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Étiquette : DSM

Maud-Yeuse Thomas : Conditions actuelles des protocoles médico-légaux

Maud-Yeuse Thomas

Chercheuse indépendante,
Cofondatrice et coresponsable de l’Observatoire des Transidentités


Conditions actuelles
des protocoles médico-légaux
(1)

La question liminaire était formulée ainsi : Deux ans presque jour pour jour après le retrait officiel des « troubles de l’identité de genre » de la liste des affections mentales de longue durée, qu’en est-il de la représentation française des transidentités ? Réponse, rien n’a changé et rien ne changera sans nous. Roselyne Bachelot n’a rien dépsychiatrisé sur le terrain. Des siècles d’indifférence ou d’oppression à l’égard des minoritaires ont permis l’escalade des pathologisations tout au long d’un XXème siècle rationnaliste. Aussi, le problème dépasse très largement le seul champ psychiatrique puisque celui-ci dépend en fait d’un contexte social que le « médicolégal » vient ordonner sur des critères rationalisables et quantitatifs (2).

L’OMS, à la suite de la proposition de réécriture du DSM V, a lancé une invitation pour une réécriture programmée de la CIM. Elle s’est déroulée à la Sorbonne en décembre 2010 (3) en présence entre autre de responsables d’asssociations et de représentantes de la Sofect. Retour analytique sur les conditions de prise en charge et leur critères au regard d’une contextualisation d’époque.

DSM IV

Identification intense et persistante à l’autre sexe (ne concernant pas exclusivement le désir d’obtenir les bénéfices culturels dévolus à l’autre sexe)

Sentiment persistant d’inconfort par rapport à son sexe ou sentiment d’inadéquation par rapport à l’identité de rôle correspondante

L’affection n’est pas concomitante d’un phénotype hermaphrodite

L’affection est à l’origine d’une souffrance cliniquement significative ou d’une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants.

Cette définition est entièrement centrée sur 1/un individu atypique et isolé ; 2/ neutralisée par rapport à un contexte de société. La « société » est le modèle dominant sous la forme d’une binarité psychosociologique postulant une identité biosociologique rationalisant a priori et après coup des comportements, rôles et places. Le cadre normatif n’est jamais présenté alors qu’il isole la personne et fracture son unicité d’existence via ces deux caractéristiques socialement et culturellement antagoniques : « identification au « sexe opposé » » ; « souffrance, malaise ou inadaptation par rapport à son sexe anatomique ».

Il n’y a plus d’individu mais une affection reposant sur l’équation de la souffrance, norme médicale justifiant et légitimant le contrôle scellant l’individu dans une contrainte au déni de soi-même ou la contrainte à la transition transsexe. L’on a scellé cet individu d’autant plus aisément que l’enfant l’a été, fabriquant une condition et un fonctionnement solitaire en lieu et place de son développement ritualisé ; situation que l’on pourra d’autant plus aisément « diagnostiquer ». Mais que se passe-t-il si l’individu ne souffre pas ou plus ? D’emblée, cette question est écartée.

Le « transsexualisme » ou « process transsexe » est résumé et cantonné à l’addition de deux facteurs dans la CIM-10 : « Trouble de l’identité sexuelle de l’enfance » (F64.1) et « transvestisme bivalent » et (F64.2) présentés comme étant deux états différents se superposant en raison d’un trouble désorganisant –et non pas organisant- la vie psychique. On ne précise jamais ce qui le désorganise : la seule explication d’une « identification au sexe opposé » se suffit.

CIM-F64.1 –  Travestisme bivalent

Ce terme désigne le fait de porter des vêtements du sexe opposé (…), de façon à se satisfaire de l’expérience d’appartenir au sexe opposé, mais sans désir de changement de sexe (…); le changement de vêtements ne s’accompagne d’aucune excitation sexuelle

CIM-F65.1 – Travestisme fétichiste

Port de vêtements du sexe opposé, principalement dans le but d’obtenir une excitation sexuelle et de créer l’apparence d’une personne du sexe opposé. Le travestisme fétichiste se distingue du travestisme transsexuel par sa nette association avec une excitation sexuelle et par le besoin de se débarrasser des vêtements une fois l’orgasme atteint et l’excitation sexuelle retombée. Il peut survenir en tant que phase précoce du développement d’un transsexualisme.

L’un de ces facteurs désorganisant est précisément le désir, corolaire d’une identification non pas à un « sexe » mais à un groupe de genre via une appartenance et adhésion de genre ritualisée ; le qualifier de sexuel et le caractériser de transvestisme permet cette prépathologisation, de sortir le désir de l’équation pour se centrer sur une souffrance individuelle. On voit en F65.1 que le travestisme fétichiste, à peine distingué du « bivalent », a été pathologisé dans ce collage travestissement-sexualité. Cette architecture trie et typifie ces deux types de transvestismes, organise une différence dans le lien entre une désexualisation (« bivalent ») et une sursexualisation (« fétichiste »). Ce qui a eu pour conséquence la production d’un récit trans désexualisé qualifiant le « transsexualisme vrai » et « faux » que reprennent nombre d’associations. D’où cette distinction primaire/secondaire, voire ternaire. Pourquoi donc les « trans » ne peuvent-ils pas obtenir des « bénéfices culturels » ? Peut-on les séparer de ce qui constituerait de l’être ?

Architecture du classement dans la CIM10

(F00-F99) Troubles mentaux et du comportement

F60-F69 Troubles de la personnalité et du comportement chez l’adulte

F64 Troubles de l’identité sexuelle

F64.0 Transsexualisme

Il s’agit d’un désir de vivre et d’être accepté en tant que personne appartenant au sexe opposé. Ce désir s’accompagne habituellement d’un sentiment de malaise ou d’inadaptation par rapport à son sexe anatomique et du souhait de subir une intervention chirurgicale ou un traitement hormonal afin de rendre son corps aussi conforme que possible au sexe désiré.

 

•F64.2 Trouble de l’identité sexuelle de l’enfance

•Trouble se manifestant habituellement pour la première fois dans la première enfance (et toujours bien avant la puberté), caractérisé par une souffrance intense et persistante relative au sexe assigné accompagné d’un désir d’appartenir à l’autre sexe (ou d’une affirmation d’en faire partie). Les vêtements et les activités propres au sexe opposé et un rejet de son propre sexe sont des préoccupations persistantes. Il faut qu’il existe une perturbation profonde de l’identité sexuelle normale pour porter ce diagnostic; il ne suffit pas qu’une fille soit simplement un « garçon manqué » ou qu’un garçon soit une « fille manquée ». Les troubles de l’identité sexuelle chez les individus pubères ou pré-pubères ne doivent pas être classés ici, mais en F66.-.

L’on a donc un trouble spécifique dans l’enfance (F64.2), frontalement distingué du « trouble du transsexualisme » (F.64) spécifique à l’âge adulte. Ils sont classés et constitués de telle manière à :

1/ reconstruire le prédicat naturaliste dissimulant le prédicat culturaliste ;

2/ qu’ils ne puissent être immédiatement placés sur un même plan comparatif, rendant là ainsi le rapprochement et la comparaison difficile et spéculative ;

3/ permettant une réfutation aisée et dissimulant la forclusion des franchissements de genre composant la binarité cisgenre.

Cette distinction dans l’architecture classificatoire a une conséquence cruciale : chaque individu doit reconstituer (péniblement, on le sait) le lien unitaire entre son enfance et l’âge adulte, ce qui ajoute encore à son isolement et sa détresse Situation qui favorise la nécessité d’un « suivi » et donc d’un « diagnostic » alors que cette distinction est performative en cloisonnant les périodes d’existence et alors même que le prédicat psychanalytique prétend au déterminisme vécu dans l’enfance ; périodes présentés comme étant deux états distincts, deux personnes différentes, en affirmant que l’identité de genre subjective se noue avant l’âge de deux ans et est irréversible. Sauf ici donc. Sujet béat, sujet béant dont on a masqué la forclusion culturelle sous l’imposition d’un universalisme naturaliste abstrait.

Ce modèle d’identité sexuelle organise entièrement une fois admis que le changement peut-être sinon thérapeutique, du moins la « moins mauvaise solution » :

– une transition de sexe subordonnant une transition préalable de genre alignée sur la conception cisgenre (6);

– une transition de changement de sexe suivi du changement juridique qui lui est subordonné impliquant 1/ une stérilisation de fait ; 2/ un divorce pour les personnes mariées afin d’éviter le précédent d’un mariage « homosexuel ».

Parmi les conséquences systémiques désengageant l’individu dans sa dimension privée pour sa dimension sociale :

1/ d’aligner la transition transsexe sur le modèle cisgenre essentialiste (process transsexe) :

2/ de distinguer transsexualisme et intersexuation alors qu’ils procèdent de la même matrice essentialiste et constructiviste : dans les deux cas, on fabrique des hommes et des femmes via la double technique médico-sociale et juridique ;

3/ de rejeter tous les franchissements non-binaires.

Maintien politique de la réponse clinique intersexe et trans, fabrique de corps normés via l’ancrage du corps, ce « roc du sexe » fondationnel (F. Héritier) ou constructiviste (toute la tradition « psy » depuis Freud).

La neutralité affichée du DSM et de la CIM synthétise ce contexte surplombant et invisibilisant maintenant la typologie sain/pathologique et s’alignant sur une division sociopolique en plaçant tout arbitraire à distance.

Arnaud Alessandrin (7) propose cette lecture des attendus du DSM :

1. La permanence du changement (et donc du désir de changement) doit être avérée

2. La binarité est la règle (l’autre sexe ayant plus ou moins de « bénéfices culturels »)

3. Le changement ne peut être ludique : il est issu d’une souffrance et d’un inconfort

4. Cette souffrance est une des conditions cliniques à l’obtention d’une opération remboursée

5. Le genre est abandonné au profit du sexe.

Prise en charge économique et médicalisante vont de pair pour juguler/contrôler les individus minoritaires recaractérisés dans cette architecture psychiatrique protégeant l’architecture juridique. Le diagnostic n’est plus que l’écart genre vécu/observance normative et non un genre vécu vs sexe biologique.

Comme indiqué, une réécriture du DSM a été programmée sous le nom de « non concordance de genre » (en anglais Gender incongruence) et l’OMS a proposé de même pour la CIM10, proposition à laquelle nous avons été convié.es (décembre 2010 (8)).

Une non concordance de genre marquée entre le genre assigné et les expériences de genre vécues d’au moins 6 mois et qui se manifeste par au moins deux des indicateurs suivants :

 

– Une non concordance de genre marquée entre les expériences de genre vécues et les caractéristiques sexuelles primaires ou secondaires ;

– Un désir fort de se débarrasser des caractéristiques sexuelles primaires ou secondaires d’un des deux sexes du fait d’une non concordance marquée entre l’expérience de genre vécue et le genre assigné ;

– Une attirance forte pour les caractéristiques de l’autre sexe ;

– Un désir d’appartenir à l’autre sexe ou à tout autre genre alternatif différent du genre assigné.

Quelques remarques : 1/ on passe du schème de l’opposition à celui de non concordance ; 2/La primauté absolue du sexe fait place à une relationalité du sexe et du genre 3/ dès le premier attendu, le contexte culturel est prééminent. La gestion des « bénéfices culturels » disparaît du tableau annulant ainsi le tri entre des individus transsexe et transgenre.

La notion de « l’autre genre » compris comme étant le « genre opposé » mue en un « tout autre genre alternatif », non seulement comme corolaire (et au sens) du genre assigné mais également de sa relationalité avec le sexe. Nous ne sommes plus dans l’hypothèse spéculative d’un 3e sexe ou genre mais dans cette multiplicité ouverte. Bref, le « Gender » pointe. Cela est beaucoup plus fidèle des transidentitaires, en particulier dans la confluence trans, queer et féministe, sans oublier la dimension de la sexualité en lien avec une identité de genre mouvante (7). L’on dégénitalise le genre en dissociant le sexe du genre tout en gardant le lien rituel entre genre et identité sexuelle. La neutralité de la définition est abandonnée pour le vécu et l’interrogation contextuelle des assignations. On parle toutefois de désir fort, d’attirance forte, de volonté forte, de conviction. On porte l’attention sur le vécu de l’individu mais il doit être plus fort que l’adhésion aux normes sensée être la « moyenne » et surtout la « population globale ». De fait, très vite l’on est revenu à la clinique d’une « dysphorie de genre », remédicalisant tout passage et redonnant au psychiatre, la haute main sur ceux-ci. De fait, la raison économique gouverne ce dossier.

Le critère de « non concordance de genre marquée entre le genre assigné et les expériences de genre vécues » est pourtant très révélateur des déconstructions et recompositions non-binaires et non naturaliste (8). Cette conception s’appuie sur une trajectoire d’existence acceptant l’aléa et la contrainte à l’assignation dans l’articulation sexe-genre. Le sujet sous-jacent n’est autre que le développement de l’enfance à l’âge adulte et où le critère de « maturité sexuelle » est corrélé à l’équilibre affectif et relationnel et non à la capacité de procréer. L’impensé radical est ici est la stérilisation dans la condition de passage légalisée. Thomas Beatie l’a replacé au cœur du désir d’enfant. A coup sur, un « bénéfice culturel ». 

Tous ces critères organisent ce clivage culturel, Nous/les Autres, sain/pathologique. Le transsexualisme moderne est lié au fait qu’il ne sont pas tenus en compte les tiers identitaires et donc de médiations tiers. D’où ma question, suis-je humain si je ne suis ni un homme ni une femme ? (9) Quelle est cette identité non fixée ? Comment puis-je la médier ? Quel lien dois-je constituer ? Qui puis-je aimer et qui peut ou veux m’aimer ? La réponse s’est imposée en l’absence de régulation sociale. C’est cela qui est en train de changer actuellement dans la confluence trans, féministe et queer dans les lieux de sociabilité incluant l’identité de genre trans. La diversité des parcours trans’ ou proches est liée à l’émergence d’une subculture trans’ au sein du foisonnement actuel sur la notion de multiplicité appliquée au genre ; au renversement épistémologique que cette notion provoque.

Pour conclure, une illustration de la question trans avec le film d’Alain Berliner Ma vie en rose. Ludovic s’identifie au féminin et, parce qu’il suit les normes de genre social, il veut l’éprouver en société. Berliner, comme Céline Sciamma avec Tomboy, situe son propos dans l’enfance en reposant la question au cœur du développement, avant le transsexualisme compris invention médicale et désir de vivre dans l’autre genre social. Nous sommes en amont du scellement « trans-sexuel ». Rien n’est encore fixé. Cela peut se résoudre dans l’articulation d’une identité « trans-genre » : Alain Berliner ne nous donne pas de prénom féminin pour cet enfant. Au terme d’un parcours éprouvant, la famille doit fuir et déménager. Nous sommes en aval de ce scellement : Ludovic va bientôt s’emmurer vivant, va devoir rêver sa vie aux couleurs du rose, se choisir un prénom opposé, un prénom féminin. La rencontre avec son aller ego se rêvant au masculin à la fin du film constitue le dernier trait d’union. Avant, il est dans l’identification à son genre propre, il peut ne pas vouloir changer de prénom, sa trajectoire peut aller et venir dans l’espace culturel des genres non opposés. Après, il est dans le désir de changement de sexe, de vouloir ce prénom féminin au lieu d’un prénom-identité mixte, androgyne, pluriel…

Donna Haraway écrit dans le Manifeste cyborg, les théories ont une valeur et cette valeur est déterminée par l’histoire. La construction même du sexe et du genre en objets d’étude contribue d’ailleurs à reproduire le problème, nommément celui de la genèse et de l’origine. Si le sexe est cette origine et le genre cette genèse, que restait-il donc à ces gens pour raconter leur histoire ? Comment des gens dont l’histoire est celle de la butée d’une pathologie pouvaient-ils dénouer ce nœud ? La réponse est diverse et cette diversité organise les rapports, soumis ou conflictuels, avec l’instance nouante.

En travaillant en articulation avec les questions trans et intersexué.es, la question déplacée au centre des débats se pose ainsi : peut-on  aménager des passages et franchissements de genre avant les modifications corporelles ? La réponse administrative au cas par cas peut-être une réponse. C’est la solution administrative proposée par l’Australie, un X pour les intersexes et trans’ et la proposition de loi en Argentine en 2011 à la Commission du Congrès argentin par le tissu associatif(10) pour ritualiser les transitions à partir de l’état civil et non des corps, transformés ou non. La solution proposée par le Népal en 2010 reconnaissant l’existence d’un troisième sexe-genre constitue une réponse sociopolitique à moyen terme et une réponse philosophique sur le long temps culturel. Elle n’inclut pas des exceptions et des minorités, elle inclut une population et avec elle, des personnes.


1. La conférence peut être écoutée sur le site de Queer Week, http://queerweek.com, Mercredi 07/03, Conférence, Réflexions sur la transidentité.

2. Autant le contexte du transsexualisme était limité, autant le contexte des transidentités s’ouvre à des espaces de mixité pluri-identitaire. Je ne ferai pas de distinction entre les différentes formes de transidentités sauf précision et surtout pas ce qui constitue le conflit actuel de vrais et faux trans que l’idéologie cisgenre a véhiculé.

3. Attendus de cette Journée d’Etudes, CIM, Dépsychiatriser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/

4. Alignement du genre au sexe par assignation fixe : mâle-homme-masculinité, femelle-femme-féminité.

5. CIM 11 et DSM V : faut-il déclassifier les variations de genre ?, Dossier CIM : dépsychiatriser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com.

6. Dossier CIM : dépsychiatriser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com.

7. LG… BT? Bisexualité, transidentité : invisibilité(s), http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/article-lg-bt-bisexualite-transidentite-invisibilite-s-87645849.html

8. Sujet sous-tendant de nombre de fictions XXY de L. Puenzo, Tomboy dfe C. Sciamma) et de documentaire (Mon sexe n’est pas mon genre, V. Mitteaux; L’ordre des mots, C. et M. Arra).

9. L’ordre des mots, C. et M. Arra.

 10. Association de travestis, transsexuell,es et transgenre d’Argentine ; FALGBT, fédération argentine Lesbienne, gay, bi et trans.


Mis en ligne : 18 mai 2012.

Eric Macé, Les conséquences de la dépathologisation

Eric Macé

Professeur des universités
Professeur de sociologie à l’Université de Bordeaux
Directeur adjoint du Centre Emile-Durkheim (UMR 5116)
Chercheur associé au CADIS (EHESS Paris)
Enseignant à Sciences Po Paris


Les conséquences de la pathologisation
des identifications de genre trans

 

En inventant la notion de « transsexualisme » dans les années 1950, bien qu’à partir de théories contradictoires relatives aux mécanismes de l’identifications de genre, Benjamin, Stoller et Money offraient une réponse médicale légitime aux identifications de genre trans qui voyaient dans les nouveaux traitements hormono-chirurgicaux une solution à leur désir de « passer » dans le genre souhaité. Tout le monde à l’époque pensait qu’il n’était culturellement, socialement et psychiquement pas possible de dissocier sexe et genre en raison des troubles mentaux et d’ordre public que cela représentait ; le même raisonnement étant tenu pour les nouveaux-nés avec ambiguïté génitale qu’il fallait opérer précocement afin de fixer précocement leur genre d’élevage[1].

Il en est aujourd’hui tout autrement en raison de nombreuses transformations sociales, culturelles, politiques et juridiques. D’une manière générale, nous savons, depuis le féminisme et les nombreux travaux en sciences sociales entrepris depuis, qu’il n’y a rien de plus relatif et contingent que les normes de genre, de sexe et de sexualité. D’autant plus que depuis les années 1970, nous observons un mouvement général, traduit dans le droit, de déconstruction et de recomposition des relations entre sexe, genre et sexualité : dénaturalisation des identifications de genre (« on ne naît pas ceci ou cela, on le devient »), détraditionnalisation des rôles genrés (tout particulièrement dans le droit du travail, de la conjugalité et de la parentalité), dépathologisation des orientations sexuelles (notamment depuis la retrait de l’homosexualité du DSM et de la CIM sous le coup des critiques du mouvement gay), et on peut même ajouter une tendance récente à la désinstitutionalisation du sexe, avec, sous le coup des critiques du mouvement trans, des lois au Royaume-Uni (2004) et en Espagne (2007) et des recommandations de l’Union Européenne tendant à rendre illégales les exigences de mutilation sexuelle pour l’obtention d’un changement d’état civil[2]. C’est le cas en 2010 avec la résolution 1728 du Parlement du Conseil de l’Europe appelant à ce que les lois des Etats membres garantissent « aux personnes transgenres des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale »[3]. Ces transformations vont dans le sens plus général encore d’un double mouvement historique. D’un côté, comme on le voit notamment dans le domaine scientifique et technique relatif aux questions environnementales ou biologiques, un mouvement général de problématisation politique de domaines anciennement réservés à l’expertise savante, y compris dans le domaine médical comme on l’a vu à propos du sida et comme on le voit aujourd’hui avec la critique des théories fondatrices du transsexualisme (causes embryogénésiques et psychogénésiques jamais démontrées) et du traitement de l’intersexualité (remise en cause des protocoles Money). D’un autre côté, un mouvement sociologique général de promotion de l’individuation et de ses droits contre les discriminations légales héritées de régimes normatifs traditionnels ou naturalistes. C’est dans ce mouvement général que s’inscrivent depuis les années 1990 les mouvements queer et trans qui participent de la dissociation culturelle, sociale, politique et juridique entre sexe et genre, remettant en cause les fondements même des protocoles médicaux de traitement du « transsexualisme » et des « troubles de l’identité de genre », contestant que les identifications de genre trans soient des troubles mentaux, au profit de la définition d’une expérience complexe de la « transidentité », opposant à un « devenir transsexuel » devenu incapable de les comprendre (au sens intellectuel comme thérapeutique), les multiples « devenirs trans » contemporains, rejoignant en cela les mouvements culturels féministes et gays et les nombreuses subcultures qui contestent et débordent les stéréotypes de genre de la masculinité et de la féminité, très largement relayés en cela par la mode et les représentations médiaculturelles.

On a pu constater historiquement une telle problématisation et une telle resignification avec la dépathologisation de l’homosexualité depuis les années 1970, qui avait extrait l’homosexualité (ce « douloureux problème ») d’une problématique médicale pour la réinscrire dans la problématique d’une politique des minorités et des normes sociales et juridiques de genre, qu’elles soient relatives aux questions des discriminations et du harcèlement, de la parentalité, de la conjugalité, de la procréation et de la filiation[4][5]. Il semble qu’il en est de même aujourd’hui en ce qui concerne les identifications de genre trans : tout indique, en raison de la force de la critique et de l’affaiblissement des justifications expertes, que les conditions de leur pathologisation ne sont plus réunies. C’est déjà le cas s’agissant de la conclusion du panel d’expert de révision du DSM en ce domaine, qui, après une large revue de littérature médicale et la mise en parallèle avec les conditions du retrait de l’homosexualité en 1973, font le constat d’un manque d’évidence des frontières entre le normal et le pathologique s’agissant d’identification de genre, marquant ainsi officiellement la fin du transsexualisme par ceux là même qui l’avaient inventé. Cependant, à la différence de l’homosexualité, les identifications de genre trans passent souvent par une médicalisation des transformations corporelles, ce qui est le principal motif des discussions relatives aux conséquences de la dépathologisation des identifications trans par l’APA, car cela pourrait avoir pour effet de réduire l’accès à ces soins et à leur remboursement, et donc d’avoir des effets pervers en matière de santé mentale et physique[6].

C’est ici me semble-t-il tout l’intérêt d’une discussion concernant la révision de la CIM de l’OMS car la CIM, contrairement au DSM, ne concerne pas que les pathologies mentales mais l’ensemble des pathologies, permettant ainsi cette opération consistant à dépathologiser les identifications de genre trans sans démédicaliser et même sans dépsychiatriser, si nécessaire, les particularités des parcours trans.

En effet, la dépathologisation des identifications de genre trans ne signifie pas la dépathologisation des épreuves du self des personnes trans, en raison de leur exposition accrue aux incertitudes de soi et aux épreuves sociales d’identification qui sont communes à tou.te.s[7]. Si, comme on le sait, il n’est pas si facile de se constituer en individu, et plus encore, en individu cisgenre gay ou non-gay il va de soi que les personnes trans devraient avoir le même accès aux dispositifs de santé mentale que tout un chacun, voire disposer de dispositifs propres en raison de cette exposition accrue aux risque de l’individuation, comme on peut le constater par exemple avec les taux de suicide plus élevés chez les adolescents identifiés gay. En ce sens, la dépathologisation des identifications de genre trans ne conduit pas nécessairement à un déremboursement des traitements médicaux (hormone, chirurgie) qui peuvent être considérés comme un traitement thérapeutique de la souffrance ou de la dépression relative aux difficultés à maitriser son architecture corporelle et sa configuration de genre dans les parcours trans[8], participant ainsi d’un « bien être » constitutif d’une bonne santé mentale et physique. On passerait ainsi d’une expertise psychiatrique classificatoire telle que nous la connaissons à une relation de soin psychothérapeutique et à un véritable marché de la réputation concernant la qualité des soins psychiques, endocrinologiques et chirurgicaux.

En ce sens également, la dépathologisation des identifications de genre trans n’a de sens que si le droit ne conditionne plus le changement d’état civil à une chirurgie génitale, à une stérilisation ou à un diagnostic psychiatrique mais se fonde, comme c’est la tendance en Europe, sur une déclaration et un constat de modification d’identification de genre.

Tirons en conclusion toutes les conséquences de ces dissociations et de ces recompositions concernant cette fois la question de la médicalisation des enfants intersexes. En effet, cette dissociation médicale et juridique entre sexe et genre aurait également pour conséquence de permettre une modification des protocoles de médicalisation des enfants déclarés intersexes à la naissance. Malgré quelques travaux médicaux et éthiques aux Etats-Unis et en Europe relatifs à la pertinence du maintien du protocole Money[9], les protocoles en vigueur, en tout cas en France, tendent à assigner médicalement un sexe de façon précoce en raison de la « panique de genre » des parents et de la nécessité sociale et culturelle qu’il y aurait à faire correspondre sexe et genre. Or, on le sait, ces assignations précoces de sexe se font au prix d’une médicalisation lourde que l’on peut considérer comme une mutilation sans consentement de la personne, au nom d’une urgence non pas médicale mais sociale, et dont les conséquences sur l’identification de genre et sur l’individuation ne sont pas anodines. Inversement, en proposant de dissocier sexe et genre, il devient possible de dissocier l’assignation précoce de genre à la naissance, sans laquelle ni la déclaration d’état-civil ni l’intégration sociale ne sont possibles, d’une éventuelle modification ultérieure de genre, voire d’un éventuelle modification corporelle à venir qui serait configurée, et dans tous les cas consentie, par les personnes concernées en fonction de ce que serait devenue leur identification de genre. Encore faudrait-il définir un nouveau protocole qui soit capable de conduire les parents à prendre en charge non plus le « secret » de la réassignation médicale sexe/genre mais l’accompagnement envers l’enfant et son entourage de cette dissociation entre genre et sexe. Il me semble que sur ce point la réflexion collective est moins engagée encore que sur la question des identifications de genre trans.


[1] Sur l’ensemble du raisonnement présenté ici : Macé E. (2010), « Ce que les normes de genre font aux corps, ce que les corps trans font aux normes de genre », Sociologie, 10, 497-516.

[2] Whittle S. (2006), “The Opposite of Sex is Politics – The UK Gender Recognition Act and Why it is Not Perfect, Just Like You and Me”, Journal of Gender Studies, 15, 3, p. 267–271 ; Iacub M. (2009), « Aspects juridiques actuels en France et en Europe », dans Haute Autorité de Santé, Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme en France, Rapport, p. 24-36.

[3] http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta10/fres1728.htm

[4] Drescher J. (2009), « Queer diagnoses: Parallels and contrasts in the history of homosexuality, gender variance, and the Diagnostic and Statistical Manual (DSM). », Archives of Sexual Behavior, 39, p. 427–460.

 

[6] Meyer-Bahlburg H. (2009), « From Mental Disorder to Iatrogenic Hypogonadism: Dilemmas in Conceptualizing Gender Identity Variants as Psychiatric Conditions », Archives of Sexual Behavior,  DOI 10.1007/s10508-009-9532-4.

[7] Ehrenberg A. (2010), La société du malaise, Paris, Odile Jacob ; Ehrenberg A. (1998), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob.

[8] Meidani A. (2005) « Différence « honteuse » et chirurgie esthétique : entre l’autonomie subjective des sujets et l’efficacité du contexte normatif », Déviance et Société, 2, Vol. 29, p. 167-179.

[9] Wiesemann C. et al. (2010), « Ethical principles and recommendations for the médical management of differences of sex development (DSD)/intersex in children and adolescents », European Journal of Pediatrics, 169, 671-679.

Infogérance Agence cmultimedia.com