Maud-Yeuse Thomas

Sociologue

FtM – Ft* – FtX : Masculinités trans

Introduction

Le 31 mars était la journée mondiale de visibilité trans. Malheureusement, cette journée est, elle aussi, restée invisible aux yeux du grand public[1]. Mise en abîme sinistre lorsqu’on connaît les difficultés liées aux parcours trans. Si l’Observatoire Des Transidentités travaille à l’espoir d’une plus grande visibilité associée à une meilleure connaissance des questions trans, il n’en demeure pas moins que cette entreprise doit être interrogée à l’aune des angles morts de la visibilité trans. Sans prétention à l’exhaustivité, nous tenions ce mois-ci, ainsi que le mois prochain, à donner la parole à celles et ceux qui luttent pour l’élaboration d’une scène FtM en France, dans la militance, dans la culture comme dans la recherche. Nous convions ainsi, dans un premier temps, Emmanuelle Beaubatie (doctorante à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux Sociaux (EHESS), associée à l’équipe « Genre, santé sexuelle et reproductive » de l’INSERM) et l’équipe en charge du web-magazine « transkind », première revue française réalisée par des garçons trans.

[Erratum : Un lecteur nous signalé l’existence du magazine TBoy Mag » dans les années 2005. Les archives sont disponibles à l’adresse : http://archivestboymag.canalblog.com/]

L’un des points marquants de l’entretien d’Emmanuelle Beaubatie est que, « contrairement au genre féminin, le genre masculin se devait d’être biologique ». Mais qu’en est-il vraiment des parcours de vie FtM et de la masculinité FtM ? « L’accès au masculin est impensable », souligne la chercheuse en reprenant les termes de Julie Guillot[2]. Pourquoi est-elle encore si invisible par rapport à la féminité des MtF ? On peut faire l’hypothèse que le plafond de verre, structurellement lié à l’hégémonie masculine, à l’inégalité-infériorité entre femmes et hommes cisgenres, à la mise en scène, voire en spectacle, du féminin, joue ici tout son rôle. Depuis les années soixante, la figure butch a été présentée en conflit avec celle du FtM (Boy I am[3]). Mais qu’en est-il vraiment ? Si l’accès au biologique, est présenté comme défaillant ou structurellement impossible, chez les FtM et chez la butch, ce conflit entre deux groupes minorés et vulnérabilisés n’écrase-t-il pas le véritable sujet, c’est-à-dire le maintien de l’inégalité structurelle de société basée par le patriarcat sur le critère du sexe ? L’impossibilité structurelle à accéder à la masculinité n’est-elle pas, sur le fond, rien d’autre qu’une nouvelle manière de présenter le masculin comme appartenant structurellement à l’homme, individu universel supérieur à tous les autres ? On peut aujourd’hui signifier cette différence de visibilité de bien des manières. Mais l’une d’elle tient à la manière dont la transition FtM a été dite par l’instance médicale et surtout la manière dont elle n’a pas été dite, reléguée dans une zone de huis clos. Ainsi, dans cette récente affaire en Italie : Quatre transsexuels portent plainte contre le système sanitaire italien pour ratage médical[4]. Titre emblématique s’il en est dans l’usage du masculin biosocial quand il s’agit ici de quatre femmes trans. La fascination médiatique pour les MtF et la répulsion de médecins envers les femmes trans conduit à une mise en danger de la vie des personnes trans. Il est par exemple d’usage courant de signifier que les agressions et meurtres seraient plus courants et plus difficiles à éviter chez les MtF. L’exemple du film de K. Pierce, Boys dont cry, permet de revenir sur cette invisibilité criante. Violé avant d’être tué, le personnage de Brandon Teena a été reféminisé par la militance LG et rebaptisé (e) Teena Brandon. L’usage différentiel des insultes en indique le régime. Alors que le langage straight n’hésite pas à parler d’hommes « efféminés », il refuse aux changements de genre l’usage du masculin que ce soit pour les FtM ou ces « masculinités sans hommes » (Bourcier, Molinier[5]) ; l’expression de « garçon manqué » renvoyant au manque, à l’inaccessibilité de l’accès au genre masculin. L’effacement du féminin et l’exclusivité du masculin sont au cœur de la hiérarchie androcentrique. Il en découle la position tierce des identifications de genre trans que le XIXe classait en « troisième sexe ». Chantal Aubry indique ainsi que Claude Cahun, interrogeant la « troisième genre », a été « redécouverte » dans les années 1980 après plus d’un demi-siècle d’effacement au profit des hommes dans le mouvement surréaliste[6]. Qui se souvient par ailleurs de ces femmes, telles Violette Morris, championne dans plusieurs disciplines sportives, assignées un temps à un rôle de pionnières pour être mieux effacées ?[7] Paradoxe temporel, dans cet effacement sociopolitique et symbolique généralisé, il échouerait ainsi aux FtM de dire une masculinité non-biologique où comment cela fait de rentrer dans la « maison des hommes»[8].

À ce titre, ne serait-il pas opportun de penser l’invisibilité FtM à l’aune des rapports de pouvoir entre les sexes ? Si telle est la méthode employée, il s’avère peut-être que les masculinités trans (pour ne pas limiter les Ft aux garçons ou aux hommes trans) accèdent, en même temps qu’à la masculinité, à un privilège du genre que traduisent toutes les personnes interviewées dans le reportage de V. Mitteaux « mon sexe n’est pas mon genre »[9]. Nous pourrions être vigilent.e.s quant à ce terme de privilège. Comme le souligne Maxime Cervulle[10], la notion de privilège pourrait réifier des catégories, à l’endroit même où les porosités, voire même des cultures spécifiques apparaissent. Néanmoins, la masculinité hégémonique, telle que définie par Connell comme étant un concept qui « vise à analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes »[11] est transposable à la question FtM. En effet, n’est-ce pas cette masculinité qui est traquée dans les passings trans (FtM comme MtF, même si, là encore, la notion de « passing » mérite d’être lue de manière critique) ? Au travers de la masculinité hégémonique se loge donc des contre-masculinités, des technologies de genre masculines ne renvoyant pas à cette hégémonie du masculin. À ce titre, nous soulignions dans un précédent dossier les accointances entre garçon trans et féminisme[12], renvoyant immédiatement à ce qui se joue dans l’hybridité des statuts FtM (à la fois relationnels et subjectifs).

Une autre piste, afin d’envisager les visibilités FtM, est de considérer la place des garçons trans au sein du mouvement social trans ou, pour le dire autrement, de la culture trans. Là encore, que la visibilité FtM puisse se retourner comme un gant pour esquisser les contours de l’invisibilité des femmes, interroge sur ce que l’apprentissage ou l’injonction à la masculinité hégémonique laisse comme place aux garçons trans, non pas « à l’opposé » mais « aux côtés » (souvent étroits) des filles trans dans le mouvement social trans.

En écho à ces nombreuses questions, nous sommes ravi.e.s de recevoir ce mois-ci Emmanuelle Beaubatie et les responsables de revue Transkind à l’ODT. Ce dossier s’augmentera le mois prochain de nouveaux articles. En attendant, nous vous souhaitons une excellente lecture.

 


[1] On trouvera une vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=xxIqDN8sTlw.

[2] Guillot, Julie. Entrer dans la maison des hommes. De la clandestinité à la visibilité : trajectoires de garçons trans’/FtM, Mémoire de Master 2 Recherche, Dir Rose-Marie Lagrave, EHESS IRIS), 2008.

[3] Boy I am, Un film de Samantha Feder et Julie Hollar (USA, 2006, 1h12, documentaire, couleur, VOSTF) Production : Women make movies.

[4] Quatre transsexuels portent plainte contre le système sanitaire italien pour ratage médical, 18/04/2014, URL : http://www.lequotidiendumedecin.fr/actualite/international/quatre-transsexuels-portent-plainte-contre-le-systeme-sanitaire-italien-pour (conulté en avril 2014).

[5] Bourcier Marie-hélène, Molinier Pascale (Coor.), « Les fleurs du mâle : masculinités sans hommes ? », Cahiers du Genre, n°45, décembre 2008.

[6] Aubry Chantal, « La femme et le travesti, Entretien avec C. Aubry (par M-Y Thomas) », Miroir / Miroirs vol.2 (J. Patinier et A. Alessandrin dir.), pp : 67-81, Des ailes sur un tracteur, 2014.

[7] Bard Christine, Une histoire politique du pantalon, Seuil, 2010.

[8] Guillot, Julie. Entrer dans la maison des hommes. Opus cit. 2008.

[9] Mitteaux Valérie, « Mon sexe n’est pas mon genre : entretien », Les cahiers de la transidentité, vol.1 (K. Espineira, M-Y Thomas et A. Alessandrin dir.), pp : 117-125, Harmattan, 2013.

[10] Cervulle M, Dans le blanc des yeux, Amsterdam, 2013.

[11] F. Voros, G. Rebucini, M. Gourarier, « Masculinités, colonialité et néolibéralisme : entretien avec Raewyn Connell », Contretemps [en ligne], 2013.

[12] Observatoire Des Transidentités, « Transféminisme : introduction », [en ligne], 2013.

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Mise en ligne : 3 mai 2014