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Étiquette : Etudes de genre

Source : Nous, transféministes (Introduction de l’ouvrage Transféminismes) – Observatoire Des Transidentités

Études Trans par des trans pour des trans (mais pas que…)

Article mis en avant

L’Observatoire des transidentités (ODT) est un site indépendant qui souhaite valoriser les études trans (transgender studies), c’est-à-dire des études menées par des personnes trans sur les questions qui les concerne.

Ce n’est ni « communautaire » ni « ghettoïsant » et il n’est rien différent  du projet des women’s studies d’« d’ouvrir un champ d’études qui soit à la fois consacré aux femmes et animé par elles » (A. Berger, 2008 : 83-91).

Les coresponsables du site sont : Maud-Yeuse Thomas, Karine Solène Espineira et Héloïse Guimin-Fati.

Karine Espineira, Les Trans Studies face aux résistances académiques

Les Trans Studies face
aux résistances académiques et médico-légales

Karine Espineira
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication


 

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  Cet exposé prend forme à travers un détour relatant dans les grands traits la résistance des Sciences de l’Information et de la Communication aux Gender Studies.


 Introduction

Phoenix, Wolverine, Cyclope, ou Diablo, parmi d’autres mutants, sont sous la tutelle bienveillante du professeur Charles Xavier, leader des X-men, lui-même est un mutant en plus d’être handicapé moteur. Ces personnages sont des figures des Marvel Comics, de la bande dessinée populaire américaine et sont pour la plupart portés au cinéma. Ces héros sont pour certains issus d’accidents, d’autres sont le fruit de l’évolution comme les X-Men. Les séries télévisées ne sont pas en reste non plus sur ce thème ouvert par Buffy Slayer (1997-2003) et comme l’illustre aujourd’hui en partie la série Sanctuary, la plus récente à ma connaissance à développer le thème du monstre, du mutant et de la confrérie.

X-Men

    Côté mutant, deux courants s’affrontent. Le premier prône intégration et tolérance, se donne pour objectif de sauver ou protéger l’humanité bien que celle-ci les pourchasse telles les « sorcières » en temps d’obscurantisme. Le deuxième courant combat purement et simplement cette humanité qui ne veut pas d’eux, les discrimine en les mettant au ban de la société. Entre anti-assimationnistes et intégrationnistes la bataille fait rage – au-delà du manichéisme, les mutants mettent à mal les sociétés dans lesquelles ils émergent. Ils naissent isolés, vivent en errant, finissent pas se rencontrer, créent des groupes, des socialités spécifiques en adéquation avec leur « nature profonde » et interrogent l’inné et l’acquis au grès des batailles, des alliances et mésalliances.

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Dans les questionnements existentiels véhiculés ou traduits par la culture populaire, la figure du mutant n’est pas seulement un anormal biologique mais aussi une singularité psychologique.

Il n’est pas rare que des transidentités se retrouvent dans cette analogie comme l’illustre en partie cette affiche de l’Existrans 2008. On n’accorde pas un pouvoir d’expertise aux mutants, on ne leur prête aucune capacité d’analyse sur leur propre cas. On ne s’étonnera pas que les trans’ se retrouve dans les analogies du mutant, du freaks, du déviant, les incluant dans les expressions de ce qui est ou pourrait être une culture communautaire.

La mutation, ou la “métamorphose impensable” dirait P.H. Castel,  est illégitime, disqualifiante, tendancieuse, elle suscite donc la résistance.

Légitimité académique et assise identitaire
 

Les Sciences de l’Information et de la  Communication ont eu à lutter pour leur légitimité – les Gender Studies tout autant. Bien que les SIC tentent de retrouver les pères fondateurs, à travers les différents écrits publiés depuis quelques années, on se souvient peu des premières promotions d’étudiants de cette discipline nouvelle. Les jeunes étudiants des années 1980 se souviennent sans doute, eux, de l’expression « sciences carrefour » assenée en séance d’introduction de la session universitaire : on se souvient sans peine de la recherche de légitimité de cette discipline nouvelle.

Il y a donc deux histoires, à deux voies : celles des acteurs de l’institutionnalisation de la discipline et celle des étudiants des deux premières décennies (1975-1995) engagés dans une filière aux débouchés incertains, ironisant sur un « mélange des genres » tant dans le contenu des programmes que dans la constitution du corps professoral.  La volonté affichée était d’investir un champ qui par sa nouveauté pouvait aussi laisser place à l’audace qui animait nombre de futurs « professionnels de la com », comme d’enseignants et de chercheurs en place aujourd’hui. Faut-il parler d’engagement concernant ces générations ? Nous y voilà. Engagement en tout cas susceptible de concerner singulièrement les chercheurs soutenant des études de Genre au sein de SIC actuellement. 

La réflexion sur le contraste entre l’abondance des publications sur les questions de Genre (problématiques et débats) et la discrétion des sciences de l’information et de la communication est menée depuis plus de dix ans. C’est dire la résistance des SIC aux Gender Studies, tel un paradigme exotique susceptible de venir entacher une reconnaissance académique obtenue depuis peu. M. Couloumb-Gully et M.J. Bertini expliquent que l’introduction des questions de Genre au sein des SIC a bousculé l’assise identitaire de cette interdiscipline.

 

 

    Epistémologie du genre

    Comment les études de communication peuvent “penser le genre” ? Elle peuvent en premier lieu s’intéresser à l’articulation sexe-genre dans les modes et dispositifs de communication. Les interactions sociales sont animées par une communication sexuée et genrée découlant des classes de genre pour citer Kate Bornstein, découlant de l’institutionnalisation d’un pôle masculin et d’un pôle féminin dans un cadre social binaire, hiérarchisé

    Marie-Joseph Bertini n’y va pas par quatre chemins. Les SIC résistent. Alors comme un passage en force, elle va implémenter le genre dans les études en SIC, mener sa critique et s’engager dans une épistémologie fondée sur l’idée que les communications sont structurées par les rapports de sexe et de genre. L’épistémologie du genre ne fait pas l’impasse du symbolique et de l’arbitraire dans la construction des savoirs. Pour Marie-Joseph Bertini, le Genre est le premier principe d’organisation sociale et communicationnelle ; il doit s’ajouter aux nombreux programmes de recherches en SIC qui ont pensé le corps et la technique, les sons et les images, les signes et les symboles.

    Dès les années  1960, les Cultural Studies  entament les débats et questionnent les enjeux politiques sur les rapports culture-société. Le Genre est compris comme l’une des données à intégrer « aux méthodes et outils de la critique textuelle et littéraire » disent Armand Mattelart et Éric Neveu. Ces méthodes doivent être appliquées non plus exclusivement à une culture dite « noble » mais déplacée vers les  productions de la culture de masse. Ce glissement du Genre vers la théorie académique contestataire, va d’extension en extension, conduire aux Women Studies qui émergent des Cultural Studies en mettant en valeur la variable genrée, dont on attribue communément la valorisation à la sensibilité féministe de chercheuses comme Charlotte Brunsdon et Dorothy Hobson (1978). Enfin, les Trans(gender) Studies débouchent des Gender, Gay & Lesbian & Queer Studies, tenant aussi leur valorisation à des sensibilités savantes. Je m’arrête un instant sur la terminologie “sensibilité”. Une sensibilité dite féministe signifit-elle la disqualification du propos, de la place et du cadre d’énonciation ? Est-ce que la chercheuse s’expose à une qualification militante de sa parole, qu’on la dise engagée ? Ou y verra-t-on plutôt une localisation du discours : qui parle et d’où ?

    Peut-être que les Trans Studies n’existent pas car elles trouveraient sécurité à se fondre dans les études de Genre en raison des résistances académiques faisant elles-mêmes écho aux résistances des institutions médico-légales en matière de reconnaissance d’une expertise transidentitaire.  Les séminaires Q de l’association le ZOO (1996 à 1998), représentaient, pour les transidentités y participant, une première tentative de théorisation sinon de politisation. Accéder aux savoirs et expériences du féminisme pour penser l’inégalité de la différence des sexes et poser l’idée du « binaire » que les trans eux-mêmes pouvaient reproduire, devenait un enjeu théorique pour les trans du ZOO. L’hypothèse du mutant s’y fait entendre tout comme la nécessité de Trans Studies formant une base de pensée aussi bien politique que théorique refusant de participer à la politique de la différence des sexes perçue et étudiée comme franche inégalité. 

    Effets symboliques 

Marlène Coulomb-Gully affirme que les SIC ne peuvent ignorer la variable genrée dans les processus de médiatisation. Variable ô combien signifiante comme le démontre Marie-Joseph Bertini dans la mise en lumière des mécanismes complexes de formation et d’usage des Figures imposées aux femmes par le truchement de la presse écrite plus particulièrement. Pour s’en convaincre il suffit d’étudier la presse écrite dans le cadre des présidentielles de 2007 et de la candidature de S. Royal comme l’a fait M.-J. Bertini dans Femmes : Le pouvoir impossible. 

Succédant et s’ajoutant aux préoccupations du féminisme, des débats sur la parité, des rapports masculin-féminin dans un contexte de « domination masculine », les études de genre et à travers elles la transidentité, viennent focaliser une partie des discours et faire naître des recherches en Sciences Humaines et Sociales. Les trans ne sont plus considérés comme sujets singuliers, isolés dans un parcours médical et une errance juridique, mais appréhendés dans un parcours d’existence, une trajectoire culturelle et sociale, par l’ethnopsychiatrie (Centre Devereux avec Tobie Nathan et Françoise Sironi, entres autres), par l’anthropologie (Laurence Hérault) et la sociologie (Marie-Hélène Bourcier, Éric Fassin, Éric Macé). Si on admet que les Trans Studies existent, alors elles constituent ainsi un nouveau champ de recherche en construction en France, quoique cette recherche n’en soit qu’à ses prémisses si elle n’assume déjà pas l’expression Trans Studies. On notera cependant l’intérêt pour les questions transidentitaires de la part de tel chercheur ou telle chercheuse se réclamant aussi bien des études féministes que des études de l’anthropologie culturaliste.

J’en reviens à ma propre recherche pour parler de ma tentative pour implémenter les Trans Studies en Info-Com et au-delà (comme je suis ambitieuse !). On retrouve la variable genrée dans les représentations télévisuelles. Suivant Daniel Bougnoux, il convient de pointer « en direction d’une médiologie », pour nous intéresser au médium dans ses aspects sémiologiques et pragmatiques. En un mot, nous nous intéressons aux « effets symboliques ». En ce sens, je suis une sociologue des médias.

Par vous donner un exemple concret, dans le cadre de ma recherche, m’intéresser aux effets symbolique, c’est examiner la télévision comme un outil générateur et/ou médiateur de représentations, c’est interroger les termes des retransmissions (comment sont diffusées et élaborées les images des transidentités), c’est questionner la réception et définir la part des imaginaires médiatiques et socioculturels, et enfin c’est chercher la valeur ajoutée (sociale, morale, esthétique, politique, philosophique).

Work in progress… 

S’il y a obligation à neutralité idéologique dans les études en sciences humaines et sociales, il y a surtout un engagement intrinsèque dans les études de Genre auxquelles revient le rôle de mettre à jour normes et ordres symboliques (Bertini), dispositifs de pouvoir (Bourdieu), institutionnalisations (Castoriadis) et processus de normation (la nature prescriptive de la norme, Foucault). Les Trans Studies n’échappent pas à la règle.

Notre esquisse des résistances médico-légales, et académiques, a pris plusieurs détours par des « précédents ». On aurait pu parler longuement des résistances de l’académie au féminisme et aux chercheuses étiquetées “féministes”.  Concernant l’institution médico-légal, la résistance aux « demi savants » du terrain transidentitaire se résume à un étiquetage militant, ce qui revient à une disqualification pure et simple du propos issu du terrain par la formule : « ces militants trans en colère » (Chiland , 2010), appliquée aussi bien aux actions passées du Groupe Activiste Trans qu’aux théorisations issues du terrain par la voix d’une chercheuse indépendante comme Maud-Yeuse Thomas ou d’un psychologue clinicien comme Tom Reucher. Les lignes suivantes – extraites d’un article de l’Observatoire Des Transidentités – donnent le ton des formes que ces résistances prennent, tout faisant le constat de positions voulues inconciliables entre une organisation qui sait et un sujet qui prétends savoir, je cite l’apport d’Arnaud Alessandrin à ce constat à travers l’exemple de la Sofect (pour faire court,  la sofect est une association de psychiatres et de médecins en chargé des suivis transsexuels), il écrit : Un des arguments soutenu par la SOFECT  est qu’il y aurait dans ce militantisme, quelque chose de l’ordre de « l’incompris ». Etre médecin c’est être sérieux et les gesticulations associatives ne sauraient faire plier un savoir qui tient sa légitimité, non seulement d’une reconnaissance étatique (même implicite), mais plus largement de l’idée d’un sexe et d’une binarité immuables, complémentaires. Si les trans sont militants alors les détracteurs d’une expertise transidentitaire sont tout aussi militants dans leurs arguments.

Dans le même temps, comment ignorer les résistances passées de l’université face au féminisme et aux Gender Studies encore aujourd’hui dans les SIC comme j’en ai donné l’exemple ? Nous aurions pu cantonner l’exposé aux questions de la reconnaissance, de l’expertise et des savoirs, mais sommes-nous en droit de réaliser ainsi une impasse sur des habitudes aussi volontaires qu’involontaires de la part des institutions précitées ? Ces résistances s’expriment aussi dans la condescendance et le mépris individuel tant  qu’institutionnel, dans les difficultés rencontrées par les étudiants (trans et non trans’) en sciences humaines et sociales à mener des recherches sur le terrain transidentitaire, à oser ou pouvoir inscrire leurs travaux dans lesdites (Trans)Gender Studies, quand ils ne parviennent pas à trouver un directeur de recherche en mesure de porter et assumer ces sujets. Il est des sujets disqualifiant en université, en grande majorité, les thèmes portés les Trans Studies semblent en faire partie pour un temps indéterminé. Nous avons beau être entre gens érudits à l’académie comme dans les milieux LGBT culturels et/ou militants, entre personnes de niveaux culturels présupposant un acquis humaniste minimal, il n’en reste pas moins que les échos des diverses formes de mépris envers un savoir en construction est assourdissant.

Ma phrase de conclusion pourra être qualifiée d’engagée ou alors dite issue d’une militante trans en colère. elle sera la suivante : Si l’on prétends pouvoir faire des Trans Studies sans les trans’ alors ces Studies là, se placeront dans le Panthéon des impostures scientifiques.

 


Références bibliographiques :

Bertini M.-J. (2002), Femmes : Le pouvoir impossible, Pauvert, Paris.

Bertini M.-J. (2009), Ni d’Eve ni d’Adam : Défaire la différence des sexes, Max Milo, Paris.

Bougnoux D. (2006), La crise de la représentation, La Découverte, Paris.

Espineira K. (2008), La transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public, L’Harmattan, Paris.

Espineira K. (2011), Transidentité : de la théorie à la politique. Une métamorphose culturelle entre pragmatisme et transcendance, L’Information Psychiatrique, Volume 87, N°4, avril. Paris, p. 279-282.

Fleury B. & Walter J. dir. (2009), Penser le Genre en Sciences de l’Information et de la Communication et au-delà, in Questions de communication n°15, Nancy.

Reucher T. (2005), Quand les trans deviennent experts, Multitudes n°20, Paris.

Thomas M.-Y. (2010), De la question trans aux savoirs trans, un itinéraire, in Le sujet dans la Cité n°1, Christine Dolory-Momberger dir., Téraèdre, Paris.

Textes et dossiers sur L’Observatoire des Transidentités : http://observatoire-des-transidentes.over-blog.com

Interview : Brigitte Esteve Bellebeau, Thèse sur Judith Butler

Interview :
Brigitte Esteve Bellebeau, Thèse sur Judith Butler


   

Introduction

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Le nom de Butler fascine ou révulse. Elle, qu’on associe souvent à la théorie queer et dont on peut reprocher les approches récentes. Elle qui avait mis au centre des recherches la question de la performativité et qui nous parle aujourd’hui de mélancolie Elle qui n’hésitait pas à emprunter des exemples du côté des populations invisibles (lesbiennes trans ou intersex’) et qui, depuis le récit de soi,  les appréhende par le prisme de la psychanalyse…

Si nous publions aujourd’hui cette interview c’est que le nom de Butler accolé aux questions Trans pose aujourd’hui beaucoup de questions.  Pour éclaircir tout ça, nous vous proposons un entretien avec Brigitte Esteve Bellebeau, doctorante en philosophie à Bordeaux. Ses recherches portent précisément sur Judith Butler. La question Trans n’est pas inconnue de cette agrégée de philosophie. Elle a suivi le séminaire Trans (université Bordeaux 2) pendant 3ans et a participé à une journée d’étude sur la transidentité aux côtés de l’association Mutatis Mutandis en Juin 2010. C’est pour nous l’occasion de revenir sur quelques questions et incompréhensions…


 

1)     Bonjour Birigitte. Depuis maintenant 3ans tu suis le séminaire Trans (Université Bordeaux 2) en parallèle de ta thèse : quel lien entre ton travail de recherche sur  Judith Butler et le groupe Trans ?

Tout d’abord ma rencontre avec la pensée de J. Butler ne s’effectue pas, à partir de Trouble dans le genre, comme pour bien d’autres personnes, mais à partir du Récit de soi. C’est en travaillant à rédiger un mémoire[1] sur l’exigence d’humanité dans la relation de soins, que je croise la pensée d’une philosophe américaine s’intéressant au problème du désir de reconnaissance et à la vulnérabilité politiquement induite, ainsi qu’à la question du lien entre violence et éthique telle qu’il se donne à lire  dans les rets de la socialité de toute vie.

« Le « je » n’a aucune histoire propre qui ne soit pas en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. »[2

Ce faisant, le groupe Trans m’invite à associer rapidement la pensée de Butler et la réflexion qui s’élabore au fil des séances : vulnérabilité et reconnaissance sont des concepts qui sont aussi bien philosophiquement que sociologiquement marqués. Les membres des associations présents aux réunions n’hésitent pas eux-mêmes à faire le lien entre les récits de vie et l’histoire de communautés, où le ‘je’ émerge et se pense à partir de ces aller-retour entre le social et l’intersubjectif, voire le politique et l’éthique.

Enfin, en tant que lectrice de Foucault, Butler aide à comprendre comment un sujet pensé comme forgé par les codes et les normes de la société dont il est issu peut néanmoins acquérir une capacité d’agir, ce que Butler nommera une performativité, à partir d’une réitération des normes – laquelle les infléchit peu à peu, dessinant ainsi la figure[3] du sujet comme étant aussi celui qui agit.

 

2)    Si tu devais résumer le queer selon Butler ?

Je commencerai par parler de la théorie queer telle qu’elle est élaborée puis transformée par les mouvements gays, lesbiens, transsexuels et transgenres. Il s’agit avant tout d’un effort critique : critique des normes hétérosexuelles, critique de la normalisation médicale des corps, critique des pathologies psychiques découlant de prétendues déviances sexuelles. La conséquence immédiate de ces efforts critiques est la production d’une représentation des corps-sujets, comme corps de désir sans limitation aux normes sexuelles en vigueur, et corps ‘performables’ – si j’ose dire. Pour être plus précise, la théorie queer a fait naître une conscience collective des manières dont s’initie une géographie des plaisirs et des douleurs. Elle a rendu intelligible l’idée que « le sexué procède du sexuel »[4] et non l’inverse !

L’apport de Butler peut se penser en terme de ‘désontologisation’  ou dénaturalisation des genres c’est-à-dire d’effort pour penser le genre comme ne découlant pas du sexe, bien sûr mais aussi pour penser l’idée que le sexe lui-même est construit, idée que l’on saisit d’autant mieux que l’on cerne davantage le rôle du langage dans la constitution de l’être de désir que nous sommes.

Butler permet également d’orienter la critique de l’hétérosexualité  vers une critique des normes qui assujettissent tout en permettant de devenir sujet. Elle est un passeur de textes, et rend vivante la critique au rythme de son style, ce qui la rend assez inclassable et espérons-le assez inencensable. Lire Foucault ou Hegel avec elle c’est voir apparaître dans un texte pourtant connu une manière de tordre une idée pour en faire sortir un sens profitable à la vie. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait avec succès avec l’Antigone de Sophocle !

 Enfin, on ne comprend pas tout à fait le projet de Butler en ce domaine si l’on n’a pas en tête l’importance qu’elle accorde à l’élargissement du champ des possibles en matière de genre : l’élan qu’elle donne au  mouvement queer peut alors s’entendre, au moins pour son premier livre, Trouble dans le genre, comme le profond désir d’aider à comprendre et à vivre des êtres qualifiés d’abjects, dont l’existence jusqu’alors n’était que spectrale, rendue telle par la violence de normes hétérosexuelles qui ne se consolident que par ce (et ceux ou celles) qu’elles excluent. Désir de vivre, c’est sa filiation à Spinoza qui ressort, désir de reconnaissance c’est ce qu’elle doit à la pensée de Hegel, désir de penser au-delà des normes, c’est à sa lecture de Foucault qu’on le doit !

3) Tu observes dans ta thèse un lien entre Butler et la médecine ; peux-tu nous en dire quelque chose ?

Lorsque j’ai demandé à Judith Butler, lors d’un colloque qui lui était consacré à Poitiers en 2007, pourquoi elle n’écrivait pas sur la médecine, elle m’avait répondu alors qu’elle ne se considérait pas compétente en ce domaine. Ce qui m’avait incité à lui poser cette question était la synthèse que je commençais à faire de son travail, à partir de Trouble dans le genre, en passant par Défaire le genre et en incluant Le Récit de soi, à l’aune de celui que j’avais réalisé dans le monde médical pendant deux ans :

La revendication d’une vie humaine vivable pour des êtres vulnérables[5], aux conditions d’existence précaires, subissant de plein fouet une demande sociale de normalisation pour être intégré, était en consonance telle avec l’exigence d’humanité dans la relation de soins  en général et la relation à la médecine en particulier, qu’il apparaissait inouï de ne pas faire le lien ! Ce n’était pas à proprement parler la question de la santé qui était en jeu, mais bien celle d’une vie à construire en survivant au ‘scalpel de la norme’ ou en se donnant des moyens pour ne pas se laisser imposer un monde normatif dans lequel la reconnaissance du hors de soi comme niche du soi est impossible.

C’est d’ailleurs ce que Butler  prend en compte plus particulièrement dans deux chapitres de Défaire le genre, le chapitre XI, intitulé ‘Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégories de la transsexualité’, et le chapitre XII : ayant pour titre : ‘Dédiagnostiquer le genre’. Elle y interroge le présupposé selon lequel « l’humanité d’un être dépend de la cohérence de son genre »[6], à partir du cas de David, né avec des chromosomes XY, et dont le pénis brûlé accidentellement  lors d’une opération chirurgicale, va devenir l’occasion de mettre à jour les représentations médicales et familiales du lien inextricable entre sexe et genre.

« Il faut savoir, dit-elle que la position essentialiste sur le genre est quasiment la seule qui puisse être énoncée pour obtenir une chirurgie de réassignation de sexe. » p. 89

Dès lors, le parallèle avec le monde médical peut se poursuivre en plusieurs occurrences, je n’en mentionnerai que deux pour aller vite :

      La question d’une vulnérabilité à l’occasion de la maladie qui peut se redoubler d’une précarité induite par le système de prise en charge, les protocoles, et la lourdeur  d’un corps qui vous dépossède du vôtre pour un temps, c’est aussi la question que rencontrent les personnes trans qui souhaitent obtenir une réassignation de sexe. (voir la question du diagsnotic TIS – trouble de l’identité sexuelle).

      La délicate question du consentement éclairé, qui joue en boucle avec l’autonomie visée et  présupposée  à la fois : c’est ainsi que les personnes sur lesquelles pèse une diagnostic de trouble de l’identité sexuelle en souffrent tout en sachant que rien n’est possible sans lui . De même quand on discute avec le personnel soignant dans une structure hospitalière en France, on remarque qu’il y a bien deux discours : d’un côté le discours officiel parfaitement « éthico-labellisable » qui indique qu’il est essentiel de s’assurer que le patient a parfaitement compris ce qui va lui être imposé dans le cadre du protocole médical auquel il se prête, et de l’autre le discours des soignants qui vont dans la chambre du patient pour lui demander de signer le document  et qui affirment que de toutes façons, la patient n’a pas le choix, et qu ’enfin il faut bien que la structure hospitalière se protège contre la judiciarisation des situations médicales.

 

4)    De ces relectures de Butler dans le champ du soin, qu’est-ce qui pourrait être utile pour une analyse du lien corps-trans et médecine ?

Sans doute pas mal d’éléments pourraient être mis en exergue, mais disons pour être concis que la question d’une médecine éthique est aussi et peut-être surtout celle d’une médecine qui s’ancre dans le social et ne peut de ce fait négliger les données économiques qui la sous-tendent. Or, pas une heure n’est consacrée à l’économie et à la compréhension du système de sécurité sociale en France, dans le cursus de formation initiale des médecins. La question de ce que coûte à la société le  traitement prescrit par un médecin, ne se pose que rarement, pas plus que celle de ce que le patient va devoir prendre en charge lui-même ou des conséquences sociales et économiques du traitement à subir.

Dans le cas des personnes trans, la non reconnaissance d’un problème en dehors du champ protocolaire amène à vivre d’expédients, à se procurer des hormones sur internet ou à aller se faire opérer ailleurs où l’on n’est moins à cheval sur la  pathologisation du genre, que lors d’un protocole long, douloureux à chacune de ses étapes et finalement narcissiquement peu valorisant.

La question de la vulnérabilité telle que Butler la prend en charge dans Ce qui fait une vie, ou Vie précaire un peu avant, est toujours celle d’un corps-sujet qui est à la fois le signe de notre fragilité et ce par quoi nous ne sommes pas nous-mêmes car toujours-déjà construits pas les autres, affectés par eux, normés par eux et ouverts à leur influence.

La vulnérabilité en tant qu’elle est la condition de cette chair aimante blessable ne peut que nous donner à comprendre combien la médecine et plus largement la question du prendre soin de l’autre est ce qui doit nous guider éthiquement dans une vie sociale qui est notre condition existentielle. Or, la médecine se tourne de plus en plus vers une scientificité qui la rend universalisable, mais bien peu tournée vers cet autre souffrant qu’il soit atteint d’un cancer, d’un trouble bi-polaire ou d’un trouble de l’identité sexuelle, ou encore qu’il soit cette personne qui demande de l’aide juste pour pouvoir vivre en accord avec ce qu’elle perçoit d’elle-même.

     «En se dégageant de manière radicale et irréversible des croyances métaphysiques, des préjugés imaginaires et des fantaisies avec lesquelles elle était jusque là confondue, la médecine moderne a opéré une véritable révolution éthique dans la pratique de son art et une rupture dans la logique de son propre discours. S’efforçant d’exiler la subjectivité et l’intersubjectivité du soin et de la maladie, le discours médical n’est plus apte à prendre en compte dans sa pratique comme dans sa pensée le drame imaginaire, la détermination symbolique, la finalité éthique de la souffrance dans la relation médecin-malade.»[7]

Si nous tombons d’accord sur l’idée que la mise à distance de l’humain (des affects, de la sensibilité en tant qu’elle peut venir oblitérer la nécessaire rigueur d’analyse du médecin) est inévitable pour espérer réfléchir à l’élaboration d’un diagnostic comme plus tard d’un pronostic ou encore d’un acte chirurgical par exemple, en revanche la question demeure ouverte de savoir s’il y a un lien inextricable entre l’indifférence pour ce qui relève du psychique et la formation quasi exclusivement scientifique des médecins. Autrement dit, s’il est avéré que la défaillance est aussi de structure dans la médecine, est-ce bien une nécessité pour qu’elle le devienne de culture universitaire ?

Certes J. Butler ne va pas jusque là dans son travail, puisqu’elle ne s’oriente pas précisément vers une réflexion sur la médecine elle-même, mais c’est le lien que je voudrais mettre en avant, en tant que le travail de décryptage sociologique de cette branche du prendre soin tel qu’il est rendu accessible par le séminaire trans, nous amène à prend conscience à la fois du rôle d’experts joué par les communautés trans et à mettre l’accent sur ce qui dysfonctionne dans le monde médical.

C’est aussi ce travail de critique des normes qui hérité de Foucault ne cesse de revenir en première ligne dans l’analyse de Butler, indiquant une voie de travail pour réorienter  les éthiques du care y compris dans le monde médical.

  

5)    Récemment[8] nous avons pu discuter avec Monique David-Ménard qui a dirigé un ouvrage intitulé « Sexualités, genres et mélancolie ; s’entretenir avec Judith Butler » et dans lequel Butler écrit sur « le transgenre et les attitudes de révolte ». Ne trouves –tu pas un peu dérangeant que dans cet article elle essaie de rendre politique les actions trans ?

L’article auquel il est fait référence ne me semble ni très clair ni très novateur. Butler y traite en dia gonale des thématiques qui lui sont chères (comme la question du hors de soi comme ‘niche ontologique du soi’[9], celle de la souffrance comme n’étant pas logée uniquement dans la psyché mais héritée de l’ouverture du sujet à l’autre, ce qui constitue aussi sa fragilité ou permet de penser une ontologie sociale du corps). Pourquoi aborde t-elle la question du caractère politique des actions trans ? Pour la même raison qu’elle esquisse le problème de l’altérité dans le champ d’une éthique toujours-déjà politique : « Pourquoi distinguer entre une souffrance imprimée à une telle personne par des normes culturelles violentes et normalisantes d’une souffrance qui semble émerger de l’intérieur de l’identification transgenre ? »[10] La question suggère  d’elle-même que le terrain n’est pas propice à de telles distinctions. Il ne s’agit donc pas de voir dans le travail de Butler un effort pour rendre politique des actions trans qui ne le seraient pas d’emblée, mais une tentative pour rendre à César ce qui lui appartient déjà en le rendant plus lisible. C’est ce qu’elle résume p 22 du même article en reprenant appui sur le langage comme socle et tissu de notre être : les actes de discours sont toujours des actes de corps, et le corps est par essence social. Or nous sommes tissés dès notre naissance dans une certaine violence, qui nous oblige à rompre avec une morale de la pureté ou de la belle âme ; c’est pourquoi nous avons à faire avec cette violence, dans le langage qui exprime notre duplicité comme notre ouverture au monde.

Butler ne cherche donc pas à rendre politiques les actions trans, ni à donner une représentation après coup d’une scène déjà écrite de la performativité des minorités sexuelles, elle s’efforce de mettre à jour les éléments idéologiques qui biaisent les représentations de soi comme de l’autre, et pour ce faire, passe comme Freud avant elle, par la mise en perspective de ce qui peut se lire en gros caractères dans la souffrance des personnes exclues du genre, pour lire ce qui est inscrit en filigrane en chacun : la contingence de l’existence, la précarité d’une vie offerte à l’altérité constitutive de soi, la vulnérabilité d’un corps toujours ouvert à la blessure.

Il me semble que s’il y a une critique à faire à Butler, elle se situe plutôt du côté des frontières entre social et politique.

 

 

6) Comprends-tu les réticences qu’elle peut susciter du fait d’une trop grande proximité avec la psychanalyse ?

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La question comporte un présupposé discutable : y a t-il entre Judith Butler et la psychanalyse une trop grande proximité ? Au nom de quoi l’affirmer ? La psychanalyse serait-elle d’emblée toxique, sa doctrine délétère et pour quelles raisons ? Ou bien cela signifie t-il qu’à trop fréquenter le psychanalyse on s’éloigne d’autre chose considéré comme plus important ? et si c’est le cas de quoi s’agit-il ? Bon, j’arrête là mon questionnement, mais je tiens à montrer que les questions n’ont pas toujours la neutralité qu’on veut bien leur prêter !

Alors prenons un peu en charge cette question et voyons où elle nous mène :

Judith Butler s’est mise à fréquenter la psychanalyse autrement que comme un simple objet d’étude pour une intellectuelle, ou que comme un moyen censé aider à vivre mieux pour une personne appartenant à une communauté sexuelle minoritaire. Elle a approché le domaine au-delà de ce que les psychanalystes américains avaient fait subir aux  textes de Lacan, elle a examiné certains concepts de la psychanalyse au risque d’une lecture féministe – celui de phallus par exemple, elle a opéré une distorsion de certains autres concepts pour qu’ils deviennent opératoires dans un champ qui n’était pas d’emblée le leur (celui de deuil et de mélancolie entre autres). Elle a fait avec certains textes de Freud ce que Lacan avait osé avec la linguistique et la logique formelle – elle leur a donné une torsion telle qu’il en est sorti quelque chose comme une lecture singulière de l’idée d’origine,  ou de matrice. Elle a enfin accepté le pari de participer avec Monique David-Ménard à Paris, a un séminaire à deux voix, lequel s’étendait sur quatre semaines chaque année et ce pendant trois ans.

A t-elle commis un crime de lèse-chapelle aux yeux de minorités qui voulaient voir en elle quelqu’un qui, comme eux, ne peut accepter la psychanalyse puisque cette dernière – du moins un certain nombre de ses représentants – épousait par trop l’idéologie hétérosexuelle ? Certainement, mais ce n’est là qu’une lecture myope du travail que mène Butler dans le décryptage des théories psychanalytiques. Certes elles s’intéresse de près à la psychanalyse, mais comme elle s’intéresse à la littérature ou à la sociologie ou encore au droit : c’est en philosophe qu’elle entend convoquer des domaines d’analyse du réel et des champs de réflexion sur l’humain, et c’est en  philosophe qu’elle travaille à mixer des théories pour déconstruire à l’aune de l’observation critique du monde humain ce que les idéologies sont trop promptes à masquer, comme à soutenir ( pensons par exemple au retour de la différence des sexes pour certaines féministes, qui vient étayer une doctrine de la victimisation dans la défense des personnes blessées ou harcelées).

Mais cette présentation ne saurait faire oublier que la lecture butlérienne de la psychanalyse est sujette à critique :

Dans un passage du Récit de soi intitulé Psychanalyse, J. Butler montre à la fois qu’elle s’intéresse de près à la psychanalyse, mais aussi qu’elle la méconnaît, ou plutôt que ce qu’elle en connaît est réducteur, pourquoi ?

Trace de connaissance ou d’expérience, elle précise bien que le discours du sujet sous transfert ne sert pas qu’à communiquer de l’information ‘ il fonctionne aussi comme la médiation d’un désir tout autant que comme l’instrument rhétorique qui cherche à modifier la scène d’interpellation, ou à agir sur elle.’ P.51.

Mais lorsque, citant la position de Roy Schafer, elle indique que ‘le but normatif de la psychanalyse est de permettre au patient de raconter une histoire unique et cohérente sur lui-même qui satisfera son désir de se connaître (…)’, p.52, elle tend alors à généraliser sa critique, ce qui lui fait dire que « la norme de la santé mentale selon laquelle le fait de rendre compte de soi de manière cohérente est une part du travail éthique de la psychanalyse fausse ce que la psychanalyse peut et doit faire. Certes sa remarque est sans doute pertinente, mais la question demeure de savoir si c’est bien à elle, philosophe de s’avancer sur ce terrain, qui n’est pas le sien : que doit donc faire la psychanalyse ? Est-ce à la philosophie de le dire ? Les psychanalystes n’ont-ils pas eux-mêmes su dire cela, à l’instar de Lacan qu’elle cite quelque lignes plus haut ? Enfin, n’est-ce pas en travaillant sur la psychose que ces mêmes cliniciens ont mis en évidence l’impossibilité pour certains sujets de se dire sur un mode narratif continu ?

Alors peut-on comprendre  les réticences que Butler suscite dans l’intérêt qu’elle manifeste pour la psychanalyse ? Sans doute, mais pas pour les raisons que les défenseurs des minorités sexuelles seraient en mesure d’évoquer : s’il convient d’être prudent, ce serait davantage parce que toute lecture généralisante à partir qui plus est de la psychanalyse américaine, serait une erreur quant à l’objet du jugement et une  faute de raisonnement ! Pourtant, c’est parce qu’il y a une tentation de l’universel dans sa pensée qu’il s’agit bien d’une pensée philosophique, ce qui fait aussi sa force.

On pourrait ainsi conclure en disant que reprocher à Butler de se préoccuper de la question de l’inconscient via un retour possible à un discours trop universalisant, c’est oublier que si la tentation de l’universel rôde toujours dans son œuvre, c’est davantage pour mettre en évidence les conditions communes dans lesquelles émergent une subjectivité  que pour traiter du contenu de cette subjectivité.

 

7)      Comment concilier vulnérabilité et politisation ? 

  Je ne suis pas certaine de pouvoir répondre de façon pertinente à cette question. Mais je vais essayer de fournir quelques éléments de réponse.

Il y a une manière de critiquer Butler qui consiste à lui reprocher d’avoir abandonné ceux et celles qu’elle défendait au départ, ce pour quoi elle a été désignée comme reine du queer. Ce virage se serait amorcé dès Défaire le genre, ce que M-H Bourcier lui a d’ailleurs vertement reproché, ne serait-ce qu’en précisant que  faire est un performatif et que personne n’a envie d’être défait. Mais soyons sérieux un instant, en quoi consiste fondamentalement la critique? Butler ne serait pas celle que l’on croyait, elle ne défendrait finalement pas les thèses dont on avait pensé qu’elle était la thuriféraire !

Ah la belle affaire que voilà ! Butler n’est-elle pas celle qui, comme Kant renvoie volontiers dos à dos deux tendances, ou deux représentations du réel, en l’occurrence du réel féministe ?

 N’est-ce pas de semer le trouble dans le genre c’est-à-dire non seulement dans la conception binaire du genre, mais dans les représentations qui s’en inspirent tout en essayant de s’en détacher, qui fut son œuvre ?

Alors oui, il y a une difficulté à penser à la fois les conditions d’une performativité du sujet et sa vulnérabilité, mais c’est en prenant en compte l’ensemble du champ conceptuel butlérien que l’on peut peut-être y parvenir. Il ne s’agit pas là de gommer toutes les aspérités d’une pensée, ce que d’ailleurs Butler ne souhaiterait sans doute pas elle-même si l’on s’en tient aux propos de Jérôme Vidal, mais de donner une chance de penser la complexité de l’humain à partir d’une pensée sacrément complexe elle-même :

« L’ouverture de la notion d’humain à une redéfinition future est une donnée nécessaire au projet politique du mouvement international pour les droits humains. On voit l’importance de cette ouverture lorsque la notion même de l’humain est présupposée, quand elle est définie à l’avance en des termes clairement occidentaux, souvent américains et de ce fait partiels et locaux ; lorsque l’humain qui constitue le fondement des droits humains est déjà connu, déjà défini. [11]»

Définir l’humain avant d’examiner l’humain, c’est imposer au réel une tension d’une violence incroyable que l’histoire a maintes fois enregistrée au cours des siècles. C’est justement ce contre quoi Butler propose de lutter, avec comme arme la critique incessante des normes qui permet d’éviter de naturaliser ce qui n’est qu’historique, et l’affûtage du langage comme moyen d’exprimer la texture d’être du corps-sujet en abîme sur ce qui fait de lui sa fêlure : l’autre.

Y a t-il là une seconde Butler qui rompt avec les stratégies performatives de Trouble dans le genre au profit d’une éthique et d’une politique de la vulnérabilité ?  C’est ce que M-H Bourcier a tendance à penser, suivie en cela par un certain nombre de personnes, qui considèrent même que cette ‘réorientation’ de Butler la confine à occulter ce qui fait le corps de l’humain et sa puissance d’agir.

Je n’entrerai pas dans une discussion sur ce point, faute de temps.[12] Mais je voudrais proposer qu’on lise Butler comme j’ai pu le faire, ce qui, précisons-le était purement accidentel au départ, c’est-à-dire en ne cédant pas à la chronologie, mais en partant d’un ouvrage plus récent, pour lire ensuite par exemple Trouble dans le genre et revenir à Vie précaire, en passant par la Vie psychique du pouvoir. On s’apercevra alors que ce qui est devenu une ligne de force de son œuvre se donne à percevoir d’emblée mais comme en filigrane, et qu’il paraît impropre de parler d’une seconde Butler tant c’est bien la même qui cherche à penser l’assujettissement au-delà d’un horizon foucaldien d’enfermement, à penser la vie humaine vivable dans des normes mêmes, et comme à leur limite en même temps, à penser enfin la vulnérabilité comme ouverture à l’altérité et à la blessure, ainsi que comme précarité politiquement induite. La vulnérabilité ne peut par conséquent jamais être l’occasion d’une théorie de la victime impuissante face à un pouvoir totalitaire.

Mais, et c’est là qu’il faut poser une limite de la pensée de Butler, si la conscience de la vulnérabilité comme condition politiquement induite peut être généralisée, partagée et relayée médiatiquement cela ne donne pas encore un authentique empowerment, un réel levier à l’action politique d’émancipation face aux dominations quelles qu’elles soient. L ‘élément de critique me paraît être qu’il y a encore un mystère de la volonté qui n’est pas dissipé dans l’œuvre de Butler et qu’à trop réfléchir sur les cadres de la représentation, elle en a peut-être oublié les conditions de l’action pour le commun des mortels.

 Brigitte Esteve-Bellebeau


[1] Master professionnel de philosophie pratique, mention vie humaine et médecine, à Bordeaux III.

[2] Le récit de soi, p.7.

3 Si le sujet était considéré au départ comme effet du discours, dans ses derniers travaux, dit Butler, Foucault raffine sa position et précise que le sujet se forme en relation à un ensemble de codes, de prescriptions ou de normes par des usages qui non seulement a) révèlent que l’autoconstitution est une forme de poeisis, mais b) qui établissent également que la constitution du soi fait partie de l’opération générale de critique » Récit de soi,  p 17.

[4] Le sexe prescrit, S. Prokhoris,  Champs Flammarion, Paris 2000, p. 178.

[5] La vulnérabilité peut s’entendre en trois sens…

[6] Défaire le genre, Ed Amsterdam, Paris 2006, ch XI, p 76.

[7] R. Gori  et M-J Del Volgo, La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence, Denoël 2005, p 30.

[8] Lors de la journée d’étude « le désir de reconnaissance entre vulnérabilité et performativiteé » (Université Bordeaux 3) : http://vulnerabiliteperformativite.wordpress.com/author/vulnerabiliteperformativite/

[9] J’emprunte l’expression à G. Le Blanc lors d’une communication sur les travaux de Butler dans les salons Mollat en 2007.

[10] Sexualités, genres et mélancolies, sous la direction de M. David-Ménard, Ed. Campagne première, Paris 2009.

[11] J.Butler, Défaire le genre, Op.cit. p 51-52.

[12] Je me permets de renvoyer à la communication que j’ai faite dans le cadre de la journée d’études doctorale organisée à la Maison des sciences de l’homme de Bordeaux, le 11 février 2011  et intitulée : le désir de reconnaissance, entre vulnérabilité et performativité.

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