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Auteur/autrice : Maud-Yeuse Thomas

Du cissexisme comme système

Article mis en avant

Pauline Clochec
Militante féministe, lesbienne, trans,
docteure en philosophie et ATER à l’ENS de Lyon

Crédit : Una mujer fantástica, film chilien de Sebastián Lelio, 2017.

 

DU CISSEXISME COMME SYSTÈME

 

Cet article est issu d’une communication donnée dans le cadre de l’atelier « Réflexions sur le cissexisme  et la transphobie», organisé à l’ENS de Lyon par les associations féministes et LGBTI « Les salopettes » et « ArcENSiel », le 15 février 2018. Il s’adresse d’abord prioritairement aux personnes trans, dans la mesure où l’identification et la connaissance critique de ce qu’est la transphobie me semblent utiles à deux égards : psychologique et politique. Psychologiquement, la connaissance des mécanismes souvent insidieux de la transphobie peut permettre de ne pas intérioriser ceux-ci, et donc de se vivre comme étant réellement, pleinement et légitimement de notre sexe. Politiquement, cette connaissance peut nous aider à savoir qui sont nos ennemis, qui sont nos vrai.e.s ou nos faux/sses allié.e.s, quelles doivent être les cibles de nos luttes. Les luttes trans sont en effet traversées de contradictions et de polémiques induisant l’adoption de conduites et tactiques divergentes vis-à-vis de nos interlocuteurs/trices et adversaires, et dont je vais donner trois exemples. Premier exemple : faut-il collaborer avec la SoFECT[1], comme le fait principalement, à Lyon, l’association le Jardin des T, ou s’opposer à elle, comme le font – à mon sens à juste-titre – la majorité des associations trans, comme Chrysalide, toujours pour rester sur le terrain lyonnais ? Second exemple : nous faut-il revendiquer seulement une simplification des démarches de changement d’état civil, donc en restant dans le cadre de la législation française sur l’état civil, comme l’a fait l’association ACTHE[2], ou au contraire revendiquer une déjudiciarisation complète du changement d’état civil rompant avec le principe d’indisponibilité de l’état civil, comme continue à le faire l’ANT[3], parmi d’autres associations. Enfin, troisième exemple : quel rapport devons-nous avoir à la police, et à l’association LGBT de celle-ci, Flag : un rapport de dialogue comme l’a soutenu notamment l’ANT, ou au contraire d’exclusion comme l’a soutenu – encore une fois à mon avis à juste titre – le collectif Existrans lors de l’organisation de la marche de 2017. L’identification et la connaissance de la transphobie est donc constitutive de la détermination de cibles et de stratégies dans les mouvements trans, pluralité de stratégies que l’on peut sans-doute en partie résumer par une opposition entre réformistes et des révolutionnaires.

Dernière précision, avant de poursuivre mon propos. Personnellement, parmi la multiplicité de réalités subsumées sous le terme parapluie « trans », je traite principalement de ce que je connais en tant que concernée, à savoir du cissexisme visant les personnes dites transsexuelles, ou « transsexuées » pour reprendre le terme, plus heureux et moins historiquement polémique, utilisé par Laurence Hérault[4], et non pas des personnes qui, parmi les non-binaires, agenres, bigenres, etc. n’effectuent pas une transition physique. Je traite donc des oppressions spécifiques que rencontrent les personnes qui, comme on le dit encore souvent, « changent de sexe[5] », ou, pour l’exprimer plus exactement réalisent physiquement le sexe qui est le leur. Ce choix ne relève pas d’un jugement de valeur « truescum » selon lequel seul.e.s les transsexuelles seraient des « vrai.e.s trans » ! Une telle restriction de mon propos répond seulement au fait que, premièrement, je parle de ce que je connais le mieux et en première personne, et que, deuxièmement, j’estime que les revendications spécifiques aux personnes transsexuées, notamment en termes de libre accès aux traitements, ou de libre choix des médecins, ne doivent pas être noyées dans une approche queer se concentrant sur la seule « identité de genre » au détriment de revendications juridiques et médicales.

Transphobie ou cissexisme ?

Ces précisions liminaires étant faites, j’en viens à mon propos, à savoir l’analyse du cissexisme en tant que système. La plupart d’entre nous ont déjà été confronté.e.s à des slogans du type «  À bas le cis-tème ! » ou « Fuck le cis-tème ! », soit à l’Existrans, soit dans des bandes dessinées de Sophie Labelle[6]. Ces slogans ne sont pas qu’un jeu de mot. Ils indiquent, ou du moins défendent la thèse, que la transphobie est un système, et en l’occurrence un système social. Dire que la transphobie est un système, c’est dire qu’elle n’est pas seulement ni d’abord un trait psychologique et individuel. À l’inverse, ce trait psychologique est déterminé par la transphobie comme réalité collective et institutionnelle. Autrement, que des personnes cis cherchent à soigner leur transphobie en consultant un.e psy (si tant est que celui/celle-ci ne soit pas transphobe !) ne fera en rien disparaître la transphobie comme fait social global.

La transphobie fait système, premièrement, en ce qu’elle traverse l’ensemble de la société. Elle contient ainsi des composantes juridiques (l’indisponibilité de l’état civil), médicales (la médicalisation et psychiatrisation de l’accès aux hormones et aux opérations, le caractère arbitraire de l’attribution des Affectations Longue Durée permettant le remboursement des traitements, etc.), culturelles (la représentation minorisante des personnes trans au cinéma, par exemple, avec des films comme Le père Noël est une ordure ou, plus récemment, Si j’étais un homme ou encore Danish Girl[7]), et économiques (l’accès à l’emploi et à un logement, par exemple). Toutes ces composantes contribuent à une marginalisation et une stigmatisation des personnes trans, ne serait-ce que dans leur vie quotidienne. Ces composantes forment système dans la mesure où elles se renforcent réciproquement : par exemple l’accès à l’emploi est rendu plus difficile lorsque vous ne disposez pas de papiers correspondant à qui vous êtes et vous trouvez face à un.e employeur.e dont toute la représentation des personnes trans provient des films cités plus haut. La transphobie est systémique, deuxièmement, au sens où elle est institutionnalisée – que ces institutions soient formellement légales ou pas (par exemple la SoFECT est une institution médicale corporative[8] qui n’est pas reconnue par l’État comme comme exerçant la prise en charge officielle et monopolistique des personnes trans, quoiqu’elle cherche à s’arroger ce rôle). Elle l’est à travers le droit et à travers la médecine principalement qui fonctionnement actuellement en dépossédant les personnes trans de la détermination de leur sexe et de leur état civil. La transphobie n’est donc pas seulement un phénomène culturel qu’il s’agirait de modifier en « changeant les esprits » à coup d’émissions télévisées, aussi bien intentionnées soient-elles. Il s’agit d’abord d’un ensemble d’institutions objectives. Cela signifie, pour faire une rapide expérience de pensée, qu’il ne suffirait pas d’assassiner quelque dirigeant de la SoFECT pour en finir avec la transphobie médicale. Cette transphobie dépasse les seuls agents qui l’exercent, et ceux-ci sont largement interchangeables. C’est donc à l’existence même de la SoFECT qu’il s’agit de s’en prendre.

La conséquence terminologique de ce caractère social et institutionnel est qu’il me semble plus approprié de parler de « cissexisme » plutôt que de « transphobie », du fait du caractère trop psychologisant de ce dernier terme, qui fait référence à une peur irrationnelle. Dans nos sociétés patriarcales le cissexisme est d’abord un ensemble d’institutions, de rapports objectifs et de représentations. S’il est bien sûr aussi une peur, une haine et/ou un mépris, ces phénomènes subjectifs ne sont pas des déviances irrationnelles et individuelles par rapport à une norme sociale qui serait, elle, pleine de tolérance. Le cissexisme est une actualisation de la norme patriarcale : la peur, la haine, le harcèlement, les meurtres, les assassinats et les agressions des personnes trans sont des représentations et des comportements absolument normaux dans nos sociétés. On peut contester que ces traits soient rationnels au nom d’une idée plus haute de la raison mais ils appartiennent cependant au type de rationalité ou à la logique propre de nos sociétés.

Un exemple : le cissexisme psychiatrique

Un exemple de ce caractère systémique du cissexisme est la prétendue prise en charge psychiatrique des personnes trans. En effet, comme beaucoup d’entre nous l’ont expérimenté, il est très difficile d’obtenir une ordonnance de THS[9] sans avis psychiatrique. En effet, même si l’on passe auprès de praticien.ne.s libéraux (endocrinologues, généralistes ou encore sages-femmes et gynécologues), il est rare d’obtenir cette ordonnance sans pouvoir arguer d’un avis psychiatrique indiquant que nous n’avons pas de « trouble mental » autre que ce que les psys et le DSM IV identifient toujours comme un trouble mental à savoir la « dysphorie de genre » et, désormais, l’ « incongruence de genre », selon les catégorie du DSM[10]. C’est cet avis psychiatrique qui est requis pour justifier le THS en indiquant que nous présentons « une problématique transidentitaire réelle » (ce sont les termes employés par la commission du GRETTIS pour autoriser votre accès aux hormones et à une SRS[11]). De la sorte, les personnes trans n’êtes pas estimées assez lucides et pour avoir accès à leur propre corps et à leur propre sexuation, conforme à votre sexe. Par ignorance et/ou par hostilité vis-à-vis de la transsexuation, les médecins mêmes libéraux demandent dans leur grande majorité, pour se défausser de toute responsabilité, d’être couvert par un.e psychiatre qui opère une prétendue expertise de l’identité de la personne requérante afin de juger si oui ou non il est légitime que celle-ci prenne des hormones – pour ne pas même mentionner de tou.te.s les généralistes et endocrinologues qui, ne demandant même pas d’avis psychiatrique, repoussent directement les personnes trans (« ah non, nous les trans on fait pas ça », m’a répondue un jour au téléphone une endocrinologue lyonnaise).

Le caractère systémique du cissexisme est pleinement manifeste dans ce conditionnement du THS à une prétendue expertise psychiatrique. Ici, peu importe ce que les psychiatres ont dans la tête – qu’iels soient transphobes ou bienveillant.e.s. Ce qui est cissexiste, c’est l’obligation même qui est faite de passer par un.e psychiatre pour avoir accès aux hormones (et aux opérations). C’est que ce passage devant un.e psychiatre ne soit pas une option laissée à l’appréciation de la personne trans, mais soit élevé au rang de condition nécessaire. Cette condition, qui n’est pas légale mais seulement coutumière, quoique la SoFECT fasse tout pour la faire légaliser, est cissexiste théoriquement et pratiquement. Elle l’est théoriquement car elle présuppose que la conscience de soi des personnes trans est insuffisante pour leur permettre de déterminer leur propre corps. Les personnes trans sont ainsi pathologisées en tant que jugées psychologiquement troublées et incapables d’une lucidité suffisante sur elleux-mêmes. Elle est cissexiste pratiquement car elle instaure des délais avant la prise d’hormones, voire introduit la possibilité d’un refus que la personne trans ait accès au THS. Ce ne sont donc pas seulement les pratiques psychiatriques vexatoires comme le Real Life Test, mais leur condition même de possibilité à savoir le conditionnement du THS et de l’opération à une prétendue expertise psychiatrique qui sont pleinement cissexistes – et à ce titre à prendre pour cible.

Généralement, afin de justifier leur présence obligatoire dans le protocole, les psychiatres de la SoFECT usent du doux terme d’ « accompagnement ». Le problème est que, conceptuellement, la réalité sociale de cette psychiatrisation ne correspond pas à un accompagnement, c’est-à-dire à une aide contingente dans laquelle la personne concernée demeure autonome. La pratique sociale et juridique qui correspond à cette psychiatrisation est bien plutôt la tutelle. La psychiatrisation est une variante de la tutelle où les psychiatres jouent un rôle de mandataires judiciaires. Dans un cas de tutelle, un.e mandataire judiciaire gère les comptes bancaires et les biens d’une personne jugée mentalement incapable de le faire. Similairement, dans le cas de la psychiatrisation des personnes trans, une tierce personne instituée comme experte est en charge à la place de la personne trans de la décision et de la gestion d’affaires concernant cette dernière. Celles-ci ne sont pas ici ses biens mais, d’une part, son corps, et, d’autre part, son état civil – dans la mesure où, jusqu’à la loi « Justice au XXIème siècle » promulguée à l’automne 2016, un avis psychiatrique était nécessaire aux modifications du prénom et de la mention du sexe à l’état civil, et que cette exigence demeure bien souvent favorisée, désormais en toute illégalité, par bon nombre de mairies et de Tribunaux de Grande Instance. Par la psychiatrisation, les personnes trans sont donc placé.e.s dans un état de tutelle dont les tuteurs sont les psychiatres – état de tutelle qui est peut-être plus radicale encore que celle exercée par les mandataires judiciaires dans la mesure où c’est l’accès non à une propriété leur étant extérieure, mais à leur propre corps, sous sa dimension sexuée, dont les personnes trans sont dépossédé.e.s par cet état de tutelle.

Cissexisme et sexisme

Tentons d’appliquer aux cis une telle démarche : indépendamment du sexe d’appartenance revendiqué par une telle personne cis, en l’occurrence son sexe assigné, celui-ci serait soumis à une prétendue vérification psychiatrique par diagnostic différentiel, la personne étant mise sous bloqueurs hormonaux an attendant. À ceci près qu’un tel traitement ne sera jamais infligé à un.e cis, justement parce qu’iel est cis – c’est-à-dire qu’il y a identité entre son sexe assigné à la naissance et le sexe qu’ile revendique. Ce sexe est donc, par cette assignation native, considéré comme une réalité et non une vue de l’esprit pathologique ou comme un artifice. C’est ce que Julia Serano nomme le « privilège cissexuel[12] ». Sur quoi repose ce privilège cissexuel fixant le sexe et niant qu’il relève d’un processus de sexuation au moins partiellement précédé par le genre comme système socioculturel[13] ? Il repose sur l’un des fondements du sexisme et du patriarcat, à savoir l’identification de la biologie à un destin. Il doit y avoir alignement entre le sexe assigné à la naissance et le sexe revendiqué et d’appartenance sociale (ainsi qu’avec la sexualité). Si vous naissez avec pénis vous êtes un homme, c’est la réalité biologique de votre sexe et vous le resterez : votre féminité trans ne sera qu’une illusion ou quelque chose d’intérieur, et vous serez donc traité.e comme un.e déviant.e.

Tout cissexisme est donc sexiste, et inversement, tout sexisme suppose un système social de cissexisme pour éviter que des individus ne brouillent par leurs transitions la fixité et prétendue naturalité de la hiérarchie sociale entre assigné.e.s hommes et femmes. En conséquence politique de cette articulation nécessaire entre sexisme et cissexisme, la lutte trans doit nécessairement être féministe, et le féminisme doit être, entre autres, trans – et non pas « inclusif »[14]. Si à la différence des présupposés de féministes différencialistes[15] et des TERFs[16], on soutient, à la suite de Beauvoir, que « On ne naît pas femme : on le devient[17] », et à la suite de Butler se fondant ici sur Beauvoir, que la thèse selon laquelle « la biologie n’est pas un destin » est « La prémisse fondamentale du féminisme[18] », alors la conséquence de cette critique sociale du genre est que la transsexuation est une existence pleinement légitime et réelle, et que la lutte contre le système cissexiste doit viser les fondements sexistes de celui-ci.

La seconde conséquence théorique et politique concerne ce qui est à entendre par « sexe » et la façon dont il s’agit de le déconstruire. Ce qu’indique, d’une manière généralement philosophique, la thèse selon laquelle la biologie n’est pas un destin, et, d’une manière plus matérielle, la possibilité de la transition, c’est que le sexe n’est pas un donné fixe mais bien plutôt un processus de sexuation, processus individuel mais aussi évolutif sur lequel l’action humaine a prise[19]. Par conséquent, une critique du système de genre utile dans le cadre des luttes des personnes transsexuées ne consiste pas à soutenir qu’il n’y a que du genre et que tout est une question d’identité ressentie. Elle doit plutôt consister à pointer que le sexe biologique est lui-même matériellement modifiable : de ses cinq composante (chromosomes, organes génitaux, gonades et gamètes, répartition hormonale et caractères sexuels secondaires), quatre sont modifiables par une transition. Par conséquent : si le sexe biologique même n’est pas un donné primaire et intangible mais un processus de sexuation, relatif à un milieu, et dont les divers stades (principalement le stade fœtal et la puberté) ne sont pas forcément en cohérence entre eux, alors il n’y aucune raison de ne pas considérer que les transitions (hormonales, chirurgicales) ne sont pas une voie parmi d’autres de ces processus de sexuation. Il s’agit donc de considérer la transition comme un mode normal de sexuation, à partir d’une conception non-substantialiste du sexe biologique.

Le sexisme se fonde sur la négation, si ce n’est sur le refoulement, de cette plasticité de la sexuation. Prendre conscience, faire connaître cette plasticité, et souligner qu’une personne transsexuée ne suit pas qu’un processus intérieur mais est bien, matériellement et biologiquement, du sexe qu’elle revendique, c’est un travail que nous devons assumer envers nous-mêmes et plus largement dans la société.

Classes ou ordres de sexes ?

Ce que permet d’éclairer la conscience du caractère intrinsèquement cissexiste du sexisme, c’est que les sexes ne sont pas seulement à comprendre comme des classes mais aussi comme des ordres[20]. Une société de classes permet en effet une mobilité sociale d’une classe à l’autre, même si ce n’est qu’à titre d’exception légitimante ou d’alibi. À l’inverse, une société d’ordres[21] interdit (ou limite maximalement) les passages d’un groupe à l’autre, ces groupes étant divisés selon un critère de dignité naturelle (naturelle car héréditaire). La différence du patriarcat avec les sociétés d’ordres d’Ancien régime réside dans l’endogamie des ordres. En effet, à l’inverse de ces sociétés, à des fins reproductives, le patriarcat organise une collaboration contrainte des sexes : l’hétérosexualité[22]. Selon cette compréhension du patriarcat comme société d’ordres, les personnes transsexuées se trouvent au bas des ordres, voire en dehors d’eux, dans la mesure où, d’une part, iels transgressent le tabou social de la fermeture des ordres, et où, d’autre part, n’étant pas estimés comme appartenant pleinement à leur sexe d’assignation ni à leur sexe réel, iels se voit attribuer la dignité la plus basse[23].

Si donc le genre est non seulement un système d’exploitation entre classes mais aussi un système de hiérarchisation symbolique et de domination entre ordres, système dont la prétendue naturalité est venue contribuer à renaturaliser un ordre social dont la fondation naturaliste avait été mise à mal par l’ébranlement des ordres d’Ancien régime à partir de la fin du XVIIIe siècle, alors les personnes trans ne peuvent être systématiquement considérées et traitées que comme des parias à cet ordre[24]. Les conditions de possibilités de l’existence de ces parias doivent être, si ce n’est interdites, du moins limitées le plus possible. Encore une fois, cette limitation n’est pas un archaïsme issu de préjugés anciens en voie de dépérissement, elle est une structure nécessaire de nos sociétés. Nous n’aurons qu’un accès concédé, octroyé par un pouvoir ne dépendant pas de nous, à nos propres corps tant que nous vivrons dans cette société d’ordres et de classes qu’est le patriarcat. Pour autant, la simple lutte anti-patriarcale reste aveugle et partielle si elle ne prend pas pour cible le cissexisme et n’est pas aussi menée par les personnes trans.


NOTES

[1] Société française d’études et de prise en charge de la transidentité.

[2] Association Commune Trans et Homo pour l’Égalité.

[3] Association Nationale Transgenre.

[4] Cf. Laurence Hérault, « La chirurgie de transsexuation : une médecine entre réparation et amélioration »,  in Thomas Bujon, Christine Dourlens, Gwenola Le Naour (dir.), Aux frontières de la médecine, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2014.

[5] Cf. par exemple l’ouvrage coécrit par Stéphanie Nicot, ancienne présidente de l’ANT puis de la Fédération LGBT : Alexandra Augst-Merelle, Stéphanie Nicot, Changer de sexe. Identités transsexuelles, Paris, Le Cavalier Bleu, 2006, ou, à l’opposé, le pamphlet cissexiste de feu l’ancienne présidente d’honneur de la SoFECT, Colette Chiland, Changer de sexe. Illusion et réalité, Paris, Odile Jacob, 2011.

[6] C’est ainsi le titre de l’un de ses albums : Sophie Labelle, À bas le cis-tème ! 2015.

[7] Cf. l’excellente critique du film « The Danish Girl : un mélo transphobe » sur le site Le cinéma est politique, http://www.lecinemaestpolitique.fr/the-danish-girl-un-melo-transphobe/ Pour une critique des représentations des personnes trans au cinéma et plus largement dans les médias, cf. Julia Serano, Whipping Girl. A transsexuel Woman on Sexism and the Scapegoating of Feminity, New York, Seal Press, 2007, p. 35-52.

[8] Ce caractère corporatif, mais aussi les stratégies néolibérales de la SoFECT ont été soulignées par Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique : discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la Cité, 2011.

[9] Traitement Hormonal de Substitution.

[10] Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, classification valant souvent comme référence des pathologies psychiques, publié et régulièrement travaillé par l’Association Américaine de Psychiatrie.

[11] Sexual Reassignation Surgery.

 [12] Cf. Julia Serano, Whipping Girl. A transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Feminity, Berkeley, Seal Press, 2007, « Dismantling Cissexual Privilege », p. 161-193.

[13] Non seulement au sens subjectif où il n’y aurait d’accès qu’interprétatif au corps et au sexe, comme le soutient notamment Judith Butler, dans Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 71, mais aussi au sens objectif où les systèmes socioculturels de genre auraient des effets corporels à long terme et que le sexe n’est pas un donné fixe mais un processus de sexuation susceptible de modifications.

[14] Cette nécessité a été souvent théorisées depuis plusieurs années sous la catégorie de « transféminisme ». Pour des discussion de cette catégorie, cf. Karine Espineira, « Un transféminisme ou des transféministes ? Réflexion sur l’émergence d’un mouvement transféministe en France », in Karine Bergès, Florence binard, Alexandre Guyard-Nédelec (dir.), Féminismes du XXIe siècle : une troisième vague? Rennes, PUR, 2017, et Noomi Grüsig, « Transféminisme à la française : enjeux et embûches », Cahiers de la transidentité, n° 5, 2015.

[15] Cf. par exemple Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Paris, Folio, 2015.

[16] Trans Exclusionnary Radical Feminists.

[17] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. II, L’expérience vécue, Paris, Gallimard, 1976, p. 13.

[18] Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 104-105.

[19] Cf. par exemple Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique, Paris, MSH, 2008.

[20] Simone de Beauvoir conceptualise les sexes comme des castes et non des classes sociales. Sur ce sujet, cf. Françoise Picq, « Simone de Beauvoir et “la querelle du féminisme” », Les Temps Modernes, 2008, vol. 1, no 647‑648, p. 179. Il nous semble que le concept d’ordre, ayant pour critère celui de la dignité, et non celui de la pureté religieuse comme celui de caste, est plus à même de rendre l’hermétisme des sexes.

[21] Pour la conceptualisation classique de la société d’ordres, cf. Roland Mousnier, Les hiérarchies sociales de 1450 à nos jours, Paris, PUF, 1969, et Georges Duby, Les Trois Ordres ou L’Imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.

[22] Sur l’hétérosexualité obligatoire, cf. l’article fondateur d’Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », in Adrienne Rich, La contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Lausanne, Mamamélis et Nouvelles Questions féministes, 2010.

[23] Les personnes trans paraissent ainsi moins être catégorisées comme un troisième sexe que définies par défaut par rapport aux deux ordres et classes de sexe majorisés. Cependant, pour une discussion de ce dénombrement, cf. l’article de Lisa Millbank, « La ternarité de genre : Comprendre la transmisogynie » interprétant la place sociale des personnes trans comme celle d’une troisième classe infériorisée, celle des « freaks ». Cet article a été traduit en français par Delphine Christy sur le blog « Questions trans-féministes » (http://questions.tf/traduction-la-ternarite-de-genre-comprendre-la-transmisogynie/) et initialement publié sur le blog de l’autrice, « A Radical TransFeminist » (https://radtransfem.wordpress.com/2011/12/12/genderternary-transmisogyny/).

[24] Sur ce sujet, cf. Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas, « Les trans comme parias. Le traitement médiatique de la sexualité des personnes trans en France », Genre, sexualité et société, n° 11, printemps 2014.

Avignon 2018 ou le paradigme trans sur scène

Article mis en avant

Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira, Héloïse Guimin-Fati

 

Avignon 2018 ou le paradigme trans sur scène

 

Avignon. Il y a déjà de cela un an, Olivier Py nous promettait un festival 208. Et déjà, le titre ; « Le prochain festival d’Avignon sera « transgenre »[1] » ; et les mots qui fâchent : transsexualité, transsexualisme, déboulent de nouveau dans nos vies :

Après avoir fait honneur cette année « aux femmes puissantes », l’édition 2018 s’intéressera à la « trans-identité et à la transsexualité » a annoncé mardi le directeur du festival. »

Un projet mais surtout un cadre que Py fixe ainsi :

« Olivier Py, qui vient d’être reconduit pour quatre ans, s’est fixé pour objectif de « toujours améliorer la démocratisation ». »

Rapidement, nous sommes contactées par le Centre LGBITQ d’Avignon, La langouste à bretelles pour lequel nous avions fixé.es une formation interne. Puis d’autres assos dont Genres Pluriels de Bruxelles. Pour nous et La Langouste, aucun doute : on doit le contacter et lui parler pour éviter ces mots en leur donnant un contenu et une réhistoricisation. Pendant des mois, on patiente. La Langouste nous assure que le lien va être fait. Les gens du Festival sont très occupés, les agendas sont pleins. On patiente donc. A six mois, rien. A trois mois, rien. Et puis, on comprend qu’on ne va pas en être. Dès la première annonce, on comprend. John Doe (encore un) est l’invité expert extérieur. Depuis des mois, il se présente aux journalistes comme le nouvel « expert des questions des transidentités » tandis que la Sofect, fort de son renforcement aussi général sur les mêmes questions en France, déclare qu’elle se renomme, fort du terme de transidentité dont elle en fait son nouveau label pour un accompagnement et un protocole « allégé ».

Améliorer la démocratisation par un transwashing ? Le Centre LGBTIQ d’Avignon s’est trouvé lui-même écarté. Fini les médiations, l’attente du téléphone, l’envie de bousculer des incompétences criantes. Même les deux cinémas d’Avignon ne veulent plus entendre parler des militant.es. Il leur faut des « experts extérieurs ». Des vrais. Il est vrai que dans un contexte de pinkwasking le transwashing est du petit bois. L’OPA est donc totale.

Pour qui voulait entendre un vrai débat sur les questions trans comme étant des questions de genre, en questionnant la hiérarchie binaire de la société occidentale et son système sexe-genre hétéronormé, là encore c’est loupé. Nous n’avions pas la moindre chance de proposer un changement de ton dans le choix des mots, la manière de les exposer, le choix politique des savoirs situés, la manière de les articuler à d’autres combats plus que jamais nécessaires dans cette ère anthropocène qui est également celle des retours des sécuritaires et identitaires à l’heure d’un Mondial de l’argent et du retour des fascismes. Une fois encore, on est dépossédé de nos vies et mots, luttes et colères, par ceux-là même qui parlent démocratie, sciences, liberté.

TRANS (MES ENLLA). Direction Didier Ruiz

 

Revue de presse

Avec le temps, la thématique Genre s’est muée en thématique Transgenre. Et inversement. Côté programmation, le sujet focalise sur des témoignages choisis avec le spectacle de Didier Ruiz[2]. Le déroulé suit les habituels progressions :

« Clara, Sandra, Leyre, Raúl, Ian, Dany et Neus arrivent au plateau et se présentent comme ils sont : des hommes et des femmes, longtemps assignés à un genre, dans un corps vécu comme une prison. Et quand ils s’en échappent enfin, le monde refuse de reconnaître leur véritable apparition. La violence, la rue, les institutions, le harcèlement au travail, la stupeur familiale, ils ont connu… De Barcelone, d’où ils viennent et où Didier Ruiz les a rencontrés, ils se mettent à témoigner. »

Il s’agit avant tout de témoigner, faire savoir, faire réfléchir exposer en s’exposant. Or, on ne connaît que ça, exposer en s’exposant. Mais ici, on est dans un cadre protégé qui peut permettre cela : la confiance quand on est sur une scène sécure lorsque l’on a connu que la peur, le risque, l’insulte, la honte, la rupture familiale violente, la déscolarisation, ça vous change un.e trans. Ruiz en nourrit son théâtre, la rue comme elle est, la démocratie est comme elle est.

« Ouvriers, adolescents, chercheurs, ex-détenus, transgenres : pour Didier Ruiz, rencontrer les acteurs de la société en les impliquant dans ses créations engagées et politiques selon le procédé de « la parole accompagnée » est une préoccupation permanente. Ainsi naissent ses spectacles, de la confiance acquise les uns envers les autres, de la parole libérée qui s’écoute et se propage. »

Confiance acquise, parole libérée. Ruiz sait où marquer les esprits. Sur scène. Une scène qui s’arrête à la scène. Il reconnaît lui-même que Barcelone n’est pas la France où la psychiatrie est encore toute puissante avec une Sofect omniprésente ayant fait main basse sur les vies trans. Elle aussi se réclame d’une parole accompagnée. Certes, il y a une différence. Mais demain, après la scène ? La confiance acquise va-t-elle permettre des transitions plus fluides, moins de psychiatrie et plus de justice ? La communication qui s’organise autour commet déjà ses impairs derrière des détours larmoyants qui veulent être rassurants :

« « Trans (més enllà) », proposé par Didier Ruiz au Festival d’Avignon, donne la parole à des personnes transgenres. Elles racontent leur long chemin pour réconcilier leur tête avec leur corps. Un moment de partage, de respect et de douceur. »[3]

Voilà pour le côté scène. Le côté jardin est plus enlevé :

« Ce sont ces oubliés que l’on marginalise, que « Trans (més enllà) » met en lumière. Sandra, Clara et Leyre étaient des hommes, Danny, Raul, Neus et Ian le sont devenus aujourd’hui. »

« Etaient des hommes »… L’incompétence au service du spectacle de la transition dans les bornes de la société binaire et du naturalisme occidental braquant son projecteur sur les sexes en parlant « genre » dans un monde où n’existent que des hommes et des femmes. Sophie Jouve reprend l’item discriminant, pathologisant et psychiatrisant des discours médicalistes, qu’elle nous narre ainsi :

« Raul entre en scène et, surprise, il nous raconte l’histoire du vilain petit canard qui a subi bien des vicissitudes avant de devenir un beau cygne. Ruiz évince d’emblée tout sensationnalisme, ancre son spectacle choral dans une culture commune. Comme le petit canard, les sept personnes qui vont témoigner tour à tour ont connu un long et douloureux chemin avant de se trouver. »

Surprise ? Vilain petit canard, beau cygne. On croit rêver dans cette narration à la mode Disney. L’auteure n’a pas la moindre idée de ce qu’est une transition et comme des milliers d’autres, nous assure de la bonne méthode. Ruiz sait de quoi il parle : il écarte « d’emblée tout sensationnalisme ». L’expression « Etaient des hommes « n’en est pas une. Voilà le genre de sensationnalisme sur quoi reposent les mots, thèmes, stigmatisations et discriminations de  transsexualité et transsexualisme que les militant.es trans du monde entier ne veulent plus entendre. Non seulement pour les mots et ce qu’ils portent -spectacularisation, marchandisation, focalisation et falsification psychiatrisante ou sociologisante- mais pour le contexte tout entier dans une démocratie indigne de son nom. Pire ou plus banal : les discriminations forment l’un des terrains de recherche les plus convoités du sociologisme postgoffmanien nourri aux stigmates. Un peu de pédagogie aurait balayé au moins sur le devant de scène. Mais voilà, le contexte de ces mots balayés, ne reste justement que la promesse d’éviter le sensationnalisme dans un sujet qui a toujours fait sensation. Et pour cause. Il est l’exception nécessaire et suffisante pour la société binaire cisgenre et son mode de compétition généralisé. Il est aujourd’hui l’incarnation de ce « vilain petit canard » sur lequel gloses, théories et pratiques se nourrissent, font carrière. Quand les gens luttent depuis leur enfance pour se voir connus et reconnus, on leur jette à la figure qu’elles « étaient des hommes », des hommes devenues femmes… Les hommes, justement, ont de quoi nourrir leur stupéfaction. Quoi, un homme qui veut devenir une femme ? Appelez le psy ! Ou le meurtre. La parole accompagnée de Ruiz les fait témoigner de leur douleur, du silence et c’est bien. Il connaît manifestement son sujet. Ou le contexte de ce sujet avec une citation choc de Jean Genet et un choix des mots précis :

« « Les transsexuels sont des révolutionnaires, des figures de la résistance. » Jean Genet.

« J’ai envie d’interroger l’enfermement, avec ceux qui ne se reconnaissent pas dans le corps avec lequel ils sont nés ou l’identité qui leur a été attribuée. La société, la culture, la famille, l’éducation nous oblige à être en accord avec notre corps, l’intérieur et l’extérieur doivent impérativement correspondre. Et celles et ceux pour qui il n’y a pas de correspondance, qui sont enfermés dans un corps étranger, qui rejettent l’identité de genre assignée ? Comment poussent-ils un cri pour se faire entendre ? Qui est là pour les entendre? Avec quelle réponse? Où est la normalité ? Dans la dignité ou dans la curiosité malsaine ? Où est la monstruosité ? Dans la différence ou dans l’intolérance ? »[4]

Mais cela ne se suffit pas. Sans compter que cela a déjà été dit, médiatisé et déformé des milliers de fois dans une télévision cannibale qui dévore tout et d’abord, ce type de témoignages renforçant la binarité sociétale et sa « normalité » à l’ombre de son naturalisme sexuel, où l’on accepte de se surexposer en se disant que peut-être ce sera la dernière génération à devoir le faire dans de telles conditions pour un tel contexte d’inégalités, de méconnaissances aggravées par un contexte d’egos faisant parler la « révolution transgenre ». L’article comme la scène n’évite pas ainsi l’ancien prénom et le nouveau, histoire de bien marquer la transition entre deux pôles fixes qu’est l’homme et la femme. Enfin, l’homme ou la femme. Bien séparés, bien opposés, bien reconnaissables par leur apparence de genre et tant pis pour les passings imparfaits, les moches et gro.sse.s, ce que l’on détecte d’un coup d’œil. Là où Ruiz explique le contexte à propos des changements de genre en Espagne impliquant que « c’est la révolution de demain », la journaliste en change les coordonnées et met dans la bouche de Ruiz cette phrase : « les « trans » sont la révolution de demain ». Or Ruiz parle de la facilitation du changement juridique, la différence de traitement en Espagne et en France[5], de l’empathie qu’il a vécu face à ces personnes et se sent presqu’obligé de pointer « leur singularité ». En un mot, Ruiz parle le langage des conditions de vie, cachées ou visibles, des « trans » pour dire sa propre place où quand dire, c’est faire :

« Ce n’est pas la communauté des « trans » qui m’intéresse, c’est leur singularité. Tout ce qui participe à la réduction de nous-mêmes dans des cases -homme, femme, homo, bi, trans – est redoutable pour moi. ».

Le Monde n’évite pas plus l’écueil :

« Dans « Trans (més enllà) », Didier Ruiz met en scène sans pathos des individus qui racontent comment ils ont changé d’identité sexuelle. »[6]

L’auteure méconnaît la différence entre identité de genre et identité sexuelle. Ainsi, des « individus » changeraient d’identité sexuelle pour changer de sexualité et (enfin) devenir soi. Curieux mais banal. Les Echos s’en donnent à cœur joie :

« Après avoir fait monter sur les planches des personnes âgées, des ouvriers, des ados, des ex-taulards, Didier Ruiz réunit un groupe de transsexuels barcelonais (…) Pas ou peu d’artifices : les entrées et sorties sont réglées simplement. Les transsexuels s’expriment le plus souvent immobiles, face au public. »[7]

Le clou est enfoncé lorsque l’auteur, très en veine, sort sa répartie : « Trans » n’est pas du happening militant, c’est un théâtre d’âme. ». On est ici dans la vraie vie, celle qui saigne, qui fait mal, des « paroles d’innocents », clame J. F. Cadet[8], là où l’âme palpite et fait réfléchir sur l’époque et les injustices. Les militants dehors.

Nous ne voulions justement plus que cela arrive comme ce type de déroulé. Nous avons milité puis nous nous sommes engagés dans une recherche dans le cadre des études de genre en socio et anthropologie et en études des médias pour y répondre sans jamais perdre de vue les terrains, leurs contextes locaux, nationaux et internationaux. Sentir quelques vents furieux venir, le Festival propose un glossaire afin de résoudre en amont quelques épineuses mésinterprétations. Les universitaires invités se proposent et s’y collent dans l’inimitable style académique assorti des autocitations datées avant de retirer in extremis leurs noms. Une histoire de vents furieux, sûrement. La psychiatre française la plus connue et ayant le plus milité et publié, Colette Chiland, vouait déjà aux gémonies ces « militants en colère », coupables à ses yeux de rire de sa discipline et de faire une « propagande nazie ». Même les fureurs de la théorie-du-genre n’y avaient pas pensé. C’est dire.

Même volonté de bien faire chez David Bobée et son titre prophétique : « Mesdames, messieurs et le reste du monde ». Aux unes et aux uns, une marque de civilité, aux autres, le reste ou les restes. Un titre qui n’est pas sans faire penser à l’ouvrage de Kate Bornstein, militante transféministe, Gender Outlaw: On Men, Women and the Rest of Us ? Pour Bornstein, « Nous » c’est ce peuple manquant, sans papiers, non nommés et confinés à incarner ces Gender Outlaw.

« Qu’est-ce que le féminin? le masculin? Le choix d’Avignon de se saisir de ce thème a déjà fait grincer les dents des autorités religieuses dans la Cité des papes, l’archevêque de la ville Mgr Jean-Pierre Cattenoz, ayant réclamé que le festival ne soit « plus centré sur l’homosexualité et le transgenre ». »

Une question utile mais à condition d’y répondre. Un rappel utile mais vain car on ne sait du rôle du religieux que la discrimination. On oppose donc à l’autre : parole accompagnée par les savoirs, discrimination accompagnée par les croyances. Sans compter que cette focale dissimule les véritables murs de la société inégalitaire occidentale et son régime ontologique déduisant des « identités » et « essences » d’hommes et de femmes… et nul.le autre, ce « reste du monde » ou ce qu’il reste du monde. Rien ici du rôle de la psychiatrie prétendant diagnostiquer des maladies, troubles et autres dysphories et incongruences « de genre ». Rien des réformes juridiques de l’état civil, ces identités de papiers plus décisifs que des vies, gens et genres réels. Montrer les misères du monde n’a jamais résolu les problèmes de fond.

Du « genre », thématique de l’année, a donc largement puisé dans les thématiques trans et ce n’est pas un hasard. Ce n’est plus cet épiphénomène marginal campé et objectivé par la psychanalyse lacanienne et cette forme politique de psychiatrie de ville, mais le prétexte d’une pointe avancée d’une révolution plus générale, plus « systémique » en écho à la question, qu’est-ce que le genre, le corps, l’identité, le féminin, le masculin, dont les « trans » en sont les hérauts désignés et appelés, heureux ou malheureux, brutalisés dans la rue et choyés sur scène, interrogés désormais par la sociologie et, de nouveau, l’anthropologie qui avait délaissé ce sujet :

« Et justement, de quoi parle-t-on, quand on parle de « genre » ? Le premier travail mené par David Bobée et son équipe est d’abord pédagogique, tant la notion est encore imprécise auprès d’une bonne ­partie du public. « Le genre, disait l’anthropologue Françoise Héritier, est un­ ­arsenal catégoriel qui classe (…) en ce que les valeurs portées par le pôle masculin sont considérées comme supérieures à ­celles portées par l’autre pôle. » »[9]

Le rappel des travaux d’Héritier est utile pour rappeler son ouvrage princeps, la valence différentielle des sexes[10], thème sous-jacent à la thématique Genr,e pour laquelle on fait appel à des expertises, moyeu de la gouvernance biopolitique. Mais, hors de la scène et cette manière de surfocaliser un thème, quelle recherche et réflexion véritables sur la société inégalitaire qui n’en finit pas de ne pas en finir avec l’inégalité homme/femmes et nous propose une thématique genre sans les « singularités de genre » et écartant ce qui constitue le lien social avec ces « vrais gens ». Py a une réponse tout trouvée : « la liberté fait peur »[11].

Ainsi, lorsque l’on examine les images d’événements relatifs au travail « sur le genre », on est frappé par la manière dont le travail sur le travestissement est différemment posé et interprété selon que les individus sont hétérosexuels ou homosexuels, binaire ou non, cisgenre ou non, trans ou non, intersexué.e ou dyadique. Le différentiel entre adultes hommes et femmes est particulièrement frappant : les hommes surinvestissent les marqueurs féminins, les femmes dégenrent leur apparence afin d’échapper à « la-femme », cet engeance masculine-patriarcale, aux harcèlements, à la culture du viol. Ce qui n’empêche pas Py d’affirmer que : la différenciation homme-femme est obsolète. […] C’est parce que [l’humanité] est Une qu’elle est multiple, c’est quand elle est double qu’elle ne l’est pas”. Les phrases-chocs n’ont jamais rien d’apporté de bon.

Saison sèche

Saison sèche, Phia Ménard

« Dans une scénographie visuellement renversante, Saison sèche orchestre un rituel pour détruire la maison patriarcale. Bien décidée à en finir avec l’oppression masculine, Phia Ménard fait montre d’une puissance vengeresse, qui n’échappe pas aux stéréotypes. »[12]

Sans détour, Phia Ménard situe l’assignation du côté du patriarcat. Un « patriarcat qui dure déjà 2000 ans », en ordre de marche, selon un pas cadencé « idiot », « répétitif », toujours le même, signant là l’obéissance à un ordre, une soumission disciplinaire totalement intériorisée et ignorée au point de déterminer un corps cadencé comme étant naturel. Phia Ménard dit là la société disciplinaire selon Foucault. Ce « geste masculin par excellence », titre France Culture[13]. Discipliner le corps, c’est le genrer de telle façon à ce qu’il soit univoque, sans aucune interrogation.

« La colère intime de Phia Ménard la pousse à singer des stéréotypes, à caricaturer des comportements primitifs qui prennent le masculin par le petit bout de la lorgnette et ne lui laissent aucune chance d’éclore dans toute sa diversité. Moins fin et mystérieux que ses précédentes productions, il n’en conserve pas moins une puissance ravageuse. La maison patriarcale à terre, reste désormais à reconstruire une société aux fondations plus égalitaires. »

Le journaliste tente bien d’en atténuer la puissance en pointant la « colère intime », cette vieille engeance psychologisante si présente dans les textes psy depuis plus de 50ans. Parce que Ménard dénonce des stéréotypes, des stéréotypes lui sont opposés. Le pas cadencé est relu comme un « comportement primitif » quand il est un ordonnancement et un ordre. Une société en marche, dit l’autre où la « maison patriarcale » n’est nullement à terre.

« Phia Ménard est porteuse d’une expérience singulière du patriarcat. N’étant pas née dans le corps de femme qui est aujourd’hui le sien, elle fait chaque jour l’expérience de renoncer au privilège d’un corps masculinisé, appartenant au camp des prédateurs, même inconscients de leur pouvoir. Elle apprend à vivre dans un corps féminisé, corps scruté, immédiatement sexualisé, auquel sont constamment indiquées les limites de sa liberté. »[14]

Cette brève resitue son parcours, tant professionnel que personnel, dit d’où exsude cette colère comme s’il fallait la traquer ou l’excuser. Elle n’est nullement « intime » mais politique, sociale, culturelle, et devrait concerner tout le monde. Devenir-femme devient ici synonyme de renonciation au privilège masculin en en faisant découler l’expérience trans MtF. C’est un ordre politique et théologique qui inscrit là dans la matière (des corps, des identités, des architectures) la différence, binaire, cisgenre et politique « des sexes ».

 

Quel bilan ?

Py philosophe après Py, metteur en scène. Voilà en résumé ce qui ne va pas. Outre que la distinction et différence homme/femme n’est nullement obsolète, elle reconduit la surfocalisation sur ces « trans » qui n’en peuvent plus d’être ainsi désignés pour être instrumentalisés et finalement plaqués comme cibles nullement collatérales des violences de la société patriarcale. On fait parler une agora où les concerné.e.s sont rarement ou jamais appelé.e.s comme experte.s de leurs questions, mais comme spectateurs.trices ou témoignant.e.s d’une histoire qui leur échappe mais dont on meurt toujours. Cela même que Ménard dénonce.

Le festival a reconduit la gouvernance patriarcale qui sait, fort de l’expert patenté, en reconduisant là la société de contrôle. Les bonnes intentions n’ont guère été plus loin que l’ignorance et la reproduction sociale sur lesquelles l’ordre binaire et cisgenre siège, persuadées de faire le bien ou d’apporter de la bienveillance ou des mots rassurants pour « changer les mentalités ». Hurler à la « révolution » attise les retours de haine et attire les prédateurs et profiteurs de toutes sortes. Le Centre LGBTIQ d’Avignon, finalement invité in extrémis à dire quelques mots et revendications, s’est perdu dans la foule, simples cris sans relief dans une massification bienheureuse invitée à « démocratiser le genre ».

Les dizaines d’articles depuis un an sur ce festival disent explicitement une suite ininterrompue de mésusages et mésinterprétations, cliquant sur les sentiments et émotions et non les faits et des véritables recherches de terrain qui ne peuvent en aucun cas reposer sur un seul chercheur, a fortiori non concerné par la problématique. Mais, c’est justement cela qui a constitué la projection valant pour fond en prétendant organiser un débat de société.  Ce n’est pas ainsi que les choses se font. On n’applique pas à un sujet dont on ignore jusqu’aux usages de son vocabulaire et son pendant, le sillage classant et stigmatisant, cœur des reproductions sociales. Py a-t-il fait le pari d’une gagne sans le respect des terrains qui peinent à exister face à une Sofect hégémonique et un pays qui refuse de rendre à ses citoyens leur état civil ? Ce pari narcissique est indigne et ce n’est pas quelques beaux textes et sorties qui font la différence. Demain, la transphobie continue son travail de stigmatisation, de pauvreté et d’isolement. Et cela, au moment où l’OMS pense tenir une nouvelle réforme de la CIM en parlant d’« incongruence de genre », ce « reste » à côtés de normes binaires de genre et de sexe entre adhésion et contraintes, et que la France des « droits des hommes » clame partout et pour la seconde fois qu’elle est le « premier pays à dépathologiser le « transsexualisme ».

Le « texte coup de poing » de Carole Thibaut[15] n’aura servi à rien.  Un coup dans l’eau qu’on applaudit et oublie. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la manière dont Py a organisé ce fantasme de la « révolution transgenre » pour s’apercevoir à quoi sert cette mascarade : ne pas tenir compte de l’équilibre difficile entre hommes et femmes, entre majorité et minorités LGBTIQ, et faire de la thématique « genre » une remise en cause du patriarcat que des hommes mettent en scène, seuls aptes à comprendre ce qui se trame et surtout seuls aptes à en « défaire le genre ». Entretemps, trois événements se sont succédé. La Sofect s’affiche au grand jour pour son congrès annuel qu’il titre « Evolutions sociétales », parrainée par la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn. Partie prenante de la conférence aux Gay Games l’association Acceptess-T. n’a pas pour autant été invitée à la conférence[16]. Une semaine seulement après la fermeture du festival, le Centre de la Langouste à bretelles à Avignon, qui avait été éconduit dans son rôle de lien social, se faisait vandaliser, signe que les violences font et sont la loi du plus grand nombre.

 

[1] 25 juillet 2017, http://www.europe1.fr/culture/le-prochain-festival-davignon-sera-transgenre-3397478
[2] http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2018/trans-mes-enlla.
[3][3] Sophie Jouve, « Avignon : le chemin intime des transgenres recueilli par Didier Ruiz », 12.07.2018, en ligne : https://culturebox.francetvinfo.fr/theatre/theatre-contemporain/avignon/le-festival-d-avignon/avignon-le-chemin-intime-des-transgenres-recueilli-par-didier-ruiz-276363.
[4] Stéphane Capron, « Didier Ruiz au Festival d’Avignon 2018 avec son spectacle TRANS (més enllà) », 28.02.2018 ; en ligne : https://sceneweb.fr/didier-ruiz-au-festival-davignon-2018-avec-son-spectacle-sur-la-transsexualite.
[5] « Très clairement. Ici on est au Moyen-Age. Voyez-vous des « trans » dans la rue, au bureau ? A Barcelone, c’est très courant. La personne qui travaille à la réception du Théâtre du Lliure est un « trans ». C’est très facile de changer de genre, d’un point de vue administratif. En France, il vous faut passer devant un psychiatre, avoir un rendez-vous à l’hôpital pour suivre un traitement hormonal, cela prend des années et c’est très compliqué ! C’est la révolution de demain. ».
[6] Brigtite Salino, « Avignon : femme ou homme, juste être soi », 12.07.2018, en ligne : https://www.lemonde.fr/festival-d-avignon/article/2018/07/12/femme-ou-homme-juste-etre-soi_5330176_4406278.html.
[7] Philippe Chevilley, « Avignon 2018 : « Trans », le libre choix des genres », 12.07.2018, https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/0301968381401-avignon-2018-trans-le-libre-choix-des-genres-2191813.php.
[8] Jean-François Cadet, « Didier Ruiz, paroles d’innocents », 09.07.2018 ; en ligne : http://www.rfi.fr/emission/20180709-didier-ruiz-trans-avignon.
[9] Fabienne Darge, « Avignon : les questions de genre déclinées en treize épisodes », 13.07.2018, Le Monde ; en ligne : https://www.lemonde.fr/festival-d-avignon/article/2018/07/13/avignon-les-questions-de-genre-declinees-en-treize-episodes_5330792_4406278.html.
[10] Françoise Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996.
[11] Violeta ASSIER-LUKIC, 29.01.2018, « « Transgenre » : Olivier Py, explique le choix de sa thématique », https://www.ledauphine.com/vaucluse/2018/01/29/transgenre-olivier-py-explique-le-choix-de-sa-thematique.
[12] Vincent Bouquet, « Phia Ménard éparpille le patriarcat façon puzzle », 22.09.2018 ; en ligne :  https://sceneweb.fr/saison-seche-de-phia-menard.
[13] Camille Renard, « Le geste masculin par excellence, par Phia Ménard », 20.07.2018 ; en ligne : https://www.franceculture.fr/danse/le-geste-masculin-par-excellence-par-phia-menard.
[14] « Saison sèche », en ligne :  http://www.lafilature.org/spectacle/phia-menard-saison-seche.
[15] « “Les femmes se font baiser” : le texte coup de poing de Carole Thibaut au Festival d’Avignon », 22.07.2018 ; en ligne : https://sceneweb.fr/les-femmes-se-font-baiser-le-texte-coup-de-poing-de-carole-thibaut-au-festival-davignon/
[16] Acceptess-T participe aux Gay Games Paris 2018, en étant privée de parole 03.08.2018 ; en ligne : https://www.facebook.com/notes/acceptess-transgenres/acceptess-t-participe-aux-gay-games-paris-2018-en-etant-priv%C3%A9e-de-parole/1974710756152654/

 

Mise en ligne : 13.08.2018

Du retour du fondationnalisme biojuridique

Meghan Murphy ou le retour du fondationnalisme biojuridique

Maud-Yeuse Thomas

Crédit : Sophie Labelle, http://assigneegarcon.tumblr.com

Cadre juridique, faits, propos et conséquences

Commençons avec la première phrase :

« Un problème majeur avec ce projet de loi est qu’il propose de modifier quelque chose d’aussi important que la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel pour inclure quelque chose qui n’est même pas définissable. »[1]

Phrase importante s’il en est : partout dans le monde, le conflit et les revendications trans se sont déplacées dans le champ politico-juridique et impacte la manière de réguler le fait trans comme fait social et non plus comme fait médico-psychiatrique. L’obstacle principal devient le droit. Les « droits de la personne » sont en effet liés à la définition qu’une société (se) donne et que la loi ratifie –ou non. Ainsi, les questions trans, intersexe, non binaire, neuroatypies, ne sont-elles pas « définissables » (intelligibles selon P-H. Castel) pour une partie de la société et n’auraient (ainsi) pas vocation à être proposées et adoptées. On ne peut qu’exprimer ici un étonnement de fond. Pourquoi ces groupes ne seraient représentés nulle part, n’auraient droit à aucune politique, fut-elle compensatrice ? Quel serait l’avantage social de cette décision pour tous ces groupes minorés et pathologisés ? Toutes ces questions méritent-elles que la loi revienne sur le principe d’une binarité naturaliste et essentialiste ? Si oui, pourquoi ? L’Argentine y a répondu à sa manière et à sa suite, Malte, Irlande, Portugal et d’autres pays. La ville d’Amsterdam, après celle de Londres, réécrit son glossaire administratif[2] tandis que l’Europe produit un glossaire [3]. Ces glossaires tentent de rendre intelligible ce qui ne l’est pas au regard d’une culture ou ontologie en revenant sur l’effacement historique et le déficit culturel de médiations trans. La loi permet de réguler les identités et expressions de genre en considérant que le « genre » est une donnée complexe débordant la seule population trans et donc la binarité (sexuelle et de genre) elle-même[4]. Elle permet de revenir sur les leviers d’émancipation personnelle, culturelle et politique et aux démocraties de revenir sur les conflits entre une majorité politiquement représentée et des minorités stigmatisées non représentées. En sus, le champ juridique répond à l’évolution de la société dans son ensemble, minorités comprises, contre les propagandes de haine :

« Le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, a été déposé à la Chambre des communes le 17 mai 2016 par la ministre de la Justice, l’honorable Jody Wilson-Raybould1. Le projet de loi vise à protéger les personnes contre la discrimination dans les champs de compétence fédérale et contre la propagande haineuse, quand celles-ci mettent en cause l’identité ou l’expression de genre2. Ainsi, il ajoute l’identité et l’expression de genre à la liste des motifs de distinction illicite prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne3 et à la liste des caractéristiques des groupes identifiables auxquels le Code criminel4 confère une protection contre la propagande haineuse. Il prévoit également que les éléments de preuve établissant qu’une infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur l’identité ou l’expression de genre constituent une circonstance aggravante qu’un tribunal doit prendre en compte lorsqu’il détermine la peine à infliger. »

Murphy entendait s’opposer à cette proposition de loi et donc à ce qui allait permettre de protéger cette population. Sur le genre, Murphy tente cette comparaison :

« L’idée qu’il suffirait simplement aux femmes de changer leur expression de genre ou de s’identifier différemment pour échapper à l’oppression patriarcale est insultante et évidemment fausse. Cependant, c’est cette arnaque que véhiculent les notions d’«identité de genre» et d’«expression de genre». ».

L’identité de genre n’est ainsi plus qu’une vague et fausse notion, faisant oublier les termes de bispirituels ou two spirit pour désigner les variances de genre et les réassignations des enfants trans dans les nations amérindiennes du Canada. Dans l’article relayé par Sisyphe, l’auteure écrit :

« Prévenir la discrimination est une chose que la plupart d’entre nous appuient, mais incorporer des notions d’« identité de genre » et d’« expression de genre » dans la législation canadienne n’est pas une mesure progressiste. Dans notre désir de faire preuve d’ouverture et d’inclusion, nous n’avons pas réfléchi à la façon dont cette décision met en danger les mesures de protection basées sur le sexe qui sont accordées aux femmes et aux filles. »[5]

« Prévenir la discrimination (…) mais »… La psychiatrisation des trans après l’homosexualité, fort du contexte de société patriarcale ne fonctionne pas autrement qu’en les stigmatisant. Notons que la loi de l’identité de genre en Argentine ainsi que les pays qui l’ont suivi, sont un démenti à l’auteure. Sur la loi dite « de genre » (en Argentine et ailleurs), deux ambiguïtés de taille subsistent dans les débats : ce pays a légiféré non sur une identité de genre de fait (en bref, toutes les personnes ne se vivant et ne se définissant pas sur le régime d’assignation juridique) mais sur une vulnérabilité systémique due aux oppressions de la société patriarcale. Secondement, ces identités que nous nommons trans ou non binaire en Occident sont présentes dans maintes ontologies dont celles dans les nations amérindiennes colonisées. Cette oppression dépasse de très loin la population trans, est à placer sur le régime d’un déni généralisé envers les « différences » d’expressions (quelles qu’elles soient) : la traduction des two spirit remaniée conceptuellement en homosexualité, sous le nom de « berdache », par deux siècles de violences colonisatrices et de « science », n’a pas fonctionné autrement. La notion de genre est une donnée essentielle, non seulement pour comprendre comment le pouvoir divise, mais maintient la partition binaire, y compris sous le terme d’identités de genre appliquée à l’identité des personnes trans et non comme un concept s’appliquant aux modalités d’identification dans le développement de l’enfant trans (Stoller).

En témoigne, l’instrumentalisation de la question des prisons :

« Les femmes détenues dans les prisons canadiennes devront bientôt, si ce n’est déjà fait, cohabiter avec des hommes qui, au nom de leur « identité de genre », réclament d’être transférés dans des prisons correspondant à leur « genre ». »[6].

La distribution binaire et inégalitaire des espaces et privilèges selon le sexe (traduisons, l’idéologie du sexe), au centre des préoccupations féministes, se trouve brusquement confrontée au tiers des transgenres, jusque-là totalement ignorés, psychiatrisés et mégenrés. On est loin ici de l’univers d’Orange in the new black.

La débinarisation des identifications, identités et socialisations n’a pas suivi la dépsychiatrisation, y compris dans la population trans mainstream rejetant la pensée queer à l’instar du féminisme matérialiste. Repathologisée, l’identité « de genre » y serait immédiatement dissoute contre le terme de transidentité. Les vindictes en France contre le mariage pour tous et autour des manuels SVT en sont d’autres exemples des controverses traversant la société française, niant les concepts apportés par la recherche et les terrains dans un contexte de domination et de conflits.

La réponse féministe, désormais classique, à la question du genre est « le genre est une construction sociale », traversant de part en part les significations permettant de parler d’identité. Mais si ce dernier fonctionne comme une résistance au naturalisme patriarcal, il n’en revient pas moins à l’ancrage sexué : une femme est une femme parce qu’elle a un sexe féminin, tranche Murphy, postulant un fondationnaliste naturaliste et faisant du champ juridique, une simple chambre d’enregistrement de la croyance naturaliste-patriarcale. A ce stade de la réflexion, Delphy et d’autres affirment que le genre est un excès inutile, voire nocif, aux luttes féministes. Et ces dernières ne s’en privent pas, dénonçant un permanent « effacement du féminisme ». Or, sur l’essentiel, il s’agit bien de priver les personnes trans l’accès au droit et, par là, aux mêmes droits. Vivre avec des papiers dont le genre ne correspond plus revient à être sans papiers et sans cesse mégenré. Ce que pratiquent féministes séparatistes et psychiatres en niant mépris et insulte.

Le cœur d’intervention de Murphy se centre sur les oppressions systémiques, faisant des femmes les éternelles oubliées et battues, y compris de la part des « transfemmes ». Sa réponse consiste donc en une mise en accusation générique du patriarcat et du mouvement trans, comme si leurs poids respectifs dans les discriminations étaient comparables et surtout leurs intérêts convergents. Enfin, au refus d’octroyer des avantages estimés indus en faveur des transfemmes avec, en ligne de mire, l’interdiction aux trans de fréquenter les toilettes réservées à un « sexe », au motif qu’il représente un espace dédié au dit « sexe »[7]. Sur le plan pratique, on en revient à une instrumentalisation des conflits où la non mixité rejoint la séparation des sexes.  De fait, on ne parle jamais tant de vagin et de pénis que dans ces conflits. Sur le plan de la théorie, Murphy incarne un retour au naturalisme sexué et à un essentialisme occidental sans complexe où le genre est le sexe, validant l’assignation juridique et sa légitimation, la différence naturelle binaire des sexes. Murphy fait peser l’entièreté de son intervention et de ses articles sur les transfemmes, oubliant au passage les FtM (les transhommes ?) et surtout les conditions structurelles ayant conduit l’Argentine puis d’autres pays à légiférer en renversant les savoirs médicaux. Elle s’attaque par ailleurs à la notion de fluidité de genre ou variance de genre, pourtant à la base du régime sexe/genre amérindien faisant que nous parlons d’une société à/de « cinq sexes ».

Ignorant les travaux de Robert Stoller et trente ans de mouvement trans, elle conclue : « quelque chose qui n’est même pas définissable. » sur le motif de « l’expérience intérieure et personnelle ». Par ce détour, Murphy rejoint la psychopathologie pour qui l’usage du terme de genre revient à parler du vécu subjectif coupé de tout ancrage culturel et toute racine symbolique et historique. Or, si c’est lecas, c’est en raison de l’effacement structurel des variances de genre et de l’écriture des identités femmes par un patriarcat dominant. Il est encore aujourd’hui difficile d’oublier pour une femme la culture de viol s’ajoutant à la culture de l’infériorité du féminin. Comment alors accepter cette féminité sans femmes ou cette féminité des trans MtF dans une culture binaire ? Et surtout pourquoi l’accepter quand féminité rime avec apparence et frivolité ? Là encore, les variances de genre dans les peuples non occidentaux et non binaires sont oubliées. Rappelons que c’est ce même descriptif surplombant qui est à l’origine des oppressions transphobes et de sa psychiatrisation :

« Selon le ministère de la justice canadien et le Code des droits de la personne de l’Ontario, « l’identité de genre » est définie comme « l’expérience intérieure et personnelle que chaque personne a de son genre ». (Murphy)

Alors que la culture occidentale tente de repenser l’expérience subjective du genre ressenti aux côtés de l’identité générique donnée dans l’assignation, Murphy la rejette. Comme les autres nations occidentales, le Canada peine à reconnaitre les peuples premiers et leur régime sexe/genre plus complexe et plus large que le régime binaire occidental, malgré des travaux et synthèses sur leur culture[8]. Murphy renverse la preuve en faisant croire à un octroi de droits indus (une démarche très banale sur le fond), voire à un surcroit de privilèges et protections. Puisqu’il n’existe pas d’autre définition que celle donnée par la loi à propos de l’assignation, la tentation de recourir à une « expérience intérieure et personnelle » a été grande et semble s’opposer à la définition féministe matérialiste : le genre est une construction sociale où l’ordre patriarcal des genres impose une hiérarchie inégalitaire. Il s’ensuit que la demande trans est perçue comme indue :

« Traiter le genre comme s’il s’agissait d’un choix intérieur ou individuel est dangereux car cela occulte complètement comment et pourquoi les femmes sont opprimées, en tant que classe, sous le patriarcat. »

Murphy ignore le contexte d’oppressions intersectionnelles. Pour elle comme d’autres, la psychiatrisation n’est pas une oppression mais une attention indue. Comme tant d’autres commentateurs, Murphy ignore le rôle des identifications dans la genèse du développement, veut ignorer l’oppression des trans. Son ennemie, Caitlyn Jenner. Son tort : avoir été élue femme de l’année par le magazine Glamour et ressasser les vieilles lunes irritant –parfois avec raison- les féministes[9] :

« Hier, l’actrice Rose McGowan a publié sur Facebook un message de colère à propos de Caitlyn Jenner et de sa nomination en tant que Femme de l’Année par le magazine Glamour. Durant la cérémonie, Jenner a pris plaisir à dire que « l’un des aspects les plus difficiles d’être une femme consistait à choisir quoi porter ». »

Le monde ultralibéraliste et élitiste de Jenner va de pair avec la spectaculaire médiatisation intéressée de sa transition, largement critiquée par les militants trans partout dans le monde. Plus grave est son soutien à un traditionalisme couplé au capitalisme par lequel le patriarcat reproduit un monde et modèle inégalitaire dont l’article de Murphy se fait écho : « Personne n’est en droit d’échapper à la critique. Et certainement pas de riches républicain.e.s ou l’industrie oppressante et capitaliste de la mode et de la beauté. » Exit le « genre » comme concept sociopolitique pour un genre comme esthétique, choix intérieur…

Le « genre » comme grille de lecture des conflits

Sirois et al. donnent le ton :

« Précisons que le sexe renvoie aux caractéristiques physiques de l’homme et de la femme, tandis que le genre renvoie aux attributs dits masculins ou féminins, soit les stéréotypes associés à chacun des sexes. Avec la reconnaissance par la loi et les chartes de ces nouveaux concepts, un homme sera considéré « transgenre » sur sa seule affirmation, sur son « ressenti ». S’il se sent de l’autre « genre », il faut le reconnaître comme femme. Aucune balise pour cadrer quoi que ce soit. Ce faisant, on redéfinit la notion de femme. Ce n’est plus une question de biologie, mais une question d’apparence externe. »[10]

Christine Delphy enfonce le clou :

« Mais il existe aujourd’hui une nouvelle forme d’attaque menée contre les droits des lesbiennes, à savoir le message adressé à ces femmes par le mouvement queer, pour qui refuser d’envisager des rapports sexuels avec une personne munie d’un pénis serait une forme d’intolérance. »[11]

Ce propos est inexact. L’intolérance réside dans le refus et le rejet, non dans une relation consentie. Delphy parle de sa perspective féministe-lesbienne, refusant à bon droit l’organe mâle et le comportement masculin. Comme Murphy, Delphy ramène le conflit sur le terrain de l’orientation sexuelle lesbienne vs MtF, vagin vs pénis. L’ennemi principal s’est adjoint un ennemi secondaire : les MtF. Les auteures versent dans le même mégenrage à la base des objectivations que nous connaissons bien. Le genre est compris ici comme un critère d’apparence : ce même critère qui a permis au patriarcat de réduire les femmes aux vêtures avant de la réduire son corps à sa capacité de procréation. Historiquement, les bénéficiaires de cette « expérience intérieure » (je fais l’hypothèse que l’on parle de la subjectivité) justifiant entre autre de la liberté de voyager, de travailler, de se définir, etc., était donnée aux seuls hommes. Comment pourrait-elle être octroyée aux transfemmes (Murphy et Sirois ne parlent que d’elles) alors que les femmes assignées ou AFAB[12] n’en bénéficieraient pas, les rejetant plus que jamais dans l’ombre ? On comprend le pourquoi d’une telle affirmation qui, validant le concept de genre (ou plutôt l’antécédence du genre dans la construction de l’identité personnelle et relationnelle, selon Mathieu[13]), validerait une loi positive en faveur d’un groupe social minoritaire, non opprimé, voire favorisé par le droit. Le « genre » tantôt est pris au sens de vécu, serait en tant que tel « individuel » voire au sens de l’ego, « non définissable ». C’est la thèse d’un Castel en France (2005) qui utilise le terme d’autoconstruction ; tantôt au sens d’ordre des genres (binaire et constructiviste ou binaire et naturaliste) et serait en tant que tel un concept politique, tantôt comme un régime déclinant telle ou telle conception de l’identité dans telle ou telle société et serait, en tant que tel, un concept anthropologique. Murphy veut pouvoir trancher entre les trois sans l’expliciter.

Les personnes trans ont adopté le glossaire biobinaire pour maintes raisons. Citons : 1/ l’oppression systémique les désignant aux agressions et le recours obligé pour les pauvres aux équipes hospitalières dirigés par un.e psychiatre ; 2/ faute d’un autre glossaire ; 3/ l’absence de réforme dans le système juridique correspondant aux sociétés de type patriarcales et binaires ; 4/les contraintes du passing cisgenre. Plus largement, faute d’un autre modèle de société de type de non binaire qui se dessine depuis une dizaine d’années sous l’expression « société non binaire », incluant les variances de régime sexe/genre.

Mettons en perspective les deux conceptions, matérialiste et transidentitaire :

  1. le genre est une construction sociale : le genre est le sexe ; l’individu est le résultat de la hiérarchie
  2. le genre est une construction sociale : le genre n’est pas le sexe. L’individu doit se construire sur des contraintes.

La proposition de Sirois et al. est typique du naturalisme hiérarchique en ce qu’elle se caractérise par une distinction binaire nature/culture où le genre est confiné à une apparence de surface lorsque l’on parle des trans, de pouvoir de définition permettant de définir l’identité sexuelle lorsqu’on parle des « femmes » en les opposant aux « hommes » : cette version défend à la fois une vision naturaliste de la différence des sexes et une vision politique très critique de type féministe de cette même division.

L’opposition binaire ne pouvait que se résoudre dans une suite de conflits inaugurés par Janice Raymond avec son ouvrage, L’empire transsexuel (1979) quand l’opposition hétérosexuel/homosexuel invisibilisait les variances et changements de genre, où l’on parlait d’efféminisation et de masculinisation. Dans les deux cas, une déconstruction et émancipation au travers de la même question, qu’est-ce que le genre ?, a été nécessaire et a abouti à questionner le régime sexe-genre du patriarcat, à le remettre en cause et proposer d’autres modèles de régime (notamment Mathieu). Affirmer que les femmes trans ne peuvent pas être féministes (Chiland[14]) et donc ne luttent pas contre le régime sexe-genre patriarcal est de la désinformation : toutes les femmes sont-elles féministes ? On est là dans une forme connue et congrue de la guerre de sexes, nommant et classant en fonction de leurs oppositions et non en fonction de la reformulation de leurs identités réelles. La question trans comme cible collatérale est désormais placée en plein champ.

Murphy affirme que « Les stéréotypes de genre n’ont rien à voir avec le sexe biologique mais plutôt avec la définition de la masculinité et de la féminité. ». En effet. Ce qui ne l’empêche pas de parler de sexe féminin et de sexe masculin tout en brandissant le bouclier matérialiste dès qu’il s’agit des trans. Ce qui est masculin en Occident pourrait être du côté des femmes ailleurs. Autrement dit, le « genre » est d’abord un pouvoir (d’assignation selon un principe de de division sexuelle binaire, de structuration inégalitaire, etc.) et adopte partiellement la définition 2. Dans un second temps, elle écrit que « les femmes ne se reconnaissent pas en tant que telles parce qu’elles portent des hauts-talons ou qu’elles aiment le rose, elles se reconnaissent en tant que femmes parce qu’elles sont de sexe biologique féminin. ». Elle adopte là la définition 1.

L’assignation juridique a disparu pour une redéfinition naturaliste. En bref, le sexe n’est pas le genre lorsqu’il s’agit de lutter contre le structuralisme patriarcal mais il l’est quand il s’agit de lutter contre les trans. Elle contraint la définition 2 à revenir sur la définition 1 et, par là à refonder le lien sexe-genre comme une construction sociale et juridique dont l’ancrage est le sexe biologique.

Murphy revient à un fondationnalisme biologique (Baril, 2013[15]) qu’elle situe dans le système sexe-genre binaire à l’instar de l’ensemble de la psychanalyse freudo-lacanienne, contre l’approche postféminisme et transféministe redéfinissant les liens sexe/genre selon le type de régime d’antécédence.

D’une lutte politique à l’autre

D’emblée, ce qui marque est sa propre inscription de féministe radicale et son propos est sans ambiguïté : elle s’oppose à une réforme et répond au maintien du régime d’assignation binaire (fille/garçon ; homme/femme) sans pourtant répondre ou même esquisser une réponse sur les enfants trans et intersexes. Quelle réponse sociojuridique autonome de la réponse psychiatrique ? En féministe, elle dit lutter contre les oppressions du patriarcat mais dans ce texte, elle lutte avant tout contre les droits attachés à la personne trans. Cette lutte n’est pas nouvelle et s’inscrit dans le conflit généré entre radicalité féministe envers la société inégalitaire et les minorités assujetties, accusées d’être passives et au service du patriarcat.

A son encontre, Janice Raymond (1979) a suscité des réponses à la hauteur de sa véhémence et a permis le sursaut politique trans, non pas contre son féminisme mais son radicalisme et son isolationnisme. Elle a constamment invoqué « le féminisme » -et Murphy fait de même- que maintes féministes ne partagent pas comme en témoigne la confiance de Christine Bard ou de Karine Bergès en France sur notre travail[16]. Il ne s’agit pas d’un « féminisme radical » mais d’un radicalisme tout court. Depuis Raymond, tout s’est passé comme s’il ne s’agissait pas de violence, mais d’une lutte féministe (pouvant inclure potentiellement toutes les personnes victimes du patriarcat comme système totalisant à l’exception des personnes trans) et l’on retrouve le même type de textes s’opposant aux droits des trans et comme dans de nombreux textes, des femmes trans vues comme des « anciens hommes » opprimant la « classe des femmes ». Secondement, dans la thèse de Raymond, les MtF sont vues comme des « femmes-fabriquées », ce qui renvoie à la thèse propre à tous les féminismes du monde entier affirmant que « la femme » est un produit (une production ou une fabrication) du patriarcat, traditionnel ou moderne, ce que nous partageons nous-mêmes en tant que transféminismes sur (au moins) quatre abords :

1/ nous n’avons pas ou peu bénéficié des privilèges épistémiques des hommes (ce qui peut exister chez les MtF dominantes) ; 2/ post-transition, nous ne bénéficions bien souvent pas ou peu des privilèges des hommes (pour les FtM et Ft’) ni des privilèges des femmes (pour les MtF et Mt’) contre lesquels nous nous élevons en pointant la charge sexiste et le binarisme fondationnel ; 3/ la situation est très différente selon que l’on soit MtF ou FtM ; Ft’ ou Mt’ ; 4/ en tant que transféministes conceptualisant des définitions non binaires et non essentialistes de l’identité à partir des épistémologies féministes.

A titre personnel, je rajouterai un 5e item : l’acronyme MtF est le fait des récits pathologisants et réfute cet usage. Je n’ai jamais été un homme et ne suis pas une femme (au sens où les hommes et femmes le sont socialement, juridiquement et subjectivement : cette fumeuse « expérience intérieure » selon Murphy).

Murphy en vient à défendre une identité « femme » qui n’existe pas dans le passé, s’est forgée du fait des luttes depuis le XIXe en réaction au type de société, d’oppressions, d’exploitation et d’invisibilisation des vécus femmes en dehors du regard phallogocentrique. Toutes choses dans l’épaisseur du temps que nous nommons aujourd’hui le féminisme historique. De fait, nous manquons d’historien.ne.s reformulant nos histoires. De manière constante et à l’instar des récits pathologisants, les féministes radicales en viennent à homogénéiser à outrance ce qu’elles nomment les « transfemmes ». Elles ignorent la diversité des formes d’identité, des positions et autodéfinitions ; plus encore, des analyses « posttrans » et transféministes, dans un but de dénonciation univoque : les trans se soumettraient en reproduisant les stéréotypes de genre et essentialisant ces derniers, les faisant passer pour de « l’identité de genre ». Vu ainsi, le concept apparait comme un coquille vide, un simple chapeau sur un porte-manteau. En bref, une décontextualisation pour une déshistoricisation de la culture trans largement antérieure aux équipes hospitalières et son instrumentalisation par la quasi-totalité des récits pathologisants.

A l’examen, maints commentateurs/trices ont immédiatement noté que Murphy, à l’instar de Raymond et Delphy, en viennent à reconstruire un essentialisme (ou fondationnalisme) réécrivant sans cesse l’être et son rapport à la sexuation. Or, elles n’ont ni le soutien des femmes ni même la portée souhaitée, d’où ce constat d’un « effacement du féminisme » qui court dans presque tous les textes féministes, séparatrices ou non. Certes, maint.es trans reproduisent les normes binaires… à l’instar de plus de 90 % de la population. Murphy se dit « mal à l’aise avec la féminité » tout en arborant les codes de celle-ci. De manière assez surprenante et pourtant très banalement, elle ne semble pas (vouloir) distinguer ce qui, par gout et personnalité fait que nous arborons telle parure, nous plaçant dans le spectre binaire masculin/féminin ou, à l’inverse, nous plaçant dans un écart non binaire ; d’autre part, ce qui dans notre culture, peut provoquer un réflexe de dégenration, ce qui est le cas chez maintes féministes et transféministes pour échapper aux oppressions, sans pour autant avoir théoriser ce type de stratégies et ses conséquences sur le « genre » comme construction sociale dépassant le binarisme.

Elle en vient très logiquement à revenir sur ce qui est « définissable », maillant le contexte patriarcal qu’elle dit combattre et la société telle qu’elle est, binaire, essentialiste et inégalitaire, où l’assignation est réputée intangible, sans jamais souligner les critères de ce qui est définissable, sauf à invoquer une tradition (hélas, patriarcale et hétéronormée) de définition sociale des identités sexuelles et elles seules. Il s’ensuit cette accointance inédite entre Murphy et les masculinistes : ce qui est définissable et intelligible l’est dans un cadre, contexte, ontologie et lois, composant la trame du « Réel » de notre société. Mais, dans ce texte, pas un mot. De son côté, Delphy revient sur les luttes nécessaires des lesbiennes dans la société globale et dans la plateforme LGBT en prônant un séparatisme. Pour elle, tout tourne autour du refus (légitime) des lesbiennes envers le patriarcat… et le pénis des transfemmes.

Murphy adopte un essentialisme sexué, parlant de « sexe féminin » et de « sexe masculin » comme d’une évidence ou preuve scientifique, reposant sur un fondationnalisme biologique réaffirmé, tout en ayant ancré sa démonstration par l’héritage féministe : « les sexes » sont un construit sociohistorique… et juridique… et symbolique… et économique… et scientifique… reposant sur une profusion d’oppressions hiérarchisées binairement et naturalisées. Otons ces oppressions : les femmes et les hommes « sont » un/leur sexe ou ce que leurs expériences sociales et sexuelles sont ? Murphy propose cette définition : « Les stéréotypes de genre n’ont rien à voir avec le sexe biologique mais plutôt avec la définition de la masculinité et de la féminité. ». L’Occident veut ignorer qu’il existe trois types de sexe : mâle, femelle et intersexué, deux types de genration par assignation, homme ou femme et deux types d’orientation (ou identité) sexuelle : homo/hétérosexuelle. Dans d’autres sociétés (amérindiennes notamment), il existe cinq genres sociaux et, a minima, deux identités sexuelles et trois identités de genre. L’exacte définition de l’identité de genre en Occident est contextuelle et conditionnelle : elle doit composer avec la norme ne connaissant que les identités sexuelles (concept datant de Freud et non de la nuit-des-temps). Murphy en donne un exemple historique précis et contextualisé : « Il y a un siècle, le système de genre dictait que les femmes ne devaient pas voter ou être considérées comme des personnes à part entière selon la loi canadienne.». Elle met en avant une déconstruction de la norme patriarcale et une reconstruction sociale des identités « femme » mais intervient pour que ladite « loi » ne permette pas cette réponse pour la raison qu’elle invoque : « nous régressons ». L’invocation d’un nous-les-femmes se suffit. Il s’ensuit le délibéré féministe : « Personne ne nait avec un « genre » et « le genre nous est imposé par la socialisation ». En effet mais elle oublie que la socialisation est binaire, hétérocentrée et cisgenriste, composant là une triade intersectionnelle s’opposant à la redéfinition trans. L’assignation à la naissance est oubliée et l’identification à un genre formant une seconde trame du développement psychique de l’enfant, congruent ou non à l’assignation, disparaît pour faire apparaître cette « expérience intérieure » inassimilable et/car défigurée en l’état des maltraitances, psychiatrisations, conflits et rejets.

Finalement, on en revient à ce « roc du sexe » défendu en France par Héritier (1992[17]) et Agasinsky (2002[18]). Pour Murphy et l’OLF en France, la profusion d’oppressions ne concernerait pas les trans trop occupé.es par leur définition reposant sur leur « conviction » (comme on parle de la croyance en un.e dieu.e ou aux fées) et leur individualisme sensé être typique de notre époque. L’ire justifiée contre Jenner permet d’oublier la pauvreté et précarisation des vies trans à moindre frais. Les trans sont invité.es à abandonner leurs « désirs » et « illusions de changement de sexe » ; pour Delphy, la solution est le retour à un séparatisme sur les terrains LGBT. Après « l’homosexualité ce douloureux problème », le transsexualisme, cette « idée folle » (Chiland). Tout cela est (très) fidèle à notre époque : en conflit permanent de tout le monde contre tout le monde. Comme la Manif pour tous, les « Terfs » militent pour empêcher les personnes trans d’accéder à des droits indument volés. L’acronyme de terf est en effet une insulte. Insulte aux féminismes qui se sont succédé tout au long des XIX et XX. Mais cette insulte se double de l’insulte faite aux trans. Ce n’est pas une simple et banale transphobie mais, bien plus profondément un déni de l’autre et un déni de démocratie s’ajustant sur un déni de scientificité.

De manière globale, il n’a échappé à (presque) personne deux choses essentielles. Leur lutte ne justifie pas de militer contre une minorité et elles rejoignent là bien des récits pathologisants masquant les violences de système entretenant des rapports de domination et d’oppression. En témoignent les récentes positions de Delphy sur la question du genre et de la prostitution, rejoignant Raymond et Murphy[19]. Comment les féministes en sont-elles arrivées à se faire les oppresseures tout en dénonçant les mécanismes sociohistoriques et leur dimension légales ?

Le droit progresse en fonction de l’évolution de la société comme nous l’ont montré les pays qui, après l’Argentine, ont permis une réforme. S’il est un tournant, amorcé depuis longtemps, c’est bien celui du paradigme du genre. Notre ennemi principal n’est pas tant le patriarcat que le régime et système cisgenre qui le constitue en oppresseur hégémonique. Plus que jamais, nous le voyons avec la fronde des radfems retournant les violences et classifications cispatriarcales contre nous. Cela nous rappelle que le régime de violence prend toutes sortes de formes, que ces racines peuvent se présenter avec les couleurs de luttes nécessaires et légitimes dont le but et la finalité reposaient sur l’égalité.

NOTES

[1] « L’identité de genre invisibilise le patriarcat, par Meghan Murphy », 22.06.2017, en ligne : https://feministoclic.olf.site/lidentite-de-genre-invisibilise-patriarcat-meghan-murphy.

[2] Jean-Pierre Stroobants, « Amsterdam veut gommer la notion de genre », 04.08.2017, En ligne : http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/08/04/amsterdam-veut-gommer-la-notion-de-genre_5168496_4497186.html.

[3] https://docs.google.com/viewerng/viewer?url=http://www.txy.fr/wp-content/uploads/2012/07/Glossaire_transidentite_FR.pdf?1507033644&hl=fr.

[4] Portail du gouvernement canadien, ministère de la justice, en ligne : https://www.canada.ca/fr/ministere-justice/nouvelles/2016/05/identite-de-genre-et-expression-de-genre.html.

[5] « Le projet de loi C-16 – Le débat sur l’identité de genre ignore la perspective féministe », Meghan Murphy, Feminist Current, et autres signataires, 02.03.2017 ; en ligne : http://sisyphe.org/spip.php?article5362. « Transgenres – Repenser le projet de loi C-16 : parce que le sexe, ça compte ! », par Michèle Sirois et Diane Guilbault, présidente et vice-présidente de Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec), 19.06.2017 ; en ligne :  http://sisyphe.org/spip.php?article5394

[6] Sirois et alli, op cit.

[7] « Suivi – Voici pourquoi un spa torontois réservé aux femmes ne devrait pas être forcé de changer sa politique à l’égard des trans », Tradfem, juin 2017, https://tradfem.wordpress.com/2017/06/21/suivi-voici-pourquoi-un-spa-torontois-reserve-aux-femmes-ne-devrait-pas-etre-force-de-changer-sa-politique-a-legard-des-trans.

[8] « Bipiritualité », Micle Filice, 06.21.2016, Encyclopédie canadienne ; en ligne : . http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/m/article/two-spirit/ consulté en juillet 2017).

[9] Meghan Murphy : Être féministe ne devrait jamais vouloir dire « s’asseoir et se taire », 11.01.2016, en ligne : »https://tradfem.wordpress.com/2016/01/11/meghan-murphy-etre-feministe-ne-devrait-jamais-vouloir-dire-sasseoir-et-se-taire/

[10] Sirois et al., op cit.

[11] « Le lesbianisme est la cible d’attaques, mais pas de la part de ses adversaires habituel », https://christinedelphy.wordpress.com/2017/08/01/le-lesbianisme-est-la-cible-dattaques-mais-pas-de-la-part-de-ses-adversaires-habituels/#more-717 (en ligne, consulté le 3 août 2017. Le mot intolérance en gras est de l’auteure.

[12] Assignées femmes à la naissance. En suivant la logique interne de Murphy, il (me) faudrait parler de biofemmes ou cisfemmes.

[13] Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique, Edition IX, 2013.

[14] C. Chiland, Changer de sexe, , Ed. Odile Jacob, 2011, pp. 66-67

[15] Alexandre Baril, « La normativité corporelle sous le bistouri : (re)penser l’intersectionnalité et les solidarités  entre les études féministes, trans et sur le handicap  à  travers  la transsexualité et la transcapacité », thèse présentée en 2013, Dir. Katryyn Treneven, Institut d’études des femmes, Faculté des sciences sociales, Université d’Otawa.

[16] Christine Bard, Dictionnaire du féminisme, 2017. Karine Bergès, Féminismes du XXIe siècle : une troisième vague ?, Presses universitaires de rennes, 2017.

[17] Françoise Héritier, Masculin-Féminin I. La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996 ; rééd. 2002.

[18] Christiane Agasinsky, Politique des Sexes, éd. Le Seuil, 2002.

..[19] « Quand le « féminisme » sert à attaquer les féministes », Interview de Meghan Murphy, 17.04.2016, en ligne : https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/04/17/interview-de-meghan-murphy-quand-le-feminisme-sert-a-attaquer-les-feministes.

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