle qui l’émet et l’engage. Quel est cet engagement et surtout quelle sa légitimité faute de validité ? Nous sommes sortis du médical pour le plain-pied d’un regard moral. L’on présente ici un objet (le « transsexualisme ») totalement départi des sujets trans et faisant comme s’ils n’existaient pas. Ce cas précis nous enseigne sur les falsifications de l’histoire et l’usage immodéré de la lucarne psychiatrisante. Viendrait-il à quelqu’un l’idée de convoquer une expertise trans pour éclairer l’histoire du Chevalier d’Eon ? L’éclairage des études de Genre serait ici plus approprié et en quoi ? Sinon, pourquoi ? Après tout, d’autres historiens et en particulier des historiennes se sont penchées sur le Chevalier d’Eon à la lumière des études de Genre dans une optique féministe. Nous pensons à Sylvie Steinberg et surtout Laure Murat, « La loi du genre, une histoire culturelle du « ‘troisième sexe’ » en 2006. Là où Murat pointe le système symbolique régulant les rapports et relations, Lever voit l’individu-écharde. Laure Murat met précisément en exergue un avis, valant pour maxime et surtout pour « pensée » d’Alfred Delvau : « Troisième sexe : celui qui déshonore les deux autres ». Le déshonneur serait tel qu’on en appelle aujourd’hui encore la psychiatrie au secours d’un honneur historique qu’un seul individu frapperait de mal-heurt (au sens ancien du français) ?

Et maintenant, en plus de ta soutenance, quels sont tes projets ?

J’ai des publications en attente. Dont trois avec mes consœurs de l’Observatoire : La Transyclopédie, et les deux premiers volumes des publications augmentées et corrigées de l’ODT pour 2010-2011.

Je travaille avec Maud-Yeuse Thomas sur un ouvrage sur les théories transidentitaires à la lumière de l’évolution et de la politisation du terrain trans. Je prépare aussi deux autres essais liés  à la thèse. Comme Macé un ouvrage théorique suivi d’un autre ouvrage relatant plus amplement mes analyses de corpus. Côté publication, je suis servie si tout va bien.  Je travaille également à un projet d’écriture de deux documentaires. Mais il est encore trop tôt pour détailler.

Je dépose bien entendu une demande de qualification pour le statut de maître de conférence. Après ce sera au petit bonheur la chance espérant que mes travaux si jugés crédibles et valides retiendront l’attention. Mon trip ? Donner des cours sur l‘image et les représentations de Genre à la lumière des études culturelles et des études de Genre. On verra bien, à 45 ans je n’ai pas à proprement parler de plan de carrière.

Tu nous rappelles la date ; le lieu et l’heure de ta soutenance pour ceux/celles qui voudraient venir ?

La soutenance se déroulera le 26 novembre prochain à l’Université de Nice – Sophia Antipolis à 13 heures, Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales (98, Boulevard Herriot). J’attends des nouvelles de l’École doctorale pour connaître la salle. Je communiquerai en temps voulu. 

Je tiens à ajouter une liste de mes publications comme exemple de ce que le terrain peut produire car je ne suis pas seule à publier. j’insiste sur ce point car nous avons pu voir récemment avec Maud comment la reconnaissance d’une expertise venue du terrain reste invisible et j’ajouterais même à quel point elle est marginalisée. Par exemple, nous sommes trois personnes engagées et solidaires à avoir fondé cet outil innovant qu’est l’Observatoire au regard de la théorisation et de la politisation du terrain trans, bien que nous ayons un retard spectaculaire sur le monde anglo-saxon de ce point de vue.

Trois personnes pourrait-on dire, ou plus précisément faudrait-il énoncer : deux trans et un cigenre ? On sait avec un travail universitaire récent, que seul le « cisgenre » est crédité et reconnu comme acteur scientifique du terrain à l’ODT. La modélisation dont je parle est ici à l’oeuvre. Il convient de la défaire. Enoncer ce constat ne doit mener à la disqualification du propos sous l’accusation : « militance ! ».   


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