Meghan Murphy ou le retour du fondationnalisme biojuridique
par Maud-Yeuse Thomas
- Crédit : Sophie Labelle – http://assigneegarcon.tumblr.com/
Introduction
L’intervention de Murphy pour la proposition de loi sur l’identité de genre au Canada (loi C-16[1]) a provoqué une large levée des boucliers du côté des féministes radicales et, en réponse, celle de la communauté trans. Plus récemment, un nouvel article de Meghan Murphy considérant le terme de « terf » comme une insulte[2] et des séparatistes comme en Italie[3] poursuit cette lutte sur d’autres terrains. Ce nouveau texte n’arrive pas de manière anodine, autant sur le sujet des trans migrantes[4] que les exigences de Trump aux USA. La proposition de loi sur l’identité de genre au Canada a été adoptée et Murphy se retourne de nouveau contre la communauté trans instillant l’idée que les trans MtF sont antiféministes et autocentrées sur elles-mêmes.
Son intervention avait pour but d’empêcher une réforme dans l’appareil sociojuridique pour les trans et personnes non binaires au Canada ; secondement, de répondre à la question, qu’est-ce que le genre ? en cherchant à invalider la notion, à l’instar de la littérature psy. Même ton parlant « d’idéologie de genre » réfutant l’intervention du champ juridique comme modalité sociopolitique essentielle à la réponse aux transidentités.
C’est bien une guerre qui s’instaure là, s’ajoutant à celle qui a conduit à la dépsychiatrisation (au passage, nullement terminée puisque sa classification repose toujours sur l’idée de trouble ou maladie mentale dans le DSM et la CIM). Une guerre de tranchée éternelle, qui ne finira pas, n’aura nul gagnant exception le contexte de violences.
A première vue, tout cela ressemble pourtant à un simple conflit idéologique. Le Canada a en effet ajouté à la loi, la mention de « sexe neutre »[5]. Si ce n’est que les contenus sont, sur l’essentiel, la suite logique mêlant les luttes féministes aux contenus dits radicaux dont certaines se rejoignent dans l’ignorance de la diversité des vies et luttes féministes, la diversité des vies et luttes trans ; enfin dans l’absence totale de terrain chez les féministes radicales, revendiquant pourtant le label de science. Murphy veut faire croire que la lutte trans et une propagande antiféministe et surtout une « propagande haineuse » envers les féministes tout en mégenrant à chaque phrase et s’opposant à leur existence quotidienne. Une histoire de haine banale donc et ce n’est pas nouveau. L’adhésion de l’association Osez le féminisme en France ainsi que des associations de défense des femmes à cette vindicte, indique un fond de confrontations et de conflits permanents. Pour mémoire, Chiland parlait de « propagande nazie » (2011) à propos des savoirs trans.
Murphy veut intervenir dans les lieux même de la cisnormativité binaire construisant l’ordre inégalitaire des genres pour empêcher une réforme de fond défaisant le binarisme juridique et le régime des assignations qu’elle n’interroge nullement. Elle défend là une conception figée de l’identité au motif qu’elle est historique, légale et majoritaire, reprenant là les étais juridiques qui sont également cismasculinistes. Avec elle, la binarité naturaliste et inégalitaire des sexes[6], soutenant le conservatisme chrétien qui, aux USA notamment, fait toujours pression sur l’IVG, les transidentités, la PMA, etc.
Il n’est pas anodin que les textes des radicales se centrent généralement sur les MtF ou « transfemmes »[7] dans la mesure où ces dernières sont pensées et dites comme des hommes-devenant(des)-femmes en puisant dans le glossaire psy, ignorant la question intersexe en répondant à la question du genre, tantôt comme donnée sociohistorique structurant la société patriarcale, sexiste et inégalitaire, tantôt rejetant le genre comme un « excès » (Mathieu, 1992) subjectiviste. Il pèse sur le contexte de société que nous connaissons bien : sillage pathologisant, discours et pratiques stigmatisantes, inégalités et invisibilisations des représentations minoritaires, segmentation et confrontation des luttes minoritaires entre elles, instrumentalisation des luttes trans dans un contexte académique. Soit une transphobie sociétale et institutionnelle confrontée à l’émancipation du mouvement trans dans sa diversité même.
Osons donc la question puisque Murphy et toutes ces auteures soutiennent que leurs interventions, propos et articles ne sont nullement transphobes mais qu’en revanche, les réactions trans sont qualifiées de haineuses en sus d’être insultantes : qu’est-ce qui n’est pas transphobe dans cette affirmation ? Comment une telle adhésion aux thèses ultraconservatrices est-elle seulement possible de la part de féministes ? Pour quel type de féminisme ? Trente ans après Janice Raymond et son Empire transsexuel, le radicalisme conservateur se proclamant féministe fait toujours recette. Il restera bien quelque chose de ce conflit et son sillage repathologisant, même après l’Argentine. Nous pensons à l’ODT, au vu des réactions effarées dans nos communautés, sans oublier les questions de féministes adhérentes à OLF, qu’une analyse du contexte est nécessaire.
Dans ce dossier, nous proposons une lecture-analyse à trois personnes. Karine Espineira (ODT), Maud-Yeuse Thomas (ODT) Héloïse Guimin-Fati (ODT, Genres Pluriels). Nous remercions Sophie Labelle pour avoir accepté d’illustrer le dossier.
Lire la suite :
Maud-Yeuse Thomas : Meghan Murphy ou le retour du fondationnalisme biojuridique
Héloïse Guimin-Fati : « A trans-inclusive feminism as a progressive sensibility »
Karine Espineira : Droit des femmes, droit des trans
NOTES
[1] Résumé législatif du projet de loi C-16 : Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, en ligne : https://bdp.parl.ca/About/Parliament/LegislativeSummaries/bills_ls.asp?Language=F&ls=c16&Parl=42&Ses=1&source=library_prb
[2] « Traiter quelqu’une de «TERF» n’est pas seulement une insulte, c’est de la propagande haineuse » En ligne : https://tradfem.wordpress.com/2017/09/24/traiter-quelquune-de-terf-nest-pas-seulement-une-insulte-cest-de-la-propagande-haineuse. Terf : féministes radicales exclusionnaires des trans.
[3] « Le front italien se fissure », Antoine Gessling, 12 !;12.2017, en ligne : http://360.ch/blog/magazine/2017/12/le-front-lgbt-italien-se-fissure/
[4] « Le Québec et les droits LGBTQ, entre mensonges et réalités « , 18.01.2017, En ligne ; https://jesuisfeministe.com/2017/01/18/le-quebec-et-les-droits-lgbtq-entre-mensonges-et-realites/
[5] Le monde, http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/08/25/au-canada-le-sexe-neutre-pourra-figurer-sur-des-documents-officiels_5176232_3222.html (consulté en août 2017).
[6] Binarité des sexes : La loi ne définit pas la notion de « sexe ». Toutefois, la binarité des sexes (« masculin » / « féminin ») se retrouve dans de nombreuses dispositions législatives, évoquant « l’un ou l’autre sexe » (ex. : art. 388 du code civil définissant la minorité) ou les « deux sexes » (ex. : art. L 131-1 du code de l’éducation sur l’instruction obligatoire). https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/communiques_presse_8004/sexe_neutre_etat_civil_8164/sexe_neutre_36683.html
[7] Kate Louise Gould, https://tradfem.wordpress.com/2017/10/27/transfemmes-les-nouveaux-misogynes/
Mise en ligne, 4 janvier 2018