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Nous, transféministes
Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira & Noomi B. Grüsig[1]
Quand des femmes féministes rédigent :
Nous citoyennes et indigènes, immigrées et autochtones, bourgeoises et prolétaires, travailleuses et chômeuses, nationales et naturalisées, européennes et étrangères, militantes et universitaires : filles, mères, ménopausées, avortées ou hormonées, Noires, blanches, tsiganes, arabes, musulmanes, juives ou chrétiennes, croyantes, mécréantes, voilées, dévoilées, revoilées, sexy, grosses, anorexiques, valides ou non, straight, trans, gouines, queer, morales, immorales, amorales, victimes, putes, épargnées ou enragées, …
Nous, féministes, mai 2012[2].
D’autres femmes féministes commentent :
Quelle logique organise cette accumulation ?
→ Que signifie le ET ? Opposition ou addition ? Des deux ? Selon quel critère ? Car on peut être militantes et universitaires, nationales et naturalisées, européennes et étrangères. En revanche on ne peut être immigrées et autochtones, ni bourgeoise et prolétaire. Que signifie le OU ? Il est probablement inclusif puisque avortées et hormonées ne s’opposent pas, tout comme grosse et anorexique. Pourquoi alterne-t-il avec le ET ?
→ Quelle cohérence politique a cette litanie ? Des catégories de femmes ? Pas toutes, il y a les trans dedans. Des catégories de « stigmatisées » ? Le ton queer et ses réappropriations d’insultes le laisse penser. Mais alors quid du mot « victime » ? En quoi est-ce un stigmate à accoler à « p… », « gouine », « immorale », « mécréante » ? Faut-il y entendre la tentative de dépassement du mépris que seuls les postmodernes et les agresseurs ont pour les « victimes » ? Car de larges groupes soi-disant « féministes » répugnent à constater que les femmes sont victimes de leurs oppresseurs et assimilent « victime » à une faute morale : celle de « s’être couchée » devant l’ennemi.
Qui sommes « Nous, féministes » ?, mai 2012[3].
Nous avons admis qu’il existait des contextes nationalistes dans lesquels les « choses » étaient en train de changer, fort de courages politiques ; ce dont la France, après les effets désastreux du « mariage pour tous », muté en « mariage gay », semble dépourvue ou indifférente, réifiant un conflit de minorités, laïcité vs religiosité sur la ligne de front d’une majorité hétérosexuelle dont se réclament les Catholiques (comme autre « peuple élu » représentant un certain ordre sur Terre), et les minorités sexuelles et de genre (comme peuples manquants). Comment s’en sortir ?, demande la revue éponyme en interrogeant le transféminisme dans un numéro à paraître. Nous répondrons par cette question à notre niveau avec ce volume V des cahiers : comment produire ? Question qui en ouvrent d’autres : avec qui, dans quels contextes, pour qui, pourquoi ?
En premier lieu, déclinons le contexte dans lequel nous sommes par ces différents points sans les hiérarchiser : Structure inégalitaire de société ; maintien des pouvoirs ; conflit entre groupes trans et féministes ; peur de s’adresser entre trans dans un contexte de méfiance réciproque et de dénonciation de gens de pouvoir ou d’ego ; déficit de mémoire et de théorisation ; absence de lieux de socialisation trans ; contexte de théories concurrentes et de pratiques malveillantes adoubées par des politiques institutionnelles sans contrôle démocratique ; méfiances entre associatif et académique ; refus de légiférer en France sur la question des papiers d’identité en amont des interventions corporelles.
En bref et pour résumer, une situation d’attente et de repli généralisés dans un contexte hégémonique où ce sont les dominants qui imposent un contexte de violences et de significations pathologiques (ce qui n’est pas phallogocentrique ?) sur ce qu’est l’identité, le corps, la sexualité et aujourd’hui, le lien entre sexe et genre constituant une identité sexuée-de genre abstractisée et décontextualisée.
Le transféminisme peut alors se lire comme un programme et une introduction franco-françaises des trans studies par « les trans », une fois admis que les cisgenres finissent toujours par l’emporter, fort de positions, malveillantes ou bienveillantes, où substitue toujours une veillance s’emparant de nos difficultés et permettant de parler à notre place, en nous « représentant » depuis des positions de pouvoir dans un contexte de rareté de postes et emplois, de pauvreté et d’intégration cisgenre. Nous avons été dans cette situation à l’ODT où la défiance vis-à-vis d’un homme cisgenre universitaire l’a emportée sur une analyse globale, contextuelle autant qu’universelle. Le reproche de « collaboration » a maintenu ainsi un cadre d’isolement malgré un travail d’introduction à des trans studies en France (et non pas des trans studies françaises), sa diffusion et de transmission. Au passage, l’accusation quasi permanente de collaboration, entretient et participe au rapport hiérarchique d’obédience au monde cisgenre. Nous observons ainsi deux mouvements asymptotiques quasi parallèles : une explosion et une implosion. Explosion des écrits (notamment sur internet), communications, colloques et séminaires où nous ne sommes quasiment jamais représenté.e.s, où notre parole est souvent dévalorisée ou réécrite en direct ou après coup, où nos écrits sont rarement cités, où nos noms disparaissent au profit de l’individu non-trans, y compris par des militant.e.s trans. Implosions dans les replis sur soi ou se rangeant à l’avis d’une conception psychiatrique.
Alors que les croisements de luttes et de problématiques, hors de toute volonté de réappropriation, semblaient ouvrir à une élaboration collective d’un transféminisme social et politique, nous observons les effets de ces replis dans des positions de forteresse, entre acrimonies, frustrations et colères légitimes.
Où sont nos propres récits ? Avons-nous une histoire ou des [nos] histoires à raconter ? Les lesbotrans[4] du Zoo (1996) se proclamaient lesbiennes et féministes dans un contexte où cela semblait incongru aux personnes trans elles-mêmes, mais nul héritage n’en a découlé. Dans les années 2000, le Groupe Activiste Trans a secoué la « planète trans » avec force mais son héritage, un temps porté par OUTrans, semble s’être lui aussi perdu dans le flot incessant de nouvelles paroles. Le « point zéro » semble être un éternel point de départ ou de recommencement pour chaque génération, qui ignore sciemment ou non, le travail accomplit quelques années auparavant seulement. On le sait, critiquer, reformuler, retraduire, réinventer ou inventer tout court sont des actions essentielles pour avancer. Cependant, comment qualifier l’acte de repartir systématique d’un point zéro ou d’engager un éternel recommencement et d’ensevelir profondément des fondations et des idées dont on sait qu’elles ne sont pas toutes à jeter ? Ces départs du point zéro peuvent-ils être décrits comme des pertes de mémoires, d’énergies, d’acquis, de travaux, de forces et de propositions futures ?
L’une des spécificités transgender studies américaines particulièrement, c’est que si elles sont l’œuvre d’universitaires, elles ne se cantonnent pas à l’université qui n’est heureusement pas toujours perçue comme une forteresse élitiste imprenable. Elle est investie par des personnes trans désireuses de produire et de diffuser des savoirs souvent cantonnés à la marge. Peut-être, faudrait-il rappeler que les casquettes sont multiples dans le cas des acteurs et actrices de ces transgender studies. Sandy Stone est universitaire mais aussi artiste et performeuse tout comme Kate Bornstein est une essayiste théoricienne toute aussi artiste, performeuse et conférencière[5]. Oserait-on oublier Julia Serano, écrivaine, activiste performeuse et conférencière ? Est-il seulement pensable de formuler l’idée que Susan Stryker, Paisley Currah ou encore Jacob Hale ne soient pas des universitaires engagé.e.s ignorant les travaux et militances depuis Sylvia Rivera jusqu’à Riki Wilchins et Patrick Califia en passant par Anne Ogborn ou encore Leslie Feinberg ? La force des studies américaines, c’est de ne pas s’être coupées du terrain militant et de la part du terrain militant de ne pas s’être coupé de la théorie.
Les premiers écrits portant sur le(s) transféminisme(s) sont encore et pour un temps assez court présage-t-on celui du terrain militant essentiellement. Ce dernier ne manque pas de se référer aux écrits et aux auteur.e.s déjà cité.e.s. On pourrait aussi s’étonner que les références n’aillent pas plus du côté des travaux des transféminismes hispanophones comme on le voit avec le collectif Panditrans de Madrid et divers mouvements qui ne contestent pas l’héritage du mouvement Stop Trans Pathologization et ce qu’il a provoqué comme le décrivent Sandra Fernández et Aitzole Araneta dans l’article Genealogías trans(feministas)[6] dans le très important ouvrage dirigé par Miriam Solá et Elena Urko : Transfeminismos, Transfeminismos: epistemes, fricciones y flujos (2013) dans lequel on retrouve entre autres Diana Torres, Paul B. Preciado, Itziar Ziga, Cristina Garaizabal, Leticia Rojas, Alex Aguirre, Teo Pardo, ou encore Ana Burgos. Le processus d’analyse et de mémoire que réalisent Fernández et Araneta est d’autant plus important qu’il nous semble faire défaut, particulièrement dans le contexte français. Regarder du côté des transféministes anarchistes pourrait se révéler aussi éclairant, tout comme envisager les conflits entre transféministes et féministes sous l’approche des statuts d’autonomie et d’institutionnalisation n’en éludant pas les débats sur l’intersectionnalité mais en ne s’y cantonnant pas.
Comment se nourrir sans s’approprier, comment relayer sans usurper, comment s’allier avec justesse dans un monde où les rapports de pouvoir nous marquent, dans nos confiances et nos méfiances, et où nous devons quotidiennement faire face à ceux qui veulent nous faire taire et nous diviser ? Les sphères universitaires françaises, dans leurs fonctionnements et dans leurs intentions, ont généré craintes et méfiances chez une bonne partie des militant.e.s non-universitaires tout comme au sein de groupes sociaux qu’elles « étudient ». Si elles ne veulent pas accentuer ces mécanismes, il est de leur responsabilité d’avancer vers celles et ceux qu’elles ont déçus, et parfois volés.
Car ailleurs, on n’attend pas. Du côté des trans, des personnes racisées, des travailleuses du sexe, des migrant.e.s et de tou.te.s les laissé.es pour compte du monde universitaire et du féminisme mainstream, on s’organise. Des voix s’élèvent, via blogs et réseaux sociaux, via manifestations et supports écrits et audiovisuels, via actions concrètes de solidarité et affirmation de discours réellement situés… Celles et ceux qui n’ont pas accès aux sphères de pouvoir et à la reconnaissance médiatique créent leurs propres outils et construisent des solidarités en se passant très bien d’une quelconque validation « officielle ».
Le transféminisme se construit, l’Afro-féminisme s’affirme, les travailleuses du sexe prennent la rue et les femmes voilées la parole. Les nouveaux féminismes sont déjà en marche, ainsi que les nouvelles complicités et solidarités… Si l’université et la militance traditionnelle ne veulent pas être rapidement dépassées, il est plus que jamais temps qu’elles prennent en compte ces dynamiques qui s’affirment et qu’elles apprennent à partager la parole et la visibilité, et à laisser la place là où c’est nécessaire…
Le travail qui est présenté dans cet ouvrage, avec ses manquements et ses imperfections, veut aller dans ce sens et nourrir des réflexions en s’éloignant des cloisonnements habituels…
[1] Coordinatrices de ce numéro des Cahiers.
[2] Manifeste signé par de nombreuses personnalités. À lire sur les blogs d’Elsa Dorlin et d’Eleni Varikas sur Médiapart notamment : http://blogs.mediapart.fr/blog/elsa-dorlin/020512/nous-feministes-0 ; http://blogs.mediapart.fr/blog/varikas/020512/nous-feministes-0.span> (Note : une coquille s’est glissé dans la version papier de cette référence)
[3]Texte signé Femmes en résistance et publié sur le blog « Féministes radicales » : http://www.feministes-radicales.org/wp-content/uploads/2012/05/Qui-sommes-nous-féministes-Femmes-en-résistance.pdf.
[4] Thomas Maud-Yeuse, Espineira Karine, « Deux lesbotrans se posent des Q », Q comme Queer, M-H/Sam Bourcier (dir.), éditions GKC, 1998, p. 100-104. Voir aussi « Queer Politiks : Q comme Questions », p. 105-106. Note de Karine Espineira : 19 ans après ces séminaires et autant d’années d’expériences de vie et de maturation, il y a des idées que je formulerais différemment en raison de l’évolution de ma pensée.
[5] Au sens large du terme qui déborde largement le cadre universitaire.
[6] Fernández S., Araneta A., « Genealogías trans(feministas) », in Miriam Solá et Elena Urko, Transfeminismos, Transfeminismos: epistemes, fricciones y flujos, Tafalla, Txalaparta, 2013, p. 45-58.
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span>span>REMERCIEMENTS
span>span>Nous tenons à remercier l’ensemble des contributeurs et contributrices de cet ouvrage pour leurs apports importants :
span>span>Patricia Porchat, Thamy Ayouch, Noomi B. Grüsig, Lucía Egaña Rojas, Christelle Faucoulanche, Aniara Rodado, Yan Quimera, Rachele Borghi, Genres Pluriels, Arnaud Alessandrin, Roa’a Gharaibeh, Jean Zaganiaris, Jean-Michel Gaillard, Didier Roth-Bettoni, Chrysalide (Sophie Berthier, David Latour), Gilles Clamens, MH/Sam Bourcier et Alice Molinier.
span>span>Des pensées particulières à Noomi pour avoir accepté de nous rejoindre sur ce projet en cours de route. À Céline, Jeanne, Margaux et l’ensemble de l’équipe du blog L’Écho des sorcières pour avoir pris le temps de répondre à nos nombreuses questions dans un délai très court. À Cendrine, notre « sorcière » préférée pour tes courageuses relectures.
span>span>SOS homophobie (National et Paca), le collectif Idem (Marseille), le centre J’en suis, j’y reste (Lille), merci pour vos précieux soutiens.
span>span>Christine Clamens, Philippe Mallard : louée soit la bande de Tapages (Bergerac) !
span>span>Karine Bergès, Claire Laguian, Sophie Large, merci de vos passionnants échanges et de votre amitié.
span>span>Impossible de nommer tout le monde, alors optons pour un générique et très sincère remerciement à l’Institut Émilie Châtelet.
span>span>Naïel, Querelle & les autres : merci d’exister !
Sommaire :
Introduction, P. Porchat, T. Ayouch, p. 17
Entretien avec L’Écho des sorcières, p. 21
Transféminisme à la française, N. B. Grüsig, p. 29
Le renouveau transféministe, A. Alessandrin, p. 49
Transféminisme ou postféminisme ?, M.-Y. Thomas, p. 55
Notes pour une technologie Transféministe, L. Rojas, p. 65
Qui a peur du transféminisme ?, Genres Pluriels, p. 75
Autour du trans-féminisme :
Femonationalisme, R. Gharaibeh, p. 83
Féminisme(s) et littérature marocaine, J. Zaganiaris, p. 91
Autour de The Empire Strykes Back, K. Espineira, p. 115
Conclusion :
TransRévolution Réflexions, MH/S. Bourcier, p. 125
Passages :
La fierté des damnés de la terre, J.-M. Gaillard, p. 133
Rachele in sex land, R. Borghi, p. 139
Entretien avec l’association Chrysalide, p. 145
Sissies imperator, D. Roth Bettoni, p. 159
Notes de lecture(s), G. Clamens, p. 169
TRANSFÉMINISMES
Cahiers de la transidentité N° 5
Sous la direction de Maud-Yeuse Thomas, Noomi B. Grüsig, Karine Espineira
Cahiers de la transidentité
QUESTIONS DE GENRE
Décliné au pluriel, le transféminisme dans le contexte français est avant tout le fait de personnes qui s’allient plus que des mouvements s’alliant. Plus le fait de militantes que d’une théorisation d’universitaires. À ce titre, cet ouvrage explore ces différentes approches et sollicite des auteur.e.s de et du terrain aussi bien que des descriptions et des théorisations venues d’Espagne, d’Italie, de Belgique, du Maroc, du Brésil et de France.
ISBN : 978-2-343-07014-8 • octobre 2015
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=48255
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