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Étiquette : Transféminisme

Du cissexisme comme système

Article mis en avant

Pauline Clochec
Militante féministe, lesbienne, trans,
docteure en philosophie et ATER à l’ENS de Lyon

Crédit : Una mujer fantástica, film chilien de Sebastián Lelio, 2017.

 

DU CISSEXISME COMME SYSTÈME

 

Cet article est issu d’une communication donnée dans le cadre de l’atelier « Réflexions sur le cissexisme  et la transphobie», organisé à l’ENS de Lyon par les associations féministes et LGBTI « Les salopettes » et « ArcENSiel », le 15 février 2018. Il s’adresse d’abord prioritairement aux personnes trans, dans la mesure où l’identification et la connaissance critique de ce qu’est la transphobie me semblent utiles à deux égards : psychologique et politique. Psychologiquement, la connaissance des mécanismes souvent insidieux de la transphobie peut permettre de ne pas intérioriser ceux-ci, et donc de se vivre comme étant réellement, pleinement et légitimement de notre sexe. Politiquement, cette connaissance peut nous aider à savoir qui sont nos ennemis, qui sont nos vrai.e.s ou nos faux/sses allié.e.s, quelles doivent être les cibles de nos luttes. Les luttes trans sont en effet traversées de contradictions et de polémiques induisant l’adoption de conduites et tactiques divergentes vis-à-vis de nos interlocuteurs/trices et adversaires, et dont je vais donner trois exemples. Premier exemple : faut-il collaborer avec la SoFECT[1], comme le fait principalement, à Lyon, l’association le Jardin des T, ou s’opposer à elle, comme le font – à mon sens à juste-titre – la majorité des associations trans, comme Chrysalide, toujours pour rester sur le terrain lyonnais ? Second exemple : nous faut-il revendiquer seulement une simplification des démarches de changement d’état civil, donc en restant dans le cadre de la législation française sur l’état civil, comme l’a fait l’association ACTHE[2], ou au contraire revendiquer une déjudiciarisation complète du changement d’état civil rompant avec le principe d’indisponibilité de l’état civil, comme continue à le faire l’ANT[3], parmi d’autres associations. Enfin, troisième exemple : quel rapport devons-nous avoir à la police, et à l’association LGBT de celle-ci, Flag : un rapport de dialogue comme l’a soutenu notamment l’ANT, ou au contraire d’exclusion comme l’a soutenu – encore une fois à mon avis à juste titre – le collectif Existrans lors de l’organisation de la marche de 2017. L’identification et la connaissance de la transphobie est donc constitutive de la détermination de cibles et de stratégies dans les mouvements trans, pluralité de stratégies que l’on peut sans-doute en partie résumer par une opposition entre réformistes et des révolutionnaires.

Dernière précision, avant de poursuivre mon propos. Personnellement, parmi la multiplicité de réalités subsumées sous le terme parapluie « trans », je traite principalement de ce que je connais en tant que concernée, à savoir du cissexisme visant les personnes dites transsexuelles, ou « transsexuées » pour reprendre le terme, plus heureux et moins historiquement polémique, utilisé par Laurence Hérault[4], et non pas des personnes qui, parmi les non-binaires, agenres, bigenres, etc. n’effectuent pas une transition physique. Je traite donc des oppressions spécifiques que rencontrent les personnes qui, comme on le dit encore souvent, « changent de sexe[5] », ou, pour l’exprimer plus exactement réalisent physiquement le sexe qui est le leur. Ce choix ne relève pas d’un jugement de valeur « truescum » selon lequel seul.e.s les transsexuelles seraient des « vrai.e.s trans » ! Une telle restriction de mon propos répond seulement au fait que, premièrement, je parle de ce que je connais le mieux et en première personne, et que, deuxièmement, j’estime que les revendications spécifiques aux personnes transsexuées, notamment en termes de libre accès aux traitements, ou de libre choix des médecins, ne doivent pas être noyées dans une approche queer se concentrant sur la seule « identité de genre » au détriment de revendications juridiques et médicales.

Transphobie ou cissexisme ?

Ces précisions liminaires étant faites, j’en viens à mon propos, à savoir l’analyse du cissexisme en tant que système. La plupart d’entre nous ont déjà été confronté.e.s à des slogans du type «  À bas le cis-tème ! » ou « Fuck le cis-tème ! », soit à l’Existrans, soit dans des bandes dessinées de Sophie Labelle[6]. Ces slogans ne sont pas qu’un jeu de mot. Ils indiquent, ou du moins défendent la thèse, que la transphobie est un système, et en l’occurrence un système social. Dire que la transphobie est un système, c’est dire qu’elle n’est pas seulement ni d’abord un trait psychologique et individuel. À l’inverse, ce trait psychologique est déterminé par la transphobie comme réalité collective et institutionnelle. Autrement, que des personnes cis cherchent à soigner leur transphobie en consultant un.e psy (si tant est que celui/celle-ci ne soit pas transphobe !) ne fera en rien disparaître la transphobie comme fait social global.

La transphobie fait système, premièrement, en ce qu’elle traverse l’ensemble de la société. Elle contient ainsi des composantes juridiques (l’indisponibilité de l’état civil), médicales (la médicalisation et psychiatrisation de l’accès aux hormones et aux opérations, le caractère arbitraire de l’attribution des Affectations Longue Durée permettant le remboursement des traitements, etc.), culturelles (la représentation minorisante des personnes trans au cinéma, par exemple, avec des films comme Le père Noël est une ordure ou, plus récemment, Si j’étais un homme ou encore Danish Girl[7]), et économiques (l’accès à l’emploi et à un logement, par exemple). Toutes ces composantes contribuent à une marginalisation et une stigmatisation des personnes trans, ne serait-ce que dans leur vie quotidienne. Ces composantes forment système dans la mesure où elles se renforcent réciproquement : par exemple l’accès à l’emploi est rendu plus difficile lorsque vous ne disposez pas de papiers correspondant à qui vous êtes et vous trouvez face à un.e employeur.e dont toute la représentation des personnes trans provient des films cités plus haut. La transphobie est systémique, deuxièmement, au sens où elle est institutionnalisée – que ces institutions soient formellement légales ou pas (par exemple la SoFECT est une institution médicale corporative[8] qui n’est pas reconnue par l’État comme comme exerçant la prise en charge officielle et monopolistique des personnes trans, quoiqu’elle cherche à s’arroger ce rôle). Elle l’est à travers le droit et à travers la médecine principalement qui fonctionnement actuellement en dépossédant les personnes trans de la détermination de leur sexe et de leur état civil. La transphobie n’est donc pas seulement un phénomène culturel qu’il s’agirait de modifier en « changeant les esprits » à coup d’émissions télévisées, aussi bien intentionnées soient-elles. Il s’agit d’abord d’un ensemble d’institutions objectives. Cela signifie, pour faire une rapide expérience de pensée, qu’il ne suffirait pas d’assassiner quelque dirigeant de la SoFECT pour en finir avec la transphobie médicale. Cette transphobie dépasse les seuls agents qui l’exercent, et ceux-ci sont largement interchangeables. C’est donc à l’existence même de la SoFECT qu’il s’agit de s’en prendre.

La conséquence terminologique de ce caractère social et institutionnel est qu’il me semble plus approprié de parler de « cissexisme » plutôt que de « transphobie », du fait du caractère trop psychologisant de ce dernier terme, qui fait référence à une peur irrationnelle. Dans nos sociétés patriarcales le cissexisme est d’abord un ensemble d’institutions, de rapports objectifs et de représentations. S’il est bien sûr aussi une peur, une haine et/ou un mépris, ces phénomènes subjectifs ne sont pas des déviances irrationnelles et individuelles par rapport à une norme sociale qui serait, elle, pleine de tolérance. Le cissexisme est une actualisation de la norme patriarcale : la peur, la haine, le harcèlement, les meurtres, les assassinats et les agressions des personnes trans sont des représentations et des comportements absolument normaux dans nos sociétés. On peut contester que ces traits soient rationnels au nom d’une idée plus haute de la raison mais ils appartiennent cependant au type de rationalité ou à la logique propre de nos sociétés.

Un exemple : le cissexisme psychiatrique

Un exemple de ce caractère systémique du cissexisme est la prétendue prise en charge psychiatrique des personnes trans. En effet, comme beaucoup d’entre nous l’ont expérimenté, il est très difficile d’obtenir une ordonnance de THS[9] sans avis psychiatrique. En effet, même si l’on passe auprès de praticien.ne.s libéraux (endocrinologues, généralistes ou encore sages-femmes et gynécologues), il est rare d’obtenir cette ordonnance sans pouvoir arguer d’un avis psychiatrique indiquant que nous n’avons pas de « trouble mental » autre que ce que les psys et le DSM IV identifient toujours comme un trouble mental à savoir la « dysphorie de genre » et, désormais, l’ « incongruence de genre », selon les catégorie du DSM[10]. C’est cet avis psychiatrique qui est requis pour justifier le THS en indiquant que nous présentons « une problématique transidentitaire réelle » (ce sont les termes employés par la commission du GRETTIS pour autoriser votre accès aux hormones et à une SRS[11]). De la sorte, les personnes trans n’êtes pas estimées assez lucides et pour avoir accès à leur propre corps et à leur propre sexuation, conforme à votre sexe. Par ignorance et/ou par hostilité vis-à-vis de la transsexuation, les médecins mêmes libéraux demandent dans leur grande majorité, pour se défausser de toute responsabilité, d’être couvert par un.e psychiatre qui opère une prétendue expertise de l’identité de la personne requérante afin de juger si oui ou non il est légitime que celle-ci prenne des hormones – pour ne pas même mentionner de tou.te.s les généralistes et endocrinologues qui, ne demandant même pas d’avis psychiatrique, repoussent directement les personnes trans (« ah non, nous les trans on fait pas ça », m’a répondue un jour au téléphone une endocrinologue lyonnaise).

Le caractère systémique du cissexisme est pleinement manifeste dans ce conditionnement du THS à une prétendue expertise psychiatrique. Ici, peu importe ce que les psychiatres ont dans la tête – qu’iels soient transphobes ou bienveillant.e.s. Ce qui est cissexiste, c’est l’obligation même qui est faite de passer par un.e psychiatre pour avoir accès aux hormones (et aux opérations). C’est que ce passage devant un.e psychiatre ne soit pas une option laissée à l’appréciation de la personne trans, mais soit élevé au rang de condition nécessaire. Cette condition, qui n’est pas légale mais seulement coutumière, quoique la SoFECT fasse tout pour la faire légaliser, est cissexiste théoriquement et pratiquement. Elle l’est théoriquement car elle présuppose que la conscience de soi des personnes trans est insuffisante pour leur permettre de déterminer leur propre corps. Les personnes trans sont ainsi pathologisées en tant que jugées psychologiquement troublées et incapables d’une lucidité suffisante sur elleux-mêmes. Elle est cissexiste pratiquement car elle instaure des délais avant la prise d’hormones, voire introduit la possibilité d’un refus que la personne trans ait accès au THS. Ce ne sont donc pas seulement les pratiques psychiatriques vexatoires comme le Real Life Test, mais leur condition même de possibilité à savoir le conditionnement du THS et de l’opération à une prétendue expertise psychiatrique qui sont pleinement cissexistes – et à ce titre à prendre pour cible.

Généralement, afin de justifier leur présence obligatoire dans le protocole, les psychiatres de la SoFECT usent du doux terme d’ « accompagnement ». Le problème est que, conceptuellement, la réalité sociale de cette psychiatrisation ne correspond pas à un accompagnement, c’est-à-dire à une aide contingente dans laquelle la personne concernée demeure autonome. La pratique sociale et juridique qui correspond à cette psychiatrisation est bien plutôt la tutelle. La psychiatrisation est une variante de la tutelle où les psychiatres jouent un rôle de mandataires judiciaires. Dans un cas de tutelle, un.e mandataire judiciaire gère les comptes bancaires et les biens d’une personne jugée mentalement incapable de le faire. Similairement, dans le cas de la psychiatrisation des personnes trans, une tierce personne instituée comme experte est en charge à la place de la personne trans de la décision et de la gestion d’affaires concernant cette dernière. Celles-ci ne sont pas ici ses biens mais, d’une part, son corps, et, d’autre part, son état civil – dans la mesure où, jusqu’à la loi « Justice au XXIème siècle » promulguée à l’automne 2016, un avis psychiatrique était nécessaire aux modifications du prénom et de la mention du sexe à l’état civil, et que cette exigence demeure bien souvent favorisée, désormais en toute illégalité, par bon nombre de mairies et de Tribunaux de Grande Instance. Par la psychiatrisation, les personnes trans sont donc placé.e.s dans un état de tutelle dont les tuteurs sont les psychiatres – état de tutelle qui est peut-être plus radicale encore que celle exercée par les mandataires judiciaires dans la mesure où c’est l’accès non à une propriété leur étant extérieure, mais à leur propre corps, sous sa dimension sexuée, dont les personnes trans sont dépossédé.e.s par cet état de tutelle.

Cissexisme et sexisme

Tentons d’appliquer aux cis une telle démarche : indépendamment du sexe d’appartenance revendiqué par une telle personne cis, en l’occurrence son sexe assigné, celui-ci serait soumis à une prétendue vérification psychiatrique par diagnostic différentiel, la personne étant mise sous bloqueurs hormonaux an attendant. À ceci près qu’un tel traitement ne sera jamais infligé à un.e cis, justement parce qu’iel est cis – c’est-à-dire qu’il y a identité entre son sexe assigné à la naissance et le sexe qu’ile revendique. Ce sexe est donc, par cette assignation native, considéré comme une réalité et non une vue de l’esprit pathologique ou comme un artifice. C’est ce que Julia Serano nomme le « privilège cissexuel[12] ». Sur quoi repose ce privilège cissexuel fixant le sexe et niant qu’il relève d’un processus de sexuation au moins partiellement précédé par le genre comme système socioculturel[13] ? Il repose sur l’un des fondements du sexisme et du patriarcat, à savoir l’identification de la biologie à un destin. Il doit y avoir alignement entre le sexe assigné à la naissance et le sexe revendiqué et d’appartenance sociale (ainsi qu’avec la sexualité). Si vous naissez avec pénis vous êtes un homme, c’est la réalité biologique de votre sexe et vous le resterez : votre féminité trans ne sera qu’une illusion ou quelque chose d’intérieur, et vous serez donc traité.e comme un.e déviant.e.

Tout cissexisme est donc sexiste, et inversement, tout sexisme suppose un système social de cissexisme pour éviter que des individus ne brouillent par leurs transitions la fixité et prétendue naturalité de la hiérarchie sociale entre assigné.e.s hommes et femmes. En conséquence politique de cette articulation nécessaire entre sexisme et cissexisme, la lutte trans doit nécessairement être féministe, et le féminisme doit être, entre autres, trans – et non pas « inclusif »[14]. Si à la différence des présupposés de féministes différencialistes[15] et des TERFs[16], on soutient, à la suite de Beauvoir, que « On ne naît pas femme : on le devient[17] », et à la suite de Butler se fondant ici sur Beauvoir, que la thèse selon laquelle « la biologie n’est pas un destin » est « La prémisse fondamentale du féminisme[18] », alors la conséquence de cette critique sociale du genre est que la transsexuation est une existence pleinement légitime et réelle, et que la lutte contre le système cissexiste doit viser les fondements sexistes de celui-ci.

La seconde conséquence théorique et politique concerne ce qui est à entendre par « sexe » et la façon dont il s’agit de le déconstruire. Ce qu’indique, d’une manière généralement philosophique, la thèse selon laquelle la biologie n’est pas un destin, et, d’une manière plus matérielle, la possibilité de la transition, c’est que le sexe n’est pas un donné fixe mais bien plutôt un processus de sexuation, processus individuel mais aussi évolutif sur lequel l’action humaine a prise[19]. Par conséquent, une critique du système de genre utile dans le cadre des luttes des personnes transsexuées ne consiste pas à soutenir qu’il n’y a que du genre et que tout est une question d’identité ressentie. Elle doit plutôt consister à pointer que le sexe biologique est lui-même matériellement modifiable : de ses cinq composante (chromosomes, organes génitaux, gonades et gamètes, répartition hormonale et caractères sexuels secondaires), quatre sont modifiables par une transition. Par conséquent : si le sexe biologique même n’est pas un donné primaire et intangible mais un processus de sexuation, relatif à un milieu, et dont les divers stades (principalement le stade fœtal et la puberté) ne sont pas forcément en cohérence entre eux, alors il n’y aucune raison de ne pas considérer que les transitions (hormonales, chirurgicales) ne sont pas une voie parmi d’autres de ces processus de sexuation. Il s’agit donc de considérer la transition comme un mode normal de sexuation, à partir d’une conception non-substantialiste du sexe biologique.

Le sexisme se fonde sur la négation, si ce n’est sur le refoulement, de cette plasticité de la sexuation. Prendre conscience, faire connaître cette plasticité, et souligner qu’une personne transsexuée ne suit pas qu’un processus intérieur mais est bien, matériellement et biologiquement, du sexe qu’elle revendique, c’est un travail que nous devons assumer envers nous-mêmes et plus largement dans la société.

Classes ou ordres de sexes ?

Ce que permet d’éclairer la conscience du caractère intrinsèquement cissexiste du sexisme, c’est que les sexes ne sont pas seulement à comprendre comme des classes mais aussi comme des ordres[20]. Une société de classes permet en effet une mobilité sociale d’une classe à l’autre, même si ce n’est qu’à titre d’exception légitimante ou d’alibi. À l’inverse, une société d’ordres[21] interdit (ou limite maximalement) les passages d’un groupe à l’autre, ces groupes étant divisés selon un critère de dignité naturelle (naturelle car héréditaire). La différence du patriarcat avec les sociétés d’ordres d’Ancien régime réside dans l’endogamie des ordres. En effet, à l’inverse de ces sociétés, à des fins reproductives, le patriarcat organise une collaboration contrainte des sexes : l’hétérosexualité[22]. Selon cette compréhension du patriarcat comme société d’ordres, les personnes transsexuées se trouvent au bas des ordres, voire en dehors d’eux, dans la mesure où, d’une part, iels transgressent le tabou social de la fermeture des ordres, et où, d’autre part, n’étant pas estimés comme appartenant pleinement à leur sexe d’assignation ni à leur sexe réel, iels se voit attribuer la dignité la plus basse[23].

Si donc le genre est non seulement un système d’exploitation entre classes mais aussi un système de hiérarchisation symbolique et de domination entre ordres, système dont la prétendue naturalité est venue contribuer à renaturaliser un ordre social dont la fondation naturaliste avait été mise à mal par l’ébranlement des ordres d’Ancien régime à partir de la fin du XVIIIe siècle, alors les personnes trans ne peuvent être systématiquement considérées et traitées que comme des parias à cet ordre[24]. Les conditions de possibilités de l’existence de ces parias doivent être, si ce n’est interdites, du moins limitées le plus possible. Encore une fois, cette limitation n’est pas un archaïsme issu de préjugés anciens en voie de dépérissement, elle est une structure nécessaire de nos sociétés. Nous n’aurons qu’un accès concédé, octroyé par un pouvoir ne dépendant pas de nous, à nos propres corps tant que nous vivrons dans cette société d’ordres et de classes qu’est le patriarcat. Pour autant, la simple lutte anti-patriarcale reste aveugle et partielle si elle ne prend pas pour cible le cissexisme et n’est pas aussi menée par les personnes trans.


NOTES

[1] Société française d’études et de prise en charge de la transidentité.

[2] Association Commune Trans et Homo pour l’Égalité.

[3] Association Nationale Transgenre.

[4] Cf. Laurence Hérault, « La chirurgie de transsexuation : une médecine entre réparation et amélioration »,  in Thomas Bujon, Christine Dourlens, Gwenola Le Naour (dir.), Aux frontières de la médecine, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2014.

[5] Cf. par exemple l’ouvrage coécrit par Stéphanie Nicot, ancienne présidente de l’ANT puis de la Fédération LGBT : Alexandra Augst-Merelle, Stéphanie Nicot, Changer de sexe. Identités transsexuelles, Paris, Le Cavalier Bleu, 2006, ou, à l’opposé, le pamphlet cissexiste de feu l’ancienne présidente d’honneur de la SoFECT, Colette Chiland, Changer de sexe. Illusion et réalité, Paris, Odile Jacob, 2011.

[6] C’est ainsi le titre de l’un de ses albums : Sophie Labelle, À bas le cis-tème ! 2015.

[7] Cf. l’excellente critique du film « The Danish Girl : un mélo transphobe » sur le site Le cinéma est politique, http://www.lecinemaestpolitique.fr/the-danish-girl-un-melo-transphobe/ Pour une critique des représentations des personnes trans au cinéma et plus largement dans les médias, cf. Julia Serano, Whipping Girl. A transsexuel Woman on Sexism and the Scapegoating of Feminity, New York, Seal Press, 2007, p. 35-52.

[8] Ce caractère corporatif, mais aussi les stratégies néolibérales de la SoFECT ont été soulignées par Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique : discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la Cité, 2011.

[9] Traitement Hormonal de Substitution.

[10] Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, classification valant souvent comme référence des pathologies psychiques, publié et régulièrement travaillé par l’Association Américaine de Psychiatrie.

[11] Sexual Reassignation Surgery.

 [12] Cf. Julia Serano, Whipping Girl. A transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Feminity, Berkeley, Seal Press, 2007, « Dismantling Cissexual Privilege », p. 161-193.

[13] Non seulement au sens subjectif où il n’y aurait d’accès qu’interprétatif au corps et au sexe, comme le soutient notamment Judith Butler, dans Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 71, mais aussi au sens objectif où les systèmes socioculturels de genre auraient des effets corporels à long terme et que le sexe n’est pas un donné fixe mais un processus de sexuation susceptible de modifications.

[14] Cette nécessité a été souvent théorisées depuis plusieurs années sous la catégorie de « transféminisme ». Pour des discussion de cette catégorie, cf. Karine Espineira, « Un transféminisme ou des transféministes ? Réflexion sur l’émergence d’un mouvement transféministe en France », in Karine Bergès, Florence binard, Alexandre Guyard-Nédelec (dir.), Féminismes du XXIe siècle : une troisième vague? Rennes, PUR, 2017, et Noomi Grüsig, « Transféminisme à la française : enjeux et embûches », Cahiers de la transidentité, n° 5, 2015.

[15] Cf. par exemple Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Paris, Folio, 2015.

[16] Trans Exclusionnary Radical Feminists.

[17] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. II, L’expérience vécue, Paris, Gallimard, 1976, p. 13.

[18] Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 104-105.

[19] Cf. par exemple Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique, Paris, MSH, 2008.

[20] Simone de Beauvoir conceptualise les sexes comme des castes et non des classes sociales. Sur ce sujet, cf. Françoise Picq, « Simone de Beauvoir et “la querelle du féminisme” », Les Temps Modernes, 2008, vol. 1, no 647‑648, p. 179. Il nous semble que le concept d’ordre, ayant pour critère celui de la dignité, et non celui de la pureté religieuse comme celui de caste, est plus à même de rendre l’hermétisme des sexes.

[21] Pour la conceptualisation classique de la société d’ordres, cf. Roland Mousnier, Les hiérarchies sociales de 1450 à nos jours, Paris, PUF, 1969, et Georges Duby, Les Trois Ordres ou L’Imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.

[22] Sur l’hétérosexualité obligatoire, cf. l’article fondateur d’Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », in Adrienne Rich, La contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Lausanne, Mamamélis et Nouvelles Questions féministes, 2010.

[23] Les personnes trans paraissent ainsi moins être catégorisées comme un troisième sexe que définies par défaut par rapport aux deux ordres et classes de sexe majorisés. Cependant, pour une discussion de ce dénombrement, cf. l’article de Lisa Millbank, « La ternarité de genre : Comprendre la transmisogynie » interprétant la place sociale des personnes trans comme celle d’une troisième classe infériorisée, celle des « freaks ». Cet article a été traduit en français par Delphine Christy sur le blog « Questions trans-féministes » (http://questions.tf/traduction-la-ternarite-de-genre-comprendre-la-transmisogynie/) et initialement publié sur le blog de l’autrice, « A Radical TransFeminist » (https://radtransfem.wordpress.com/2011/12/12/genderternary-transmisogyny/).

[24] Sur ce sujet, cf. Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas, « Les trans comme parias. Le traitement médiatique de la sexualité des personnes trans en France », Genre, sexualité et société, n° 11, printemps 2014.

« A trans-inclusive feminism as a progressive sensibility »

« A trans-inclusive feminism as a progressive sensibility » (28)

Héloïse Guimin-Fati

Meghan Murphy, Sheila Jeffreys, Cathy Brennan, les sites « Feminist Current », « Sisyphe », « TRADFEM », quelques blogs, des groupes Facebook et un tas d’échanges  acrimonieux sur les réseaux sociaux nous feraient croire que, pour une partie de la planisphère féministe, un nouvel ennemi est né, se substituant à l’ancien, plus dangereux que celui-ci et, pourtant, circonscris à une infime minorité de la population ; à savoir les Femmes trans*.  A les lire et à analyser la violence avec laquelle les deux communautés s’affrontent on penserait que le péril est plus alarmant car insidieux et qu’il sonnerait le glas des luttes féministes contre le patriarcat.

Les arguments et modes de « défense » de ce que d’aucuns appellent les TERFS(1) sont récurrents : opposition antinomique entre les « porteurs de pénis » et les « femmes », instrumentalisation de faits divers et de la violence des réactions de la part de certain.e.s personnes trans., sur-légitimité cissexuelle, mythification des trans*, accusation de liquidation des luttes féministes, le tout mêlant ignorance et mauvaise-foi surréalistes.

La multiplication des interventions et des altercations nous a poussées à réagir. Je vais donc prendre le temps de penser ces méthodes pour y apporter un début de réponse, non pas dans l’espoir de vider la querelle, mais pour offrir à celles-ceux qui se retrouvent confronté.e.s à ce genre d’attaques des pistes de réflexions ou des arguments pour se défendre. La médiatisation de plus en plus grande, qui jette sur nos destins un projecteur cru et déformant, ne fera que braquer celles qui voient en nous des ennemi.e.s. Il est donc utopique de croire que la publication de ce dossier mette fin aux conflits. Comme me l’a dit une amie « souffle sur le feu, il y aura toujours des braises ! »

Cela étant dit, penchons-nous sur l’argumentaire déployé. Et d’abord sur la division corporelle de l’humanité entre « porteurs de pénis » et « femmes ». J’use à dessein de ces deux expressions qui sont souvent opposées sur un pied de non-égalité. De même que lorsque Kathy Brennan se fait photographier en exhibant une figurine affichant « Sorry about your dick » (2) ou que Jules Falquet décrit le sort des recrues masculines du service militaire turc (3), il y a ce besoin de partager et de déshumaniser une partie de l’humanité en, d’un côté, la ramenant à un organe de son corps, le définissant irrémissiblement et de l’opposer à des figures (« les femmes ») dont l’existence individuelle est un construit conscient, une victoire sur leur corps, le plus souvent objectivé, et les injonctions au silence dont elles sont souvent victimes. D’un côté un objet confronté à un sujet. Dans le cas qui nous intéresse ici, cela renvoie les Femmes trans* à ce que beaucoup tentent de dépasser et de transcender (l’assignation à la naissance). C’est simple et souvent, avouons-le, efficace, nous laissant avec une meurtrissure insondable, surtout que l’acte posé l’est avec un plaisir non déguisé, souvent sadique, appuyé sur une foi quasi religieuse. Certain.e.s d’entre nous ne sachant y répondre que par l’agressivité et les excès.  Sans excuser ceux-ci, allons un peu plus loin.

Le féminisme radical se défend d’être essentialiste, il ne s’attaquerait qu’à « La » racine du patriarcat pour libérer les femmes de l’oppression des hommes. A les entendre il n’y aurait donc qu’une seule racine à ce système inique, un seul axe d’oppression et de classification qui expliquerait tout et où tout serait soluble. Cette idée du « tout » explicable par un seul schème me fait furieusement penser à la doctrine psychanalytique où ce « tout » est explicable, entre autre, par le concept de « résistance ». Résister c’est la preuve de la névrose et donc du refus d’être soigné.e. Sous entendre qu’à l’axe oppressif homme-femme, peuvent se substituer (ou se superposer) d’autres axes est, sur le même mode, une preuve de misogynie patriarcale et le dossier que vous lisez, qui met en question ces doctrines radicales, le serait tout autant. Dans les deux cas soit vous acceptez soit vous êtes un.e ennemi.e. Il vous faut donc laisser votre libre arbitre et votre conscience aux portes de ces cabinets d’analyse.

L’appartenance à un corps est le juge ultime qui fait de vous soit une victime du patriarcat soit un de ses privilégiés. Kate Louise Gould (4) nous dit qu’elle est «  une femme natale. Un être humain femelle adulte » qu’elle a « un vagin et, jusqu’à la ménopause, un cycle menstruel » que « ce ne sont pas des opinions ; ce sont des états de faits biologiques » que «  cette biologie peut ne pas définir une femme dans son intégralité — elle a un vagin, elle n’est pas un vagin —, mais elle est essentielle à ce qu’est une femme », pour elle  « notre biologie et notre être féminin sont entremêlés » et elle finit par « comme la biologie des hommes avec leur être masculin : un pénis et des testicules sont les marqueurs biologiques de la masculinité ».

Que nous apprend, ou ne nous apprend pas, cette profession de foi ? D’abord, une première chose, assez étonnante pour une personne prédicant la dualité des sexes et des genres, c’est qu’il y aurait des femmes « natales » et donc, à contrario, qu’il y en aurait qui ne le soit pas.

Elle se désigne elle-même comme « femelle humaine », discernant pourtant les corps par leurs seuls organes et caractéristiques procréatrices, atténuant à peine le fait que nous soyons tous.tes des mammifères, en effleurant notre humanité consciente pour finir par lier sexe et « façon d’être au monde » ; le genre, qu’elle ne nomme pas. Parler de « femelles humaines » c’est supposer la « pré-existence de groupes à leur hiérarchisation [en laissant] de côté la question de [leur] constitution » (5). C’est aussi penser les corps en soulignant leur animalité tout en coupant ceux-ci de la perception que nous pouvons en avoir. Que l’oppression des femmes en tant que classe repose en partie sur deux construits reliés : la capacité de reproduction et la capacité sexuelle est une chose facilement vérifiable. Mais pour que cette oppression aie pu s’installer et perdurer il a fallu, d’abord, que TOUS les corps soient pensés selon l’axiome hétérosexualité-procréation.

Ramener la différence des sexes à la seule réalité biologique c’est ; ne pas prendre en compte le construit perceptif de cette réalité. C’est ramener les corps à des « machines » dont le rôle social et singulier est la permanence de l’Humanité.  C’est faire croire que le corps est un assemblage d’organes indépendants les uns des autres alors que c’est une intégration, les uns n’ayant d’existence qu’en rapport aux autres, la fonction procréatrice n’en étant qu’une des qualités, ne définissant chaque corps singulier qu’en partie. De plus, « Ce qui permet d’affirmer que ce corps est le mien, c’est le sentiment de propriété lui-même » (6), que seul le point de vue d’une subjectivité ou d’une conscience peut isoler de la masse des autres corps. Et là où il y a conscience, il y a dépassement du stade limitatif de l’animalité darwinienne et possibilité de se libérer du cadre oppressif du contrôle des corps par le patriarcat et de leurs définitions biologiques. L’idée comme quoi les humains seraient déterminables selon leurs caractéristiques sexuelles primaires et secondaires et leur flux d’hormones indépendamment de leurs mises en combinaisons et de la possibilité de penser et la finitude de ces caractéristiques et la modélisation des divers vécus est s’offrir, une fois encore, en offrande à la toute puissante supposée de la Nature. Lors, réduire les corps à quelques organes c’est les vider de ce qui leur donne vie et perspective, c’est, somme toute, tuer ces corps que l’on prétend définir.

Mais ce n’est pas tout. Comment continuer à lier sexe et genre lorsque Christine Delphy, elle-même (5), avance que, « la différence est la façon dont […] on justifie l’inégalité entre les groupes.[…] ces différences ne sont pas seulement des différences, mais aussi des hiérarchies. La société s’en sert pour justifier son traitement « différentiel » – en réalité inégal et hiérarchique- des groupes et individus. […] une « vraie » différence est d’une part réciproque et d’autre part n’implique pas de comparaison au détriment de l’un des termes. Or la différence invoquée sans arrêt à propos des femmes, mais aussi des homosexuel.les, des « arabes », des « noirs, n’est pas réciproque, bien au contraire. […] Cette différence est un stigmate. », plus loin elle ajoute, « cet implicite d’une préexistence des groupes à leur hiérarchisation laisse de côté la question de la constitution des groupes en groupes […] L’impossibilité de rendre compte de leur constitution par autre chose que la volonté de hiérarchiser les individus (de les rassembler en groupes d’inégale valeur) est la clé de toute de ma théorie […] une fois que les groupes sont constitués, on ne se demande plus comment ils ont été constitués. On se demande en quoi ils diffèrent, comme si l’opération par laquelle ils ont été nommés différents, puis traités différemment, était sans rapport avec leurs différences actuelles », enfin, « la biologie est un regard sur la réalité  […] il ne peut exister de « vérité biologique ». Et elle termine par ceci ; « le sexe est conceptualisé comme une division naturelle de l’humanité – la division mâles/femelles- division dans laquelle la société met son grain de sel […] si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres. […]  Je conclus que le genre n’ [a]  pas de substrat physique […] qu’au contraire c’ [est] le genre qui [crée] le sexe : autrement dit, qui [donne] un sens à des traits physiques qui, pas plus que le reste de l’univers physique, ne possèdent de sens intrinsèque. […] La plupart des féministes continuent de penser à l’intérieur du paradigme précédent [le sexe comme une division naturelle de l’humanité]. Beaucoup certes font une place au genre : admettent qu’une bonne part, sinon la totalité de ce qu’on appelle « féminité » ou « masculinité » sont des construits sociaux, et se défendent d’appartenir à l’école essentialiste qui postule une différence ontologique et irréductible et totale entre les femmes et les hommes. Néanmoins, elles gardent l’idée que le genre est assis sur un sexe physique, dichotomique et réel : que les catégories de sexe nous sont données par la « nature ». Toujours Delphy ; « les défenses sans cesse renouvelées de « la différence sexuelle » ne font que confirmer l’importance du genre dans nos sociétés : une importance sociale telle qu’elle est apparemment le fondement de notre appréhension du monde. […] Tout se passe comme si la différence des sexes était ce qui donne sens au monde […] cette croyance est si ancrée dans la conscience de chacun.e, qu’elle déborde largement le domaine du genre lui-même, affecte la perception du monde et même la capacité à le percevoir  […] La croyance que le « différence sexuelle » est une différence fondamentale, un socle naturel produisant deux principes, féminin et masculin, sur lesquels la société peut et doit s’appuyer, est aussi vieille que notre civilisation historique. ».

Les deux cas de « changement » chirurgical de sexe au II° siècle avant notre ère décris par Jean Lascaratos et Stavros Perentidis (7) confirment que la naturalisation des sexes sur des modèles déterminés est ancienne et un des fondés sur lequel toute la perception du normal et du pathologique reposent quand il s’agit de corps hors du schéma naturaliste. Tout agit comme si nous devions rendre à notre mort le corps que nous avons reçu en l’état et que l’appel à la technique, réputée changer la nature, doit être neutraliser par l’édification de lois (morales ou institutionnelles) pour rétablir les droits de la Nature mise en danger.  Le simple désir de modifier les paramètres et les apparences morphologiques ne peut alors qu’être le symptôme d’une déréliction de la raison.

« L’identité du normal et du pathologique est affirmée au bénéfice de la correction du pathologique » (8) sur l’idéologie que toute atteinte à la « Nature » est inconcevable tant celle-ci est réputée saine, indivisible et bienfaitrice. Ce qui permet dès le début du XIX° à la médecine d’apporter son concours savant à une morale qui, au Moyen-Age par exemple, ne parlait que de dégradation de l’âme (9). Les inverti.e.s vont passer des flammes de l’Enfer à l’enfermement pour cause de maladie et de prétentions thérapeutiques. L’idée étant de soigner et qu’au trouble succède l’apaisement. La psychiatrie, et ensuite la psychanalyse, vont être les bras armés de cette normalisation forcée des identités sexuelles déviantes et des expressions « transsexuelles », mettant allégrement le tout dans le même sac en suivant en cela l’exemple de Magnus Hirschfeld, inventeur du  terme « transsexualismus » et ayant classifié les identités-attirances en quelques 80  catégories « d’intermédiaires sexuel.le.s » (10). C’est sur ces bases (Harry Benjamin rencontra Hirshfeld au début de sa carrière) que « le modèle transsexuel » s’édifiera, vu comme une réparation d’erreurs successives et dont beaucoup de trans* feront l’expérimentation douloureuse. Car, que se soit dans l’acceptation d’un complexe œdipien « mal » vécu, d’un refus de choix d’objet hétérocentré, que se soit dans la certitude d’un corps-prison, d’un appel, ou d’une condamnation des interventions chirurgicales ou des traitements hormonaux, que se soit dans l’imposition de thérapies réparatrices ou d’acceptation d’un destin donné, ce qui importe à la Société est le retour à la norme de parcours de vie pervertis pas la perversion, la névrose ou le mensonge. Au final quelque soit le point de départ de la projection des vies transidentitaires à la lumière de la naturalité des corps, c’est le destin pathologique funeste qui en est la qualité pernicieuse et finie.  Tout est fait, même après « normalisation », pour qui nous n’oublions jamais l’abjection qui est la nôtre.

C’est ce que Meghan Murphy va s’attacher à faire dans son article incendiaire du 21 septembre 2017 traduit pour le site RADFEMS (11). En fait cet article nous en apprend bien plus sur la vision hallucinée que les féministes radicales transphobes ont des personnes trans. que sur l’intégration de celles-ci dans la société civile, intégration qui ne sera de toute façon vue qu’à la lumière d’une invasion-soumission patriarcale.

Cette diatribe part d’un fait déplorable ; l’agression dont a été victime, au Speaker Point d’Hyde Park, une oratrice féministe de la part de trois activistes trans (12). Quel que soit le fossé qui nous sépare, il est hors de question de légitimer la violence. La violence patriarcale, qui est une réalité commune, est ce qui devrait nous unir tous.tes dans une même volonté de combat, et non pas en nous écharpant entre nous.  Mais, les condamnations doivent aussi se faire dans les deux sens. Murphy a beau jeu de souligner les tweets détestables adressés, par des activistes trans* et alli.é.s, à celles qui pensent comme elle en omettant, bien entendu, ceux qu’elles sont tout aussi capables d’envoyer en retour ou en amont. Une rapide recherche sur les réseaux sociaux aura vite fait de montrer l’ampleur des dégâts (13). La violence et les invectives sont réciproques mais l’objectif des féministes transphobes est d’exclure les personnes transidentitaites des droits les plus élémentaires en faisant flèches de tout bois.

Car, il ne faut pas se leurrer, que ce soit dans son allocution de mai 2017 devant le comité sénatorial canadien, son contre-rendu de la conférence donnée à Conway Hall, Londres en 2016 ou le texte du 21 septembre, ce qui intéresse Meghan Murphy est de refuser que les droits humains soient appliqués à une partie de la population sous couvert d’un féminisme essentialiste qui aurait seul valeur de loi en instrumentalisant les actes d’une minorité d’entre nous. Son discours ne doit pas cacher l’obédience de certaines féministes radicales aux thèses de Janyce Raymond, dont le rapport de 1980 servit aux autorités américaines et aux diverses assurances pour exclure les « transsexuel.le.s » de toute une série de remboursement de soins de santé entraînant des décès en cascade (14), et à celles de Sheila Jeffreys qui appelle à l’arrêt des chirurgies et des traitements hormonaux considérére.e.s comme contraires aux droits humains (15) et dont l’un des faits d’armes aura été de se fendre de commentaires racistes condamnés par la communauté aborigène australienne (16). Tout le réquisitoire de cette branche du féministe est axé sur la partition « naturelle » des humains et sur l’idée que nous serions atteint.e.s d’une psychopathologie nommée en ce moment « dysphorie de genre », soumis.e.s au patriarcat capitaliste, voir, comme le prétend Jeffreys, parce que c’est une excitation sexuelle qui « fait » de nous des malades. Quant aux hommes trans*, ils sont ravalés au rang de traîtres à la cause des femmes et, parfois, avec paternalisme, de simples brebis égarées éveillant de la commisération, mais le plus régulièrement ils sont ignorés (17).

On peut étudier que la partition du sain et du pathologique se retrouve déjà chez Aristote et sert de modèle classificateur et hiérarchique à une société qui, ailleurs, subordonne sur fond de sexes et aura interdit aux femmes l’accès du domaine public pour des raisons soi-disant « naturelles ». L’agencement du pathologique est une hiérarchie patriarcale, y faire appel pour exclure une part de la population ne peut que réifier une oppression en se faisant les allié.e.s objectif.ive.s de l’oppresseur.  On peut dès lors raisonnablement se demander ce qui fait qu’une partie du féminisme radicale aie décidé que les personnes trans* seraient les ennemies à abattre de quelques manières que se soit, en usant d’artifices et de désinformations et en s’appuyant sur des thèses psychiatriques données par le patriarcat lui-même.

Mais en définitive, la question est de savoir, au-delà des arrogances et invectives et des quelques échauffourées ici et là, comment cela se déroule t’il au niveau du terrain ? Là où féministes et personnes trans. se croisent ? Comment cela se déroule t’il dans les lieux LGBTQI, lors des événements communs, des drinks, des actions, des soirées et des festivités ?

Puisque Meghan Murphy parle de différences selon les territoires (le terme de territoire n’est pas anodin, j’en reparlerai plus loin), parlons donc du « territoire » belge où je milite.
En fait, cela se passe bien et de manière tout à fait cordiale et pacifique.

En tant qu’administratrice de l’association Genres Pluriels et responsable de deux de nos permanences, je suis amenée à fréquenter et à accueillir énormément de personnes.  Que se soit à Bruxelles, Liège ou Verviers, cis*, trans*, gays, lesbiennes, hétéros, féministes, queers, hommes, femmes, inters., non-binaires etc se croisent, se saluent, échangent des propos, s’organisent ensemble, se soutiennent sans que cela ne posent le moindre problème.  Ces derniers mois, notre association s’est associée avec le L-Festival (18) et le festival Pink Screens (19), comme chaque année. Dans le cadre de notre festival, nous avons mis sur pied plusieurs soirées avec une autre association qui accueille les réfugié.e.s et les migrant.e.s afin de parler de la situation des personnes transidentitaires venant de ces pays (20).  Enfin, nous avons organisé un colloque transféministe pour parler de la trans-sectionnalité des oppressions et où en collaboration avec des personnes de tout horizon, entre autres de l’ASBL Garance (21), nous pourrons questionner l’auto-santé, l’appréhension des corps dit hors-norme, parler des attitudes de réappropriation de nos identités multiples et complexes,  de la pathologisation et de tant d’autres injonctions patriarcales (22).

Dès lors comment doit-ont, interpréter leur attitude et les demandes de formations à l’accueil des personne trans* par une association comme Liège Gay Sport, dont la majeure partie des affilié.e.s  sont des gays et des lesbiennes et qui désire nous accueillir et pouvoir réagir contre les réactions transphobes lors de leurs événements sportifs? Comment interpréter que le L-Festival et d’autres associations lesbiennes ne se sentent pas agressées par la simple présence de F Trans*, qui contrairement à ce qu’en a dit JJ Barnes, dans un autre article  des plus surréalistes, relayé par Christine Delphy (via TRADFEMS) et publié au départ sur Feminist Current (le chemin pris par ce texte n’est pas innocent) (23), ne cherchent pas à obliger les lesbiennes à avoir des relations sexuelles avec des « femmes à pénis » qui n’ont guère peur des viols correctifs dont nous serions les nouvelles portes-drapeau  (24) ?

Je me pose donc cette question, si toutes ces femmes « natales », pour reprendre l’expression de Kate Louise Gould, ne se sentent pas en danger, est-donc parce qu’elles se sont soumises aux lois du patriarcat ? Est-ce que, lorsque Mirabal Belgium invite notre association à participer à « la manifestation féministe nationale » contre le féminicide, les organisatrices trahissent la cause des seules « vraies » femmes ? Et, quand le festival Cinéffable poste ce message sur son Facebook :  « Nous regrettons d’apprendre ce qui s’est passé avant 2008. A ce moment-là, le positionnement de l’association Cineffable n’était peut-être pas suffisamment clair en ce qui concerne l’accès au Festival. Nous avons désormais clarifié ce positionnement. Le Festival est un espace ouvert à toute personne s’identifiant en tant que femme. Le choix de venir ou non de participer au festival appartient à chacunE. Nous sensibiliserons également les personnes qui assurent la sécurité à l’entrée du Festival afin qu’un tel événement ne se reproduise pas. En cas de problème, n’hésitez pas à solliciter une membre de l’équipe organisatrice. » (25), devons-nous supposer que ce festival renie la cause des femmes « biologiques » et se soumet aux invectives et à la violence des personnes transidentitaires, agentes infiltrées du patriarcat honni en abandonnant les luttes féministes et lesbiennes ? Et que dire des excuses de Gloria Steinem,  qui a longtemps professer les idées de Raymond (26) mais qui en octobre 2013 expliquait : « Alors maintenant je veux être sans équivoque dans mes mots: Je crois que les personnes transgenres, y compris celles qui ont fait la transition, vivent des vies réelles et authentiques. Ces vies devraient être célébrées, pas questionnées. Leurs décisions en matière de soins de santé devraient être les leurs et être les seules à en décider. Et ce que j’ai écris il y a des décennies ne reflète pas ce que nous savons aujourd’hui, puisque nous nous éloignons seulement des cases binaires du «masculin» ou du «féminin» et que nous commençons à vivre sur le continuum humain de l’identité et de l’expression. » (27)

En conclusion, et si tout cela n’était rien d’autres qu’une question de territoire et de la perte d’un illusoire monopole dans l’action politique contre le patriarcat ?   Et si au final, la multiplicité des luttes et les glissements des diverses oppressions et stigmatisations dues à cette organisation sociétale millénaire, capable de se régénérer tel une hydre, ne déstabilisaient pas une certaine idéologie radicale qui en est obligée à défendre un essentialisme abscons, usant du genre comme d’un outil contraignant à une partition de plus en plus abstraite pour combattre plus aisément un ennemi bien défini quitte a condamner toutes celles.ceux qui ne se contenteraient pas d’une seule grille d’analyse, ou refuseraient de ne penser la lutte contre le dit patriarcat que comme l’affaire des seules femmes « natales » adhérentes aux dogmes de Janice Raymond et Sheila Jeffreys?

Fort heureusement, le féminisme est riche de possibilités et l’on peut sans problème penser son investissement en liant Christine Delphy, malgré ses errances contemporaines, Michel Foucault et Judith Butler. Car, la masse des savoirs est telle qu’il serait bien dommage de se priver des possibilités qu’ils nous offrent afin de penser et actionner d’une manière personnelle et commune nos investissements à défaire le genre, à en refuser le dogmatisme et, au-delà, à récuser au patriarcat le poids qu’il s’arroge dans nos existences, nos éducations et nos luttes.

NOTES

1 Le terme Trans-Exclusionary Radical Feminism, TERFS, est devenu au fil du temps une insulte jetée en réponses aux diverses agressions et conflits entre certaine.e.s activistes trans., leurs allié.e.s et une partie des féministes radicales. En ce qui me concerne je l’utilise assez peu, lui préférant le terme « féministes radicales transphobes », voir « féministes transphobes ». Dans ce cadre-ci, j’en use, pour poser et délimiter l’objet de mon article.

2 http://planettransgender.com/sorry-about-your-dick-an-interview-with-cathy-brennan/

http://planettransgender.com/cathy-brennan-made-a-name-outing-transkids-now-suing-after-ellen-for-reveal/

3 Jules FALQUET. « Au delà des larmes des hommes : l’institution du service militaire en Turquie » in « pax neoliberalia » Edts racine de iXe. 2017. Quelques précisons s’imposent tout de même. Si dans ce texte Falquet articule son discours dans une séparation biologique sexo-centrée, elle évoque l’idée (sans l’approfondir) que la soumission à une attitude de « type » masculine opposée à une attitude de « type » féminine est la condition essentielle pour être accueilli dans la communauté des « mâles » effectuant leur service militaire en Turquie. Elle évacue trop facilement à mon goût cet acte de soumission porteur en lui-même de discriminations et d’oppressions pour faire valoir une analyse très juste du masculinisme militaire, fondateur et fédérateur d’une identité virile. Elle base son analyse du destin trans* au sein des corps d’armée sur un seul exemple qui, cependant, démontre bien le caractère inique de l’injonction genrée imposée à la f trans* dont il est question dans l’étude sur laquelle elle se base. Tout porte à croire que pour ne pas déforcer son discours, mais je ne vois pas en quoi, que du contraire, elle avait besoin de taire une oppression spécifique, basée sur la binarité des sexe-genres, alors que c’est justement cette oppression duale qui est l’objet de son travail. On peut aussi se demander pourquoi elle tend à minimiser l’exclusion dont les gays sont victimes au sein même des rangs de l’Armée turque ? Mais le titre donne, je pense, la réponse.

4 https://tradfem.wordpress.com/2017/10/27/transfemmes-les-nouveaux-misogynes/

5 Christine Delphy «L’ennemi principal : 2 Penser le Genre » Edts Syllepse 2013

6.Maine de Biran « Essai sur les fondateurs de la psychologie » Edts Tisserand. 1982

7 Jean Lascaratos et Stavros Perenditis « Deux cas de changement chirurgical de sexe au II° siècle avant notre ère : approche historique » in « Les assises du corps transformé ». Edts Les Etudes Hospitalières . 2010

8 Georges Canguilhem « Le normal et le pathologique » Edts Puf 2017

9.Jean Verdon « Le plaisir au Moyen Age » Edts Tempus 2010

10 https://fr.scribd.com/doc/32692115/Hommage-to-Magnus-Hirschfeld-FR

11 https://tradfem.wordpress.com/2017/09/24/traiter-quelquune-de-terf-nest-pas-seulement-une-insulte-cest-de-la-propagande-haineuse/

12 http://www.newnownext.com/terf-hyde-park-transgender/09/2017/. Dans cet article vous pourrez voir que, contrairement à ce qu’avance Meghan Murphy, l’association Trans Health London a condamné l’agression de Maria MacLachlan par trois activistes se revendiquant être de ses membres.

13 http://www.pinknews.co.uk/2017/09/25/daily-mail-and-the-times-wrongly-accuse-action-for-trans-health-of-condoning-violent-protests/

https://twitter.com/hashtag/terfs?lang=fr

14.http://transadvocate.com/fact-checking-janice-raymond-the-nchct-report_n_14554.htm http://transgriot.blogspot.be/2010/09/why-trans-community-hates-dr-janice-g.html. Pour être complète voici la défense de Raymond sur son propre site, vous pourrez ainsi vous faire votre propre opinion : http://janiceraymond.com/fictions-and-facts-about-the-transsexual-empire/

15.http://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1363460715583452 https://www.newyorker.com/magazine/2014/08/04/woman-2

16.http://www.starobserver.com.au/news/national-news/leading-feminist-launches-bizarre-racist-attack-on-trans-community/118883

17 https://monsieursilvousplait.wordpress.com/2017/02/17/mecs-trans-et-feminisme/

18 http://rainbowhouse.be/fr/projet/l-festival/

19 http://www.gdac.org/

20 http://www.merhaba.be/fr

21 http://www.garance.be/

22 https://www.genrespluriels.be/18-11-17-Colloque-Transfeminisme-s-et-Intersectionnalite-s

23 https://christinedelphy.wordpress.com/2017/08/01/le-lesbianisme-est-la-cible-dattaques-mais-pas-de-la-part-de-ses-adversaires-habituels/#more-717

24 https://reflexionstrans.wordpress.com/2017/08/03/premier-article-de-blog/

25 https://www.facebook.com/pg/Cineffable-101128133261457/reviews/ . Voir le commentaire du 26 juin 2016 et sa réponse du 28 par l’organisation du festival.

26 http://transgriot.blogspot.be/2012/09/gloria-steinem-transphobe.html

27 https://www.advocate.com/commentary/2013/10/02/op-ed-working-together-over-time

28 Le titre de mon texte est inspiré d’un article paru sur le site Progress Queen dont je partage le lien ci-après: http://www.progressqueens.com/news/2017/10/2/some-feminists-embrace-oppression-by-continuing-to-exclude-trans-women-from-language-of-legal-protections-activists. Pour continuer, et penser globalement, les deux liens suivants émanent d’une redneck-hippie végétarienne comme elle se définit et démontre qu’on peut être féministe radicale et citer Andrea Dworkin sans pour autant être transphobe  http://daisysdeadair.blogspot.be/2009/08/andrea-dworkin-on-transgender.html# , http://daisysdeadair.blogspot.be/2009/05/censorship-and-radical-feminist.html

29  Je ne peux m’empêcher de terminer mon article sans citer ce très beau texte d’une association féministe américaine ayant fêté ses 50 ans d’existence il y a peu. http://www.radicalwomen.org/transphobia.shtml

Du retour du fondationnalisme biojuridique

Meghan Murphy ou le retour du fondationnalisme biojuridique

Maud-Yeuse Thomas

Crédit : Sophie Labelle, http://assigneegarcon.tumblr.com

Cadre juridique, faits, propos et conséquences

Commençons avec la première phrase :

« Un problème majeur avec ce projet de loi est qu’il propose de modifier quelque chose d’aussi important que la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel pour inclure quelque chose qui n’est même pas définissable. »[1]

Phrase importante s’il en est : partout dans le monde, le conflit et les revendications trans se sont déplacées dans le champ politico-juridique et impacte la manière de réguler le fait trans comme fait social et non plus comme fait médico-psychiatrique. L’obstacle principal devient le droit. Les « droits de la personne » sont en effet liés à la définition qu’une société (se) donne et que la loi ratifie –ou non. Ainsi, les questions trans, intersexe, non binaire, neuroatypies, ne sont-elles pas « définissables » (intelligibles selon P-H. Castel) pour une partie de la société et n’auraient (ainsi) pas vocation à être proposées et adoptées. On ne peut qu’exprimer ici un étonnement de fond. Pourquoi ces groupes ne seraient représentés nulle part, n’auraient droit à aucune politique, fut-elle compensatrice ? Quel serait l’avantage social de cette décision pour tous ces groupes minorés et pathologisés ? Toutes ces questions méritent-elles que la loi revienne sur le principe d’une binarité naturaliste et essentialiste ? Si oui, pourquoi ? L’Argentine y a répondu à sa manière et à sa suite, Malte, Irlande, Portugal et d’autres pays. La ville d’Amsterdam, après celle de Londres, réécrit son glossaire administratif[2] tandis que l’Europe produit un glossaire [3]. Ces glossaires tentent de rendre intelligible ce qui ne l’est pas au regard d’une culture ou ontologie en revenant sur l’effacement historique et le déficit culturel de médiations trans. La loi permet de réguler les identités et expressions de genre en considérant que le « genre » est une donnée complexe débordant la seule population trans et donc la binarité (sexuelle et de genre) elle-même[4]. Elle permet de revenir sur les leviers d’émancipation personnelle, culturelle et politique et aux démocraties de revenir sur les conflits entre une majorité politiquement représentée et des minorités stigmatisées non représentées. En sus, le champ juridique répond à l’évolution de la société dans son ensemble, minorités comprises, contre les propagandes de haine :

« Le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, a été déposé à la Chambre des communes le 17 mai 2016 par la ministre de la Justice, l’honorable Jody Wilson-Raybould1. Le projet de loi vise à protéger les personnes contre la discrimination dans les champs de compétence fédérale et contre la propagande haineuse, quand celles-ci mettent en cause l’identité ou l’expression de genre2. Ainsi, il ajoute l’identité et l’expression de genre à la liste des motifs de distinction illicite prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne3 et à la liste des caractéristiques des groupes identifiables auxquels le Code criminel4 confère une protection contre la propagande haineuse. Il prévoit également que les éléments de preuve établissant qu’une infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur l’identité ou l’expression de genre constituent une circonstance aggravante qu’un tribunal doit prendre en compte lorsqu’il détermine la peine à infliger. »

Murphy entendait s’opposer à cette proposition de loi et donc à ce qui allait permettre de protéger cette population. Sur le genre, Murphy tente cette comparaison :

« L’idée qu’il suffirait simplement aux femmes de changer leur expression de genre ou de s’identifier différemment pour échapper à l’oppression patriarcale est insultante et évidemment fausse. Cependant, c’est cette arnaque que véhiculent les notions d’«identité de genre» et d’«expression de genre». ».

L’identité de genre n’est ainsi plus qu’une vague et fausse notion, faisant oublier les termes de bispirituels ou two spirit pour désigner les variances de genre et les réassignations des enfants trans dans les nations amérindiennes du Canada. Dans l’article relayé par Sisyphe, l’auteure écrit :

« Prévenir la discrimination est une chose que la plupart d’entre nous appuient, mais incorporer des notions d’« identité de genre » et d’« expression de genre » dans la législation canadienne n’est pas une mesure progressiste. Dans notre désir de faire preuve d’ouverture et d’inclusion, nous n’avons pas réfléchi à la façon dont cette décision met en danger les mesures de protection basées sur le sexe qui sont accordées aux femmes et aux filles. »[5]

« Prévenir la discrimination (…) mais »… La psychiatrisation des trans après l’homosexualité, fort du contexte de société patriarcale ne fonctionne pas autrement qu’en les stigmatisant. Notons que la loi de l’identité de genre en Argentine ainsi que les pays qui l’ont suivi, sont un démenti à l’auteure. Sur la loi dite « de genre » (en Argentine et ailleurs), deux ambiguïtés de taille subsistent dans les débats : ce pays a légiféré non sur une identité de genre de fait (en bref, toutes les personnes ne se vivant et ne se définissant pas sur le régime d’assignation juridique) mais sur une vulnérabilité systémique due aux oppressions de la société patriarcale. Secondement, ces identités que nous nommons trans ou non binaire en Occident sont présentes dans maintes ontologies dont celles dans les nations amérindiennes colonisées. Cette oppression dépasse de très loin la population trans, est à placer sur le régime d’un déni généralisé envers les « différences » d’expressions (quelles qu’elles soient) : la traduction des two spirit remaniée conceptuellement en homosexualité, sous le nom de « berdache », par deux siècles de violences colonisatrices et de « science », n’a pas fonctionné autrement. La notion de genre est une donnée essentielle, non seulement pour comprendre comment le pouvoir divise, mais maintient la partition binaire, y compris sous le terme d’identités de genre appliquée à l’identité des personnes trans et non comme un concept s’appliquant aux modalités d’identification dans le développement de l’enfant trans (Stoller).

En témoigne, l’instrumentalisation de la question des prisons :

« Les femmes détenues dans les prisons canadiennes devront bientôt, si ce n’est déjà fait, cohabiter avec des hommes qui, au nom de leur « identité de genre », réclament d’être transférés dans des prisons correspondant à leur « genre ». »[6].

La distribution binaire et inégalitaire des espaces et privilèges selon le sexe (traduisons, l’idéologie du sexe), au centre des préoccupations féministes, se trouve brusquement confrontée au tiers des transgenres, jusque-là totalement ignorés, psychiatrisés et mégenrés. On est loin ici de l’univers d’Orange in the new black.

La débinarisation des identifications, identités et socialisations n’a pas suivi la dépsychiatrisation, y compris dans la population trans mainstream rejetant la pensée queer à l’instar du féminisme matérialiste. Repathologisée, l’identité « de genre » y serait immédiatement dissoute contre le terme de transidentité. Les vindictes en France contre le mariage pour tous et autour des manuels SVT en sont d’autres exemples des controverses traversant la société française, niant les concepts apportés par la recherche et les terrains dans un contexte de domination et de conflits.

La réponse féministe, désormais classique, à la question du genre est « le genre est une construction sociale », traversant de part en part les significations permettant de parler d’identité. Mais si ce dernier fonctionne comme une résistance au naturalisme patriarcal, il n’en revient pas moins à l’ancrage sexué : une femme est une femme parce qu’elle a un sexe féminin, tranche Murphy, postulant un fondationnaliste naturaliste et faisant du champ juridique, une simple chambre d’enregistrement de la croyance naturaliste-patriarcale. A ce stade de la réflexion, Delphy et d’autres affirment que le genre est un excès inutile, voire nocif, aux luttes féministes. Et ces dernières ne s’en privent pas, dénonçant un permanent « effacement du féminisme ». Or, sur l’essentiel, il s’agit bien de priver les personnes trans l’accès au droit et, par là, aux mêmes droits. Vivre avec des papiers dont le genre ne correspond plus revient à être sans papiers et sans cesse mégenré. Ce que pratiquent féministes séparatistes et psychiatres en niant mépris et insulte.

Le cœur d’intervention de Murphy se centre sur les oppressions systémiques, faisant des femmes les éternelles oubliées et battues, y compris de la part des « transfemmes ». Sa réponse consiste donc en une mise en accusation générique du patriarcat et du mouvement trans, comme si leurs poids respectifs dans les discriminations étaient comparables et surtout leurs intérêts convergents. Enfin, au refus d’octroyer des avantages estimés indus en faveur des transfemmes avec, en ligne de mire, l’interdiction aux trans de fréquenter les toilettes réservées à un « sexe », au motif qu’il représente un espace dédié au dit « sexe »[7]. Sur le plan pratique, on en revient à une instrumentalisation des conflits où la non mixité rejoint la séparation des sexes.  De fait, on ne parle jamais tant de vagin et de pénis que dans ces conflits. Sur le plan de la théorie, Murphy incarne un retour au naturalisme sexué et à un essentialisme occidental sans complexe où le genre est le sexe, validant l’assignation juridique et sa légitimation, la différence naturelle binaire des sexes. Murphy fait peser l’entièreté de son intervention et de ses articles sur les transfemmes, oubliant au passage les FtM (les transhommes ?) et surtout les conditions structurelles ayant conduit l’Argentine puis d’autres pays à légiférer en renversant les savoirs médicaux. Elle s’attaque par ailleurs à la notion de fluidité de genre ou variance de genre, pourtant à la base du régime sexe/genre amérindien faisant que nous parlons d’une société à/de « cinq sexes ».

Ignorant les travaux de Robert Stoller et trente ans de mouvement trans, elle conclue : « quelque chose qui n’est même pas définissable. » sur le motif de « l’expérience intérieure et personnelle ». Par ce détour, Murphy rejoint la psychopathologie pour qui l’usage du terme de genre revient à parler du vécu subjectif coupé de tout ancrage culturel et toute racine symbolique et historique. Or, si c’est lecas, c’est en raison de l’effacement structurel des variances de genre et de l’écriture des identités femmes par un patriarcat dominant. Il est encore aujourd’hui difficile d’oublier pour une femme la culture de viol s’ajoutant à la culture de l’infériorité du féminin. Comment alors accepter cette féminité sans femmes ou cette féminité des trans MtF dans une culture binaire ? Et surtout pourquoi l’accepter quand féminité rime avec apparence et frivolité ? Là encore, les variances de genre dans les peuples non occidentaux et non binaires sont oubliées. Rappelons que c’est ce même descriptif surplombant qui est à l’origine des oppressions transphobes et de sa psychiatrisation :

« Selon le ministère de la justice canadien et le Code des droits de la personne de l’Ontario, « l’identité de genre » est définie comme « l’expérience intérieure et personnelle que chaque personne a de son genre ». (Murphy)

Alors que la culture occidentale tente de repenser l’expérience subjective du genre ressenti aux côtés de l’identité générique donnée dans l’assignation, Murphy la rejette. Comme les autres nations occidentales, le Canada peine à reconnaitre les peuples premiers et leur régime sexe/genre plus complexe et plus large que le régime binaire occidental, malgré des travaux et synthèses sur leur culture[8]. Murphy renverse la preuve en faisant croire à un octroi de droits indus (une démarche très banale sur le fond), voire à un surcroit de privilèges et protections. Puisqu’il n’existe pas d’autre définition que celle donnée par la loi à propos de l’assignation, la tentation de recourir à une « expérience intérieure et personnelle » a été grande et semble s’opposer à la définition féministe matérialiste : le genre est une construction sociale où l’ordre patriarcal des genres impose une hiérarchie inégalitaire. Il s’ensuit que la demande trans est perçue comme indue :

« Traiter le genre comme s’il s’agissait d’un choix intérieur ou individuel est dangereux car cela occulte complètement comment et pourquoi les femmes sont opprimées, en tant que classe, sous le patriarcat. »

Murphy ignore le contexte d’oppressions intersectionnelles. Pour elle comme d’autres, la psychiatrisation n’est pas une oppression mais une attention indue. Comme tant d’autres commentateurs, Murphy ignore le rôle des identifications dans la genèse du développement, veut ignorer l’oppression des trans. Son ennemie, Caitlyn Jenner. Son tort : avoir été élue femme de l’année par le magazine Glamour et ressasser les vieilles lunes irritant –parfois avec raison- les féministes[9] :

« Hier, l’actrice Rose McGowan a publié sur Facebook un message de colère à propos de Caitlyn Jenner et de sa nomination en tant que Femme de l’Année par le magazine Glamour. Durant la cérémonie, Jenner a pris plaisir à dire que « l’un des aspects les plus difficiles d’être une femme consistait à choisir quoi porter ». »

Le monde ultralibéraliste et élitiste de Jenner va de pair avec la spectaculaire médiatisation intéressée de sa transition, largement critiquée par les militants trans partout dans le monde. Plus grave est son soutien à un traditionalisme couplé au capitalisme par lequel le patriarcat reproduit un monde et modèle inégalitaire dont l’article de Murphy se fait écho : « Personne n’est en droit d’échapper à la critique. Et certainement pas de riches républicain.e.s ou l’industrie oppressante et capitaliste de la mode et de la beauté. » Exit le « genre » comme concept sociopolitique pour un genre comme esthétique, choix intérieur…

Le « genre » comme grille de lecture des conflits

Sirois et al. donnent le ton :

« Précisons que le sexe renvoie aux caractéristiques physiques de l’homme et de la femme, tandis que le genre renvoie aux attributs dits masculins ou féminins, soit les stéréotypes associés à chacun des sexes. Avec la reconnaissance par la loi et les chartes de ces nouveaux concepts, un homme sera considéré « transgenre » sur sa seule affirmation, sur son « ressenti ». S’il se sent de l’autre « genre », il faut le reconnaître comme femme. Aucune balise pour cadrer quoi que ce soit. Ce faisant, on redéfinit la notion de femme. Ce n’est plus une question de biologie, mais une question d’apparence externe. »[10]

Christine Delphy enfonce le clou :

« Mais il existe aujourd’hui une nouvelle forme d’attaque menée contre les droits des lesbiennes, à savoir le message adressé à ces femmes par le mouvement queer, pour qui refuser d’envisager des rapports sexuels avec une personne munie d’un pénis serait une forme d’intolérance. »[11]

Ce propos est inexact. L’intolérance réside dans le refus et le rejet, non dans une relation consentie. Delphy parle de sa perspective féministe-lesbienne, refusant à bon droit l’organe mâle et le comportement masculin. Comme Murphy, Delphy ramène le conflit sur le terrain de l’orientation sexuelle lesbienne vs MtF, vagin vs pénis. L’ennemi principal s’est adjoint un ennemi secondaire : les MtF. Les auteures versent dans le même mégenrage à la base des objectivations que nous connaissons bien. Le genre est compris ici comme un critère d’apparence : ce même critère qui a permis au patriarcat de réduire les femmes aux vêtures avant de la réduire son corps à sa capacité de procréation. Historiquement, les bénéficiaires de cette « expérience intérieure » (je fais l’hypothèse que l’on parle de la subjectivité) justifiant entre autre de la liberté de voyager, de travailler, de se définir, etc., était donnée aux seuls hommes. Comment pourrait-elle être octroyée aux transfemmes (Murphy et Sirois ne parlent que d’elles) alors que les femmes assignées ou AFAB[12] n’en bénéficieraient pas, les rejetant plus que jamais dans l’ombre ? On comprend le pourquoi d’une telle affirmation qui, validant le concept de genre (ou plutôt l’antécédence du genre dans la construction de l’identité personnelle et relationnelle, selon Mathieu[13]), validerait une loi positive en faveur d’un groupe social minoritaire, non opprimé, voire favorisé par le droit. Le « genre » tantôt est pris au sens de vécu, serait en tant que tel « individuel » voire au sens de l’ego, « non définissable ». C’est la thèse d’un Castel en France (2005) qui utilise le terme d’autoconstruction ; tantôt au sens d’ordre des genres (binaire et constructiviste ou binaire et naturaliste) et serait en tant que tel un concept politique, tantôt comme un régime déclinant telle ou telle conception de l’identité dans telle ou telle société et serait, en tant que tel, un concept anthropologique. Murphy veut pouvoir trancher entre les trois sans l’expliciter.

Les personnes trans ont adopté le glossaire biobinaire pour maintes raisons. Citons : 1/ l’oppression systémique les désignant aux agressions et le recours obligé pour les pauvres aux équipes hospitalières dirigés par un.e psychiatre ; 2/ faute d’un autre glossaire ; 3/ l’absence de réforme dans le système juridique correspondant aux sociétés de type patriarcales et binaires ; 4/les contraintes du passing cisgenre. Plus largement, faute d’un autre modèle de société de type de non binaire qui se dessine depuis une dizaine d’années sous l’expression « société non binaire », incluant les variances de régime sexe/genre.

Mettons en perspective les deux conceptions, matérialiste et transidentitaire :

  1. le genre est une construction sociale : le genre est le sexe ; l’individu est le résultat de la hiérarchie
  2. le genre est une construction sociale : le genre n’est pas le sexe. L’individu doit se construire sur des contraintes.

La proposition de Sirois et al. est typique du naturalisme hiérarchique en ce qu’elle se caractérise par une distinction binaire nature/culture où le genre est confiné à une apparence de surface lorsque l’on parle des trans, de pouvoir de définition permettant de définir l’identité sexuelle lorsqu’on parle des « femmes » en les opposant aux « hommes » : cette version défend à la fois une vision naturaliste de la différence des sexes et une vision politique très critique de type féministe de cette même division.

L’opposition binaire ne pouvait que se résoudre dans une suite de conflits inaugurés par Janice Raymond avec son ouvrage, L’empire transsexuel (1979) quand l’opposition hétérosexuel/homosexuel invisibilisait les variances et changements de genre, où l’on parlait d’efféminisation et de masculinisation. Dans les deux cas, une déconstruction et émancipation au travers de la même question, qu’est-ce que le genre ?, a été nécessaire et a abouti à questionner le régime sexe-genre du patriarcat, à le remettre en cause et proposer d’autres modèles de régime (notamment Mathieu). Affirmer que les femmes trans ne peuvent pas être féministes (Chiland[14]) et donc ne luttent pas contre le régime sexe-genre patriarcal est de la désinformation : toutes les femmes sont-elles féministes ? On est là dans une forme connue et congrue de la guerre de sexes, nommant et classant en fonction de leurs oppositions et non en fonction de la reformulation de leurs identités réelles. La question trans comme cible collatérale est désormais placée en plein champ.

Murphy affirme que « Les stéréotypes de genre n’ont rien à voir avec le sexe biologique mais plutôt avec la définition de la masculinité et de la féminité. ». En effet. Ce qui ne l’empêche pas de parler de sexe féminin et de sexe masculin tout en brandissant le bouclier matérialiste dès qu’il s’agit des trans. Ce qui est masculin en Occident pourrait être du côté des femmes ailleurs. Autrement dit, le « genre » est d’abord un pouvoir (d’assignation selon un principe de de division sexuelle binaire, de structuration inégalitaire, etc.) et adopte partiellement la définition 2. Dans un second temps, elle écrit que « les femmes ne se reconnaissent pas en tant que telles parce qu’elles portent des hauts-talons ou qu’elles aiment le rose, elles se reconnaissent en tant que femmes parce qu’elles sont de sexe biologique féminin. ». Elle adopte là la définition 1.

L’assignation juridique a disparu pour une redéfinition naturaliste. En bref, le sexe n’est pas le genre lorsqu’il s’agit de lutter contre le structuralisme patriarcal mais il l’est quand il s’agit de lutter contre les trans. Elle contraint la définition 2 à revenir sur la définition 1 et, par là à refonder le lien sexe-genre comme une construction sociale et juridique dont l’ancrage est le sexe biologique.

Murphy revient à un fondationnalisme biologique (Baril, 2013[15]) qu’elle situe dans le système sexe-genre binaire à l’instar de l’ensemble de la psychanalyse freudo-lacanienne, contre l’approche postféminisme et transféministe redéfinissant les liens sexe/genre selon le type de régime d’antécédence.

D’une lutte politique à l’autre

D’emblée, ce qui marque est sa propre inscription de féministe radicale et son propos est sans ambiguïté : elle s’oppose à une réforme et répond au maintien du régime d’assignation binaire (fille/garçon ; homme/femme) sans pourtant répondre ou même esquisser une réponse sur les enfants trans et intersexes. Quelle réponse sociojuridique autonome de la réponse psychiatrique ? En féministe, elle dit lutter contre les oppressions du patriarcat mais dans ce texte, elle lutte avant tout contre les droits attachés à la personne trans. Cette lutte n’est pas nouvelle et s’inscrit dans le conflit généré entre radicalité féministe envers la société inégalitaire et les minorités assujetties, accusées d’être passives et au service du patriarcat.

A son encontre, Janice Raymond (1979) a suscité des réponses à la hauteur de sa véhémence et a permis le sursaut politique trans, non pas contre son féminisme mais son radicalisme et son isolationnisme. Elle a constamment invoqué « le féminisme » -et Murphy fait de même- que maintes féministes ne partagent pas comme en témoigne la confiance de Christine Bard ou de Karine Bergès en France sur notre travail[16]. Il ne s’agit pas d’un « féminisme radical » mais d’un radicalisme tout court. Depuis Raymond, tout s’est passé comme s’il ne s’agissait pas de violence, mais d’une lutte féministe (pouvant inclure potentiellement toutes les personnes victimes du patriarcat comme système totalisant à l’exception des personnes trans) et l’on retrouve le même type de textes s’opposant aux droits des trans et comme dans de nombreux textes, des femmes trans vues comme des « anciens hommes » opprimant la « classe des femmes ». Secondement, dans la thèse de Raymond, les MtF sont vues comme des « femmes-fabriquées », ce qui renvoie à la thèse propre à tous les féminismes du monde entier affirmant que « la femme » est un produit (une production ou une fabrication) du patriarcat, traditionnel ou moderne, ce que nous partageons nous-mêmes en tant que transféminismes sur (au moins) quatre abords :

1/ nous n’avons pas ou peu bénéficié des privilèges épistémiques des hommes (ce qui peut exister chez les MtF dominantes) ; 2/ post-transition, nous ne bénéficions bien souvent pas ou peu des privilèges des hommes (pour les FtM et Ft’) ni des privilèges des femmes (pour les MtF et Mt’) contre lesquels nous nous élevons en pointant la charge sexiste et le binarisme fondationnel ; 3/ la situation est très différente selon que l’on soit MtF ou FtM ; Ft’ ou Mt’ ; 4/ en tant que transféministes conceptualisant des définitions non binaires et non essentialistes de l’identité à partir des épistémologies féministes.

A titre personnel, je rajouterai un 5e item : l’acronyme MtF est le fait des récits pathologisants et réfute cet usage. Je n’ai jamais été un homme et ne suis pas une femme (au sens où les hommes et femmes le sont socialement, juridiquement et subjectivement : cette fumeuse « expérience intérieure » selon Murphy).

Murphy en vient à défendre une identité « femme » qui n’existe pas dans le passé, s’est forgée du fait des luttes depuis le XIXe en réaction au type de société, d’oppressions, d’exploitation et d’invisibilisation des vécus femmes en dehors du regard phallogocentrique. Toutes choses dans l’épaisseur du temps que nous nommons aujourd’hui le féminisme historique. De fait, nous manquons d’historien.ne.s reformulant nos histoires. De manière constante et à l’instar des récits pathologisants, les féministes radicales en viennent à homogénéiser à outrance ce qu’elles nomment les « transfemmes ». Elles ignorent la diversité des formes d’identité, des positions et autodéfinitions ; plus encore, des analyses « posttrans » et transféministes, dans un but de dénonciation univoque : les trans se soumettraient en reproduisant les stéréotypes de genre et essentialisant ces derniers, les faisant passer pour de « l’identité de genre ». Vu ainsi, le concept apparait comme un coquille vide, un simple chapeau sur un porte-manteau. En bref, une décontextualisation pour une déshistoricisation de la culture trans largement antérieure aux équipes hospitalières et son instrumentalisation par la quasi-totalité des récits pathologisants.

A l’examen, maints commentateurs/trices ont immédiatement noté que Murphy, à l’instar de Raymond et Delphy, en viennent à reconstruire un essentialisme (ou fondationnalisme) réécrivant sans cesse l’être et son rapport à la sexuation. Or, elles n’ont ni le soutien des femmes ni même la portée souhaitée, d’où ce constat d’un « effacement du féminisme » qui court dans presque tous les textes féministes, séparatrices ou non. Certes, maint.es trans reproduisent les normes binaires… à l’instar de plus de 90 % de la population. Murphy se dit « mal à l’aise avec la féminité » tout en arborant les codes de celle-ci. De manière assez surprenante et pourtant très banalement, elle ne semble pas (vouloir) distinguer ce qui, par gout et personnalité fait que nous arborons telle parure, nous plaçant dans le spectre binaire masculin/féminin ou, à l’inverse, nous plaçant dans un écart non binaire ; d’autre part, ce qui dans notre culture, peut provoquer un réflexe de dégenration, ce qui est le cas chez maintes féministes et transféministes pour échapper aux oppressions, sans pour autant avoir théoriser ce type de stratégies et ses conséquences sur le « genre » comme construction sociale dépassant le binarisme.

Elle en vient très logiquement à revenir sur ce qui est « définissable », maillant le contexte patriarcal qu’elle dit combattre et la société telle qu’elle est, binaire, essentialiste et inégalitaire, où l’assignation est réputée intangible, sans jamais souligner les critères de ce qui est définissable, sauf à invoquer une tradition (hélas, patriarcale et hétéronormée) de définition sociale des identités sexuelles et elles seules. Il s’ensuit cette accointance inédite entre Murphy et les masculinistes : ce qui est définissable et intelligible l’est dans un cadre, contexte, ontologie et lois, composant la trame du « Réel » de notre société. Mais, dans ce texte, pas un mot. De son côté, Delphy revient sur les luttes nécessaires des lesbiennes dans la société globale et dans la plateforme LGBT en prônant un séparatisme. Pour elle, tout tourne autour du refus (légitime) des lesbiennes envers le patriarcat… et le pénis des transfemmes.

Murphy adopte un essentialisme sexué, parlant de « sexe féminin » et de « sexe masculin » comme d’une évidence ou preuve scientifique, reposant sur un fondationnalisme biologique réaffirmé, tout en ayant ancré sa démonstration par l’héritage féministe : « les sexes » sont un construit sociohistorique… et juridique… et symbolique… et économique… et scientifique… reposant sur une profusion d’oppressions hiérarchisées binairement et naturalisées. Otons ces oppressions : les femmes et les hommes « sont » un/leur sexe ou ce que leurs expériences sociales et sexuelles sont ? Murphy propose cette définition : « Les stéréotypes de genre n’ont rien à voir avec le sexe biologique mais plutôt avec la définition de la masculinité et de la féminité. ». L’Occident veut ignorer qu’il existe trois types de sexe : mâle, femelle et intersexué, deux types de genration par assignation, homme ou femme et deux types d’orientation (ou identité) sexuelle : homo/hétérosexuelle. Dans d’autres sociétés (amérindiennes notamment), il existe cinq genres sociaux et, a minima, deux identités sexuelles et trois identités de genre. L’exacte définition de l’identité de genre en Occident est contextuelle et conditionnelle : elle doit composer avec la norme ne connaissant que les identités sexuelles (concept datant de Freud et non de la nuit-des-temps). Murphy en donne un exemple historique précis et contextualisé : « Il y a un siècle, le système de genre dictait que les femmes ne devaient pas voter ou être considérées comme des personnes à part entière selon la loi canadienne.». Elle met en avant une déconstruction de la norme patriarcale et une reconstruction sociale des identités « femme » mais intervient pour que ladite « loi » ne permette pas cette réponse pour la raison qu’elle invoque : « nous régressons ». L’invocation d’un nous-les-femmes se suffit. Il s’ensuit le délibéré féministe : « Personne ne nait avec un « genre » et « le genre nous est imposé par la socialisation ». En effet mais elle oublie que la socialisation est binaire, hétérocentrée et cisgenriste, composant là une triade intersectionnelle s’opposant à la redéfinition trans. L’assignation à la naissance est oubliée et l’identification à un genre formant une seconde trame du développement psychique de l’enfant, congruent ou non à l’assignation, disparaît pour faire apparaître cette « expérience intérieure » inassimilable et/car défigurée en l’état des maltraitances, psychiatrisations, conflits et rejets.

Finalement, on en revient à ce « roc du sexe » défendu en France par Héritier (1992[17]) et Agasinsky (2002[18]). Pour Murphy et l’OLF en France, la profusion d’oppressions ne concernerait pas les trans trop occupé.es par leur définition reposant sur leur « conviction » (comme on parle de la croyance en un.e dieu.e ou aux fées) et leur individualisme sensé être typique de notre époque. L’ire justifiée contre Jenner permet d’oublier la pauvreté et précarisation des vies trans à moindre frais. Les trans sont invité.es à abandonner leurs « désirs » et « illusions de changement de sexe » ; pour Delphy, la solution est le retour à un séparatisme sur les terrains LGBT. Après « l’homosexualité ce douloureux problème », le transsexualisme, cette « idée folle » (Chiland). Tout cela est (très) fidèle à notre époque : en conflit permanent de tout le monde contre tout le monde. Comme la Manif pour tous, les « Terfs » militent pour empêcher les personnes trans d’accéder à des droits indument volés. L’acronyme de terf est en effet une insulte. Insulte aux féminismes qui se sont succédé tout au long des XIX et XX. Mais cette insulte se double de l’insulte faite aux trans. Ce n’est pas une simple et banale transphobie mais, bien plus profondément un déni de l’autre et un déni de démocratie s’ajustant sur un déni de scientificité.

De manière globale, il n’a échappé à (presque) personne deux choses essentielles. Leur lutte ne justifie pas de militer contre une minorité et elles rejoignent là bien des récits pathologisants masquant les violences de système entretenant des rapports de domination et d’oppression. En témoignent les récentes positions de Delphy sur la question du genre et de la prostitution, rejoignant Raymond et Murphy[19]. Comment les féministes en sont-elles arrivées à se faire les oppresseures tout en dénonçant les mécanismes sociohistoriques et leur dimension légales ?

Le droit progresse en fonction de l’évolution de la société comme nous l’ont montré les pays qui, après l’Argentine, ont permis une réforme. S’il est un tournant, amorcé depuis longtemps, c’est bien celui du paradigme du genre. Notre ennemi principal n’est pas tant le patriarcat que le régime et système cisgenre qui le constitue en oppresseur hégémonique. Plus que jamais, nous le voyons avec la fronde des radfems retournant les violences et classifications cispatriarcales contre nous. Cela nous rappelle que le régime de violence prend toutes sortes de formes, que ces racines peuvent se présenter avec les couleurs de luttes nécessaires et légitimes dont le but et la finalité reposaient sur l’égalité.

NOTES

[1] « L’identité de genre invisibilise le patriarcat, par Meghan Murphy », 22.06.2017, en ligne : https://feministoclic.olf.site/lidentite-de-genre-invisibilise-patriarcat-meghan-murphy.

[2] Jean-Pierre Stroobants, « Amsterdam veut gommer la notion de genre », 04.08.2017, En ligne : http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/08/04/amsterdam-veut-gommer-la-notion-de-genre_5168496_4497186.html.

[3] https://docs.google.com/viewerng/viewer?url=http://www.txy.fr/wp-content/uploads/2012/07/Glossaire_transidentite_FR.pdf?1507033644&hl=fr.

[4] Portail du gouvernement canadien, ministère de la justice, en ligne : https://www.canada.ca/fr/ministere-justice/nouvelles/2016/05/identite-de-genre-et-expression-de-genre.html.

[5] « Le projet de loi C-16 – Le débat sur l’identité de genre ignore la perspective féministe », Meghan Murphy, Feminist Current, et autres signataires, 02.03.2017 ; en ligne : http://sisyphe.org/spip.php?article5362. « Transgenres – Repenser le projet de loi C-16 : parce que le sexe, ça compte ! », par Michèle Sirois et Diane Guilbault, présidente et vice-présidente de Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec), 19.06.2017 ; en ligne :  http://sisyphe.org/spip.php?article5394

[6] Sirois et alli, op cit.

[7] « Suivi – Voici pourquoi un spa torontois réservé aux femmes ne devrait pas être forcé de changer sa politique à l’égard des trans », Tradfem, juin 2017, https://tradfem.wordpress.com/2017/06/21/suivi-voici-pourquoi-un-spa-torontois-reserve-aux-femmes-ne-devrait-pas-etre-force-de-changer-sa-politique-a-legard-des-trans.

[8] « Bipiritualité », Micle Filice, 06.21.2016, Encyclopédie canadienne ; en ligne : . http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/m/article/two-spirit/ consulté en juillet 2017).

[9] Meghan Murphy : Être féministe ne devrait jamais vouloir dire « s’asseoir et se taire », 11.01.2016, en ligne : »https://tradfem.wordpress.com/2016/01/11/meghan-murphy-etre-feministe-ne-devrait-jamais-vouloir-dire-sasseoir-et-se-taire/

[10] Sirois et al., op cit.

[11] « Le lesbianisme est la cible d’attaques, mais pas de la part de ses adversaires habituel », https://christinedelphy.wordpress.com/2017/08/01/le-lesbianisme-est-la-cible-dattaques-mais-pas-de-la-part-de-ses-adversaires-habituels/#more-717 (en ligne, consulté le 3 août 2017. Le mot intolérance en gras est de l’auteure.

[12] Assignées femmes à la naissance. En suivant la logique interne de Murphy, il (me) faudrait parler de biofemmes ou cisfemmes.

[13] Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique, Edition IX, 2013.

[14] C. Chiland, Changer de sexe, , Ed. Odile Jacob, 2011, pp. 66-67

[15] Alexandre Baril, « La normativité corporelle sous le bistouri : (re)penser l’intersectionnalité et les solidarités  entre les études féministes, trans et sur le handicap  à  travers  la transsexualité et la transcapacité », thèse présentée en 2013, Dir. Katryyn Treneven, Institut d’études des femmes, Faculté des sciences sociales, Université d’Otawa.

[16] Christine Bard, Dictionnaire du féminisme, 2017. Karine Bergès, Féminismes du XXIe siècle : une troisième vague ?, Presses universitaires de rennes, 2017.

[17] Françoise Héritier, Masculin-Féminin I. La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996 ; rééd. 2002.

[18] Christiane Agasinsky, Politique des Sexes, éd. Le Seuil, 2002.

..[19] « Quand le « féminisme » sert à attaquer les féministes », Interview de Meghan Murphy, 17.04.2016, en ligne : https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/04/17/interview-de-meghan-murphy-quand-le-feminisme-sert-a-attaquer-les-feministes.

Source : Nous, transféministes (Introduction de l’ouvrage Transféminismes) – Observatoire Des Transidentités

Du « modèle transsexuel » à l’activisme trans*féministe

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Héloïse Guimin
Bénévole à Genres Pluriels
Co-responsable des permanences Genres Pluriels
de Liège et Verviers

(Belgique)

Du « modèle transsexuel »1 à l’activisme trans*féministe

ou l’éloge de la déclivité des genres

Comment, alors qu’on a décidé, un jour, d’entamer ce steeple-chase appelé aussi « parcours de transition », ou protocole, se retrouve-ton à militer au sein d’une association trans* et à se coller soi-même l’étiquette « femme trans*féministe » sur le dos2? Comment d’un questionnement profond et individuel, en arrive-t-on à poinçonner toute une organisation sociétale et en vouloir la refonte complète ? En fait, comment d’une assignée garçon se retrouve-t-on à mener des débats sur l’urgence de la révolution des genres et des paroles trans* ?

Ce sont les questions que je me suis posées quand, à l’invitation de Maud-Yeuse Thomas, j’ai pensé ce texte. Ces « comment » se sont tout de suite accompagnés d’un simple « Pourquoi ». Pourquoi, en somme, alors que mon parcours « officiel » s’annonçait bien, que les 10 mois passés entre les mains de « spécialistes » auguraient de bientôt toucher les Graal, j’ai claqué la porte de cette clinique avec le sentiment de l’urgence à agir ailleurs et autrement qu’en subissant l’obligation à justifier ma différence, mes ressentis et mes vécus ?

Pour bien comprendre le besoin irrépressible qui s’est imposé à moi de m’investir en tant qu’activiste au sein de Genres Pluriels3 , je me dois de décrire une partie de mon parcours entre ce moment délicat du coming-out et la prise de conscience de la manipulation dont j’ai été l’objet.

L’aveu public de ma différence vraie, supposée, ressentie et vécue fut, comme pour tous.tes, le fruit d’une longue maturation, de questionnements, de doutes, d’incompréhensions, de discriminations, de douleurs et aussi d’espoirs. Je me souviens avoir pris le temps de rencontrer toutes les personnes qui, pour moi, comptaient à l’époque. Certaines furent abasourdies, d’autres indifférentes ou compréhensives. Je ne savais pas où ces premiers pas allaient me mener. J’avais bien rencontré Max Nisols, de Genres Pluriels, qui m’avait prévenue de l’attitude des équipes officielles et de la désillusion que j’allais y rencontrer, mais je voulais voir par moi-même. Par orgueil, par défi, par besoin de continuer, d’une autre manière, à être intra-normes ? J’imaginais pouvoir tout maîtriser. Ce qui était un leurre.

En parallèle des tests, examens et entretiens avec les psychiatres, psychologue et infirmières de l’équipe de genre vers laquelle je m’étais tournée, j’ai mis en place, ce que nous appelons une transition sociale et, ce, bien avant d’avoir accès au traitement hormonal que j’appelais de tous mes vœux. Cette transition, cet apprentissage de l’expression, et du vivre, de mon identité, s’est faite de manière sereine. La préhension des changements en cours, et à venir, se fit par expérimentations, par tâtonnements, par réappropriations de mon image et de mon corps (toujours inchangé biologiquement). J’appris à accepter que ce que je ressentais, imaginais ou espérais n’étaient pas nocifs pour moi. Que ce qui me suivait, me poursuivait et, parfois, m’étouffait depuis mon enfance n’était pas un danger pour mon équilibre mental ni, d’ailleurs, un déséquilibre.

Et, pourtant, durant les 10 premiers mois qui suivirent mon coming-out (on me pardonnera l’expression) je me suis cognée au mur de la pratique clinicienne la plus butée et la plus transphobe qui soit. Alors que dans mon quotidien je sentais de manière encore innomée que l’expérience de mon « genre » était, non pas décollé, mais simplement ailleurs, s’exprimant sur une autre plateforme, je me retrouvais en face d’un monde médical dont je percevais la volonté de me guider vers un lieu qui n’était non seulement pas le mien, mais que je refusais d’explorer. Durant les tests et entretiens psychiatriques je me suis rendue compte que je sur-jouais certaines de mes appréhensions et de mes dégoûts. J’avais une totale conscience qu’entre ce que je ressentais profondément et ce que je transmettais en entretien, il y avait une fracture dont la nature ne m’échappait pas. Parfois honnête, parfois joueuse, j’ai, par la suite, au fil de mes lectures, dont un article décrivant le syndrome de « Blanche-Neige »4, compris ce qui c’était joué dans ces bureaux : mon avenir identitaire vu et exprimé à travers le prisme de la normalité. Cette normalité a un nom : la binarité naturaliste des sexes et des genres.

Je me souviens fort bien du moment où le psychologue de la cellule m’a annoncé, fier comme un paon, que j’avais réussi les tests et que ceux-ci avalisaient mon discours. Oui, je souffrais de « dysphorie de genre » (je ne connaissais pas encore le terme à l’époque). Ce qui me frappe encore aujourd’hui c’est le besoin qu’avait ce praticien que je me réjouisse de la nouvelle. Il m’accueillait dans la « chouette » communauté des dysphoriques. Je me devais de lui en être reconnaissante. Cela ne m’a en rien irritée, j’ai simplement trouvé cela surréaliste. Tout çà (les entretiens et les tests) pour çà ! La suite n’a été qu’un long bras de fer entre un psy qui exigeait que je lui raconte mon histoire, que je lui dise qui j’étais et, surtout, qui j’étais enfant et, moi, qui subodorait dans cette attitude non pas une volonté d’aide mais un besoin d’avaliser mon identité en la collant sur ses propres références théoriques. La force de ces gens-là est de vous amener, par érosion, à leur livrer ce qu’ils veulent entendre. L’écoute n’est pas égalitaire. Que ce soit dans leur cabinet ou ailleurs vous restez dépendant.e.s et subalternes, des patient.e.s à vie5. C’est l’imposition des mains du praticien sur l’objet qui lui confère la légitimité de sujet. En rien nous, les trans*, ne sommes légitimes avant cette imposition.

Alors, sortant d’un énième entretien, je me suis rendue compte à quel point j’étais manipulée non pas dans un souci de me réaliser mais dans un souci d’avaliser une idéologie qui m’était totalement étrangère. La colère a vite fait place à la conclusion qui est à l’origine de mon activisme ; si j’avais le caractère et le recul pour comprendre cela, d’autres n’ont pas cette possibilité et, victimes de ce jeu pervers, risquent bien de sombrer là où j’ai moi-même failli tomber. Ce jour-là, j’ai décidé que je retournerais à Genres Pluriels pour consacrer mon temps et mon énergie à écouter, soutenir et militer pour une autre route, plus juste et plus respectueuse du vécu de chacun.e. Ironiquement c’est à cette « cellule de genre » que je dois ma motivation de refondre la société qui nous ostracise de manière systématique. Entendu que cette manière est systématique dans sa volonté de nous déclassifier dans un premier temps en erreur de la Nature pour, ensuite, nous soignant (par psychanalyses, thérapies, traitements hormonaux et enfin chirurgies) nous donner la forme voulue et désirée… Mais désirée par qui au final ?

Alors. Qu’est-ce qu’être, pour moi, une femme trans*féministe militante et comment le construis-je, le vis-je et je l’actionne sur différents plans ?

La première chose à comprendre c’est que cela ne s’improvise pas. On ne naît pas plus homme/femme qu’on ne naît trans*féministe. Je dirai même qu’il faut impérativement se dé-construire pour le devenir. Être activiste trans*féministe, à notre époque, c’est hériter d’un passé à la fois court (celui des associations et des études trans*) et plus long, mais pas tellement (celui des luttes féministes et LGBT+). C’est aussi plusieurs dé-s-apprentissages et une re-construction permanente.

« Le flot incessant de nouvelles paroles, le « point zéro », semble être un éternel point de départ ou de recommencement pour chaque génération, qui ignore sciemment ou non, le travail accomplit quelques années auparavant seulement »6.

Quand j’ai pris la décision de m’investir dans Genres Pluriels, j’ai aussi décidé d’observer et d’apprendre car je comprenais inconsciemment que ce que j’avais découvert dans la structure « officielle » attendait des réponses réfléchies. Des réponses qui avaient déjà été formulées ailleurs, autrement et en d’autres occasions. L’observation me permit aussi de réaliser mon propre besoin de penser et d’organiser ce que j’intégrais. Enfin, la rencontre de Karine Espineira ne fit que me conforter dans la certitude que nous devions nous approprier le domaine du discours et des expertises (il n’y a rien à se réapproprier puisque nous n’avons jamais été convié-e-s à la parole excepté pour justifier les théories échafaudées à notre encontre).

Mon parcours d’artiste m’a tôt appris que je faisais partie d’une histoire et que de point zéro il n’était jamais vraiment question. Si, en tant que poétesse je suis autant redevable à Baudelaire qu’aux surréalistes, j’ai compris que ma transition « socio-médicale », pour personnelle qu’elle fut, s’inscrivait aussi dans une historicité qui va de l’accusation de perversité aux diagnostics psychiatriques pour enfin atteindre le champ contradicteur et libératoire des études trans*. C’est donc tout naturellement qu’en parallèle de mon investissement activiste je me suis autant penchée sur les textes des Patricia Mercader, Frédéric Burdot ou Colette Chiland que sur la déconstruction des discours et actions de ces soi-disant experts par des auteur.e.s tel.le.s que Tom Reucher, Françoise Sironi, Julia Serano, Karine Espineira et d’autres encore, dont certain.e.s sont à venir ; une lecture en amenant une autre.

« La force des studies américaines, c’est de ne pas s’être coupées du terrain militant et de la part du terrain militant de ne pas s’être coupé de la théorie »7.

Le terrain. Parlons-en !

Le terrain est le premier lieu du savoir trans* (et de beaucoup d’autres). Quand nous poussons la porte d’une association pour la première fois, en proie à toute une série de sentiments ; crainte, honte, espoir, nous arrivons avec autant de questions que de fausses certitudes, glanées ici et là. Nous sommes à la fois vierges et pourtant déjà formaté.e.s. C’est le constat de mon propre parcours et des accueils dont j’ai la charge à Bruxelles, Liège et Verviers. Au premier regard, toutes les histoires semblent se ressembler et toutes les demandes se recoupent. C’est un fait que j’ai vérifié ; souffrance intégrée et croyance en la puissance miraculeuse du duo hormones/chirurgies sont les discours tenus en général lors de la toute première rencontre ou de la première confession (certain.e.s mettent un temps avant de se « libérer »). Il est rare de voir débarquer une personne qui parlera de son point de confort au premier abord et qui saura expliquer de manière rationnelle sa demande. Le plus souvent, nous devons être à l’écoute d’histoires qui ont une impression de déjà-vu. Il faut être patient.e.s et empathiques. Le « modèle transsexuel » assimilé est puissant, la soumission aux « prérequis » médicaux constante et la confusion entre les termes généralisée. Le seul moyen de guider et de détricoter ces aveux chargés d’une transphobie tournée d’une manière inconsciente vers soi, est dans le partage des savoirs et expériences avec d’autres membres plus expérimenté.e.s ou plus au fait de certaines matières. Il ne s’agit pas de substituer l’imposition activiste à l’imposition médicale mais de susciter le questionnement  de la.du requérant en lui opposant au « modèle transsexuel » les modèles transidentaires. En fait, d’opposer aux experts du discours une expertise par expérience. Le résultat est toujours le même ; une prise de conscience de la part de la personne trans* que les possibles sont multiples et que la voie hormono-chirurgicale psychiatrisante n’est pas une fatalité, rejoignant en cela les constatations de Maud-Yeuse Thomas8 que la médecine a créé plus de « transexes »9 qu’il y en avait réellement.

Au-delà du soutien communautaire, le terrain se vit dans des actions politiques et/ou éducatives, les secondes étant toujours empruntes des premières. Genres Pluriels a créé plusieurs groupes de travail pour porter nos revendications tout en analysant l’état de la société dans son abord, ou pas, des transidentités. Les groupes de travail sont : Législation, Médias, Jeunesse et éducation, Santé. D’autres sont à venir comme le GT Formation et, peut-être, un GT Trans*féminisme.s. Ces groupes ont en charge des objectifs bien définis. Ils n’en sont pas pour autant imperméables les uns aux autres et l’ensemble de membres active.if.s doit, au minimum, avoir une vue d’ensemble des thématiques, activités et/ou revendications trans* (je ne parle pas de la situation des personnes intersexuées qui fait l’objet d’une démarche parallèle, même si intégrée, et qui bénéficie d’un GT particulier). Il n’est pas rare qu’un même projet nécessite l’intervention de plusieurs GT à la fois et donc rencontre plusieurs champs d’expertises. L’intersectionnalité est la règle. Cela se vérifie (entre autres) quand nous devons seconder des étudiant.e.s dans leur mémoire ou TFE, les thèmes abordés couvrant un large éventail de sujets : la prise en charge médicale, la quête du point de confort, les situations administratives et législatives, les conditions et/ou discriminations sur les lieux de travail, la sexualité et les risques d’infections, le.s trans*féminisme.s etc… Il nous faut être capables de répondre à toutes les questions posées. L’activisme contemporain (est-il si différent que précédemment ?) nécessite non seulement du temps mais aussi un esprit critique et une capacité à intégrer mille signaux et connaissances en mouvement constant. Car, comment parler de notre proposition de loi si on n’a pas lu les 40 pages de celle-ci sans connaître l’état de l’actuelle loi de 2007 ?10 Comment parler de l’accueil en milieu médical si on ne l’a pas expérimenté soi-même et/ou en écoutant les retours édifiants d’autres personnes, et ce pour en analyser les idéologies sous-tendant cet accueil souvent problématique ? Comment dénoncer le traitement médiatique dont nous sommes les objets si on n’a pas décortiqué les dits médias et compris que ces images portent en elles-mêmes la récurrence d’injonctions discriminantes transphobes ?

Comme pour l’accueil et le soutien, l’entraide est donc la solution à la différence près que la formation révèle un rôle plus important encore. Une formation qui ne peut, alors, qu’être trans-nationale ; les revendications et critiques théoriques parues ailleurs ou acquises dans un autre pays étayant nos discours et revendications nationales. C’est dans cette optique que TGEU, l’ODT. ou les passerelles vers des associations amies (comme OUTrans ou Chrysalide) et les alliances avec les différentes coupoles LGBT+ belges11 sont nécessaires.

Mais qu’en est-il du trans*féminisme dans tout cela ?

Peut-on, à la manière de la philosophie parler du concept de trans*féminisme, le penser et l’élaborer ou devons-nous, comme certain.e.s le veulent parler directement et exclusivement au pluriel et dire les trans*féminismes ? Doit-on, déjà, imaginer un au-delà des discriminations pour ne pas ghettoïser les idées et les revendications, ne se résumant plus, alors, qu’à une longue litanie de reproches qui aurait plus à voir avec l ‘égrainage d’un chapelet en appelant à une force extérieure salvatrice qu’à une véritable refonte de la société contemporaine ? Mais, ce faisant, ne ferions-nous pas le sacrifice de la conception d’un socle commun sur lequel envisager les trans*féminismes et les constructions post-stigmatisation ? J’ai, par ailleurs, le sentiment que ce socle commun est à la fois déjà fondé et théorisé et, cependant, perçu d’une manière trop vague et nébuleuse, voir ignoré. Comme si l’énoncé du trans*féminisme se suffisait à lui-même comme explication pour décrire son propre engagement; chacun.e ayant sa définition qui de par la jeunesse du mouvement, le peu de structures et cet éternel retour à un état prénatal me semble tout de même manquer d’assises.

L’état de mes connaissances ne me permet pas de répondre à toutes ces questions de manière probante (si tant est que cela soit le cas un jour, ce dont je préfère douter), mais je ne vois pas comment faire fi des discriminations sociétales, des injonctions genrées et du «modèle transsexuel » pour penser le concept trans*féministe. D’autres avant moi y ont réfléchi, je ne peux donc que mettre mes pas dans les leurs. Cependant, il me semble que la conception d’un socle ouvert ne peut pas se faire sans envisager la transidentité de manière globale en analysant ce qu’elle engendre comme révolution idéologique et humaine mais aussi en étudiant la manière dont elle est perçue, véhiculée, explicitée et parfois justifiée. Je pense qu’en fait l’idée de base du trans*féminisme est moins le combat contre les discriminations, ou la revendication de nos droits que le remise en question du « plancher naturel sexe-corps »12. Ce plancher agit comme un aimant ou, pire, comme les cases d’un jeu de dames que nous ne pourrions traverser qu’en utilisant un seul axe de déplacement. Malgré la lente évolution des lois et la médiatisation des identités trans*, il y a une impossibilité essentielle à imaginer, envisager et/ou construire (et à fortiori accepter) une autre perspective au bordage naturaliste sexe-genre, inné-acquis, naissance-devenir. On bute régulièrement sur cette réalité idéologique et ce au sein même de la communauté. Sans la remise en question de ce bordage insane, nous serons condamné.e.s à rejouer sans cesse (dans) la même pièce.

Maud-Yeuse Thomas avance que nous reprenons « la révolution beauvoirienne » à notre compte « et la prolongeons en interrogeant ce naturaliste dissimulé derrière l’essentialisme contemporain »12. J’estime que cette « révolution » reste inachevée par le fait, entre autre, qu’une bonne partie de la communauté trans* ne désire pas de celle-ci, au-delà de la revendication hédoniste de nos identités uniques, individuelles et égotistes. Il ne s’agit, souvent, pas d’autre chose que de la réalisation de soi et, ensuite, de notre dissolution dans la société, de poussière à poussière, avec l’illusion que la biotechnique fait de nous des êtres « naturels» et neufs.

D’autre part, ces parcours, qui doivent tant au « modèle transsexuel », ne posent pas la question centrale de la dé-pathologisation au-delà, dans le meilleur des cas, de la revendication à la dé-psychiatrisation. Je postule que la seconde ne réglera pas la première si nous n’en finissons pas avec la croyance qu’être trans* est une affection médico-bio-mentale et non un développement non typique de l’identité genrée. Je ne peux qu’applaudir lorsque Françoise Sironi exhorte ses collègues : « La psychologie géopolitique clinique permet précisément de penser que l’autre est possiblement lié à d’autres forces que celle du thérapeute, d’autres théories de l’existence que les siennes, d’autres ressources, d’autres rêves, d’autres loyautés, d’autres devoirs »13. Dé-pathologiser, c’est oser une autre vision de développement individuel qui ne serait plus à chaque fois ramenée à l’idée que l’on se fait de la Nature. Celle-ci a depuis trop longtemps été prise en otage afin de pousser à l’extérieur de la société civile des pans entiers de la population, servant d’alibi pour classifier les gens, leur refusant les droits et le respect qui leur est/était dû. Sans compter que depuis le XIX° siècle, et le glissement de la morale vers les sciences et la médecine, on assiste à une justification encore plus insupportable des discriminations basées sur les normes et par là sur l’anormalité et le pathologique. Comment ne pas voir dans le traitement médical et sociétal du saphisme au tournant du siècle dernier14 des points communs avec la dé-classification hypocrite des transidentités en « dysphorie de genre » après avoir été cataloguée dans les « troubles de l’identité sexuelle ». Lors de la refonte du DSM IV, Colette Chiland se gaussait bien de nos revendications et « atermoiements »15. On peut imaginer facilement que la dépsychiatrisation ne changera pas le point d’observation d’un monde médical certain de son bon droit et de son indépendance d’esprit face à des personnes malades, souffrantes et à qui il dénie toute capacité à s’élever et à se détacher de leur état troublé. Je reprends à mon compte, en la paraphrasant, cette citation de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot : « (notre) destin se joue sur une partition réglée où médecine, sociologie, psychanalyse et esthétique s’accordent pour (nous) dire l’essence de (notre) être féminin (masculin et/ou autres) »16. La dépathologisation n’est pas uniquement une question d’idéologie ou de respect mais de droit à l’Humanité.

Je cite à nouveau Geneviève Fraisse et Michelle Perrot pour parler plus spécifiquement des femmes trans* : « La femme n’existe pas sans son image : ainsi les femmes sont symboles… Et c’est à partir de ces images qu’elles se changent aussi elles-mêmes, car elle savent que c’est un piège »17. Je fais de plus en plus la constatation que les femmes trans* ont rarement un background féministe et ont souvent du mal à intégrer le piège dans lequel leur image peut les enfermer. Auto-identifiées à un idéal de « La Femme », il leur est difficile, voire impossible, d’évaluer cette image sans interroger et/ou condamner cette identification et s’invalider elles-mêmes. Il faut observer avec quelle obsession certaines s’inquiètent de leur « passing » croyant, à tort, qu’il leur revient à elles d’accomplir tous ces efforts alors qu’en définitive, comme l’a si bien démontré Julia Serano dans son « Whipping girl »18, c’est le privilège cis*sexuel19 qui agit comme le révélateur sans appel de ce qui est naturel ou pas et dont les personnes cisgenres ne peuvent se départir dès qu’ils soupçonnent une « non congruence de genre » chez une personne ; modifiant là leur perception et leur attitude alors que rien ne semblait les perturber avant ce « outing ». Sans une réflexion trans*féministe, les femmes trans* sont condamnées à respecter l’injonction sexiste de l’éternel féminin allant, hélas, dans le pire des cas, jusqu’à le singer.

Le constat peut paraître dur ou amer, il n’en demeure pas moins qu’on assiste, plus encore aujourd’hui qu’avant, à un conflit entre celles-ceux qui tiennent au « modèle transsexuel » et celles-ceux qui défendent les modèles transidentitaires. Derrière le chantage aux soins de santé (brandi par le corps médical et intégré par ces personnes), il y a avant tout l’effroi face au changement du paradigme naturaliste et sociétal que peu sont prêt.e.s à envisager. Peut-on leur en vouloir ? Non. Doit-on les accuser de collusion avec l’ennemi ? Non. Peut-on leur reprocher de choisir la paix de l’illusoire « normalité » à la revendication de leur différence ? Certainement pas. Mais la décollation20 sexe-genre et la dislocation des normes genrées afférentes est le seul moyen pour, d’une part, appréhender nos identités multiples et mouvantes et, de l’autre, vaincre les discriminations qui en sont la résultante.

Couverture : "Transféminismes" (Harmattan, 2015)

Enfin, « nous tentons alors de déplacer le problème dans le champ de la philosophie, afin de reconnaître les sujets trans* comme des sujets de savoirs et de droits, des personnes pensant, dans leur humanité, les outils de leur émancipation »21. Karine Espineira parle dans ce même article du passage du statut d’insider à celui d’outsider. C’est à dire que certain.e.s d’entre nous auront assez de naïveté ou d’idéalisme, et aussi d’orgueil (avouons-le !), pour risquer le difficile passage du statut d’objet de discours au statut d’observatrice.teur. Ce passage peut être considéré comme un reniement voir comme une collusion. Ces attitudes suspicieuses soulignent, selon moi, à quel point notre statut de victime-patient.e est prégnant ; un statut auquel on ne pourrait, semble-t-il, pas échapper. Ce passage est difficile à appréhender car souvent vous l’empruntez seul.e, sans garde-fou, avec le risque de briser le lien qui vous lie au terrain. L’observation peut être vue comme une volonté de vous imposer, de dire une seule voix, la vôtre, et ce l’est en quelque sorte. C’est pour cela, qu’encore et toujours, vous devez rester en contact avec ce terrain qui pourra vous juger sévèrement mais qui, en retour, vous offrira la première légitimité d’expertise. Ce défi comporte en lui-même les ingrédients de notre propre exclusion du groupe que nous étudions et qui est aussi le nôtre.

Il est donc difficile, pour nous trans*, de passer la barrière qui légitimera nos savoirs. Nous sommes victimes de nos confessions, devant sans cesse nous justifier, nos discours seront toujours chargés d’historicités diverses et d’affects même et (peut-être) surtout quand nous tentons de dépasser, ou de nous élever au-dessus de ces divers vécus pour en détacher une/des analyses. A chaque fois, nous serons ramené.e.s à l’affirmation individuelle de nos existences et identités. Je dirais aussi que vu que ce savoir, non seulement a peu de racines mais qu’il n’est pas un sujet savant (excepté pour nous pathologiser) nous sommes tous.tes obligé.e.s de suivre des parcours de formations autodidactes, avec tout ce que cela peut générer de mépris de la part d’un monde « académique » engoncé dans son dictionnaire. En même temps, nos démarches multiplient les notions et leur préhension, ce qui n’est pas pour rassurer les diverses composantes de la société qui se retrouvent face à une toile qu’elles assimilent au chaos et à l’auto-légitimisation narcissique. Pour autant, je vois dans cette multitude d’expressions la preuve de la vitalité de nos expertises et la volonté irrépressible d’imposer quoi qu’il ne nous en coûte une voix/voie qui au-delà des pluriel.le.s est/sont commune.s.

 

Au final, pour moi, le trans*féminisme naît d’une assignation (souvent toxique) refusée et combattue dans une construction genrée héritée du patriarcat et que nous devons impérativement dé-construire pour atteindre une trans*identité qui ne devient féministe que part dislocation des genres assignés et élevés en modèles naturels. On ne peut être trans*féministe si on ne dé-construit pas l’idéologie politique sur laquelle nous avons collé, un temps, notre propre perception de nous-même.

 

Couverture : "Manifeste d'une femme trans".

 

Notes :

  • 1. Le modèle transsexuel » : Partant de ce que Karine Espineira appelle le bouclier thérapeutique, j’y associe aussi la volonté de certaines personnes trans* à accepter de manière active autant ce bouclier que l’idéologie naturaliste des sexes et des genres justifiant l’organisation politique, morale et sociale de notre société. Organisation basée sur une vision falsifiée de la Nature qui sanctionne l’instauration historique de normes excluantes et discriminantes.
  1. Chaque identité étant mouvement de manière à la fois interne et extérieure. Étant donné, également, que l’identité globale est un conglomérat d’identités parcellaires ou complètes, en construction, elles-mêmes à la fois figées sur un moment donné et/ou en mouvement, cela donne un tableau assez proche d’un nuage à la fois immobile, se déplaçant sur lui-même et dans tous les axes qui lui sont offerts. La dé-construction est non-définissable et impossible à circonscrire. Pour paraphraser Jacques Derrida, elle est ce qui advient au présent et, si je la pense en matière de transidentités elle est un questionnement répété dont la réponse n’est ni homme, ni femme mais le questionnement lui-même.
  2. Qu’il me soit permis ici de remercier spécialement Max, Londé, Maël, Jih-An et surtout, Aurore et Ely pour les heures de conversations, de partages et d’actions. https://www.genrespluriels.be/
  3. Aude Michel et Christian Mormont in « Blanche Neige était-elle transsexuelle ? » ulg. Dans cet article les auteur.e.s tentent de démontrer l’existence d’une phobie-contre-phobie de la castration chez les sujets F-trans*. Je n’ai guère la place de développer mes idées ici, je renvois donc le lecteur au chapitre « Maltraitance théorique et hypocrisie professionnelle » du « Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres » de Françoise Sironi.
  4. cfr l’interview de Tom Reucher « Qui sont les experts ? in Cahiers de l’ODT : Transidentités ; histoire d’une dépathologisation » pg 92. L’Harmattan, 2013
  5. K. Espineira, M.Y. Thomas, N.B. Grüsig in « Cahiers de l’ODT : Trans*féminismes » pg 13. L’Harmattan, 201
  6. K. Espineira, M.Y. Thomas, N.B. Grüsig in « Cahiers de l’ODT : Trans*féminismes » pg 14. L’Harmattan, 2016.
  7. Maud-Yeuse Thomas « Pour un cadre générique des transidentités in Cahiers de l’ODT : Transidentités ; histoire d’une dépathologisation » pg 25-34. L’Harmattan, 2013
  8. J’emprunte le terme à Maud-Yeuse Thomas qui définit ainsi les personnes ayant bénéficié dune « opération de conversion sexuée » (autre expression de la sociologue).
  9. A l’heure où j’écris on sait que le gouvernement belge va proposer une nouvelle loi concernant les transidentités. Auparavant, et pendant deux ans, le GT Législation de Genres Pluriels a travaillé en partenariat avec l’Equality Law Clinic de l’ULB, le Ligue des droits de l’ Homme, Amnesty Internationnal, et les trois coupoles LGBT+ du pays -çavaria (Flandres) La Rainbow House de Bruxelles (Région Bruxelloise) et Arc-en-Ciel Wallonie (Wallonie)- à la rédaction d’une proposition de loi émanant du monde associatif. https://www.genrespluriels.be/Loi-Trans-un-avant-projet-de-loi-845!.
  10. Il faut savoir que tant à Bruxelles qu’à Liège et Verviers nos permanences se déroulent au sein des bâtiments des différentes Maisons Arc-en-Ciel. Je ne peux ici que saluer les collaborations respectueuses avec les différent.e.s membres des trois maisons.
  11. Maud-Yeuse Thomas, La société binaire en question, Colloque des UEEH, 2007, (en ligne) http://natamauve.free.fr/Stima-queer/colloqueUeeh.html.
  12. Françoise Sironi « Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres », pg 66-67. Edts Odile Jacob, 2011.
  13. Nicole G. Albert « Saphisme et décadence dans le Paris fin de siècle », Edts De la Martinière, 2005.
  14. Colette Chiland, « Les mots et les réalités », L’information Psychiatrique n°87, pg 261-267. 2011.
  15. Michelle Perrot et Geneviève Fraisse in « Histoire des femmes en Occident t. IV. Le XIX° siècle » pg 16. Tempus, 2002.
  16. Michelle Perrot et Geneviève Fraisse in « Histoire des femmes en Occident t. IV. Le XIX° siècle » pg 23. Tempus, 2002.
  17. Julia Serano, « Manifeste d’une femme trans* et autres textes » pg 69-73, Edts tahin party, 2014.
  18. Julia Serano entend par ce terme ce que nous définissons comme cisgenre. Mais je ne l’ai pas utilisé dans cette acceptation mais afin de souligner le fait que pour la grande majorité des personnes cis* le lien sexe-genre est naturel et logique, ne faisant qu’un, ramenant tout au seul sexe biologique. Aussi, et là je rejoins Serano, le privilège cis*sexuel est la certitude qu’ont les personnes cis* que leur genre est plus naturel que celui des personnes trans* et qu’elles peuvent être jugées à l’aune de cette soi-disant naturalité.
  19. Dans ce texte, le terme décollation est utilisé selon deux axes différents. Le premier a trait à la scission du lien convenu entre le sexe biologique et le genre considéré par le monde médical comme problématique et pathologique alors que, dans la seconde utilisation, dans le contexte transidentitaire militant, la décollation désigne, pour moi, le développement non typique du/des genres sans idée de jugement moral ou de valeur et comme relevant uniquement du factuel et d’une volonté politique de négation de ce lien. Sans compter que le terme désignant la décapitation, il me semble chargé d’une puissance d’évocation intéressante.
  20. Karine Espineira, « Pour une épistémologie trans et féministe : un exemple de production de savoirs situés », Revue Comment s’en sortir, (en ligne) https://commentsensortir.files.wordpress.com/2015/12/css-2_2015_espineira_epistemologie-trans-et-feministe.pdf.

 

Héloïse Guimin

 

Genres Pluriels

Genres Pluriels est une association œuvrant au soutien, à la visibilisation, à la valorisation, à l’amélioration des droits et à la lutte contre les discriminations qui s’exercent à l’encontre des personnes transgenres/aux genres fluides (personnes en transition, drag kings/drag queens, tra(ns)vesti.e.s, butchs, androgynes, queer,…) et intersexuées. L’association se veut non seulement une structure d’accueil et de soutien pour ce public ainsi que son entourage, mais aussi une plateforme d’information, de formation, d’action, de vigilance, de recherche – dans une démarche de travail en réseau avec tous les acteurs d’une société ouverte à la diversité des identités humaines et culturelles. Créée il y a 10 ans, elle fêtera ses 10 ans d’existence en 2017.

Sa structure interne, outre un C.A. et un staff comporte, différents Groupe de Travail (GT) ayant chacun une/des spécificités. Ils se réunissent une fois par mois :

Le GT Santé s’occupant des questions liées à la santé, des rapports avec les mondes médical et social.

Le GT Législation a pour sa part, travaillé à l’édification de notre proposition de loi et au lobbying politique afin de changer la loi de 2007 afférente à la « transsexualité ».

Le GT Jeunesse et éducation s’occupe des étudiant.e.s et des discriminations vécues en milieux scolaires. Ses membres tentent de sensibiliser les différents intervenants du monde estudiantins aux problématiques et thématiques trans*.

Le GT Médias analyse les médias, accueille les stagiaires et demandent de TFE et de mémoires. Ses membres sont souvent amenés à participer à des débats et des interviews en lien avec les transidentités et les personnes inter*.

Le GT Intersexué.e.s s’occupe exclusivement de la thématique des personnes inter* et de la revendications de leur droit, entre autres, à l’autodétermination et bien entendu à la dépathologisation.

Le GT Formation forme de la formation de témoins ciblés afin qu’iels puissent porter les revendications de l’association de manière claire et intersectionnelle. Le GT est aussi en charge de la formation des formateurs.trices dans le but de donner des formations externes sur les transidentités aux différentes secteurs de la société civile (syndicat, hautes écoles, thérapeutes, médecins et aussi toute personnes désirant suivre nos formations).

Le GT Transféminisme.s et études trans* est dans les cartons et se penchera sur la théorisation du mouvement et les moyens de promouvoir celle-ci.

Nous proposons aussi, grâce à nos deux psychologues formés à la thématique et à la militance trans* des accompagnements thérapeutiques individualisés, respectueux de chaque parcours et de chaque demande.

Enfin il existe une série d’ateliers (Drag-King, de Féminisation), de groupes de paroles (pour les personnes trans* et inter*, un autre pour les proches) sans oublier les 4 permanences mensuelles de Bruxelles, Liège, Tournai et Verviers.

Enfin l’association comporte plus de cent membres et une assise bénévole d’une vingtaine de personnes.

adresse : https://www.genrespluriels.be/

Mis en ligne : 06.04.2017

L’année 2014, année trans ?

Maud-Yeuse Thomas, Université Paris 8

Karine Espineira, LIRCES, Université de Nice

L’année 2014, année trans ?

La victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision a donné lieu à une médiatisation mondiale, comparable à celle de Thomas Beatie et de son enfantement dans les années 2000. Dans les grandes lignes, on note un traitement spectaculaire similaire, générant conflits et clivages entre les pour et les contre, invité.e.s à choisir un camp.

Mettre côte à côte Conchita Wurst et Laverne Cox sous l’intitulé « transgenre » ou « trans » comme avec les articles respectifs du Huffington Post[1] ou encore de Rolling Stone[2], est une option et un choix éditorial qui posent de nombreuses questions. La victoire de Conchita est-elle le symbole d’une nouvelle transgression de genre ou d’un nouveau message de « tolérance » donné indirectement par l’Eurovision en 1998 avec la victoire de Dana International, dans un contexte de luttes entre laïcs et religieux en Israël sur fond d’un traité de paix qui se fait et se défait avec le peuple palestinien ? En 2014, le contexte européen est marqué par la montée des partis d’extrêmes droites et par les mouvements conservateurs religieux français qui semblent se propager au reste de l’Europe depuis les débats autour de loi dite du mariage pour tous. Parlons-nous d’une icône de la tolérance et de l’ouverture d’esprit ou d’une singularité à laquelle il faut bien donner un nom quoi qu’il en coûte ?

D’un côté le personnage de scène Conchita Wurst et de l’autre son interprète, le chanteur, Thomas Neuwirth. Celui-ci a souligné à plusieurs reprises qu’il n’est pas trans sans pour autant réfuter le traitement « transgenre » dont il est l’objet sous les traits de son personnage scénique. Schématiquement nous pouvons formuler l’idée que Thomas ne serait pas trans alors que Conchita le serait. Il nous semble que plusieurs confusions procèdent à une confusion plus importante. L’image concourant à l’idée que si la société fait toujours preuve de conservatismes plus ou moins virulents, elle est globalement plus tolérante, fait oublier le travail de nombreux et nombreuses militant.e.s trans sur le terrain. Cette idée participe indirectement à un risque d’effacement concomitant à la transphobie institutionnelle ayant longtemps dissimulé la stérilisation forcée ou exigée mais toujours coercitive derrière des discours pathologisants. Au premier abord, l’article du Huffington Post semble synthétiser une nouvelle donne sur la question trans et semble visiblement aller dans le bon sens en proposant une éthique de la tolérance générale à l’égard des minorités. Le chapeau de l’article débute précisément par le nom de Conchita Wurst associée à celui de Laverne Cox, imposant une lecture globale sur les transgressions de genre et en particulier celle de Wurst et non sur les droits des trans dans leur ensemble. De son côté, le site d’information Slate commente ainsi la victoire de Wurst : « La victoire de Conchita Wurst au concours de l’Eurovision ravive les débats de la transidentité en Europe et dans le monde. Les transgenres peinent à faire reconnaître leurs droits, des plus fondamentaux aux plus anecdotiques »[3]. Parmi ceux-ci, les toilettes ou comment devoir choisir l’une ou l’autre porte impliquant une division binaire. Plus grave, le suicide des jeunes trans et dans les prisons. Un constat interroge : Comment parle-t-on de Conchita et pourquoi toujours en parler en premier ? Nous pourrions aussi reformuler la question : Pourquoi la faire parler en priorité ?

De l’esprit de la médiatisation

Détaillons le propos. « Conchita Wurst » est un personnage scénique. Il ne procède pas d’une identité qui serait toujours elle-même, à l’instar de Laverne Cox, mais d’une démarche appareillant l’artistique et, du fait de sa médiatisation, le politique. Pour comparer, rapprochons-les deux personnes les plus citées en 2014, Conchita Wurst et Laverne Cox. Tout se passe comme si le personnage de Laverne Cox dans la série Orange in the New Blanc était Laverne dans son propre rôle de MtF trans black. On serait en droit d’analyser ici que la présentation du sujet (le fait trans), la représentation que Laverne se donne et la représentation qui en est donnée dans les médias ne coïncident pas. Et, en effet, le compte n’y est pas. Si Laverne Cox joue bien une trans MtF dans la série, cela n’implique pas qu’elle l’est dans sa vie, comme nous le montre la quasi-totalité des rôles de MtF et les très rares FtM dans le cinéma. Félicity Huffman joue une MtF dans Transamerica (Tucker, 2005) ou plus récemment Sarah-Jane Sauvegrain[4] dans la série « Paris » (Arte, 2015) à la suite de Chloë Sevigny dans Hit&Miss (Sky Atlantic, 2012), mais ne le sont pas, contrairement à Laverne Cox. La polémique récurrente à propos des rôles de trans dans le cinéma indique le malaise et va de pair avec la « polémique » dont parlent tous ces articles et qui suscitent une bulle spéculative et le sentiment d’une instrumentalisation : les trans seraient-ils/elles à la mode dans les médias, le cinéma, la mode, les sciences humaines et sociales ? Tout cela ressemble bien plus à une bulle spéculative sur les transgressions de genre. Un « créneau à prendre » sans aucun retour au nom d’une bienveillance et une solidarité biaisées? La position de Thomas Neuwirth est encore moins comparable : il n’est ni trans ni ne joue ou performe une trans mais une figure qui peut, du fait de cette médiatisation mondiale, passer d’invisible, une simple figure ultraminoritaire dns la communauté gay et totalement sans conséquence, à une représentation débordant le groupe trans tout en indiquant qu’il représenterait les transgenres hissés au rang de minorité la plus malmenée. Mais ce n’est pas le cas. « Conchita » va d’une scène internationale à l’autre tandis que l’on nous montre une trans racisée dans une prison (cf. Paley Fest jouée par Laverne Cox dans Orange Is the New Black ; Net Flix, 2013) : un contexte bien plus proche du réel des vies trans dans le monde entier.

Thomas Neuwirth indique qu’il n’est pas trans mais l’on parle de « la chanteuse », qualifié de «travesti autrichien »[5] , de drag-queen[6] ou de « candidate transsexuelle »[7] qui, « outre le fait de devenir une star internationale » serait aussi « le symbole de la tolérance et de l’ouverture culturelle »[8]. Si tel est le cas, c’est en tant que conséquence de la médiatisation dans un contexte où 2014 est bien plus l’année des études de genre face à la fronde antigender que la mode des trans qu’Hélène Hazera qualifie de « marche amère »[9]. La confusion résiderait-elle entre les termes, trans ou genre, dans un précipité chimique que symbolise le terme transgenre ? Son personnage scénique semble incarner tous les combats autour du « genre », ses brouillages, confusions et alimentant des « polémiques » et « controverses », au point d’incarner le « peuple transgenre » dans l’esprit de cette médiatisation qui ne prend plus le temps de dire qui est qui dans cet aréopage renvoyant au « Berlin des années folles », presqu’un siècle plus tôt. La confusion entre homosexualité et genre que symbolise désormais la question trans a été le théâtre d’une lutte politique et symbolique très âpre entre homosexualité et hétérosexualité. Elle l’est toujours tout en s’étant déplacée vers une différence entre plusieurs groupes (la « famille trans : travestis, transgenres, transsexuels) et les « folles » distingué(e)s de la population des homosexuels masculins par la symbolique de l’infériorité du féminin et son assimilation à une «folie », entre métaphore (Cf. les « années folles de Berlin ») et classifications nosologiques. On est passé d’une confusion à une autre car le problème des « folles », stigmatisés dans la vision masculiniste, homosexuels et hétérosexuels confondus, contient à l’instar des trans, une transgression de genre, mais surtout permet le maintien d’une vision hiérarchique, infériorisante et inégalitaire entre hommes et femmes que l’on retrouve entre trans et non-trans.

Pour nous, cette surreprésentation ou métareprésentation du personnage de Conchita, si elle ne nuit pas en tant que telle à la représentation « générique » des transgenres et de leur visibilité dans les espaces publics et médiatiques, nuit en revanche quant à leur présentation par eux/elles-mêmes. Cela ne génère pas une nouvelle vision de société mais du conflit, non une nouvelle manière de voir mais une recaptation de ce groupe malmené, non une nouvelle éthique mais un changement partiel d’une gestion. Ajoutons à ce processus, le phénomène récurrent invisibilisant les FtMs, tout en faisant passer l’acuité actuelle de leurs droits bafoués pour une histoire de rôle ou de subversion appelant une surveillance et une punition. Il suffirait donc d’endosser, à l’instar de « Conchita », un « personnage » ? Cette représentation, déplacée de l’espace scénique à l’espace des réels possibles ne se fait pas sans écrêter sérieusement le récit des trans et leurs relations difficiles avec le champ médico-légal, sans oublier la quotidienneté ordinaire, ce réel des identités connues exigeant des gages à la normalité, dont la stérilisation, que toute démocratie digne de ce nom dénoncerait. Mais la démocratie ne la dénonce nullement, persuadée que quelqu’un s’en occupe éthiquement. La « prise en charge » a réussit à dissimuler l’échange sacrificiel des opérations de changement de sexe contre une stérilisation coercitive pour cantonner la question trans à cet aspect.

Si la métareprésentation de Conchita a un impact indéniable, c’est sur la visibilité grand public, donnant un exemple concret du combat études de genre vs théorie de genre, et non sur la reconnaissance des droits des trans. Commentaires et réactions sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) émettent l’idée d’un profit pour la frange de la population homosexuelle « subvertissant » les rôles via une représentation doublement travestie, mêlant l’hypermasculinité d’une barbe à l’hyperféminité d’un maquillage cendré. Cette métareprésentation procède par fusion mimétique, faite d’instantanés faute de temps dédié, mêlant tolérance et transgression dans des unités d’espaces fugaces et un brouhaha émotionnel. Si elle en appelle à une réflexion sur la tolérance, elle n’implique pas une vision pluraliste ou moléculaire de société issue d’un temps et réflexion philosophiques commués en décisions politiques. Cet espace-temps fulgurant de la communication grand public n’est pas celui de l’information et le phénomène Conchita risque de n’être qu’un feu de paille sur lequel reviendrons peut-être chroniqueurs et journalistes de façon anecdotique dans quelques années. Nous sommes bien loin de l’espace-temps nécessaire aux débats patients et minutieux, avec une volonté d’exigence de justice et d’éthique travaillée dans les institutions et le terrain. Ce travail procède préalablement par et avec le respect d’autrui de personnes réelles, tenant compte de leurs difficultés et souffrances et sans cette pitié que l’on instrumentalise à coup de mots en « dys » et en pathologie.

De quoi « Conchita » est-elle/il le nom, que nomme-t-on à travers cette figure-avatar artistique et médiatique ? Par rapprochement, on pourrait évoquer l’action de défaire le genre comme avec les drags-queens du mouvement camp décrits par Butler (2006) et l’idée d’une performativité comme passerelle entre le scénique au quotidien, le politique à la rue de tout-le-monde. Il est peut-être le nom d’une minorité qui manque, oubliée et niée parmi d’autres : cette frange des «folles » soudain représentée, dotée d’un label et s’appropriant des termes genre et trans. Ces mots symbolisent désormais deux temps opposés : le cycle actuel d’un lien social émietté par l’ultralibéralisme aggravant les inégalités structurelles et le gouffre entre les vies viables et les autres, ces « restes du monde » en pays démocratiques. En ce sens, Conchita est un « nom-symbole » économique. Dans le contexte français, il rappelle le surnom donné aux femmes de ménage espagnoles et portugaises du temps où leurs pays d’origine étaient sous dictatures. Il était fréquent dans les « blagues de comptoirs » ou les plaisanteries des caricaturistes. Ce nom-symbole a-t-il glissé vers la subminorité des folles, interne à la communauté homo et se voyant plus ou moins réhabilitée ? Plus simplement, est-il le nom que l’on appose pour quelques temps encore à un personnage que l’on peut endosser dans quelques lieux très protégés en fréquentant les « grands du monde » en posant pour eux ? Mais la comparaison s’arrête-là quand «Conchita» cesse de représenter pauvreté et vulnérabilité, entre dans le spectacle médiatique et les jeux de la renommée. La rue n’est nullement l’espace du quotidien pour les trans car l’espace public est un théâtre de guérilla de genres et de gages à la normalité devant être visibles. L’espace public est un lieu de danger, pour la vie même des personnes trans. Vies dont la valeur et le sens ont été arraisonnées par l’injonction à la normalité qui les place dans une situation de passing plus contraint que choisi. La justice nécessaire et préalable pour répondre à la question trans a reculée en renforçant le mécanisme d’assignation à une identité de « l’état civil ». Ici la symbolique d’un-e Conchita ne mène à rien d’autre qu’à capter l’attention et parfois un certain agacement. Après la proposition de loi de Michèle Delaunay, remplacée par la proposition d’Esther Benbassa, suite aux promesses du candidat Hollande en 2006, l’année 2014 est bien plus un faux espoir trahi, préalable d’un oubli que commentent les quelques groupes de travail trans qu’une année « trans & paillettes ».

Trans vs radfems ou l’écume des ultraminorités

Un autre exemple de visibilité nous a été donné par Canal +, le 2 janvier 2015, dans un sujet présenté par Ariel Wiseman. Ici, le propos n’est pas centré sur le rapport tendu du «peuple trans» en bute aux « injustes institutions » ni dans les rapports aux médias qui exposent les vies trans. Il est orienté dans les rapports dits conflictuels entre les transgenres et les féministes radicales (les « Radfems ») dont on apprend que leur opposition est née avec le livre de Janice Raymond, L’empire transsexuel ([1979], 1981). Que découvre-t-on ? Et qui peut comprendre ce qui se dit là? Pour nous, ayant lu cet ouvrage politique parmi tant d’autres ouvrages légitimant sa portée politique radicale en s’en prenant à plus ou aussi faible que soi, nous sommes au comble du paradoxe contemporain : une ultraminorité (les « transgenres ») mènent un combat contre une autre ultraminorité (les « radfems ») et inversement. Combat d’arrière-garde ou événement contemporain confortant l’idée d’un « présent liquide » (Bauman, 2007) et l’émiettement du lien social en des microgroupes sociaux s’entre-déchirant et questionnant le vivre-ensemble ? Le journaliste insiste sur des exemples de ce combat où, à chaque conférence des féministes radicales, des militant-e-s transgenres « plantent leur tente » en marge des événements. À l’heure où une partie de la militance trans interroge le transféminisme et le féminisme « troisième génération » comme stratégie sociopolitique d’ensemble[10], la focale sur le conflit, la renvoie dans le réseau télévisuel sans mémoire ni contexte : qui a lu Raymond parmi les téléspectatrices-teurs ?

Un ouvrage de trente ans pour un combat minuscule ? La présentation n’est pas dénuée de tout contenu : cette lutte nécessaire illustre la conception de fond essentialiste où le fait d’être trans impliquerait un passage d’un « sexe à l’autre » – ce qui est très largement partiel puisqu’il ne concerne au mieux que 20 à 25% de la population dans les pays riches – où, pour les radfems comme pour la quasi-totalité des discours psy, politiques, « une femme trans reste un homme » ; mieux, dans cette voix/voie pro-essentialiste : « quelqu’un qui a eu une bite reste un homme ». Le discours des radfems rejoint celui de la psychiatrie des mœurs qui, à l’abri de la Sofect, milite ouvertement contre la « théorie de genre » et la féminisation des titres et noms. Curieusement, pour les FtMs, le propos est absent ou renvoyé à une homosexualité féminine inassumée tandis que la MtFs est renvoyée à l’essentialisme du XIXe finissant, mêlant mœurs, religion, croyances et savoirs à la manière d’un Ambroise Tardieu[11] ou d’un Otto Weininger[12]. Tout cela indique que ces discours et luttes émanent d’un contexte de luttes politiques produisant d’autres luttes politiques dans un apartheid permanent où les individus sont ce que sont leurs luttes et les chocs de leurs chaos respectifs sur les écrans et agendas des théories.

Outre le fait que l’on se demande qui a la culture nécessaire, ne serait-ce que pour savoir de qui et de quoi l’on parle dans ce conflit transgenre vs radfems, l’on se demande de quel sujet l’on nous parle, comment l’aborder, quel retour s’opère là ? Une nouvelle fois, la présence de figures minoritaires précipitent le sujet dans un sinistre défilé de conflits dont on peut saisir l’acuité d’une lutte mais non la diversité de la population transidentitaire et des féminismes en lutte, leurs difficultés propres face aux institutions, à dire leur existence en partant de leurs récits et termes. L’on suggère que les MtFs, vexées d’être désignées par leur « sexe de naissance », s’en prennent au nécessaire combat féministe. Inversement, face à l’actualité du maintien des inégalités structurelles de la société patriarcale-capitaliste, le féminisme lesbien pourrait être renvoyé à une prédation datée. Certes, l’ouvrage de Raymond l’est, mais il accule le féminisme à un bocal de vengeances où l’on s’en prend à aussi faible au profit des véritables prédateurs.

L’écho de ces luttes est-il l’ultime scène des débats démocratiques ? Il faut avoir un œil exercé pour ne pas verser dans l’un ou l’autre camp, être apte à en saisir l’acuité de ces combats trop minuscules pour être pris en compte des institutions et, à minima, avoir lu l’ouvrage incriminé et les analyses données dans le sillage de Raymond jusqu’à aujourd’hui, et notamment le texte phare de Sandy Stone[13] qui proposait deux réponses en une : l’attaque d’un contre-empire et un manifeste posttranssexuel (déjà). La société actuelle, entre replis nationalistes et précipités ultralibéralistes, exigeait de nouvelles grilles de lecture et des espace-temps d’information ne se réduisant à une pure communication de luttes passées, présentes et à venir. Plus que jamais, l’arraisonnement des vies singulières à des conflits d’époque et d’egos d’auteurs reconduisent les erreurs d’hier dans un contexte de colonisation généralisée. Sa conséquence étant un régime de prédation sous la forme de théories pathologistes comme les notions de maltraitance théorique (Sironi, 2011) et de panoptisme (Foucault, 1975) nous l’indiquent.

Si l’année 2014 est trans, nous pourrions l’analyser en termes d’une visibilité plus respectueuse des vies trans et de leur diversité, et non pas simplement une « meilleure visibilité » dans les médias, simple poudre aux yeux. À certains égards, nous pourrions dire que c’est l’année trans des médias. Pour nous, c’est bien plutôt l’année, sinon d’un recul du moins d’un retour à une attente après l’espoir. Celle-là même qui nous fait voir les suicides récents de jeunes personnes trans et notamment celui de Leelah Alcorn[14] et d’Andi Woodhouse[15] ; suicides que certain.es d’entre nous entendent, non sans raison, comme un double meurtre, effaçant le prénom et genre vécus postmortem. Pourquoi faut-il encore ces suicides et effacements dans une logique de médiatisation dont l’impact draine encore le pire ? Les raisons sont nombreuses. En France, promesses de campagne du candidat Hollande non tenues, violences des « Manifs » mêlant populisme et religieux, travail de fond des collectifs associatifs relégué à néant et bénévolat précaire ; travail réflexif et théorique inaudible ; violences institutionnelles s’ajoutant à la pauvreté économique et l’isolement social, voire la mutité individuelle et sociale ; violence des équipes hospitalières regroupées sous le label de la Sofect ; effacement total des existences intersexes réduites à des « erreurs de la nature » par la même pensée sociobiologiste et religieuse. Pour aborder de front les sujets trans dans leur profondeur et leur complexité, il faudra plus que le nom d’un-e Conchita barbu-e, adulée ou haïe sur nos écrans. Sinon une loi protectrice des plus vulnérables, une politique de dévulnérabilisation des opprimé-e-s. Peut-être suite à une loi démocratique, dirait l’Argentine. L’union sacrée après « Charlie » va-t-il rendre cela possible une fois les feux retombés ?

Notes

[1] « Conchita Wurst, Laverne Cox… Pendant toute l’année 2014, les transgenres ont occupé le devant de la scène », Marine Le Breton, 28/12/2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/28/conchita-wurst-laverne-cox-annee-2014-transgenres-devant-scene_n_6364936.html.

[2] « 11 ways 2014 was the biggest year un Transgender History », Samantha Allen, 23.12.2014, http://www.rollingstone.com/culture/features/11-ways-2014-was-the-biggest-year-in-transgender-history-20141223.

[3] Slate, 13.05.2014, http://www.slate.fr/life/86997/toilettes-transgenres.

[4] « Paris sur Arte : Fallait-il faire jouer une femme trans’ par une actrice cisgenre ? », Christophe Martet, 17.01.2015, http://yagg.com/2015/01/17/paris-sur-arte-fallait-il-faire-jouer-une-femme-trans-par-une-actrice-cisgenre-par-christophe-martet/, (en ligne).

[5] 21.11.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/11/21/video-conchita-wurst-heroes-clip_n_6198642.html.

[6] 05.05.2014, http://www.huffingtonpost.fr/2014/05/05/conchita-wurst-drag-queen-candidat-eurovision_n_5267858.html.

[7] 05.05.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/eurovision-2014-conchita-wurst-censuree-dans-certains-pays-d-europe-s417847.html.

[8] 28.12.2014, http://www.aufeminin.com/news-loisirs/conchita-wurst-de-nouveau-candidate-a-l-eurovision-2015-s1175796.html.

[9] 16.10.2014, http://www.liberation.fr/societe/2014/10/16/trans-la-marche-amere_1123301

[10] Revue, Comment s’en sortir, http://commentsensortir.org/2014/09/10/conference-penser-les-transfeminismes-avec-sandy-stone/.

[11] http://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste_Ambroise_Tardieu.

[12] http://fr.wikipedia.org/wiki/Otto_Weininger

[13] Sandy Stone, The Empire Strikes back : a posttranssexual manifesto (L’empire contre-attaque : un manifeste postranssexuel), 1991, http://en.wikipedia.org/wiki/Sandy_Stone_(artist).

[14] « Le suicide d’une ado transgenre de 17 ans émeut l’Amérique », L’Express.fr, 31.12.2014, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/le-suicide-d-une-ado-transgenre-de-17-ans-emeut-l-amerique_1636637.html.

[15]Revue Gaystarnews, 02.01.2015, http://www.gaystarnews.com/article/vigil-be-held-trans-man-who-jumped-his-death-pittsburgh020115?utm_content=buffer8bbe7&utm_medium=social&utm_source=facebook.com&utm_campaign=buffer.

 Mise en ligne : 29.01.2015
Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Source : Figaro Madame (http://madame.lefigaro.fr/societe/laverne-cox-transgenre-couverture-de-time-300514-857402)

Du Transféminisme

M-Y. Thomas


Du transféminisme
comme présence et analyse au monde
 L’oubli des « hybrides » ?

 

Le terme renvoie à une alliance entre le mouvement trans et le mouvement postféministe ; précision importante s’il en est puisque nombre de féminismes et auteures féministes rejettent encore aujourd’hui violemment les personnes trans au nom d’un essentialisme comme produit « rabaissé » et « fabriqué » du patriarcat (Jeffreys, Raymond), d’une inégalité structurelle (Héritier) ou d’un fondationnalisme (Agacinski). La question du féminisme chez les trans est récente et à trait pour l’essentiel non pas à une appartenance sociosexuelle de groupe -ce qui compose les féminismes première et seconde générations- mais à une analyse politique de la société telle qu’elle reste fondée sur une inégalité structurelle, inventant un « sujet-patient » trans « hors-normes afin de valider ultimement une « affection » contre les conclusions de sa propre clinique. Typiquement et alors que la question trans est fortement subdivisée entre FTM et MTF (suivant là la binarisation de la société partiarcale), entre intégrationnisme et non-intégrationnisme, la rélfexion critique sur la société binaire dissout cette cloison en interrogeant les rapports, relations et objets dans leur production continue d’hybrides niés dans leur existence (Latour, 1991). Ainsi, changement de sexe, contraception et IVG, entre autres objets modernes reconfigurent le corps. Les uns sont construits en positif au nom du progrès ou de la famille, les autres en négatif. Le tout au nom d’une conception historique refusant de considérer cette inégalité organisant structurellement des prescriptions morales fortes trouvant ses appuis aujourd’hui encore dans la nature ou une authenticité du sujet social-subjectif par soustraction des « hybrides ». Le droit, de son côté, continue à opposer une « indisponibilité de la personne » tramée socialement et historiquement par un patriarcat sans âge, imposant une politique du tout-ou-rien et prescrivant une politique de stérilisation. Il s’ensuit ce déni des usages sociotechniques régulant la question trans faute de régulation sociale et ce décalage permanent entre une démocratie de droit et ces inégalités quand toute la société moderne se fonde sur cet usage de greffes techniques.

 

D’un féminisme l’autre

Côté politique, il n’y a pas un féminisme des femmes et un féminisme trans si ce n’est celui d’une analyse des problématiques des femmes et des trans qui ne se recoupaient pas, engagés dans des luttes contradictoire. A l’horizon, une même domination que le « queer masquerait » (S. Jeffreys ainsi qu’une partie du militantisme trans français). Le postféminisme politique s’oppose à l’abstractisation conceptuelle composant l’horizon binaire (homme/femme, hétéro/homosexualité, masculin/féminin…) sur des croyances et hiérarchies patriarcales. Il est une interrogation et une analyse conjointes : nous avons en commun l’horizon d’une société inégalitaire, essentialiste, aveugle au genre et aux devenirs-minoritaires, théoricismes empruntant aux « théologies pratiques » du XXe siècle (M-J. Bertini), réfractaires aux réformes demandées au nom d’une égalité pourtant constitutionnelle. Le sujet essentiel du transféminisme n’est pas tant les trajectoires trans’ et leurs sexualités traversantes mais l’environnement qui les tissent en « transitions » contraintes, distinctes les unes des autres (travestis contre transgenres contre transsexes, distinguées des transitions intersexe) et recomposant in fine les déterminations sociales de la « différencedessexes » (Prokhoris, 2000) dont elles sont finalement exclu.es, assigné.es à incarner une idéologie individualiste (Jeffreys) ou libertaire (Castel) sans voir les reconstructions du lien social qui s’opèrent.

Comment vivre dans une société si l’on est sous le double feu d’une assignation sociosexuelle et l’organisation sociétale de telles discriminations ? Pour les trans, c’est peut-être la fin d’une controverse scientifique et anthropologique avec la reformulation de la question mais les résistances sont intactes, comme l’ont montré les violences exercées contre le mariage pour tou.te.s. Nous savons que le sexe n’est pas le genre et que son lien est un lien rituel, tramé par les déterminations sociales composant -et la reconstruisant face aux luttes pour les droits- une binarité toute sociale. Notre question est donc : puisque nous devons en passer par une reconnaissance institutionnelle en sus d’une réassignation médicale exigée par le champ juridique, quel type de travail devons-nous composer pour faire avancer un savoir qui est de l’ordre d’une connaissance, d’un savoir être, de cette ritualisation de lien en sachant que nous parlons de formes d’identités d’autant plus inattendues qu’elles semblent surgir du sas entre clinique et techniques ? Or, dès le début du XXe, le féminisme a travaillé et s’est étayé sur les techniques s’inventant et clivant l’hégémonie socioéconomique patriarcale. En travaillant sur l’égalité, il travaille sur les liens rituels, renouant ce qu’il a dénoué, dénouant ce qui a été noué en domination, redistribuant les cartes d’un équilibre toujours précaire entre identité sociale et identité à soi, représentation dominante et une authenticité de soi.

La question trans et intersexe, après la question homo, est typiquement l’objet de cette double production organisant une contrainte très forte que les trans appellent le passing. Soit, le passage d’un genre social à l’autre, surexposant la personne. Ce qui introduit non pas dans un espace public librement partagé par tous les membres de la société sans contraintes particulières mais dans un espace découpé de prescriptions fortes, non seulement en fonction de ses délimitations sociales historiquement constituées, mais surtout en fonction du rituel d’assignation au « sexe » commandant la division sexuelle.

 

D’une distinction sexe-genre hantée par les ré-essentialisations

Les féministes de première et seconde génération ont extrait la représentation de « la-femme » en la distinguant de la féminité, c’est-à-dire du genre ou quelque chose s’approchant des rôles de genre historiquement constitués et un essentialisme genrée (typiquement, la position commune sur une critique de l’instinct maternel, F. Héritier et E. Badinter) via une lectures des rôles, fonctions et attributions, métiers et places, tout en laissant, dans un premier temps, la sexualité et l’analyse du lien contextualisé avec le genre. Analyse située et donc recontextualisation géoculturelle et subjective. Or la définition même d’un être-femme ou homme est tramée politiquement par ce lien sexe-genre, sexualité et genre, d’où le statut très particulier du transsexualisme qui est hanté par une triple rupture (nature-culture, sexe-genre, individu-société), le plaçant dans le champ psychopathologique sans autre définition. Or d’autres groupes ont été ont été placés pour les mêmes raisons dans ce hors-champ/horsexe sociétal (Espineira, Thomas, Alessandrin, 2012).

Les féministes disent volontiers d’elles-mêmes qu’elles sont le « mauvais genre », aux deux sens du terme. Mauvais genre, axiome culturel déliant sexe et genre et mauvais genre au sens de mauvaise gente, refusant l’ordre établit et le transgressant politiquement et personnellement. Le féminisme est alors pris au double de sens de révolté et de transgression. En ce sens, féminisme et transféminisme ont à voir avec une subversion de l’ordre des genres. La « travestie en-homme » au XIXe peut être lue comme un geste politique pour sortir de l’adéquation sociosexuelle des privilèges et l’assignation à un espace confiné, notamment celui des rôles et espaces, typique de la période pré-industrielle. La culture butch a, tout le long du XXe, véhiculé cette double image. Elle est préexistante, socialement et historiquement, à la culture trans mais son angle d’analyse est restée lié au concept d’orientation sexuelle. Aussi, paradoxalement, c’est la culture trans jointe aux gender studies qui ont le plus renversé ce qui constitue le contenu de nos discussions, la binarité et le rapport « cisgenre » liant historiquement les représentations essentialistes. Elle est désormais au centre des renversements paradigmatiques, où les savoirs et revendications trans sont placés aux côtés d’autres savoirs et revendications en fondant cette intersectionnalité sociopolitique. D’où cette présence simultanée d’une « exception trans » et le fait qu’elle interroge les autres questions tout en restant enchâssée dans une psychopathologisation clinique et juridique. Cette militance n’est pas une militance spécifique (le seul fait des trans pour des trans) mais une militance globale : c’est l’ordre des genres et son étayage qui sont interrogés.

E. Dorlin et M. Bessin (2005) analysent à la suite d’un inventaire générationnel et au contact des trans studies : « les féminismes en France sont contraints d’interroger le sujet de leur lutte ». Certaines féministes vont jusqu’au bout de cette distinction sexe-genre en rompant avec le conflit dialectique nature/culture. Donna Haraway parle de cyborg, figure de « technologies de genre » et de sexe avec Teresa de Lauretis (2007). Parler de transsexualisme aujourd’hui, c’est parler de technologies de transformation corporelle dans ce rapport culture-culture, de regard transformé sur nous-mêmes où le sexe n’est plus ce point de départ absolu, ahistorique et universel, mais le lieu de conflits de définitions tissant nos identités. Ce pourquoi l’actualité trans est encore cette lutte pour une dépsychiatrisation distincte d’une démédicalisation et cette lutte interne entre les partisans d’une dépsychiatrisation totale ou partielle ; mais aussi cette l’absence de régulation juridique divisant transsexe et transgenre. Le transféminisme ne veut pas simplement sortir de la classification psychiatrique mais s’extraire de la domination masculine.

Il ne s’agit donc pas d’un « Nous-les-trans », d’ailleurs pris dans de violents conflits internes, résultat net de cette exclusion et psychiatrisation, collé à un « nous-les-femmes ». Elsa Dorlin, analyse ce point : il ne peut y avoir un « féminisme bio » et un « féminisme trans » sans retomber lourdement dans un essentialisme politique. Ce faisant, elle souligne le rapport de fond entre essentialisme sociopolitique est essentialisme sociocorporel et psychologique. Le mouvement transidentitaire n’est pas un changement de sexe/de genre qui constituerait un événement mineur, subjectif, de quelques individus en particulier : c’est un évènement culturel majeur à placer sur ce changement de position épistémologique sur la représentation nature/culture, sur la distinction sexe/genre. De part sa spécificité, il dénaturalise d’un seul bloc, presque sans nuances. Dorlin et Bessin analysent que « l’interrogation postmoderne permet de se départir de toute tentation fondationnaliste en politique » (2005) qui laissait intactes les « discriminations entre groupes ». Je rajouterai du fondationnalisme anthropologique à la suite des travaux de M. Godelier (1982) et L. Hérault (2004).

Julia Serano, une théoricienne trans américaine, analyse ce qu’elle nomme le « privilège cisgenre » en intercalant la féminité trans aux côtés des représentations cisgenres, ce qui ôte à ce dernier une substantielle part de sa représentation : sa symbolisation référentielle unique. Kate Bornstein parle quant à elle d’un tiers féministe des trans (les hommes, les femmes et le reste du monde) au moment où les mouvements féministes (que nous appelons désormais de la seconde vague) repoussaient violemment les femmes trans. Cette généralisation reposant sur des intra-divisions ne pouvait que profiter au maintien des hiérarchies solidifiant l’inégale répartition politique et avec elle, la domination masculine. La survisibilité du « sexe », fonction politique par excellence (J. Zaganiaris, 2012), tient l’essentiel de son rôle dans les zones qu’elle masque. Au fond, s’il n’y a pas de « privilège trans » ou « intergenre », c’est d’abord en raison du type de régime binaire de représentation, de la répartition inégalitaire dans l’espace politique, du rôle des clivages conflictuels. Il y a bien des représentations trans et intergenre mais elles buttent sur le mur de verre de la binarité (qu’elle soit égalitaire ou non) refusant la pluralité (Zaganiaris).

 

Espaces genrés, espaces sexués

Espaces, accès, lieux et usages sont définis selon des logiques de pouvoir et privilège (Y. Raibaud, 2012). Ainsi posé, le passing trans n’est nullement ce « passer pour », mais la pression à la conformité elle-même dans un contexte social de privatisation des lieux collectifs. Toutes les résistances aux mouvements d’émancipation (féminismes, postféministe, antiraciste, homosexuel et trans) s’échinent à cet endroit, dans une dénaturalisation contre une renaturalisation des assignations sociétales.

L’exemple du « travesti dans la ville » reste emblématique de cet aveuglement au genre consécutif non pas d’une différence des sexes évidemment nécessaire à la procréation sexuelle mais aux dénégations structurelles reposant sur une conception binaire des rapports sociaux hiérarchisés selon le sexe. Il s’agit d’ôter tout jeu, toute liberté pour réinjecter du déterminisme en masquant le pouvoir qui le créé. Les tenants composant la subjectivité (le genre, la sexualité) ne vous appartiennent pas mais à ce qui est désigné comme étant ce « vivre-ensemble », masquant les conditions sociopolitiques et juridiques de leur production. Je veux souligner là que la fonction d’un espace, qu’il soit privé ou publique, individuel ou collectif, n’est pas déterminé par un abord fonctionnel mais toujours par un abord fictionnel de ses accès et usages. L’expression même de « rapports sociaux de sexe » indique à lui seul comment notre société est constituée et reproduit ses hiérarchies en les naturalisant à telle enseigne qu’on pourrait d’ailleurs les nommer rapports sociaux de reproduction.

Dans ce régime de rapports sociosexuels prescrits, les trans modifient non seulement le régime de féminité et masculinité prescrits, mais encore le régime des espaces. L’espace de la binarité est entièrement prescrit et colonisé par ces rapports sociaux sous domination masculine, ce pourquoi les trajectoires trans étaient entièrement alignées sur un changement de sexe, réifiant une biobinarité, et non un changement de genre qui dissociait culturellement normes de genre et normes de sexe. Au tabou de la représentation des comportements attendus, s’ajoute celui des divisions mobilisées : en-dehors/en-dedans, public/privé, politique/subjectif, majorité/minorité, où la panique sexuelle éprouvée dans l’intime se répercute dans l’espace politique se traduisant dans les faits par le maintien en psychiatrie qui en occupe par délégation, la fonction politique de contrôle. Notons ici que les agressions dans l’espace public sanctionnent tous changements de genre et de sexe. Typiquement : t’es un homme ou une femme, déclenchant une réponse transphobe. Si je devais faire ici une définition ce qu’est la-femme dans ce régime d’espace, je dirai, qui se soumet à la géomasculinisation de l’espace politique (et non « public »).

Régime de définition du genre et du sexe

Nous continuons à penser et fonctionner comme si la sexualité était restée au stade d’une pure libido exigée par la vie alors que sa légitimation est aujourd’hui clairement sociale et éthique, où l’égalité et l’épanouissement impriment désormais la sexualité de sa marque. Elle se comprend également en termes de distinction sexe-genre non pas tant pour séparer le sexe du genre que pour revenir sur la généralisation et abstractisation de cette liaison rituelle. Ce qui nous oblige à regarder de près ce qu’il en est des rapports sociaux quand ils ne sont plus alignés sur le seul sexe mais sur une multitude de définitions dudit « sexe » produit par notre société. Les transitions qui sont des passages de graphie à graphie avec une phase androgyne, amplifient cette répartition inégalitaire dans l’espace public (au sens géopolitique du terme) tout en reproduisant les schématiques stéréotypées et les violences. Les MtF, sensées « avoir été des hommes » et occupant cet espace-privilège, en viennent à se soustraire pour rentrer dans un espace codifié féminin ou, le refusant, à se voir recodées « masculin ». Inversement, les FtM, sensés « avoir été des femmes », briseraient ce plafond de verre qui, pré-transition les limitaient. Dénoncés par un discours virulent tantôt pour subversion tantôt pour excès de stéréotype, le parcours trans est monté en exception radicale et sommé à la fois d’assumer et de s’y refuser.

Le transféminisme, cette réflexion sur les inégalités structurelles de société oblige à une analyse géopolitique générale en sus d’une introspection dans la création de genres non cisgenres et donc une transition non-corporelle, plus décisive dans sa portée. L’Existrans va d’ailleurs défiler sur le slogan féministe de l’appartenance du corps, sur ce que les individus font de leur existence avec ces corps et identités sexuelles –ou sexualisées- lorsque le corps est, par tradition, prescrit et privatisé par la psychiatrisation, engrangé par avance dans un état civil inamovible et une injonction à une hétérosocialité post-transition. De cette réflexion conjointe reliant ce corps prescrit à la place des individus dans la société ainsi composée, la question la plus importante est quelle société voulons-nous ? Si le « transsexualisme » est la réponse à ce que la société binaire ne veut pas, la réponse transidentitaire est une réponse dans le champ social au pluralisme. 

 

Conclure

Le transféminisme est la réponse analytique et politique que nous nous sommes donné.es dans un contexte d’inégalité et de violence génériques valant pour organisation sociale de la différence des sexes et, in fine, pour société. Pas simplement à notre égard ou en direction d’une « minorité », mais à toute la société, celle des femmes et des minorités bien sûr mais également celle des hommes n’adoptant pas le profil dominant, celle des intersexes hormonés et opérés dès leur enfance. Le postféminisme n’est pas une réponse à la dominance des hommes mais à toutes les dominations et colonisations. Si nous avons adopté l’intersectionnalité des luttes, c’est que les discriminations sont intersectionnelles, que ces résistances visent cet espace public et leurs usages prescrit et limités conditionnant les espaces privés, formatés par le système patriarcal ou, plus contemporainement par les obligations liés aux greffes techniques (fixité de l’état civil, mentions de sexe sur les cartes d’identité, etc.). Celui-ci n’est pas, politiquement et sociologiquement, l’espace d’un vivre-ensemble mais l’espace conflictuel d’une domination et colonisation fabriquant des dominants et dominés, sachants et non-sachants, sans oublier l’invocation d’une majorité et la production de « minorités ». Aussi, la réponse féministe ne peut pas être un « nous-les-femmes » essentialiste mais une réponse globale. Nous ne sommes plus simplement positionnées en conflit à la psychiatrisation mais face à cette colonisation couturant nos existences sur un corpus de normes. Remettre en cause ce schéma comme a pu l’être la remise en cause de l’instinct maternel ne va pas de soi. En définitive, malgré tous les appareillages technologiques qui tisse notre exosquelette social, et pour le dire comme Bruno Latour, nous n’avons jamais été modernes.


Biographie indicative

Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, La découverte, Poche, 1991.

Sheila Jeffreys, Unpacking Queer Politics, Cambridge UK, Polity Press, 2003.

Sabine Prokhoris, Le corps prescrit, Aubier, 2000.

Maurice Godelier, La production des grands hommes, Pouvoir et domination chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.

Laurence Hérault, « Constituer des hommes et des femmes », Terrain, n°42, 2004.

Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud -Yeuse Thomas, « Du horsexe au DTC : la déprogrammation trans-sexuelle » [http://www.revue-ganymede.fr/la-deprogrammation-trans-sexuelle-du-hors-sexe-au-dtc, en ligne] Ganymede, 2013

Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Exils, essais, 2007.

Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, De Foucault à Cronenberg, la Dispute, Coll « le genre du monde », 2007.

Elsa Dorlin et Marc Bessin, « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel sujet politique ? », L’homme et la société, Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, n°158, 2005. Extraits en ligne,  http://www.youscribe.com/catalogue/livres/savoirs/sciences-humaines-et-sociales/feminisames-166393

Yves Raibaud, « Géographie de l’homophobie », http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2319 [en ligne], 2011.

Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007.

Françoise Héritier, Masculin, féminin, La pensée de la différence, Ed. Odile Jacob, 1996.

Jean Zaganiaris, La question queer au Maroc, Identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française, L’Harmattan, Confluences Méditerranée, 2012.

Elisabeth Badinter, L’amour en plus : histoire de l’amour maternel (XVII-XXe siècle), Ed. Flammarion, 1980.

Marie-Joseph. Bertini, Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence de sexes, Max Milo Editions, Paris, 2009.


Mise en ligne, 6 avril 2013.

Qui a peur des transféministes ?

Genres Pluriels

Association de Bruxelles

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Qui a peur des transféministes ?

Suite à une demande de partage de nos expériences sur les violences faites envers les personnes trans* et intersexes dans le cadre du festival « Tous les genres sont dans la culture » 2012, nous avons souhaité faire apparaître les violences institutionnalisées, dont les mécanismes sont ceux du sexisme et de l’hétéropatriarcat.

Au quotidien, nous avons pu constater l’expression de ce sexisme autant dans les structures sociales dominantes, que dans nos rapports avec certaines associations féministes, et qu’au sein même des structures trans*. Ces mécanismes alimentent toutes les formes de transphobie.

Voici l’avant-propos qui a introduit la brochure du festival 2012 :

« Saviez-vous que Genres Pluriels fête cette année ses cinq ans ? Que de chemin parcouru depuis les débuts de l’association en 2007 !  Ce parcours, nous l’avons pour une bonne part accompli côte à côte, non seulement avec les associations LGBTQI, mais aussi avec les féministes.

Ce qui nous est toujours apparu comme une évidence ne va pas sans heurs (nous incitant constamment à la remise en question), mais force est de constater que la méfiance cède peu à peu le pas à des convergences prometteuses, qui semblent annoncer l’avènement d’un courant fort.


En effet, même si nous n’avons pas tous.tes les mêmes positions et les mêmes actions, c’est ensemble que nous devons lutter pour les droits humains, et contre toutes les formes de discrimination et d’oppression, à commencer par le sexisme et l’hétéropatriarcat.

Aussi les liens, forcément complexes mais très encourageants, qui sont en train de se tisser entre les mouvements trans* et féministes, constitueront-ils le fil conducteur de la quatrième édition du festival « Tous les genres sont dans la culture ».

Nous vous invitons à le suivre, et à nous accompagner, par votre participation, tout au long de la programmation que vous découvrirez dans ces pages. »

 

Esquisse d’une définition de « transféminismes »

L’exigence d’une pensée non figée et fluide impose une définition en perpétuel mouvement. Les transféminismes sont des réflexions qui se nourrissent des féminismeS et qui s’émancipent des postulats binaires de corporalité et de genres. 

« Il ne suffit plus d’être une femme pour être traitéE comme une femme »

Les perspectives trans*-spécifiques dans la lutte

contre le sexisme et l’hétéropatriarcat

En changeant de rôle social, les personnes trans* modifient les attentes de la société, rendant caduques les postulats naturalistes sur lesquels se fondent les discriminations sexistes. Quand une personne ne peut rentrer dans une des catégories binaires pré-établies, la société force la catégorisation par le renvoi systématique aux aspects pseudo-biologiques – excluant de fait les réalités intersexes – et par la pathologisation des comportements et revendications « non cis-conformistes ». Les personnes assignées en filles ou en garçons à la naissance, quel que soit leurs comportements effectifs, ne bénéficient pas des mêmes réactions de la part de leur entourage. Les personnes trans* et intersexes sont, de ce fait, mises dans des situations paradoxales, où elles doivent correspondre à des schémas incompatibles.

Par exemple, si une personne trans* se masculinisant décide de prendre la parole en public, elle bénéficiera potentiellement de plus de temps de parole et d’attention, mais s’octroiera moins facilement ces possibilités. De plus, le refus de certains groupes essentialistes ou naturalistes à reconnaître le nouveau rôle social de genre d’une personne manifeste une prise de pouvoir sur la corporalité et la parole d’autrui.

Pour pouvoir se construire et avoir une bonne estime de soi, il est nécessaire d’avoir des représentations positives de ses propres corporalités. Les personnes trans* et intersexes n’ont pas de modèles de base et sont obligéEs de créer les leurs. Historiquement, même les féministes, qui pourtant avaient des modèles existants, ont eu besoin de créer des ateliers pour se réapproprier leurs corps. Une des démarches des transféminismes consisterait donc en la réappropriation des corps, en la modélisation des corps trans* et en la visibilisation bienveillante de ceux-ci. Un des aspects de la réappropriation effectuée par les réflexions transféministes résiderait dans la création perpétuelle de nouveaux mots, nouveaux concepts et nouveaux comportements afin d’appréhender une multitude de réalités. Ceci découle du constat qu’on peut établir trois périodes sur la courte histoire trans* : la première correspondant au recours à la psychiatrisation par nécessité, la deuxième se positionnant en opposition avec les normes binaires pré-établies mais donc ne réagissant toujours qu’en fonction de la norme, et la troisième créant des discours propres et autonomes.

Certaines revendications trans* et intersexes, comme celle du retrait de la mention du « sexe » sur la carte d’identité profite non seulement aux personnes trans* et intersexes, mais aussi aux combats féministes puisque sans cette indication, on ne peut plus faire de discriminations administratives basées sur le genre. Par ailleurs, cela engendrerait une obligation de créer d’autres interfaces de réflexions pour nommer une multitude de catégories sans les hiérarchiser.

L’hétéropatriarcat et le sexisme créent des corps normaux et des corps a-normaux, avalisés par l’idéologie médicale occidentale. La croyance que le masculin singulier vaut pour l’universel participe à la perpétuation de la considération comme « autre » de tout ce qui n’est pas masculin singulier. En découle la dévalorisation perpétuelle des corps intersexués et trans*.

Comment Genres Pluriels ancre ses activités dans des valeurs féministes ?

La notion de mixité à Genres Pluriels est déplacée sur les notions de trans* et intersexes d’une part, et cisgenres de l’autre. La pseudo-catégorisation ne repose que sur l’autodéclaration : il est inenvisageable à Genres Pluriels de catégoriser à la place d’une autre personne.

Le groupe de parole est un lieu de non-mixité (avec des exceptions filtrées notamment pour les stagiaires), ce qui se justifie par la nécessité d’un espace de parole libre et de création d’une pensée collective détachée d’une influence cis-normative.

La permanence mensuelle, de l’autre côté du spectre des activités, est ouverte à toustes, d’une part parce que celle-ci s’effectue au bar de la Maison Arc-en-Ciel de Bruxelles et qu’il s’agit d’une des conditions, d’autre part par soucis d’inclusion et d’accueil et pour ne pas reproduire un schéma de domination.

Les ateliers Drag Kings, créés avant Genres Pluriels, se veulent un espace de mixité dans lequel tous les êtres humains peuvent explorer les masculinités. Celles-ci sont donc conçues comme un outil de déconstruction du sexisme et de l’hétéropatriarcat.

L’atelier de féminisation, ouvert à toustes les personnes trans* et intersexes, est l’activité la plus récente, qui propose de donner de l’information sur des techniques dans un cadre de réflexions féministes. Par exemple, des exercices vocaux ont mis en avant les caractéristiques socialement construites de la voix. De même, le maquillage est appréhendé de manière diverse et dépendante du contexte : vie quotidienne, théâtre, télévision… Cela aide les personnes en transition à prendre conscience des stéréotypes sous-jacents et à les manipuler, afin de trouver leurs propres points de confort à travers la performativité de l’outil.

Il existe deux groupes de travail en interne : le Groupe Santé et le Groupe Média. Leur objectif est notamment de faire prendre conscience aux membres de leurs  positions d’expertEs, ce qui est une forme d’empowerment.

Le Groupe Média, constitué en réaction aux multiples reportages et articles de presse traitant d’une manière racoleuse et par dessus la jambe du sujet des transidentités comme d’un phénomène de foire, attaque le discours stéréotypé et transphobe des médias, notamment en mettant en exergue les caractères hautement sexistes des propos véhiculés. Des montages ont été réalisés, utilisant différents reportages reprenant systématiquement les mêmes images qui sont des clichés sexistes de féminité : par exemple les scènes de maquillage devant un miroir pour des discriminations au travail, comme s’il s’agissait d’une représentation complète d’une « essence trans ».

Renforcer les différents mouvements

Un constat s’impose pour tous les groupes minorisés : les mêmes mécanismes de domination sont à l’œuvre.

Le recours permanent à la pseudo-naturalisation, l’impossibilité d’une vision collective et d’entraide marquée par la pathologisation et l’interdiction de la parole publique, en sont des exemples.

L’avancée théorique des gender studies est un axe d’unification des différents mouvements féministes et trans*… justifiant l’utilisation du terme transféminismes.


Genres Pluriels, Visibilité des personnes aux genres fluides, trans’ et intersexes, Site de l’association, http://www.genrespluriels.be/-Accueil-Site-.html


Mis en ligne, 6 avril 2013.

OUTrans : Le transféminisme

OUTrans

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LE TRANSFEMINISME 

OUTrans est une association de terrain crée en avril 2009 par les trans pour les trans face à une lacune de réseau d’autosupport et face à un climat transphobe tant sociétal qu’institutionnel. OUTrans est une association mixte FtM, MtF, Ft*, Mt* avec des alliéES cisgenres. On est présent dans la région parisienne (Ile-de-France). Nos revendications portent entre autres sur la dépathologisation et dépsychiatrisation des transidentités ; la reconnaissance de la transphobie comme discrimination ; une suppression du sexe de l’État civil ; la suppression immédiate de la stérilisation forcée ; la suppression du recours aux expertises médicales et la dissolution complète des équipes hospitalières.

OUTrans est une association qui se revendique aussi transféministe. La plupart de nos militantEs présentEs et anciennEs sont issuEs du mouvement féministe, de la communauté queer et transpédégouine. Notre question du départ était : Comment on peut inclure nos positionnements, nos principes féministes dans la praxis politique de notre association et plus largement dans l’agenda du mouvement trans ? Une référence et l’inspiration politique très importante dans nos réflexions étaient des collectifs transféministes de Barcelone comme Guerilla Travolaca, Trans Block ou Octubre Trans

Le point du départ de notre réflexion sur la convergence des luttes trans et féministes et leur articulation dans le terme « transféminisme » était le constat que la transphobie contre laquelle lutte notre association est un produit de plusieurs systèmes de rapport de pouvoir. Pour reconnaître la diversité de formes de la transphobie et pour y résister, nous nous sommes tourné.es vers des outils à la fois politiques et théoriques produits par le féminisme. Le courant du féminisme qui nous est proche et qui selon nous, ouvre la possibilité de tisser des alliances politiques entre les groupes minorisés est le courant dit de la « troisième vague » qui interroge le sujet politique de « nous, les femmes » (Monique Wittig, Gayle Rubin, bell hook, Audre Lorde, Judith Butler, Angela Davis). 

OUTrans dans sa pratique politique part du constat que la transphobie est liée surtout au système de normes de genre et des sexualités issu de l’hétéronormativité. Ce terme définit un système de rapports de pouvoir qui produit divers modes de domination comme le sexisme, la misogynie, la transphobie, la lesbophobie, l’homophobie. L’hétéronormativité (qui est présente dans tout les aspects de notre vie quotidienne, tant au niveau social qu’institutionnel ou juridique) fonde une hiérarchie, un canon des styles corporels, des rapports économiques et des styles de vie reconnus et soutenus par la société comme « normaux » et « ayant de la valeur ». A l’inverse, certaines corporalités, pratiques sexuelles, façons de nouer des relations et de manières de vivre sont définies comme « pathologiques », « anormales » et « déviantes », et sont fortement exposées à un ensemble de dominations, de discriminations et de violences.

Pour combattre la transphobie dans tous ses aspects OUTrans considère qu’il faut avoir des armes multiples et le combat doit être mené sur plusieurs niveaux en solidarité avec des autres mouvements sociaux. C’est pour cela qu’OUTrans parle aujourd’hui de transféminisme, afin de mettre en valeur des stratégies politiques basées sur le principe de coalitions. Plutôt que de mener une politique strictement identitaire, centrée sur un groupe social, sur un sujet politique bien défini, la stratégie de coalition cible les modes d’oppression dans toute leur complexité (le sexisme, le racisme, la transphobie, la précarité, le validisme, l’homophobie, la lesbophobie etc.). OUTrans s’inscrit dans la praxis de la politique des alliances. On considère qu’il faut mener les luttes sur les points de convergences des divers oppressions en ne négligeant pas pourtant les différentes vécues et les conditions matérielles spécifiques pour chaque groupe social, chaque communauté et chaque identité. La coalition entre les mouvements trans et féministes vise alors à combattre ces divers types d’oppression, en utilisant les outils politiques qui viennent d’un côté de l’héritage du mouvement féministe et du mouvement queer.

LES OUTILS DU MOUVEMENT ET DE LA THÉORIE FÉMINISTE ET QUEER

A partir des années 1970, le mouvement féministe et les critiques faites à l’encontre d’un type de sujet politique par le Black Feminism, par les lesbiennes, les femmes de la classe populaire, apportent dans la praxis politique un regard méfiant concernant toutes formes d’universalisme abstrait, surplombant et uniformisant, parlant « au nom de », lissant les problématiques sous un « nous » commun, soulignant pourtant l’importance des alliances politiques et des solidarités. En termes d’outils politiques, le féminisme a élaboré nombres de stratégies de lutte, comme par exemple la mise en place d’espaces politiques « non-mixtes », de groupes de parole et de conscientisation, de développement de l’autodéfense féministe, etc. – et  toutes autres sortes des pratiques politiques en vue de la réappropriation du corps et de la sexualité.

Quant à la politique queer, héritière, pour d’une part, du féminisme post-identitaire, d’autre part du féminisme matérialiste, elle a émergé aux Etats-Unis dans les années 1990, avant d’être reprise par de nombreux mouvements dans d’autres contextes géopolitiques. Elle vise à faire basculer les grandes dichotomies que sont les catégories « homme » / « femme», « hétérosexuel» / « homosexuel», « masculin» / « féminin » au profit d’une vision impure et fluide du sujet politique. Un des outils de la politique queer passe par une réappropriation et le détournement de l’insulte, du stigmate : le fait d’affirmer et de revendiquer nos corps et nos choix. Une autre tactique politique issue du mouvement queer est de ne pas se résigner à l’assimilation, à la lutte pour l’ « égalité de droits » et à la politique LGBT mainstream au profit de la visibilisation de multiples styles corporels et d’identités. Le mouvement queer porte aussi un regard méfiant face aux institutions et à la politique gouvernementale.

TRANSFEMINISMES : QUELS ENJEUX ?

OUTrans, association qui dans sa praxis politique essaie de développer une approche à la fois trans, queer et féministe, qu’on appelle le transféminisme, à l’avantage de rendre possible la construction d’un arsenal militant qui soit riche et de solidarités qui soient solides : espaces trans non-mixtes de discussion et de conscientisation, groupes d’autodéfense et d’empowerment, auto-support, etc. La réappropriation par les trans des discours et des modalités d’action féministes pourrait conduire à l’émergence d’une solidarité réelle entre les luttes trans et les luttes féministes, de sorte que celles-ci deviendraient plus inclusives des personnes trans, tant dans leurs pratiques collectives que dans leurs revendications.

A l’heure actuelle, beaucoup d’espaces féministes sont encore définis comme des espaces « féminins » (selon les critères essentialistes), et l’accueil des personnes trans ne va pas encore de soi. Ainsi, l’inclusion des trans dans les mouvements féministes est porteuse d’un potentiel de radicalité, d’une exigence rigoureusement anti-essentialiste et queer, qui fait encore défaut, en dépit des convergences naissantes depuis quelques années.

Au-delà des enjeux posés par la présence des trans au sein des luttes féministes, à OUTrans nous nous préoccupons d’apporter des outils féministes que nous développons aux mouvements trans qui demeurent indifférents aux questions féministes ou qui demeurent essentialistes. A notre sens, il est risqué de combattre la transphobie sans lutter en même temps contre le sexisme, la mysogynie et l’hétéronormativité ; la précarité ; le validisme sans la redéfinition radicale des notions de « sexe biologique », de « genre », de « nature », de « norme » etc.

AGENDA TRANSFÉMINISTE d’OUTrans

L’agenda d’OUTrans est alors celui du transféminisme. En 2010 et 2012, on a co-organisé le Pink Block avec le NPA, les Tumultueuses et les Panthères Roses pour la manifestation du 1er Mai. En 2010 et 2012, OUTrans a participé à la Queer Week à l’Institut de Science Politique à Paris : la première fois pour un débat après la projection de documentaire L’ordre des Mots ; la deuxième fois dans le cadre d’une table ronde sur les trans-identités avec Eric Macé, Maud-Yeuse Thomas et Karine Espineira. En 2012, nous avons signé l’appel « Nous Féministes » qui était une réaction de milieu féministe face à la montée de la droite extrême en France avant les dernières élections. En juin 2012, OUTrans a publié un communiqué de presse signé par toutes les associations françaises d’autodéfense féministe et les Tumultueuses, en solidarité avec CeCe MacDonald, une femme trans incarcérée aux Etats-Unis (dans l’état de Minneapolis) qui était condamnée à 41 mois de prison pour s’être défendue contre son agression physique accompagnée de propos transphobes et homophobes. On a ensuite organisé un rassemblement à Paris pour la soutenir. En mars 2013 nous avons participé au festival féministe à l’Université Paris 8 « Moeurs Attaque ». Nous sommes aussi des alliés du collectif féministe « 8 mars pour toutEs » et du STRASS (nous cosignons systématiquement les communiqués de presse ; les appels à manifestation ; nous marchons ensemble dans le cortège pendant les manifestations). Cette année OUTrans met en place des ateliers d’autodéfense féministe pour les personnes trans car même si l’on considère que discuter avec le gouvernement est une forme de lutte pertinente, elle ne peut à elle seule résoudre tous les problèmes liés à la diversité des violences transphobes qui nous touchent : insultes, agressions dans la rue qui vont quelquefois jusqu’aux meurtres, mais aussi discriminations au travail, dans nos relations familiales, amoureuses et amicales, chez les médecins et autres services d’usage de soin, dans notre/nos sexualités. Tout ceci impacte notre bien-être et notre épanouissement. Pour OUTrans, que la transphobie devienne illégale n’empêche en rien qu’elle perdure. Une loi contre la transphobie ne peut être efficace sans l’autodéfense féministe d’une part et l’éducation féministe autour des questions trans et de la question du genre en général d’autre part. 

CONCLUSION

OUTrans considère que la voie qu’ouvre le transféminisme est transversale. Elle est avant tout une vision des coalitions potentielles et à venir contre toutes les formes de dominations, de discriminations et de violences issues de l’hétéronormativité, du racisme, du sexisme, des nationalismes, du système carcéral, du capitalisme en créant des alliances qui contribuent à décloisonner les luttes contre ces différents systèmes de domination. Notre lutte politique est une lutte solidaire, côte à côte avec nos alliés : féministes, travailleuses et travailleurs du sexe, sans-papiers, personnes séropo, personnes racialisées, pédés, gouines, queer précaires etc. –  côte à côte avec toutEs les personnes dont les vies sont exposées au maximum aux effets très destructifs de l’héronormativité, du classisme, du capitalisme, du sexisme, du racisme.

Sous le terme du transféminisme, on entend alors une praxis politique qui soit une réelle convergence de luttes qui aura pour le but de transformer les conditions matérielles de nos vies afin qu’ils devient viables et vivables – afin qu’on puisse toutEs se sentir épanouiEs. Le transféminisme pour nous est un essai de faire une politique des alliances dans l’approche éthique de la bienveillance et de la solidarité où au lieu de se concentrer sur les revendications strictement identitaires, nous cherchons des coalitions entre les différents groupes minorisées à travers une lutte contre les divers modes d’oppression sans bien sur oublier les spécificités du contexte social, matériel et juridique de chaque groupe. Dans ce sens, l’approche transféministe qu’on essaie d’élaborer et appliquer au sein d’OUTrans, sollicite à la fois les mouvements trans que les mouvements féministes mais aussi anti-racistes, sans-papiers, anti-capitaliste et les mouvements qui luttent contre la pénalisation du travail du sexe, etc.

C’est aussi une approche qu’on nommera réflexif et critique envers d’une part la réalité dans laquelle nous vivons mais aussi envers nos propres outils et stratégies politiques et envers les rapports de pouvoir qui traversent nos mouvements militants. A travers le transféminisme, il s’agit de restructurer le champ des possibles politiques, de manière à faire advenir un militantisme radicalement inclusif, sous la forme d’un réseau de luttes réactives et renouvelées, c’est-à-dire un militantisme qui se réinvente constamment, en se démarquant ainsi des luttes identitaires forcloses. 

OUTrans


Mise en ligne,  avril 2013.

Transféminisme

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(Source : Télérama)


Introduction – Karine Espineira & Arnaud Alessandrin

Question trans et féminisme font-ils bon ménage ? Peut-être pourrait-on incriminer, à la manière de Marie Helene Bourcier, le fait que les féministes universitaires françaises ne se soient pas plus penchées sur les productions subculturelles d’altérité du genre. Le féminisme hégémonique tel qu’il s’est élaboré et instauré en France, a connu un backlash (Macé, 2003) avec l’arrivée d’un féminisme « pro-femme » dépolitisant et naturalisant. 

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Du transféminisme comme présence et analyse au monde
Maud-Yeuse Thomas
 

Le terme renvoie à une alliance entre le mouvement trans et le mouvement postféministe (…) La question du féminisme chez les trans est récente et à trait pour l’essentiel non pas à une appartenance sociosexuelle de groupe -ce qui compose ces féminismes, première et seconde génération- mais à une analyse politique de la société telle qu’elle reste fondée sur une inégalité structurelle, inventant un « sujet-patient » trans « hors-normes (« marginal », « minoritaire ») afin de valider une « affection ». 

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Le transféminisme
Association OUTrans 

Le point du départ de notre réflexion sur la convergence des luttes trans et féministes et leur articulation dans le terme « transféminisme » était le constat que la transphobie contre laquelle lutte notre association est un produit de plusieurs systèmes de rapport de pouvoir. Le courant du féminisme qui nous est proche et qui selon nous, ouvre la possibilité de tisser des alliances politiques entre les groupes minorisés : est un courant dit de la « troisième vague », c’est-à-dire le courant qui interroge le sujet politique de « nous, les femmes » (Monique Wittig, Gayle Rubin, bell hook, Audre Lorde, Judith Butler, Angela Davis). 

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Qui a peur des transféministes ?
Association Genres Pluriels 

En changeant de rôle social, les personnes trans* modifient les attentes de la société, rendant caduques les postulats naturalistes sur lesquels se fondent les discriminations sexistes. Quand une personne ne peut rentrer dans une des catégories binaires pré-établies, la société force la catégorisation par le renvoi systématique aux aspects pseudo-biologiques – excluant de fait les réalités intersexes – et par la pathologisation des comportements et revendications « non cis-conformistes ».

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Féminisme(s) et littérature marocaine :
Le devenir-femme des corps transidentaires
Jean Zaganiaris

Dans « On ne nait pas femme », Monique Wittig écrivait que les lesbiennes n’étaient pas des femmes. Elle ne sous-entendait pas par là que les lesbiennes devaient devenir des hommes mais plutôt qu’il était temps de rompre avec les binarités de genre naturalisées historiquement (…) Il y a des pages très belles de l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi dans Le livre du sang (1979) sur la figure de ce qu’il nomme le corps androgyne. Abdelkébir Khatibi, connu pour ses écrits sur les identités culturelles multiples et ses implications avec Paul Pascon dans la mise en place des enseignements de sociologie au Maroc, a également posé le problème de la déconstruction des genres et de l’identité dans ses romans.

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Fémonationalisme : du paradoxe de la « libération » des femmes

Roa’a Gharaibeh

 

Qu’est ce que le concept du fémonationalisme porte en son nom ? Pour répondre à cette question, il semble intéressant d’aller ailleurs. Cet ailleurs se trouve dans l’Histoire des mouvements féministes arabes du début du XXe. Les premières féministes égyptiennes se disaient féministes et nationalistes. Ce qui nous intéresse dans cette qualification provient de l’auto-identification. C’est bien les féministes elles-mêmes, qui, en prenant la parole et en écrivant, s’affirmaient en tant que féministes et s’alliaient à la lutte nationaliste anticolonialiste de leur pays. 

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