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Karine Espineira,
entretien sur la construction médiatique des trans
–Co-fondatrice de l’Observatoire des Transidentités et Sans Contrefaçon
Université de Nice – Sophia Antipolis
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Bonjour Karine. Tu t’apprêtes à soutenir ta thèse sur la construction médiatique des transidentités. Peux-tu nous résumer ton propos ?
Mon étude porte sur la représentation des trans à la télévision. Représentations qui forcent ou aspirent au modèle. Autrement dit, je m’intéresse au processus de modélisation. Comment créé-t-on des figures archétypales ? Peut-on établir des typologies « télévisuelles » ou « médiatiques » ? Au départ était la mesure d’une fracture, d’une dichotomie entre la représentation des trans par le terrain transidentitaire lui-même. A l’égal de nombreux autres groupes, les trans se sont exclamés qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les images véhiculées par les médias. Souvenons qu’une grande partie des personnes trans médiatisées ont tenu ce propos. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui d’Andréa Colliaux chez Fogiel en 2005 : « Je suis là pour changer l’image des trans dans les médias » avait-elle dit. Propos réitérés à maintes reprises par elle-même et d’autres personnes chez Mireille Dumas, Christophe Dechavanne, Jean-Luc Delarue ou Sophie Davant.
Militants et non-militants dénoncent les termes de la représentation. Cela questionne. Pas d’effet miroir. Quelle est donc cette transidentité représentée dans les médias ? Existe-t-il des modèles ? Sont-ils hégémoniques, construits, voire coconstruits ? La question ultime étant à mon avis : « mais comment sont donc imaginés les trans par le jeu du social, par les techniques et les grammaticalités médiatiques ? Faisons entrer dans la danse la culture inhérente aux deux sphères (médiatique et sociale) et l’on obtient ce que l’on nomme une problématique.
Le concept de médiaculture proposé par Maigret et Macé (2005) a été essentiel. Je propose à mon tour de parler de modélisation médiaculturelle pour décrire la figure culturelle transidentitaire au sein des médias. Les trans sont des objets de la culture de la « culture populaire », de la « culture de masse ». A la suite de Morin et de Macé, on parle non pas d’une « culture de tous » (universelle), mais d’une culture « connue de tous ». Comment les imagine-t-on ces trans faut-il insister ? J’aime donner un exemple certes réducteur à certains égards mais parlant. Combien d’entre nous ont déjà rencontré des papous de Nouvelle Guinée, des chamans d’Amazonie ? Peu, on s’en doute. Pourtant, pour la majorité d’entre nous ils sont « connus ». Nous en avons une représentation mentale, dans certains cas : une connaissance. De quelle nature est cette modélisation ? Sommes-nous en mesure d’expliciter plus avant ? Cette représentation et cette connaissance sont-elles issues d‘écrits de voyageurs plus ou moins romancés, plus ou moins occidentaux et occidentalisant, culture coloniale ou post-coloniale ? Connaissance sur la base de croquis, de bandes dessinées, de dessins animés, de films, de documentaires, de reportages ? Comment trier ? Il n’y a pas une seule représentation qui puisse se targuer d’une autonomie totale face à l’industrie culturelle médiatique. Cette grande soupe confronte et mélange nos imaginaires.
Une dernière note pour parler du terme « travgenre » apparu pour dénigrer des trans et même des homos remplaçant en quelque sorte le terme « folle ». On voit que le Genre est ici chargé du préfix trav’. J’y vois l’expression de la modélisation de la figure travestie sans cesse ramenée à une forme de sexualité « amorale » alors que les premières femmes habillées en homme démontraient que le « travestissement » était déjà un premier et spectaculaire changement de Genre. Les « conservateurs » défont eux aussi le Genre en tentant symboliquement de le cantonner à une sexualité trouble et honteuse. Pour ma part, j’ai souhaite anoblir le terme « travesti » en le plaçant du côté du Genre.
Ta thèse est amorcée dès ton premier livre « la transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public » (2008) : qu’est-ce qui a changé sur cette période ?
L’institué transgenre perce. Bien qu’encore très confidentielle, on voit une représentation transgenre émerger avec des documentaires comme L’Ordre des mots, Fille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre, Diagnosing difference, Nous n’irons plus au bois, entre autres productions depuis 2007-2008. On peut noter le rôle des télévisions locales à ce sujet. Les France 3 Régions par exemple ou les chaines du câble, couvrent ces représentations avec plus d’intérêt et d’application. Le travail d’associations et de collectifs sur le terrain se mesure ainsi, même si la télévision demeure encore très maladroite en se « croyant » obligée de faire intervenir une parole « experte » dont elle pourrait pourtant aisément se passer si les journalistes démontraient plus de confiance en leurs interlocuteurs trans, en peut-être en se questionnant plus franchement sur ce que les trans produisent comme « effets identitaires » sur eux et l’ensemble de la société.
La motivation des documentaristes change particulièrement la donne : soit ils veulent du fond de culotte, avec des récits d’opérations plus ou moins réussis, reproduire avec une ou deux nouvelles médiatiques le énième documentaire sur les trans, ou bien se mettre en danger intimement et professionnellement en donnant la parole à ces trans qui dénoncent l’ordre des Genres, d’inspiration féministes, qui souhaitent proposer de nouvelles formes de masculinités et de féminités croisées et non oppositionnelles, et ne pas venir renforcer l’ordre symbolique de la différence des sexes. J’ai une approche spécifique, une sorte de mix entre Foucault et Castoriadis pour décrire le phénomène : tous les trans ne veulent pas être des sujets dociles et utiles à une société qui fait de la différence (de genre, d’ethnie, de confession, d’orientation affective et sexuelle, de classe…) une inégalité instituée et instituante.
Cette entreprise de recherche est particulière à plus d’un titre. C’est la première en Sciences de l’Information et de la communication sur le sujet mais surtout, c’est la première thèse sur les trans soutenue par une trans. On sent bien la question de la double légitimité : peut-on être chercheuse et militante ? Peut-on prendre part et prendre parti ? Comment contre attaques-tu ?
Pour donner un cadre à mon propos sur ce point, je dois préciser que j’ai mené des études en Sciences de l’Information et de la Communication dans les années 80 et 90, de l’université de Grenoble et à la Universidad Autonoma de Barcelone. J’ai « lâché l’affaire » en 3eme cycle pour des raisons de financement notamment. Je travaillais précisément sur les mises en scène du discours politique à la télévision. J’ai bossé dans le ménage industriel (je tenais le balai !) comme dans la formation multimédia dans le domaine de l’insertion sociale et professionnelle. En 2006, j’ai pu reprendre un master 2 Recherche à Aix-en-Provence dans le dispositif de la formation continue. Poursuivre en thèse de Doctorat à l’Université de Nice a été une suite logique. Je dois beaucoup à deux chercheures, à Françoise Bernard pour sa confiance qui a été un grand encouragement, et à Marie-Joseph Bertini qui a accepté de diriger une thèse dont le sujet « exotique » sur le papier n’aurait pas été assumé par beaucoup d’autres en raison notamment de la résistance de certaines disciplines tant aux études de Genre qu’aux études culturelles, sans même parler de Trans Studies qui n’en sont qu’à leur balbutiements dans la perspective la plus optimiste.
La nouveauté de la recherche comme la question de l’appartenance au terrain ont été des enjeux méthodologiques. A tel point d’ailleurs que très rapidement, je me suis mise à parler de « défense théorique ». Je vais passer sur les lieux communs bien qu’ils aient des raisons d’être, par exemple ne serait-il pas gênant d’interdire aux femmes à d’étudier le sexisme et le patriarcat, aux blacks la colonisation ou l’esclavagisme, les beurres l’intégration, etc… A l’énoncer, je flirte avec la caricature mais c’est pourtant cette caricature qui nous est opposée. N’oublions pas que les chercheures dites « de sensibilité féministe » étaient fortement suspectées au sein de l’université, celles-là même qui ont introduit les études de Genre.
J’ai interrogé l’observation participante et la recherche qualitative avec Bogdan et Taylor. On parle de mon immersion dans le terrain on est d’accord. Mais je suis déjà immergée et jusqu’au cou si l’on peut dire. Toutefois, avec Guillemette et Anadon la recherche produit de la connaissance dans certaines conditions que je ne vais pas détailler pour ne pas réécrire ma thèse, mais pour moi cela se résumait ainsi : la question de la mise à distance du terrain dans une proportion acceptable : expérience propre du « fait transidentitaire » (le changement de Genre), sa pratique sociale, son inscription dans la vie émotionnelle, sa conceptualisation et sa théorisation « post-transition ». Où chercher la neutralité analytique ? Ai-je cherché à tester (valider/invalider) des hypothèses ou des intuitions ? L’adoption d’une orientation déductive m’est impossible mais en recherche qualitative je peux articuler induction et déduction. On voit que le chemin va être tortueux !
Suivant Lassiter, j’ai préfère parler de participation observante. Avec Soulé et Tedlock, j’écarte l’expérience déstabilisante du chaud (l’implication émotionnelle) et du froid (le détachement de l’analyse). Pour ne pas être suspectée par l’académie, démontrer une observation rigoureuse et faire valoir d’une distanciation objectivée, il m’aurait fallu renoncer à mes compétences sociales au sein du terrain pour expérimenter à la fois la transformation de l’appartenance et l’intimité du terrain. On ne doit pas renoncer à la difficulté de l’intrication du chercheurE qui est source de richesses. J’ai porté mon regard in vivo mais aussi beaucoup a posteriori. Évidemment, je me suis appuyée sur Haraway avec l’épistémologie du positionnement et ses développements avec Dorlin et Sanna. Castoriadis explique que « ce n’est jamais le logos que vous écoutez, c’est toujours quelqu’un, tel qu’il est, de là où il est, qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres. » Avec Haraway, il faut reconnaître le caractère socialement et historiquement situé de toute connaissance. J’ai dois assumer un cadre épistémologique constructionniste et interprétationniste.
Il y a un passage que j’aime dans ma thèse, un passage aussi modeste que gonflé dans un certain sens, je le retranscris ici : « Notre expérience est antécédente à la recherche, à l’instar du fait transidentitaire remontant si souvent à la petite enfance. Le monde social transidentitaire, depuis la culture cabaret-transgenre, comprend aujourd’hui ces données essentielles que sont le sentiment d’anormalité et de clandestinité durant une partie de l’existence. L’habitus trans’ combine ces vécus individuels et collectifs, électrons vibrionnant autour de l’atome : non pas née, dois-je dire, mais bel et bien devenue irréversiblement. Le « hasard » ici importe peu. Avoir vécu le fait transidentitaire c’est avoir appris l’institution de la différence des sexes. Aussi qualifierions-nous volontiers notre recherche comme participation « auto et retro-observante ». En appeler en effet à l’histoire propre, ressentir et résister, imaginer et supputer, percevoir et se faire déborder, lâcher prise et expérimenter la réalité transidentitaire – voilà ce qui fait antécédence ici, de l’habitus « trans » sur la socialité « ordinaire ». On ne devient outsider au terrain transidentitaire que parce qu’on a choisi de faire de la recherche. Et de même, on ne devient insider à ce même terrain que parce que le changement de genre a précédé cette recherche ».
Ma posture m’a autorisé une récolte de données difficilement égalable par d’autres moyens méthodologiques : « Être affecté» par son terrain a permis à Favret-Saada d’élaborer l’essentiel de son ethnographie, condition sine qua non des adeptes de la participation observante selon Soulé. Être affecté « par nature » veut dire par la force des choses car on ne choisit pas son lieu de naissance, la couleur de ses yeux ou de sa peau par exemple. Cela implique l’individu dans ce que je vais appeler une posture auto-retro-observante à considérer comme relation (affects, engagements intellectuels, contaminations diverses) antécédente à l’élection du terrain pour les chercheurEs dans un cas similaire au mien.
Toujours sur la recherche en général, quel regard portes-tu sur le traitement universitaire cette fois-ci de la question trans aujourd’hui en France ?
Pour le dire franchement, nous sommes aux frontières de l’innovation et du foutage de gueule. Je m’explique. C’est très intéressant d’étudier les questions de genre. Mais laisser les expertises trans au placard c’est pas la meilleure méthodologie pour produire de la connaissance. Le terrain trans suscite de l’intérêt chez de jeunes chercheurEs. Le nombre d’étudiantEs reçus cette année venant de sciences politiques, de sociologie, ou même de journalisme en dit long sur l’intérêt pour les questions trans et inter. Ce public ne vient pas chercher des patients et se montre généralement respectueux des personnes. Peut-être certains gagneraient-ils à mieux expliciter leur sujet et prendre le temps de détailler ne serait-ce qu’une esquisse de problématique. Mais globalement ça va dans le bon sens.
Le foutage de gueule serait plutôt dans des sphères plus confirmées. J’ai quelques souvenirs de sourires condescendants, quand ce ne sont pas des marques d’irrespect comme de mépris affiché. Un chercheur qui vous « tacle » sur une voix tremblante attribuée à « une rupture épistémologique » (genre : « mais vous êtes trans ! ») alors qu’il est juste question d’un simple trac ; une autre vous dit en tête-à-tête qu’elle n’aime pas s’afficher avec des trans ; d’autres semblent aimer « dominer intellectuellement » leurs sujets et ne pas oser affronter la véritable expertise issue du terrain.
C’est clair, ce n’est pas avec ce discours que je vais me faire plus d’amis mais sérieusement je ne tiens pas non plus à sympathiser avec quelqu’un qui me considère comme un singe savant. Cela n’est pas sans me rappeler le regard que j’avais comme immigrée chilienne sur la façon dont les gens parlaient à mes parents arrivés en France en 1974. Ta couleur de peau ou ta langue suffit à provoquer une disqualification sur l’échelle des savoirs et de la reconnaissance. Tu es un sujet exotique, une singularité, mais pas un être pensant à leurs yeux. De là aussi une grande motivation à m’approprier d’autres savoirs et à me donner les outils me permettant d’investir d’autres terrains, d’acquérir les compétences d’autres disciplines.
C’est quelque chose que je répète souvent désormais sur l’étiquetage et le « desétiquetage » : on m’a qualifié d’ennemie des trans pour être « passée de l’autre côté », comme quand d’autres ont bien vu ma volonté d’empowerment. Pour avoir pu l’apprécier, une génération de jeune trans ne renonce pas à ses études et semble motivée à hausser le niveau de parole. Ce sont en grande majorité des FtM et je me sens très proche d’eux dans leur désir d’autonomiser nos théories et nos points de vue ; Je crois que nous seront d’ici peu intelligibles, crédibles et peut-être même audibles. Il serait temps quand on sait le travail accomplit il y a déjà deux décennies par des Kate Bornstein, Leslie Feinberg, Pat Califia, James Green, Susan Stryker, Riki Wilchins et j’en passe et des meilleurs. A l’image d’un pays qui ne s’avoue pas qu’il est xénophobe, qu’il est conservateur et sexiste, qu’il « se la pète » depuis plus de deux cents ans sur les Lumières, nous devons nous-mêmes avouer que nous sommes « en retard » sur « le nord » et sur « le sud », et qu’il nous incombe un examen de conscience sans honte mais avec la motivation de vouloir changer cela. Car, ce qui nous arrive il est devenu trop commode de l’imputer toujours et uniquement aux autres. Pour suivre Califia, une bonne allumette dans l’institut de beauté nous ferait le plus grand bien.
Sur la thèse plus particulièrement, après une première partie sous forme d’état des lieux, tu proposes de revenir sur tes hypothèses et ton (tes) terrain(s)s : pourrais-tu nous les décrire ? Je pense notamment à la question que tu soulèves sur les descripteurs, ces mots clés dans la recherche de documents visuels ?
Parlons des hypothèses. Prenons l’imaginaire social de Castoriadis (1975), un imaginaire construit par chaque groupe humain en se distinguant de tout autre. Je suis la pensée de Castoriadis quand il explique que les institutions sont l’incarnation des significations sociales. Doublons ce premier imaginaire d’un second que nous nommons médiatique (Macé, 2006) et à considérer comme un imaginaire connu de tous grâce à un ensemble de « conditions économiques, politiques, sociales et culturelles propres à la modernité l’a rendu possible ».
Pour paraphraser Castoriadis, je dirais qu’il y eu une institution imaginaire de la « transsexualité » comme concept et pratique médicale dont la télévision s’est emparée à son tour et participant du même coup à son institution en « transsexualisme ». Simplifions, l’institution « transsexualisme » est le « déjà-là » de la transSexualité. L’institué est la figure du transsexuel ou de la transsexuelle et de son récit biographique. Ce modèle remonte aux années cinquante si l’on considère la télévision. Le modèle est hégémonique.
Sur le terrain trans, existe un autre institution : le transGenre et son institué se retrouve dans les figures : travestis, transgenres, transvariants, genderqueer, androgynes, identités alternatives, etc. Étonnamment remarquons que l’instituant transGENRE a été longtemps chargé du « sexuel » tandis que l’instituant transSEXUALITE a été chargé du Genre si l’on s’en réfère aux centaines d’émissions où trans et psychiatres déploient maints efforts pour mettre en avant la question d’identité d’un terme renvoyant sans cesse à la sexualité et la sexuation. Mais ici le Genre est à entendre comme sex role. Le modèle hégémonique porte l’appartenance à l’ordre symbolique d’une société donnée. Nous concernant, il s’agit de celui d’une société patriarcale, régie par « la différence des sexes » et l’hétérosexualité.
Dans mon étude, on voit que la télévision aborde l’institué « transsexe » (la représentation dominante) au détriment de l’institué « transgenre » (encore minoritaire), auquel est accordée cependant une représentation tardive et confidentielle. On pourrait donc parler d’une modélisation plus ou moins souple, entretenant une forte adéquation avec l’ordre social et historique (ici celui du Genre), en faisant place à une certaine perturbation (le « trouble » dans le genre et à l’ordre public) sur le plan de l’ordre symbolique. Ce trouble « contenu » peut ainsi mettre en valeur la représentation dominante. Voilà qui semble bien convenir si on ne précisait pas que l’institué transgenre est tout sauf minoritaire et confidentiel sur le terrain. Il est même très largement majoritaire dans le monde associatif et les collectifs visibles.
Au tour du terrain et du corpus. Mon terrain était les associations et collectifs transidentitaires en France, les personnes transsexes et transgenres dans le contexte français. Je parle ici de « transsexe » et de « transgenre » car je traduis une distinction qui est le fait d’une partie du terrain et non le mien. C’est aussi une distinction de fait dans la société. Outre la question des papiers d’identité que ne peuvent obtenir les transgenres, on nous demande sans cesse si l’on est opéré. La question de l’opération est un évènement qui concerne tout le monde, non les seuls trans. C’est un événement symbolique instituant considérable. Comme si la marque d’une identité « morpho-graphico-cognitive » serait dans l’entrejambe…
J’ai aussi formé un corpus à partir des bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel : bases Imago (ce qui a été produit depuis les origines de la télévision et de la radio), les bases dépôt légal (loi de 1995) : DL Télévision, DL Câble-Satellite, DL Région. Comme je ne voulais pas à avoir à réaliser des extrapolations de mon corpus, j’ai doublé ce corpus d’un autre indépendant. Il a été formé de façon totalement subjective à partir de matériaux pointés par l’actualité comme par le terrain : séries américaines, documentaires récents, diffusions sur Youtube, Dailymotion, etc.
Pour le corpus INA, je suis partie sur sept mots clés dont j’ai motivé le choix sur la base de définitions et de leurs inscriptions autant du côté de la médecine, de la psychiatrie, que de la justice, la police, les médias et le terrain trans dans sa grande diversité. Ces mots clés sont : travesti, transsexualisme, transsexualité, transsexuel, transsexuelle, transgenre, transidentité.
J’ai obtenu 886 occurrences hors rediffusions, de 1946 à 2009. Pour donner une idée des résultats, quelques chiffres : J’ai obtenu 534 occurrences pour travesti, 384 pour transsexualité, 2 pour transsexualisme, 2 pour transsexuel, 7 pour transsexuelle, 4 pour transgenre, aucune pour transidentité sur un total de 971 occurrences avant retrait des rediffusions.
On le voit, le terme travesti est le descripteur « par défaut » ou « spontané » pour parler des trans, que l’approche soit synchronique ou diachronique. Les fiches de l’INA sont un trésor qui demande des fouilles archéologiques. Elles sont ainsi les traces d’un « Esprit du temps » comme dirait Morin. C’est ainsi que ce corpus est devenu un terrain. Les fiches INA pourraient par exemple être étudiées sans conduire au visionnage des œuvres qu’elles décrivent. Par ailleurs, le corpus formé a été d’une telle ampleur, que je le qualifie de corpus « pour la vie ». Parler de terrain me paraît adéquat.
Tu suggères aussi un découpage de la représentation des trans à la télé, « les grands temps » dis-tu de cette médiatisation. Pourrais-tu nous raconter cette histoire et ses périodes ?
J’avais « pressenti » ce découpage possible dans mon essai de 2008. Je n’avais pas encore ce corpus fabuleux pour le confirmer ou l’infirmer. C’est chose faite. Les tendances du corpus m’ont même dépassée. Le croisement des définitions, de l’évolution des concepts, des techniques, des effets techniques et symboliques, l’évolution du terrain ou encore ce que révèle le corpus conduisent ni plus ni moins qu’à une analyse sociohistorique de la représentation des trans et de leur modélisation.
Les années 1970 sont très riches. Elles marquent un esprit du temps, un air du temps, cette bulle de la « libération sexuelle » et de mouvements libertaires. La télévision, on le sait était sous tutelle, elle n’en était pas moins audacieuse dans ses thématiques et ses dispositifs.
Première période : celle de la marginalité et du fait divers. Un document de 1956 parle de « changement de sexe fréquents à notre époque », en 1977 la prostitution trans est qualifiée de prostitution masculine par la voix d’un Cavada jeune, fringant, et d’une rare prudence dans les termes employés et l’adresse lancée aux téléspectateurs afin qu’ils ouvrent « les écoutilles » avant de juger. Les plateaux d’Aujourd’hui magazine ou d’Aujourd’hui madame de 1977 à 1980 invitent des trans, ils et elles ont des noms et prénoms, ils et elles sont placéEs dans le dispositif de mise en scène aux côtés des autres intervenantEs. On le verra dans les deux décennies qui vont suivre que les noms et parfois les prénoms disparaitrons au profit d’insert du type : « Claire transsexuel », « Claude transsexuelle » ou « père de transsexuel », « mère de transsexuel ». Ce que TF1 et les études de marché nommeront plus tard les « ménagères de moins de 50 ans » sont dans ces dispositifs qui nous font parfois sourire à tort aujourd’hui, des femmes qui ne cachent pas leurs sensibilités féministes, qui interrogent le Genre et prennent les trans à témoin. Un autre documentaire « les fils d’Ève » met en scène la discussion entre deux travestis comme le dit le résumé, discussion bien plus politique et subversive que le discours des trans des émissions des années 80 comme si le contexte de la prise en charge avait vidé le réservoir politique. Au-delà du fait divers, la cause marginale était politique. Le modèle français est loin du modèle de Christine Jorgensen descendant de son avion en 1953 sous les crépitements des flashs des photographes, et qui donneront l’image de l’inscription de la « transsexualité » via le moule des femmes américaines des années 1950. De notre côté nous avions Coccinelle. Je rejoins la vision de Foerster et de Bambi à son sujet. Elle avait l’éclat de la féminité de son époque mais ne donnait pas pour autant toutes les garanties d’une « normalité post-transition ». Elle a été la femme qu’elle voulait être, glamour mais scandaleuse. Je crois qu’elle mérite d’être traduite et ses actes éclairés par une approche postcritique et non seulement abordés par une approche dénonciatrice. Cela vaut aussi pour des acteurs de la télévision en général sur le sujet. Dumas, Ardisson, Dechavanne, Ruquier ou Bravo par exemple vont contribuer à inscrire la transidentité dans le mouvement d’égalité des droits dans les années 1990 et 2000 derrière des formats ne semblant être axés que sur le personnel et l’intime. Parfois derrière l’habit du spectacle, des messages plus subversifs et engagés.
La transidentité s’inscrit comme fait de société avec la convergence de l’élaboration des outils de prise en charge, les premiers plateaux de débat à plusieurs voix et l’intronisation de l’expert en télévision. Avec les matériaux des années 1980 les fiches INA font apparaître de nouveau descripteurs : transsexualité, transsexuel, transsexualisme. Précisons, ce n’est pas l’INA qui les invente ou les impose. Elle garde trace de leur émergence et de leur usage. Ainsi Jacques Breton et René Küss vont-ils énoncer le « transsexualisme » comme « concept et pratique » : les faux et vrais trans, les règles du protocole et leur diffusion massive dans les médias (ce que j’ai conceptualisé à mon tour comme la mise en place du « bouclier thérapeutique »), la médicalisation, la valorisation des opérations tout en « déplorant » cette unique solution, la légitimité scientifique et « l’utilité sociétale ». Les plateaux vont s’étoffer de la présence de chirurgiens, de juristes, d’avocats. La mise en scène table dès 1987 avec les Dossiers de l’Écran sur la confrontation trans et experts sachant que la controverse bioéthique est telle un surplomb. La science interfère sur l’engendrement, et elle se met aussi à interférer sur la sexuation, voilà qui peut résumer un autre esprit du temps.
Dominique Mehl relie le début de la controverse bioéthique aux naissances de Louise Brown (1978) et d’Amandine (1982), deux enfants conçues in vitro. Elle écrit dans La bonne parole (2003) : « Ces deux naissances ouvrent l’ère de la procréation artificielle qui vient véritablement déranger les représentations de la fécondité, de l’engendrement, de la gestation, de la naissance ». La sociologue illustre ainsi – pour demeurer dans le registre et l’analogie de la naissance – l’enfantement d’un fait de société : « L’ensemble de ces techniques médicales et biologiques configure une nouvelle spécialité, la procréation médicalement assistée, destinée à une population particulière, celle qui souffre d’infécondité. À ce titre, elle ne concerne qu’une petite partie de la population, évaluée à environ 3% (…) Pourtant, la procréation médicalement assistée, par les séismes qu’elle opère dans les représentations de la nature, de la sexualité, de la procréation, de la parenté, concerne en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit personnellement ou non confronté à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir sur l’engendrement et les relations familiales ». Approprions ce propos à notre sujet et là patatras on réalise que les « transsexuels » représentent moins de 0,01% de la population en occultant les identités transgenres qui elles fracasseraient le compteur mais je m’engage déjà-là dans l’esprit du temps suivant.
Envisageons le « transsexualisme » (comme concept et pratique), puis le « transgenre » (comme expression identitaire multiple et transversale) comme des phénomènes venant bousculer les représentations de la nature, de l’ordre et de l’agencement des genres masculin et féminin, l’hétérosexualité, les homosexualités, la bisexualité. Est concerné en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit ou non confronté à une difficulté d’honorer son genre d’assignation, toute personne conduite à réfléchir sur le Genre et les relations de Genre dans un système un binaire, qu’il soit ou non inégalitaire.
On n’oublie pas le rôle des psys dont Dominique Mehl explique qu’ils ont depuis le tout début de la controverse bioéthique « pris une large part à ce débat public. Inspirés par leur expérience auprès des couples stériles, au nom de leur conception de la famille et de la parenté nouée dans une longue tradition de réflexion théorique, ils se sont emparés de leur plume pour mettre en garde, toujours, et critiquer, souvent ». Il est étonnant de constater à quel point la littérature scientifique manque de ce type de questionnements, parfois aux apparences de constat, sur la question trans, sans jamais remettre en cause l’expertise psy -ou à de rares exceptions récentes. On a laissé longtemps cette seule parole aux trans sans jamais leur donner les moyens de l’exprimer dans les espaces publics, médiatiques et universitaires.
Le dernier temps est celui du glissement dans le mouvement d’égalité des droits. L’égalité des droits s’inscrit dans une histoire des idées, des mentalités et des diverses politisations des groupes dits minoritaires. Mobilisation des associations dans le cadre de la pandémie du Sida dans les années 1980, Pacs, PMA, homoparentalité, sans-papiers, dans les années 1990 et 2000 etc. On ne saurait privilégier tel ou tel commencement, période, idée ou correspondance, mais l’enchaînement s’impose, au sein d’une progression asymptotique.
Dans mon étude, je le date dans la moitié des années 2000 si je considère mon seul corpus. Sur le terrain, il a commencé dès les années 1997-1998. Je pense au Zoo de Bourcier, l’inscription des trans dans d’autres tissus associatifs que l’on dira LGBT plus tard, à l’action du GAT ou de STS. A la télévision cette inscription est visible par des productions locales comme des reportages des France 3 Régions. On parle des trans à l’occasion des Marches des Fiertés et de la journée Idaho plus qu’à l’occasion de l’Existrans ou du T-Dor (jour du souvenirs des victimes de transphobie), en télévision je précise. Il y a aussi les affaires qui font du bruit. Je crois que le procès Clarisse qui a gagné son procès pour licenciement abusif participe de cette inscription. De même les coups médiatiques de l’ANT (anciennement Trans Aides) qui finalement illustre une sorte de guérilla contre les contradictions institutionnelles en matière d’état-civil. STS, Chrysalide et OUTrans ont eu aussi des discours portés en de telles occasions. En rapport cette fois au terrain, une question demeure : pourquoi la Pride ou Idaho font-ils plus parler des trans que le T-Dor ou l’Existrans ?
Cette inscription dans le mouvement d’égalité des droits se traduit aussi ainsi : transition et trajet trans sont vite qualifiés de « parcours de combattant », quand le regard médiatique s’intéresse aux institutions. Les conséquences familiales et socioprofessionnelles sont aussi abordées, confirmant la pertinence d’une « écologie du milieu ». L’idée que la télévision veut « défaire les mentalités » et « défaire des inégalités » fait son chemin dans la perspective tant du traitement d’une marginalité, d’un fait de société, d’individus ou de mouvements engagés dans l’égalité des droits.
Si tu devais retenir une émission, ou un moment télévisé, qui te semble symptomatique de la figure trans visible aujourd’hui sur nos écrans, laquelle choisirais-tu et pourquoi?
Si je voulais illustrer l’idée d’un « transsexualisme » d’une modélisation hégémonique des trans, je pourrais citer certainement non pas une dizaine mais plusieurs centaines de documents, en prenant telle ou telle phrase, telle ou telle définition, etc. Si je devais en revanche illustrer ce que j’appelle l’institué transgenre, majoritaire sur le terrain trans observable, j’aurais en revanche plus de mal. La télévision produit constamment le Genre tel que l’ordre symbolique en exercice le prescrit. La télévision est parfois transgressive mais pas subversive sur les questions de Genre.
Ceci explique en partie un certain conservatisme, un immobilisme de la représentation des trans. En s’intéressant aux trans, la télévision ne produit pas que de la matière télévisuel à vocation de divertissement et de spectacle. La carte de la transgression est un leurre désormais.
De mon corpus, je retiens la prestation de René Küss en 1982, quatre minutes de télévision qui racontent ce que seront 20 années de protocole. J’ai à l’esprit les prestations de Grafeille ou Bonierbale chez Dechavanne, Dumas ou Bercoff : quand la psychiatrie se double de sexologie en plateau. D’autres constats et pistes : le traitement des FtMs, de leur invisibilité à leur visibilité ; l’anoblissement et la popularisation du cabaret transgenre avec les figures de Coccinelle, Bambi ou Marie France médiatisées comme égéries et muses à la fois ; les festivités et les spectacles de cabarets avec Michou et ses artistes, les émissions estivales de Caroline Tresca faisant la promotion des cabarets de province ; les émissions humoristiques issus du « travestissement de nécessité » depuis La cage aux folles ; le traitement compréhensif puis moraliste de la prostitution des trottoirs de la rue Curiol dans le Marseille des années 1970 jusqu’au bois de Boulogne du Paris des années 1980-1990 ; l’actualité offre encore bien d’autres ouvertures comme le traitement spécifique des « tests de féminité » à l’occasion des Jeux Olympiques, ou la « transsexualité dans le sport » ; les figures médiatiques spécifiques depuis Marie-André parlant des camps à Andréa Colliaux commentant Kafka, en passant par l’histoire de la médiatisation particulièrement intense de Dana International, figure « exotique » et LGBT, égérie de la tolérance et icône d’une trans contemporaine. La présence de Tom Reucher interroge encore le statut des trans comme experts, comme représentants compétents et légitimes voire charismatiques. Avant lui, toute une génération de personnalités MtFs : Marie-Ange Grenier (médecin), Maud Marin (avocate), Sylviane Dullak (médecin), Coccinelle (artiste). On sait que Maud Marin sera aussi étiquetée ancienne prostituée et Coccinelle parée de l’insouciance de l’artiste, sinon bohème.
Grâce au corpus on constate que les trans sont hétérosexuel-le-s et qu’ils donnent de nombreux gages à la normalité (des garanties). Ils ont donc bien été bien présents à la télévision qui semble avoir nettement privilégié cette représentation, l’établissant en modélisation sociale et médiaculturelle (l’institutionnalisation). De là un certain modèle trans : hétérocentré, « glamour » ou « freak », un institué fort peu politique et encore moins théorique pour l’instant.
Et si tu devais nous restituer une découverte faite durant tes recherches à l’INA (Institut National d’Audiovisuel), quelque chose d’inédit, que choisirais-tu de nous dévoiler ?
Beaucoup d’émissions méritent le statut de découvertes. Je vais ici donner l’exemple d’un échange entre une historienne et une présentatrice de la chaîne « Histoire ». Pas de trans à l’horizon. On parle au nom « de » (valeurs, avis, choix personnels), autorisant une telle spéculation nous donnant à voir un aveuglement où la fabrique ordinaire d’une performativité, à l’inverse de ce qu’énonce J. Butler : non pas un acte subversif et politique à même d’éclairer ce que le pouvoir plie un savoir mais une mise en scène de cette spéculation et exemplification symbolique.
Le titre propre de l’émission est « Le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry, dans la collection « Le Forum de l’Histoire » de la chaîne de diffusion Histoire sur la câble. Je passe les informations de types heure et fin de diffusion, etc. Le résumé est le suivant : « Magazine présenté par Diane Ducret composé d’un débat thématique entre Evelyne Lever et Grégoire Kauffmann consacré à deux intrigantes de l’histoire, le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry », diffusé le 13 mars 2009.
Evelyne Lever vient de publier « le chevalier d’Eon, une vie sans queue ni tête ». Le titre m’interpelle sans m’éclairer. Je visionne l’émission. Bref aperçu (time code : 19 :30 :33 :19) :
– Evelyne Lever précise que dans la première partie du livre, elle fait son travail d’historienne, puis précise : Quand je suis arrivée au moment où mon héros / héroïne devient une femme. Et là, je me suis posée d’autres questions. Je me suis dit mes connaissances historiques ne sont pas suffisantes. Il faut que j’aille plus loin car j’ai à faire à un cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel. Alors là, j’ai du faire appel à quelques amis psychiatres, à me documenter sur les problèmes de la transsexualité et de l’identité sexuelle.
– Diane Ducret (la présentatrice) : oui c’est un personnage par son refus de trancher entre une identité masculine et une identité féminine est très contemporaine en somme, je suppose que c’est pas la mode transgenre qui a suscité votre intérêt sur ce personnage ? [rires].
Sans partager ici l’analyse longue et précise que ce document exige, on peut prendre le temps d’être surpris par la convocation du nom et de l’institué de la psychiatrie puisqu’il est avéré qu’il n’a ni affection et encore moins maladie mentale mais un regard moral sur une différence. Et l’on peut comprendre l’hésitation d’Evelyne Lever, historienne, faisant appel à ses « amis psychiatres ». L’héritage d’une classification stricte entre « disciplines » lui rappelle que des « connaissances » peuvent en effet, ne pas être « suffisantes ». Une approche dénonciatrice se bornerait à critiquer l’ambiguïté des discours tenus tandis que l’approche postcritique y verrait la scène de rencontre de subcultures ou quand la transidentité devient un objet médiaculturel.
Des questions s’imposent donc quand on sait que cela fait désormais 50 ans que les études de genre insistent sur les institués que sont la différence des sexes, le devenir et en particulier le devenir de genre minoritaire. Comment peut-on croire que l’on peut psychiatriser quelqu’un au-delà des siècles ? Deux hypothèses se présentent, se complétant mutuellement : l’inintérêt des autres hypothèses dans le champ scientifique ; l’indifférence au sort des trans permet cette transphobie et une spéculation sans frein. Dans ces premiers travaux Dominique Mehl en indiquait déjà les grandes lignes de cet arraisonnement et exercice de cette falsification. Pourquoi acceptons-nous une telle affirmation ? Sa présentation traduit son ambivalence : elle passe d’une connaissance historique dans son domaine au champ subjectif où elle croit devoir se poser « d’autres questions ». Lesquels croient se pencher sur un « cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel ». Elle n’a pas assez de mot ou sa formation est imprécise pour dire ce qu’elle voit et traduit immédiatement sur le mode subjectif et non plus historique. Rappelons ici l’indication de Castoriadis : chaque parole indique la position de celui-celle qui l’émet et l’engage. Quel est cet engagement et surtout quelle sa légitimité faute de validité ? Nous sommes sortis du médical pour le plain-pied d’un regard moral. L’on présente ici un objet (le « transsexualisme ») totalement départi des sujets trans et faisant comme s’ils n’existaient pas. Ce cas précis nous enseigne sur les falsifications de l’histoire et l’usage immodéré de la lucarne psychiatrisante. Viendrait-il à quelqu’un l’idée de convoquer une expertise trans pour éclairer l’histoire du Chevalier d’Eon ? L’éclairage des études de Genre serait ici plus approprié et en quoi ? Sinon, pourquoi ? Après tout, d’autres historiens et en particulier des historiennes se sont penchées sur le Chevalier d’Eon à la lumière des études de Genre dans une optique féministe. Nous pensons à Sylvie Steinberg et surtout Laure Murat, « La loi du genre, une histoire culturelle du « ‘troisième sexe’ » en 2006. Là où Murat pointe le système symbolique régulant les rapports et relations, Lever voit l’individu-écharde. Laure Murat met précisément en exergue un avis, valant pour maxime et surtout pour « pensée » d’Alfred Delvau : « Troisième sexe : celui qui déshonore les deux autres ». Le déshonneur serait tel qu’on en appelle aujourd’hui encore la psychiatrie au secours d’un honneur historique qu’un seul individu frapperait de mal-heurt (au sens ancien du français) ?
Et maintenant, en plus de ta soutenance, quels sont tes projets ?
J’ai des publications en attente. Dont trois avec mes consœurs de l’Observatoire : La Transyclopédie, et les deux premiers volumes des publications augmentées et corrigées de l’ODT pour 2010-2011.
Je travaille avec Maud-Yeuse Thomas sur un ouvrage sur les théories transidentitaires à la lumière de l’évolution et de la politisation du terrain trans. Je prépare aussi deux autres essais liés à la thèse. Comme Macé un ouvrage théorique suivi d’un autre ouvrage relatant plus amplement mes analyses de corpus. Côté publication, je suis servie si tout va bien. Je travaille également à un projet d’écriture de deux documentaires. Mais il est encore trop tôt pour détailler.
Je dépose bien entendu une demande de qualification pour le statut de maître de conférence. Après ce sera au petit bonheur la chance espérant que mes travaux si jugés crédibles et valides retiendront l’attention. Mon trip ? Donner des cours sur l‘image et les représentations de Genre à la lumière des études culturelles et des études de Genre. On verra bien, à 45 ans je n’ai pas à proprement parler de plan de carrière.
Tu nous rappelles la date ; le lieu et l’heure de ta soutenance pour ceux/celles qui voudraient venir ?
La soutenance se déroulera le 26 novembre prochain à l’Université de Nice – Sophia Antipolis à 13 heures, Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales (98, Boulevard Herriot). J’attends des nouvelles de l’École doctorale pour connaître la salle. Je communiquerai en temps voulu.
Je tiens à ajouter une liste de mes publications comme exemple de ce que le terrain peut produire car je ne suis pas seule à publier. j’insiste sur ce point car nous avons pu voir récemment avec Maud comment la reconnaissance d’une expertise venue du terrain reste invisible et j’ajouterais même à quel point elle est marginalisée. Par exemple, nous sommes trois personnes engagées et solidaires à avoir fondé cet outil innovant qu’est l’Observatoire au regard de la théorisation et de la politisation du terrain trans, bien que nous ayons un retard spectaculaire sur le monde anglo-saxon de ce point de vue.
Trois personnes pourrait-on dire, ou plus précisément faudrait-il énoncer : deux trans et un cigenre ? On sait avec un travail universitaire récent, que seul le « cisgenre » est crédité et reconnu comme acteur scientifique du terrain à l’ODT. La modélisation dont je parle est ici à l’oeuvre. Il convient de la défaire. Enoncer ce constat ne doit mener à la disqualification du propos sous l’accusation : « militance ! ».