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Étiquette : Féministe

Droits des femmes, droits des trans

Droits des femmes, droits des trans : CEC et Droit à l’avortement

Karine Espineira

Crédit : Sophie Labelle

Préambule

La contribution suivante contient des extraits d’une étude menée depuis 2016 sur les politiques transféministes dans plusieurs régions du monde. Cette étude est en attente de publication, elle est soumise à droit d’auteur.

L’intérêt de publier cet extrait dans le dossier de l’ODT consacré au fondationnalisme biojuridique, n’est pas d’opposer « un camp » par rapport à un autre ou de jouer la carte du groupe le plus discriminé, voire même de jouer contre son propre camp, mais de montrer que les luttes pour les droits sont et créent des tensions selon les contextes sociaux appréhendés. Droits des femmes et droits des trans sembleraient se concurrencer si l’on se contente d’une lecture rapide des événements et l’on passerait ainsi côté des effets des dispositifs de contrôle des corps et des identités, qu’ils soient législatifs, juridiques, moraux, religieux, etc. Pour comprendre une partie des conflits entre des groupes opprimés, dont la logique voudrait qu’ils soient alliés, la question à poser est : « à qui profite le conflit ? ». Celle-ci n’est pas dénuée de sens, aussi triviale puisse-t-elle paraître au plus fort des tensions.

S’il semble aisé de pointer en direction du quidam anti-avortement et/ou anti-trans, comment presser là où ça fait mal, sans provocations et violences gratuites, si nous nous recentrons dans nos relations inter-groupes ? Il semble nécessaire de pointer en direction des membres de groupes eux-mêmes opprimés et de parvenir à accepter qu’il existe des « anti-quelque-chose » ou des « anti-ce-qui-n’est-pas-comme-eux » partout. Comment expliquer les débordements de féminismes radicaux anti-trans par exemple ? Peut-être faut-il aussi envisager des débordements lexicaux du côté des trans sous prétexte de légitime défense ? Qui fait donc ici le jeu du patriarcat ? Un camp ou l’autre ? Ou plus simplement, le patriarcat bénéficie-t-il de l’existence même d’un tel conflit ? Nous parlons de tensions entre des personnes opprimées ou en lutte pour leurs droits au sein d’une organisation sociale, ou plutôt un système socio-politique (lire Christine Delphy), dans lequel les pouvoirs sont cumulés, favorisant la domination d’une classe de genre sur l’autre. Dans un système binaire, nous parlons de l’oppression des femmes. Dans un système débinarisé, nous pouvons inclure d’autres populations, dont les personnes trans qui en refusant l’assignation, certes font et défont du genre, mais contestent avec force le même système d’oppression tout en souhaitant apporter leurs analyses à la pensée féministe. Certaines féministes approuvent cet engagement à leurs côtés, d’autres pas. Tout comme il existe des personnes trans féministes et d’autres pas.

Osons les mots des conflits à décrire, car nous parlons de griefs et de reproches, de rancœurs et de rancunes, de haines et de dégoûts viscéraux, de violences physiques et symboliques envers les personnes dont les demandes de droits bousculent des conceptions naturalistes, essentialistes, normatives, rigoristes, religieuses, morales, traditionalistes et nationalistes, des corps, des identités et des sexualités.

CEC et Droit à l’avortement

Nous ne pouvons pas aborder tous les droits pour chaque partie mais deux s’imposent tant dans l’actualité internationale que dans des questionnements entres féministes et personnes trans : le droit à l’avortement et le droit au changement d’état civil. Depuis la loi en Argentine, une question à multiples facettes nous a souvent été posée : pourquoi les droits des trans avec le CEC[1], des gays et des lesbiennes avec le mariage et l’adoption, mais pas le droit des femmes à l’avortement ? On verra aussi que la visibilité actuelle des questions trans, dans les médias comme dans l’agenda politique LGBTIQ[2], est parfois considérée comme se réalisant aux dépens de la visibilité ou de l’intérêt pour les luttes féministes, et des lesbiennes féministes particulièrement. Cette idée nous conduit à envisager l’exercice suivant : comparer de façon empirique l’évolution des droits des personnes transgenres et les droits des femmes. D’emblée, il semblerait que les droits de ces dernières progressent moins vite. Du droit de vote à l’égalité salariale en passant par la parité, le droit à l’avortement et à la contraception, on doit constater que les femmes luttent depuis la fin du XIXsiècle [pour faire court] et ces droits ont été acquis progressivement et de façons inégales selon les régions du monde. Il semble qu’il n’existe aucun pays respectant strictement l’ensemble de leurs droits.

L’histoire du droit à l’avortement, à elle seule, montre qu’un droit n’est jamais un acquis ad vitam æternam et que des sociétés qui légifèrent en faveur des transidentités sont encore intransigeantes vis-à-vis du droit à l’avortement. Trois exemples : le 2 avril 2015, Malte adopte une loi progressiste sur l’identité de genre (Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act)[3] mais le pays interdit totalement l’interruption volontaire de grossesse ; le 15 juillet 2015, l’Irlande fait de même avec la loi Gender Recognition Bill tandis que l’avortement n’est envisagé que sur demande et accordé dans certains cas ; le 9 mai 2012 la loi Argentine (Ley de Identidad de Género), première de ce type, faisait les titres de la presse mondiale ; pourtant, quatre ans plus tard, dans l’Argentine de 2016, les femmes luttent toujours pour obtenir le droit à l’avortement, encore interdit ou restreint dans la zone Amérique Latine et Caraïbes.

Pour autant, la situation des personnes trans n’est pas enviable partout et les trois cas de lois progressistes soulignés ne doivent en aucun cas laisser penser que la situation est devenue idéale du jour au lendemain. Par exemple, en 2015 l’Argentine comptait toujours de nombreux exemples d’agressions et de meurtres de personnes trans (Marcela Chocobar, Fernanda Olmos, ou Diana Sacayán l’une des figures historiques du mouvement trans argentin). Notons que le pays voisin, le Brésil, est par ailleurs le pays où l’on compte le plus d’assassinats de femmes comme de femmes trans (486 entre 2008 et 2013 selon l’organisation non gouvernementale Transgender Europe[4]). En 2014, la sociologue Berenice Bento a d’ailleurs proposé le terme de transféminicide pour désigner la politique généralisée et intentionnelle d’élimination de femmes trans dans un pays où le parlement a fini par reconnaître le féminicide le 3 mars 2015 ; l’Institut Sangari[5] et la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO) indiquent que 43 654 femmes ont été assassinées au Brésil entre 2000 et 2010[6]. La « carte de la violence » (Waiselfisz, 2011 : 1) au Brésil indiquait un taux d’homicide de 4,25 pour 100 femmes, et qu’entre 1998 et 2008 plus de 42 000 femmes avait été assassinées (entre 3500 et 4000 par an). Dans son article Brésil, pays du transféminicide : une expression de la place du féminin dans nos sociétés (2014), Bérénice Bento parle d’une « violence plus cruelle à l’égard du féminin » car « le féminin représente ce qui est dévalorisé socialement », précisant : « quand ce féminin est incarné dans des corps nés avec un pénis, il se produit un débordement de la conscience collective, structurée autour de la croyance que l’identité de genre est l’expression du désir de chromosomes et d’hormones ». Femmes et femmes trans sont tuées par des individus pour lesquels le féminin est dévalorisé et pour lesquels il vaudra toujours moins que le masculin.

Du côté des femmes trans dont on ne finit de leur reprocher d’être nées « mâle » ou « avec un pénis », on sait qu’elles ont fait appel aux techniques médicales depuis le début du XXe siècle avec les références à Dora Dorchen ou Lili Elbe, qui toutes deux furent suivies à des degrés divers par Magnus Hirschfeld, et que les politiques trans sont récentes (1990 et 2000). De plus, si l’on retient le critère du changement d’état civil comme la clé des accès à la santé, à la prévention, au logement ou encore à l’emploi, les mouvements trans ont obtenu leur principale revendication dans un certain nombre de pays depuis 2012 : Argentine (2012), Belgique (2017), Bolivie (2016), Canada (2016), Colombie (2015), Danemark (2014), Grèce (2017), Irlande (2015), Malte (2015), Mexique (2015). Certaines avancées, probablement à relativiser, remontent au début des années 2000 avec le Gender Act au Royaume-Uni (2004), la Ley de identitad de genéro en Espagne (2007), la Loi relative à la transsexualité en Belgique (2007), la Lei de identidade de gênero au Portugal (2009), la Ley derecho a la identidad de género en Uruguay (2009). Si l’on prend ces mêmes pays aux mêmes périodes sur la question de l’avortement, nous obtenons :

Argentine : L’avortement est considéré comme un délit sauf en cas de viol, de danger pour la santé de la mère ou de malformation du fœtus. Comme dans d’autres pays, la pénalisation oblige les femmes à s’engager dans l’avortement clandestin[7].

Canada : L’avortement est illégal jusqu’en 1969, puis permis en cas de danger pour la vie de la femme. En 1988, l’arrêt Morgentaler dépénalise l’avortement à l’échelle fédérale. Depuis, plusieurs tentatives de restreindre le droit à l’avortement ont échoué comme avec le projet de loi Mulroney en 1989.

Colombie : L’avortement est partiellement autorisé, depuis sa dépénalisation en 2006 après cinq tentatives de loi depuis 1979. On retient encore trois situations connues : le viol, la malformation du fœtus et le pronostic vital ou la grossesse mettant en danger la santé et/ou la vie de la femme[8].

Danemark : L’avortement est légalisé en 1986, jusqu’à 12 semaines d’aménorrhée ; c’est-à-dire en l’absence de règles, ce qui correspond à 10 semaines de grossesse.
Au-delà, l’avortement est autorisé si la vie ou la santé physique ou psychologique de la femme sont menacées.

Irlande : En 1983, le pays a adopté un article dans sa constitution pour protéger la vie de l’embryon et de la femme. Lors du traité de Maastricht en 1992), l’Irlande a négocié une mention garantissant qu’aucune disposition des traités européens n’affecterait l’application de l’article de la constitution sur le droit à la vie des êtres à naître.

Malte : l’avortement est illégal. Considéré comme un délit, il est passible de 18 mois à 3 ans de prison.

Mexique : L’avortement dépend des différents États. Si depuis 2007, la ville de Mexico a légalisé l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse, plusieurs états interdisent l’avortement (comme la Basse Caroline depuis 2008, rejoignant les états du Sonora, et de Chihuahua). En 2009, l’État de Colima rejette pour sa part une tentative de légalisation.

Royaume-Uni : l’avortement est légalisé avec l’Abortion Act en 1967 avant de se voir restreint en 1990 avec le Human Fertilisation and Embryologie Act. Comme en Italie, au Luxembourg et en Finlande, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol, sur indications médicales ou difficultés socio-économiques.

Espagne : l’avortement a été légalisé en 2010. En 2015, le pays interdit l’avortement aux mineurs après avoir risqué un recul significatif en 2014 et un retour à la situation d’avant 1985 et 2010. L’Espagne, comme Chypre et la Pologne n’autorisent l’avortement qu’en cas de risque pour la santé ou la vie de la femme et en cas de viol.

Belgique : Depuis 1990, la loi dite « loi Lallemand-Michielsen » a dépénalisé l’avortement sous conditions dont le délai maximum de la 12e semaine, l’état de détresse constaté, etc.

Portugal : Suite au référendum de 2007, les femmes obtenaient le droit d’avorter aux frais de l’État jusqu’à la dixième semaine de la grossesse, mais en 2015, le parlement restreint à nouveau le droit à l’avortement tandis que la loi sur l’identité de genre de 2009 se voit améliorée.

Uruguay : Il faut attendre 2012 pour que le Sénat propose un projet de loi dépénalisant l’avortement (jusqu’à douze semaines et sous certaines conditions) ; le pays rejoint Cuba et la Guyane qui étaient jusqu’alors les seuls pays à avoir dépénalisé l’avortement dans la zone Amérique Latine et Caraïbes[9].

Ce comparatif ne prend pas en compte de nombreux pays dans le monde[10]. En France par exemple, malgré des velléités de mouvements conservateurs, le droit à l’avortement a toujours été très défendu depuis la Loi Veil de 1975. En revanche, le pays est réticent à légiférer sur la question de l’état civil depuis les propositions du Sénateur Caillavet dans les années 1980. La loi « Justice du XXIe siècle », votée le 12 octobre 2016 et décrite comme facilitant le changement d’état civil pour les « trans » et son décret d’application (n° 2017-450 du 29 mars 2017), est très loin des lois promulguées en Argentine, en Irlande, à Malte ou encore au Canada. Le cas de la Pologne est aussi intéressant, car le pays a failli suivre le mouvement des lois progressistes pour les transgenres le 7 août 2015, mais le veto du président Andrzej Duda a stoppé net la promulgation d’une loi pourtant votée par le parlement. On retiendra que le pays a restreint l’avortement en 1993 après l’avoir autorisé sous certaines conditions durant le régime communiste (depuis 1956). Le débat s’est à nouveau enflammé depuis 6 octobre 2016 avec le rejet de la proposition de loi visant à interdire totalement l’avortement.

Si nous relevons des tendances et conjuguons les moindres constats au conditionnel, il nous paraît éclairant d’engager ce comparatif. Nous savons aussi qu’il y a aussi des pays où les droits des trans et des femmes sont quasi inexistants. En Malaisie, au Koweït et au Nigeria par exemple, l’avortement est soit illégal soit très restreint et l’on pénalise aussi le fait « d’imiter »[11], ce qui revient à pénaliser toute expression de transidentité.

Le leurre des ultimes frontières ou derniers tabous

Un tel panorama ne doit pas laisser penser que les droits des trans effacent les droits des femmes, quoique l’argument soit central dans les conflits entre des mouvements transgenres, transféministes et féministes radicaux. Dans nos précédentes études sur la construction médiatique des transidentités, il n’a pas été rare de rencontrer les expressions « derniers tabous » et « ultime frontière » pour parler du changement de sexe, de l’atteinte aux lois de la nature (la sexuation) ou d’éthique en rapport avec la question de la libre disposition du corps. Les « opérations des transsexuels » paraissaient ainsi limite indépassable quant à ce qui pouvait être pensé comme transformation corporelle ou atteinte à l’intégrité corporelle. Au-delà des effets symboliques et des effets de médiatisation, il nous semble qu’au final « la question transsexuelle » a été plutôt banalisée malgré l’aspect spectaculaire toujours lié aux opérations chirurgicales dans les imaginaires sociaux et médiatiques. En revanche, il semble que les questions liées à la procréation et la filiation (contraception, avortement, PMA, AMP, GPA) semblent être toujours des enjeux civilisationnels plus importants qui convergent vers le corps de la femme. Si pour faire usage de discours médiatiques nous devions adopter les expressions d’ultime frontière ou de dernier tabou, ce serait pour parler du corps des femmes et non du corps des trans au regard des outils législatifs que de nombreuses sociétés mettent en place et en œuvre pour contrôler la procréation et la filiation. De nos jours, les corps trans qui défraient encore la chronique sont ceux qui procréent[12] à l’image de Thomas Beatie, sacré « premier homme enceint » dans les médias[13].

L’évidence du constat accompagne aussi le schéma risqué de faire des personnes et de leurs conditions de vie des objets dont on ne dessine plus que les contours. Si on comprend qu’à l’échelle d’une vie les personnes trans considèrent que le droit n’avance jamais assez vite, à l’échelle de l’histoire de telles prises de hauteur semblent aussi nécessaires pour contextualiser et analyser des événements de cette même histoire.

Avec Paisley Currah nous avons cette approche en commun. Dans l’introduction du volume III de la revue Transgender Studies Quaterly intitulé Trans/Feminism (n° 1-2, 2016 : 1), l’auteur indique que ces dernières décennies, les mouvements transgenres et leurs revendications semblent avoir avancé à une vitesse étonnante quand d’autres questions comme celles des mouvements des femmes avancent plus lentement (égalité salariale), voire connaissent des régressions comme l’accès à l’avortement. Dans l’opinion publique, les « transgender rights » sont perçus comme avançant rapidement et dans le bon sens mais ils sont aussi souvent compris (à tort) comme étant aussi des « woman rights ». Dans le contexte états-unien, Paisley Currah analyse ce phénomène comme la conclusion de luttes culturelles au cours de ces quarante dernières années. Les discours libéraux des années 1970, valorisant l’inséparabilité entre les mouvements pour la liberté sexuelle et de genre, ont été mis en pièces et ont été reconstitués suivant la logique d’une identité politique affirmant et revendiquant la reconnaissance de minorités sexuelle et de genre, mais pour lesquelles la misogynie qui structure la vie des femmes reste en grande partie inintelligible, car à l’extérieur du périmètre du projet libéral d’inclusion[14]. S’appuyant sur les travaux de Jones & Cox (2015 : 42, 3), Paisley Currah indique qu’aux États-Unis, 72 % de la génération du millénaire (années 1980-2000) est favorable aux lois anti-discriminations en faveur des transgenres et que près de 73 % de cette génération est favorable aux gays et lesbiennes, mais que seulement 55 % de cette génération estime que l’avortement devrait être légal (22 %) ou autorisé dans certains cas (33 %).

Miche Riquelme, de l’association transféministe chilienne OTD Chile, donne un autre exemple : « Il ne s’agit pas tant des pays qui ont adopté des lois progressistes concernant l’identité de genre en Amérique latine, mais je crois en effet qu’il y a plus d’ouverture à légiférer sur ce thème que sur l’avortement. Je peux parler de la réalité chilienne. Ici il y a effectivement plus d’ouverture sur la question trans que sur l’avortement. Tu peux même rencontrer des personnes trans contre l’avortement. C’est dément, mais elles existent et elles ne sont pas rares »[15]. Les rapports annuels de Amnesty International sont prolifiques en statistiques dont celle des personnes favorables à l’interdiction de l’avortement. On pense à l’Irlande ou encore à l’Argentine, deux pays ayant légiféré aussi bien sur le mariage gay (ou pour tous et toutes), l’adoption ou encore le changement d’état civil déclaratif, et dont les populations étaient encore en 2013 et 2014, majoritairement opposées à la légalisation de l’avortement. Mais il semblerait que la tendance s’inverse concernant l’Irlande d’après le rapport 2015 d’Amnesty. Au Chili par exemple, le législateur a débordé son opinion publique en avançant vers la dépénalisation partielle de l’avortement en 2017.

La question de l’évolution des droits est centrale car si des solidarités vont de soi, des concurrences semblent pourtant émerger du sentiment de dépossession de la critique féministe des rapport sociaux de sexe (le genre), des différents groupes d’action collective, en lutte et mobilisés.

Ce que nous proposons, c’est d’engager une réflexion sans violences sur les droits de tou.te.s, d’éclairer les alliances et les solidarités comme les malentendus et les conflits qui prennent parfois la forme de « guerres de territoires ». Les lignes suivantes constituent un aperçu de cette réflexion qu’il faut resituer dans un contexte plus large, celui de l’existence de personnes et de leurs droits face aux imaginaires institués tels la non-disposition des corps et des états-civils. Il ne faut lire nulle provocation « intellectuelle » dans l’idée qu’on ne doit pas cantonner la notion de « non-disposition » à la seule question trans d’une part ou à la seule question de l’avortement d’autre part. Puisque, pour nous inspirer de Cornelius Castoriadis, c’est l’institution imaginaire de la société (1975) que nous devons interroger collectivement, tout en indiquant que ce travail d’interrogation est aussi un processus très intime.

Tel un inventaire à la Prévert, proposons quelques questions : Comment expliquer que l’on puisse être un homme ou une femme politique et mépriser les classes dites populaires ? Être un migrant discriminé et être xénophobe envers d’autres nationalités de réfugiés ? Être trans et être homophobe ou anti-avortement ? Être homosexuel.le et être transphobe ? Être ouvrier-ouvrière et être fan des têtes couronnées ou des puissant.e.s de ce monde ? Être médecin et se laisser aller à un refus de soin ? Être croyant.e et adhérer à l’idée que des gens n’ont pas le droit d’exister ? Être une personne cumulant le plus de privilèges possibles et imaginables et pourtant mépriser l’ensemble des personnes et des être vivants de la planète ? De cette liste de questions ou d’interminables exclamations, plus ou moins triviales, il ressort une montagne de contradictions entre ce que nous croyons être, ce que nous pensons devoir être, et ce que nous sommes dans la somme de nos actions. Sommes-nous condamné.e.s à être à la fois discriminé.e.s et discriminant.e.s ?

 

Notes :

[1] Changement d’État Civil.

[2] Lesbienne, Gays, Bis, Trans, Intersexes, Queers.

[3] Le changement d’état civil est accepté sur auto déclaration. La loi supprime toute obligation d’opération de réassignation sexuelle, de traitement hormonal, de stérilisation, d’évaluation psychiatrique.

[4] [En ligne], http://tgeu.org/. « Voir » notamment la page Trans Murder Monitoring, http://tgeu.org/tmm-idahot-update-2015/. (Consulté le 13.09.2016)

[5] Julio Jacobo Waiselfisz, « Caderno Complementar 2 – Mapa da violência 2011: homicídios de mulheres no Brasil », Mapa da Violência 2011. Os Jovens do Brasil, J. J. Waiselfisz, Brasília: Ministério da Justiça, Instituto Sangari, 2011, [En ligne], http://mapadaviolencia.org.br/pdf2011/homicidio_mulheres.pdf. (Consulté le 11.09.2016)

[6] Roger Flores Ceccon, Lilian Zielke Hesler, Stela Nazareth Meneghel, « Femicídios: Narrativas de crimes de Gênero », Seminário Internacional Fazendo Gênero 10 (Anais Eletrônicos) , Florianópolis , 2013, [En ligne], http://www.fazendogenero.ufsc.br/10/resources/anais/20/1387481817_ARQUIVO_RogerFloresCeccon.pdf. (Consulté le 11.09.2016)

[7] Felitti Karina, « L’avortement en Argentine : politique, religion et droits humains », Autrepart, n° 70, vol. 2, 2014, p. 73-90.

[8] Fabiola Miranda-Pérez, Angélica Gómez-Medina , « Quelle reconnaissance des droits sexuels et reproductifs au Chili et en Colombie ? », Autrepart, n° 70, vol. 2, 2014, p. 23-39, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-autrepart-2014-2-page-23.htm. (Consulté le 25.08.2016)

[9] Lire : Niki Johnson, Alejandra López Gómez, Graciela Sapriza, Alicia Castro y Gualberto Arribeltz, “(Des)Penalizacion Del aborto en Uruguay:  Practicas, actores y discursos, Abordaje interdisciplinario  sobre una realidad compleja”, 2011, [En ligne], http://209.177.156.169/libreria_cm/archivos/pdf_31.pdf. (Consulté le 19.09.2016)

[10] Lire entre autres ouvrages :  Les droits reproductifs 20 ans après le Caire, Autrepart, Revue de sciences sociales du Sud, n° 70, vol. 2, 2014.

[11] Neela Ghostal, Kyle Knight, « Droits en transition », Human Right Watchs, Rapport mondial 2016, [En ligne], https://www.hrw.org/fr/world-report/2016/country-chapters/285171. (Consulté le 16/09-2016)

[12] Laurence Hérault (dir.) L’expérience transgenre de la parenté, P.U.P., 2014.

[13] Lire : Laurence Hérault (dir.), L’expérience transgenre de la parenté, P.U.P., 2014. Karine Espineira, « Étude comparative des traitements médiatiques de Thomas Beatie et Rubén Noé Coronado : Enfanter en homme », p. 27-39.

[14] Paisley Currah, « General Editor’s Introduction », Trans/Feminism, Talia M. Bettcher & Susan Stryker (ed.), TSQ: Transgender Studies Quaterly, Duke University Press, vol. 3, n° 1-2, 2016, p. 1-4, p. 1. (Ma traduction)

[15] Entretien du 3 mars 2016. « Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile », traduit de l’espagnol par Karine Espineira, Observatoire des transidentités, publié le 01.05.2016, [En ligne], https://www.observatoire-des-transidentites.com/2016/05/entrevista-entretien-con-michel-riquelme-y-otd-chile.html.

Du « modèle transsexuel » à l’activisme trans*féministe

Logo Genres Pluriels

Héloïse Guimin
Bénévole à Genres Pluriels
Co-responsable des permanences Genres Pluriels
de Liège et Verviers

(Belgique)

Du « modèle transsexuel »1 à l’activisme trans*féministe

ou l’éloge de la déclivité des genres

Comment, alors qu’on a décidé, un jour, d’entamer ce steeple-chase appelé aussi « parcours de transition », ou protocole, se retrouve-ton à militer au sein d’une association trans* et à se coller soi-même l’étiquette « femme trans*féministe » sur le dos2? Comment d’un questionnement profond et individuel, en arrive-t-on à poinçonner toute une organisation sociétale et en vouloir la refonte complète ? En fait, comment d’une assignée garçon se retrouve-t-on à mener des débats sur l’urgence de la révolution des genres et des paroles trans* ?

Ce sont les questions que je me suis posées quand, à l’invitation de Maud-Yeuse Thomas, j’ai pensé ce texte. Ces « comment » se sont tout de suite accompagnés d’un simple « Pourquoi ». Pourquoi, en somme, alors que mon parcours « officiel » s’annonçait bien, que les 10 mois passés entre les mains de « spécialistes » auguraient de bientôt toucher les Graal, j’ai claqué la porte de cette clinique avec le sentiment de l’urgence à agir ailleurs et autrement qu’en subissant l’obligation à justifier ma différence, mes ressentis et mes vécus ?

Pour bien comprendre le besoin irrépressible qui s’est imposé à moi de m’investir en tant qu’activiste au sein de Genres Pluriels3 , je me dois de décrire une partie de mon parcours entre ce moment délicat du coming-out et la prise de conscience de la manipulation dont j’ai été l’objet.

L’aveu public de ma différence vraie, supposée, ressentie et vécue fut, comme pour tous.tes, le fruit d’une longue maturation, de questionnements, de doutes, d’incompréhensions, de discriminations, de douleurs et aussi d’espoirs. Je me souviens avoir pris le temps de rencontrer toutes les personnes qui, pour moi, comptaient à l’époque. Certaines furent abasourdies, d’autres indifférentes ou compréhensives. Je ne savais pas où ces premiers pas allaient me mener. J’avais bien rencontré Max Nisols, de Genres Pluriels, qui m’avait prévenue de l’attitude des équipes officielles et de la désillusion que j’allais y rencontrer, mais je voulais voir par moi-même. Par orgueil, par défi, par besoin de continuer, d’une autre manière, à être intra-normes ? J’imaginais pouvoir tout maîtriser. Ce qui était un leurre.

En parallèle des tests, examens et entretiens avec les psychiatres, psychologue et infirmières de l’équipe de genre vers laquelle je m’étais tournée, j’ai mis en place, ce que nous appelons une transition sociale et, ce, bien avant d’avoir accès au traitement hormonal que j’appelais de tous mes vœux. Cette transition, cet apprentissage de l’expression, et du vivre, de mon identité, s’est faite de manière sereine. La préhension des changements en cours, et à venir, se fit par expérimentations, par tâtonnements, par réappropriations de mon image et de mon corps (toujours inchangé biologiquement). J’appris à accepter que ce que je ressentais, imaginais ou espérais n’étaient pas nocifs pour moi. Que ce qui me suivait, me poursuivait et, parfois, m’étouffait depuis mon enfance n’était pas un danger pour mon équilibre mental ni, d’ailleurs, un déséquilibre.

Et, pourtant, durant les 10 premiers mois qui suivirent mon coming-out (on me pardonnera l’expression) je me suis cognée au mur de la pratique clinicienne la plus butée et la plus transphobe qui soit. Alors que dans mon quotidien je sentais de manière encore innomée que l’expérience de mon « genre » était, non pas décollé, mais simplement ailleurs, s’exprimant sur une autre plateforme, je me retrouvais en face d’un monde médical dont je percevais la volonté de me guider vers un lieu qui n’était non seulement pas le mien, mais que je refusais d’explorer. Durant les tests et entretiens psychiatriques je me suis rendue compte que je sur-jouais certaines de mes appréhensions et de mes dégoûts. J’avais une totale conscience qu’entre ce que je ressentais profondément et ce que je transmettais en entretien, il y avait une fracture dont la nature ne m’échappait pas. Parfois honnête, parfois joueuse, j’ai, par la suite, au fil de mes lectures, dont un article décrivant le syndrome de « Blanche-Neige »4, compris ce qui c’était joué dans ces bureaux : mon avenir identitaire vu et exprimé à travers le prisme de la normalité. Cette normalité a un nom : la binarité naturaliste des sexes et des genres.

Je me souviens fort bien du moment où le psychologue de la cellule m’a annoncé, fier comme un paon, que j’avais réussi les tests et que ceux-ci avalisaient mon discours. Oui, je souffrais de « dysphorie de genre » (je ne connaissais pas encore le terme à l’époque). Ce qui me frappe encore aujourd’hui c’est le besoin qu’avait ce praticien que je me réjouisse de la nouvelle. Il m’accueillait dans la « chouette » communauté des dysphoriques. Je me devais de lui en être reconnaissante. Cela ne m’a en rien irritée, j’ai simplement trouvé cela surréaliste. Tout çà (les entretiens et les tests) pour çà ! La suite n’a été qu’un long bras de fer entre un psy qui exigeait que je lui raconte mon histoire, que je lui dise qui j’étais et, surtout, qui j’étais enfant et, moi, qui subodorait dans cette attitude non pas une volonté d’aide mais un besoin d’avaliser mon identité en la collant sur ses propres références théoriques. La force de ces gens-là est de vous amener, par érosion, à leur livrer ce qu’ils veulent entendre. L’écoute n’est pas égalitaire. Que ce soit dans leur cabinet ou ailleurs vous restez dépendant.e.s et subalternes, des patient.e.s à vie5. C’est l’imposition des mains du praticien sur l’objet qui lui confère la légitimité de sujet. En rien nous, les trans*, ne sommes légitimes avant cette imposition.

Alors, sortant d’un énième entretien, je me suis rendue compte à quel point j’étais manipulée non pas dans un souci de me réaliser mais dans un souci d’avaliser une idéologie qui m’était totalement étrangère. La colère a vite fait place à la conclusion qui est à l’origine de mon activisme ; si j’avais le caractère et le recul pour comprendre cela, d’autres n’ont pas cette possibilité et, victimes de ce jeu pervers, risquent bien de sombrer là où j’ai moi-même failli tomber. Ce jour-là, j’ai décidé que je retournerais à Genres Pluriels pour consacrer mon temps et mon énergie à écouter, soutenir et militer pour une autre route, plus juste et plus respectueuse du vécu de chacun.e. Ironiquement c’est à cette « cellule de genre » que je dois ma motivation de refondre la société qui nous ostracise de manière systématique. Entendu que cette manière est systématique dans sa volonté de nous déclassifier dans un premier temps en erreur de la Nature pour, ensuite, nous soignant (par psychanalyses, thérapies, traitements hormonaux et enfin chirurgies) nous donner la forme voulue et désirée… Mais désirée par qui au final ?

Alors. Qu’est-ce qu’être, pour moi, une femme trans*féministe militante et comment le construis-je, le vis-je et je l’actionne sur différents plans ?

La première chose à comprendre c’est que cela ne s’improvise pas. On ne naît pas plus homme/femme qu’on ne naît trans*féministe. Je dirai même qu’il faut impérativement se dé-construire pour le devenir. Être activiste trans*féministe, à notre époque, c’est hériter d’un passé à la fois court (celui des associations et des études trans*) et plus long, mais pas tellement (celui des luttes féministes et LGBT+). C’est aussi plusieurs dé-s-apprentissages et une re-construction permanente.

« Le flot incessant de nouvelles paroles, le « point zéro », semble être un éternel point de départ ou de recommencement pour chaque génération, qui ignore sciemment ou non, le travail accomplit quelques années auparavant seulement »6.

Quand j’ai pris la décision de m’investir dans Genres Pluriels, j’ai aussi décidé d’observer et d’apprendre car je comprenais inconsciemment que ce que j’avais découvert dans la structure « officielle » attendait des réponses réfléchies. Des réponses qui avaient déjà été formulées ailleurs, autrement et en d’autres occasions. L’observation me permit aussi de réaliser mon propre besoin de penser et d’organiser ce que j’intégrais. Enfin, la rencontre de Karine Espineira ne fit que me conforter dans la certitude que nous devions nous approprier le domaine du discours et des expertises (il n’y a rien à se réapproprier puisque nous n’avons jamais été convié-e-s à la parole excepté pour justifier les théories échafaudées à notre encontre).

Mon parcours d’artiste m’a tôt appris que je faisais partie d’une histoire et que de point zéro il n’était jamais vraiment question. Si, en tant que poétesse je suis autant redevable à Baudelaire qu’aux surréalistes, j’ai compris que ma transition « socio-médicale », pour personnelle qu’elle fut, s’inscrivait aussi dans une historicité qui va de l’accusation de perversité aux diagnostics psychiatriques pour enfin atteindre le champ contradicteur et libératoire des études trans*. C’est donc tout naturellement qu’en parallèle de mon investissement activiste je me suis autant penchée sur les textes des Patricia Mercader, Frédéric Burdot ou Colette Chiland que sur la déconstruction des discours et actions de ces soi-disant experts par des auteur.e.s tel.le.s que Tom Reucher, Françoise Sironi, Julia Serano, Karine Espineira et d’autres encore, dont certain.e.s sont à venir ; une lecture en amenant une autre.

« La force des studies américaines, c’est de ne pas s’être coupées du terrain militant et de la part du terrain militant de ne pas s’être coupé de la théorie »7.

Le terrain. Parlons-en !

Le terrain est le premier lieu du savoir trans* (et de beaucoup d’autres). Quand nous poussons la porte d’une association pour la première fois, en proie à toute une série de sentiments ; crainte, honte, espoir, nous arrivons avec autant de questions que de fausses certitudes, glanées ici et là. Nous sommes à la fois vierges et pourtant déjà formaté.e.s. C’est le constat de mon propre parcours et des accueils dont j’ai la charge à Bruxelles, Liège et Verviers. Au premier regard, toutes les histoires semblent se ressembler et toutes les demandes se recoupent. C’est un fait que j’ai vérifié ; souffrance intégrée et croyance en la puissance miraculeuse du duo hormones/chirurgies sont les discours tenus en général lors de la toute première rencontre ou de la première confession (certain.e.s mettent un temps avant de se « libérer »). Il est rare de voir débarquer une personne qui parlera de son point de confort au premier abord et qui saura expliquer de manière rationnelle sa demande. Le plus souvent, nous devons être à l’écoute d’histoires qui ont une impression de déjà-vu. Il faut être patient.e.s et empathiques. Le « modèle transsexuel » assimilé est puissant, la soumission aux « prérequis » médicaux constante et la confusion entre les termes généralisée. Le seul moyen de guider et de détricoter ces aveux chargés d’une transphobie tournée d’une manière inconsciente vers soi, est dans le partage des savoirs et expériences avec d’autres membres plus expérimenté.e.s ou plus au fait de certaines matières. Il ne s’agit pas de substituer l’imposition activiste à l’imposition médicale mais de susciter le questionnement  de la.du requérant en lui opposant au « modèle transsexuel » les modèles transidentaires. En fait, d’opposer aux experts du discours une expertise par expérience. Le résultat est toujours le même ; une prise de conscience de la part de la personne trans* que les possibles sont multiples et que la voie hormono-chirurgicale psychiatrisante n’est pas une fatalité, rejoignant en cela les constatations de Maud-Yeuse Thomas8 que la médecine a créé plus de « transexes »9 qu’il y en avait réellement.

Au-delà du soutien communautaire, le terrain se vit dans des actions politiques et/ou éducatives, les secondes étant toujours empruntes des premières. Genres Pluriels a créé plusieurs groupes de travail pour porter nos revendications tout en analysant l’état de la société dans son abord, ou pas, des transidentités. Les groupes de travail sont : Législation, Médias, Jeunesse et éducation, Santé. D’autres sont à venir comme le GT Formation et, peut-être, un GT Trans*féminisme.s. Ces groupes ont en charge des objectifs bien définis. Ils n’en sont pas pour autant imperméables les uns aux autres et l’ensemble de membres active.if.s doit, au minimum, avoir une vue d’ensemble des thématiques, activités et/ou revendications trans* (je ne parle pas de la situation des personnes intersexuées qui fait l’objet d’une démarche parallèle, même si intégrée, et qui bénéficie d’un GT particulier). Il n’est pas rare qu’un même projet nécessite l’intervention de plusieurs GT à la fois et donc rencontre plusieurs champs d’expertises. L’intersectionnalité est la règle. Cela se vérifie (entre autres) quand nous devons seconder des étudiant.e.s dans leur mémoire ou TFE, les thèmes abordés couvrant un large éventail de sujets : la prise en charge médicale, la quête du point de confort, les situations administratives et législatives, les conditions et/ou discriminations sur les lieux de travail, la sexualité et les risques d’infections, le.s trans*féminisme.s etc… Il nous faut être capables de répondre à toutes les questions posées. L’activisme contemporain (est-il si différent que précédemment ?) nécessite non seulement du temps mais aussi un esprit critique et une capacité à intégrer mille signaux et connaissances en mouvement constant. Car, comment parler de notre proposition de loi si on n’a pas lu les 40 pages de celle-ci sans connaître l’état de l’actuelle loi de 2007 ?10 Comment parler de l’accueil en milieu médical si on ne l’a pas expérimenté soi-même et/ou en écoutant les retours édifiants d’autres personnes, et ce pour en analyser les idéologies sous-tendant cet accueil souvent problématique ? Comment dénoncer le traitement médiatique dont nous sommes les objets si on n’a pas décortiqué les dits médias et compris que ces images portent en elles-mêmes la récurrence d’injonctions discriminantes transphobes ?

Comme pour l’accueil et le soutien, l’entraide est donc la solution à la différence près que la formation révèle un rôle plus important encore. Une formation qui ne peut, alors, qu’être trans-nationale ; les revendications et critiques théoriques parues ailleurs ou acquises dans un autre pays étayant nos discours et revendications nationales. C’est dans cette optique que TGEU, l’ODT. ou les passerelles vers des associations amies (comme OUTrans ou Chrysalide) et les alliances avec les différentes coupoles LGBT+ belges11 sont nécessaires.

Mais qu’en est-il du trans*féminisme dans tout cela ?

Peut-on, à la manière de la philosophie parler du concept de trans*féminisme, le penser et l’élaborer ou devons-nous, comme certain.e.s le veulent parler directement et exclusivement au pluriel et dire les trans*féminismes ? Doit-on, déjà, imaginer un au-delà des discriminations pour ne pas ghettoïser les idées et les revendications, ne se résumant plus, alors, qu’à une longue litanie de reproches qui aurait plus à voir avec l ‘égrainage d’un chapelet en appelant à une force extérieure salvatrice qu’à une véritable refonte de la société contemporaine ? Mais, ce faisant, ne ferions-nous pas le sacrifice de la conception d’un socle commun sur lequel envisager les trans*féminismes et les constructions post-stigmatisation ? J’ai, par ailleurs, le sentiment que ce socle commun est à la fois déjà fondé et théorisé et, cependant, perçu d’une manière trop vague et nébuleuse, voir ignoré. Comme si l’énoncé du trans*féminisme se suffisait à lui-même comme explication pour décrire son propre engagement; chacun.e ayant sa définition qui de par la jeunesse du mouvement, le peu de structures et cet éternel retour à un état prénatal me semble tout de même manquer d’assises.

L’état de mes connaissances ne me permet pas de répondre à toutes ces questions de manière probante (si tant est que cela soit le cas un jour, ce dont je préfère douter), mais je ne vois pas comment faire fi des discriminations sociétales, des injonctions genrées et du «modèle transsexuel » pour penser le concept trans*féministe. D’autres avant moi y ont réfléchi, je ne peux donc que mettre mes pas dans les leurs. Cependant, il me semble que la conception d’un socle ouvert ne peut pas se faire sans envisager la transidentité de manière globale en analysant ce qu’elle engendre comme révolution idéologique et humaine mais aussi en étudiant la manière dont elle est perçue, véhiculée, explicitée et parfois justifiée. Je pense qu’en fait l’idée de base du trans*féminisme est moins le combat contre les discriminations, ou la revendication de nos droits que le remise en question du « plancher naturel sexe-corps »12. Ce plancher agit comme un aimant ou, pire, comme les cases d’un jeu de dames que nous ne pourrions traverser qu’en utilisant un seul axe de déplacement. Malgré la lente évolution des lois et la médiatisation des identités trans*, il y a une impossibilité essentielle à imaginer, envisager et/ou construire (et à fortiori accepter) une autre perspective au bordage naturaliste sexe-genre, inné-acquis, naissance-devenir. On bute régulièrement sur cette réalité idéologique et ce au sein même de la communauté. Sans la remise en question de ce bordage insane, nous serons condamné.e.s à rejouer sans cesse (dans) la même pièce.

Maud-Yeuse Thomas avance que nous reprenons « la révolution beauvoirienne » à notre compte « et la prolongeons en interrogeant ce naturaliste dissimulé derrière l’essentialisme contemporain »12. J’estime que cette « révolution » reste inachevée par le fait, entre autre, qu’une bonne partie de la communauté trans* ne désire pas de celle-ci, au-delà de la revendication hédoniste de nos identités uniques, individuelles et égotistes. Il ne s’agit, souvent, pas d’autre chose que de la réalisation de soi et, ensuite, de notre dissolution dans la société, de poussière à poussière, avec l’illusion que la biotechnique fait de nous des êtres « naturels» et neufs.

D’autre part, ces parcours, qui doivent tant au « modèle transsexuel », ne posent pas la question centrale de la dé-pathologisation au-delà, dans le meilleur des cas, de la revendication à la dé-psychiatrisation. Je postule que la seconde ne réglera pas la première si nous n’en finissons pas avec la croyance qu’être trans* est une affection médico-bio-mentale et non un développement non typique de l’identité genrée. Je ne peux qu’applaudir lorsque Françoise Sironi exhorte ses collègues : « La psychologie géopolitique clinique permet précisément de penser que l’autre est possiblement lié à d’autres forces que celle du thérapeute, d’autres théories de l’existence que les siennes, d’autres ressources, d’autres rêves, d’autres loyautés, d’autres devoirs »13. Dé-pathologiser, c’est oser une autre vision de développement individuel qui ne serait plus à chaque fois ramenée à l’idée que l’on se fait de la Nature. Celle-ci a depuis trop longtemps été prise en otage afin de pousser à l’extérieur de la société civile des pans entiers de la population, servant d’alibi pour classifier les gens, leur refusant les droits et le respect qui leur est/était dû. Sans compter que depuis le XIX° siècle, et le glissement de la morale vers les sciences et la médecine, on assiste à une justification encore plus insupportable des discriminations basées sur les normes et par là sur l’anormalité et le pathologique. Comment ne pas voir dans le traitement médical et sociétal du saphisme au tournant du siècle dernier14 des points communs avec la dé-classification hypocrite des transidentités en « dysphorie de genre » après avoir été cataloguée dans les « troubles de l’identité sexuelle ». Lors de la refonte du DSM IV, Colette Chiland se gaussait bien de nos revendications et « atermoiements »15. On peut imaginer facilement que la dépsychiatrisation ne changera pas le point d’observation d’un monde médical certain de son bon droit et de son indépendance d’esprit face à des personnes malades, souffrantes et à qui il dénie toute capacité à s’élever et à se détacher de leur état troublé. Je reprends à mon compte, en la paraphrasant, cette citation de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot : « (notre) destin se joue sur une partition réglée où médecine, sociologie, psychanalyse et esthétique s’accordent pour (nous) dire l’essence de (notre) être féminin (masculin et/ou autres) »16. La dépathologisation n’est pas uniquement une question d’idéologie ou de respect mais de droit à l’Humanité.

Je cite à nouveau Geneviève Fraisse et Michelle Perrot pour parler plus spécifiquement des femmes trans* : « La femme n’existe pas sans son image : ainsi les femmes sont symboles… Et c’est à partir de ces images qu’elles se changent aussi elles-mêmes, car elle savent que c’est un piège »17. Je fais de plus en plus la constatation que les femmes trans* ont rarement un background féministe et ont souvent du mal à intégrer le piège dans lequel leur image peut les enfermer. Auto-identifiées à un idéal de « La Femme », il leur est difficile, voire impossible, d’évaluer cette image sans interroger et/ou condamner cette identification et s’invalider elles-mêmes. Il faut observer avec quelle obsession certaines s’inquiètent de leur « passing » croyant, à tort, qu’il leur revient à elles d’accomplir tous ces efforts alors qu’en définitive, comme l’a si bien démontré Julia Serano dans son « Whipping girl »18, c’est le privilège cis*sexuel19 qui agit comme le révélateur sans appel de ce qui est naturel ou pas et dont les personnes cisgenres ne peuvent se départir dès qu’ils soupçonnent une « non congruence de genre » chez une personne ; modifiant là leur perception et leur attitude alors que rien ne semblait les perturber avant ce « outing ». Sans une réflexion trans*féministe, les femmes trans* sont condamnées à respecter l’injonction sexiste de l’éternel féminin allant, hélas, dans le pire des cas, jusqu’à le singer.

Le constat peut paraître dur ou amer, il n’en demeure pas moins qu’on assiste, plus encore aujourd’hui qu’avant, à un conflit entre celles-ceux qui tiennent au « modèle transsexuel » et celles-ceux qui défendent les modèles transidentitaires. Derrière le chantage aux soins de santé (brandi par le corps médical et intégré par ces personnes), il y a avant tout l’effroi face au changement du paradigme naturaliste et sociétal que peu sont prêt.e.s à envisager. Peut-on leur en vouloir ? Non. Doit-on les accuser de collusion avec l’ennemi ? Non. Peut-on leur reprocher de choisir la paix de l’illusoire « normalité » à la revendication de leur différence ? Certainement pas. Mais la décollation20 sexe-genre et la dislocation des normes genrées afférentes est le seul moyen pour, d’une part, appréhender nos identités multiples et mouvantes et, de l’autre, vaincre les discriminations qui en sont la résultante.

Couverture : "Transféminismes" (Harmattan, 2015)

Enfin, « nous tentons alors de déplacer le problème dans le champ de la philosophie, afin de reconnaître les sujets trans* comme des sujets de savoirs et de droits, des personnes pensant, dans leur humanité, les outils de leur émancipation »21. Karine Espineira parle dans ce même article du passage du statut d’insider à celui d’outsider. C’est à dire que certain.e.s d’entre nous auront assez de naïveté ou d’idéalisme, et aussi d’orgueil (avouons-le !), pour risquer le difficile passage du statut d’objet de discours au statut d’observatrice.teur. Ce passage peut être considéré comme un reniement voir comme une collusion. Ces attitudes suspicieuses soulignent, selon moi, à quel point notre statut de victime-patient.e est prégnant ; un statut auquel on ne pourrait, semble-t-il, pas échapper. Ce passage est difficile à appréhender car souvent vous l’empruntez seul.e, sans garde-fou, avec le risque de briser le lien qui vous lie au terrain. L’observation peut être vue comme une volonté de vous imposer, de dire une seule voix, la vôtre, et ce l’est en quelque sorte. C’est pour cela, qu’encore et toujours, vous devez rester en contact avec ce terrain qui pourra vous juger sévèrement mais qui, en retour, vous offrira la première légitimité d’expertise. Ce défi comporte en lui-même les ingrédients de notre propre exclusion du groupe que nous étudions et qui est aussi le nôtre.

Il est donc difficile, pour nous trans*, de passer la barrière qui légitimera nos savoirs. Nous sommes victimes de nos confessions, devant sans cesse nous justifier, nos discours seront toujours chargés d’historicités diverses et d’affects même et (peut-être) surtout quand nous tentons de dépasser, ou de nous élever au-dessus de ces divers vécus pour en détacher une/des analyses. A chaque fois, nous serons ramené.e.s à l’affirmation individuelle de nos existences et identités. Je dirais aussi que vu que ce savoir, non seulement a peu de racines mais qu’il n’est pas un sujet savant (excepté pour nous pathologiser) nous sommes tous.tes obligé.e.s de suivre des parcours de formations autodidactes, avec tout ce que cela peut générer de mépris de la part d’un monde « académique » engoncé dans son dictionnaire. En même temps, nos démarches multiplient les notions et leur préhension, ce qui n’est pas pour rassurer les diverses composantes de la société qui se retrouvent face à une toile qu’elles assimilent au chaos et à l’auto-légitimisation narcissique. Pour autant, je vois dans cette multitude d’expressions la preuve de la vitalité de nos expertises et la volonté irrépressible d’imposer quoi qu’il ne nous en coûte une voix/voie qui au-delà des pluriel.le.s est/sont commune.s.

 

Au final, pour moi, le trans*féminisme naît d’une assignation (souvent toxique) refusée et combattue dans une construction genrée héritée du patriarcat et que nous devons impérativement dé-construire pour atteindre une trans*identité qui ne devient féministe que part dislocation des genres assignés et élevés en modèles naturels. On ne peut être trans*féministe si on ne dé-construit pas l’idéologie politique sur laquelle nous avons collé, un temps, notre propre perception de nous-même.

 

Couverture : "Manifeste d'une femme trans".

 

Notes :

  • 1. Le modèle transsexuel » : Partant de ce que Karine Espineira appelle le bouclier thérapeutique, j’y associe aussi la volonté de certaines personnes trans* à accepter de manière active autant ce bouclier que l’idéologie naturaliste des sexes et des genres justifiant l’organisation politique, morale et sociale de notre société. Organisation basée sur une vision falsifiée de la Nature qui sanctionne l’instauration historique de normes excluantes et discriminantes.
  1. Chaque identité étant mouvement de manière à la fois interne et extérieure. Étant donné, également, que l’identité globale est un conglomérat d’identités parcellaires ou complètes, en construction, elles-mêmes à la fois figées sur un moment donné et/ou en mouvement, cela donne un tableau assez proche d’un nuage à la fois immobile, se déplaçant sur lui-même et dans tous les axes qui lui sont offerts. La dé-construction est non-définissable et impossible à circonscrire. Pour paraphraser Jacques Derrida, elle est ce qui advient au présent et, si je la pense en matière de transidentités elle est un questionnement répété dont la réponse n’est ni homme, ni femme mais le questionnement lui-même.
  2. Qu’il me soit permis ici de remercier spécialement Max, Londé, Maël, Jih-An et surtout, Aurore et Ely pour les heures de conversations, de partages et d’actions. https://www.genrespluriels.be/
  3. Aude Michel et Christian Mormont in « Blanche Neige était-elle transsexuelle ? » ulg. Dans cet article les auteur.e.s tentent de démontrer l’existence d’une phobie-contre-phobie de la castration chez les sujets F-trans*. Je n’ai guère la place de développer mes idées ici, je renvois donc le lecteur au chapitre « Maltraitance théorique et hypocrisie professionnelle » du « Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres » de Françoise Sironi.
  4. cfr l’interview de Tom Reucher « Qui sont les experts ? in Cahiers de l’ODT : Transidentités ; histoire d’une dépathologisation » pg 92. L’Harmattan, 2013
  5. K. Espineira, M.Y. Thomas, N.B. Grüsig in « Cahiers de l’ODT : Trans*féminismes » pg 13. L’Harmattan, 201
  6. K. Espineira, M.Y. Thomas, N.B. Grüsig in « Cahiers de l’ODT : Trans*féminismes » pg 14. L’Harmattan, 2016.
  7. Maud-Yeuse Thomas « Pour un cadre générique des transidentités in Cahiers de l’ODT : Transidentités ; histoire d’une dépathologisation » pg 25-34. L’Harmattan, 2013
  8. J’emprunte le terme à Maud-Yeuse Thomas qui définit ainsi les personnes ayant bénéficié dune « opération de conversion sexuée » (autre expression de la sociologue).
  9. A l’heure où j’écris on sait que le gouvernement belge va proposer une nouvelle loi concernant les transidentités. Auparavant, et pendant deux ans, le GT Législation de Genres Pluriels a travaillé en partenariat avec l’Equality Law Clinic de l’ULB, le Ligue des droits de l’ Homme, Amnesty Internationnal, et les trois coupoles LGBT+ du pays -çavaria (Flandres) La Rainbow House de Bruxelles (Région Bruxelloise) et Arc-en-Ciel Wallonie (Wallonie)- à la rédaction d’une proposition de loi émanant du monde associatif. https://www.genrespluriels.be/Loi-Trans-un-avant-projet-de-loi-845!.
  10. Il faut savoir que tant à Bruxelles qu’à Liège et Verviers nos permanences se déroulent au sein des bâtiments des différentes Maisons Arc-en-Ciel. Je ne peux ici que saluer les collaborations respectueuses avec les différent.e.s membres des trois maisons.
  11. Maud-Yeuse Thomas, La société binaire en question, Colloque des UEEH, 2007, (en ligne) http://natamauve.free.fr/Stima-queer/colloqueUeeh.html.
  12. Françoise Sironi « Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres », pg 66-67. Edts Odile Jacob, 2011.
  13. Nicole G. Albert « Saphisme et décadence dans le Paris fin de siècle », Edts De la Martinière, 2005.
  14. Colette Chiland, « Les mots et les réalités », L’information Psychiatrique n°87, pg 261-267. 2011.
  15. Michelle Perrot et Geneviève Fraisse in « Histoire des femmes en Occident t. IV. Le XIX° siècle » pg 16. Tempus, 2002.
  16. Michelle Perrot et Geneviève Fraisse in « Histoire des femmes en Occident t. IV. Le XIX° siècle » pg 23. Tempus, 2002.
  17. Julia Serano, « Manifeste d’une femme trans* et autres textes » pg 69-73, Edts tahin party, 2014.
  18. Julia Serano entend par ce terme ce que nous définissons comme cisgenre. Mais je ne l’ai pas utilisé dans cette acceptation mais afin de souligner le fait que pour la grande majorité des personnes cis* le lien sexe-genre est naturel et logique, ne faisant qu’un, ramenant tout au seul sexe biologique. Aussi, et là je rejoins Serano, le privilège cis*sexuel est la certitude qu’ont les personnes cis* que leur genre est plus naturel que celui des personnes trans* et qu’elles peuvent être jugées à l’aune de cette soi-disant naturalité.
  19. Dans ce texte, le terme décollation est utilisé selon deux axes différents. Le premier a trait à la scission du lien convenu entre le sexe biologique et le genre considéré par le monde médical comme problématique et pathologique alors que, dans la seconde utilisation, dans le contexte transidentitaire militant, la décollation désigne, pour moi, le développement non typique du/des genres sans idée de jugement moral ou de valeur et comme relevant uniquement du factuel et d’une volonté politique de négation de ce lien. Sans compter que le terme désignant la décapitation, il me semble chargé d’une puissance d’évocation intéressante.
  20. Karine Espineira, « Pour une épistémologie trans et féministe : un exemple de production de savoirs situés », Revue Comment s’en sortir, (en ligne) https://commentsensortir.files.wordpress.com/2015/12/css-2_2015_espineira_epistemologie-trans-et-feministe.pdf.

 

Héloïse Guimin

 

Genres Pluriels

Genres Pluriels est une association œuvrant au soutien, à la visibilisation, à la valorisation, à l’amélioration des droits et à la lutte contre les discriminations qui s’exercent à l’encontre des personnes transgenres/aux genres fluides (personnes en transition, drag kings/drag queens, tra(ns)vesti.e.s, butchs, androgynes, queer,…) et intersexuées. L’association se veut non seulement une structure d’accueil et de soutien pour ce public ainsi que son entourage, mais aussi une plateforme d’information, de formation, d’action, de vigilance, de recherche – dans une démarche de travail en réseau avec tous les acteurs d’une société ouverte à la diversité des identités humaines et culturelles. Créée il y a 10 ans, elle fêtera ses 10 ans d’existence en 2017.

Sa structure interne, outre un C.A. et un staff comporte, différents Groupe de Travail (GT) ayant chacun une/des spécificités. Ils se réunissent une fois par mois :

Le GT Santé s’occupant des questions liées à la santé, des rapports avec les mondes médical et social.

Le GT Législation a pour sa part, travaillé à l’édification de notre proposition de loi et au lobbying politique afin de changer la loi de 2007 afférente à la « transsexualité ».

Le GT Jeunesse et éducation s’occupe des étudiant.e.s et des discriminations vécues en milieux scolaires. Ses membres tentent de sensibiliser les différents intervenants du monde estudiantins aux problématiques et thématiques trans*.

Le GT Médias analyse les médias, accueille les stagiaires et demandent de TFE et de mémoires. Ses membres sont souvent amenés à participer à des débats et des interviews en lien avec les transidentités et les personnes inter*.

Le GT Intersexué.e.s s’occupe exclusivement de la thématique des personnes inter* et de la revendications de leur droit, entre autres, à l’autodétermination et bien entendu à la dépathologisation.

Le GT Formation forme de la formation de témoins ciblés afin qu’iels puissent porter les revendications de l’association de manière claire et intersectionnelle. Le GT est aussi en charge de la formation des formateurs.trices dans le but de donner des formations externes sur les transidentités aux différentes secteurs de la société civile (syndicat, hautes écoles, thérapeutes, médecins et aussi toute personnes désirant suivre nos formations).

Le GT Transféminisme.s et études trans* est dans les cartons et se penchera sur la théorisation du mouvement et les moyens de promouvoir celle-ci.

Nous proposons aussi, grâce à nos deux psychologues formés à la thématique et à la militance trans* des accompagnements thérapeutiques individualisés, respectueux de chaque parcours et de chaque demande.

Enfin il existe une série d’ateliers (Drag-King, de Féminisation), de groupes de paroles (pour les personnes trans* et inter*, un autre pour les proches) sans oublier les 4 permanences mensuelles de Bruxelles, Liège, Tournai et Verviers.

Enfin l’association comporte plus de cent membres et une assise bénévole d’une vingtaine de personnes.

adresse : https://www.genrespluriels.be/

Mis en ligne : 06.04.2017

Entretien avec Lazlo Pearlman, performer

Rachele Borghi

Glenn Le Gal

 

 

Lazlo

Photo by Kendra Kuliga, Cielo Production 


Rachele borghi est activiste et militante Queer. Elle est géographe,actuellement postdoctorante à l’université de Rennes 2. Elle étudie le rapport entre espace et identités Queer, le concept de performance et  sa mise en espace, les pratiques de contra-sexualite et la dissidence sexuelle (en particulier le mouvement post porno). Sa première performance s’appelle degen(d)ereted euphoria.
 
Glenn Le Gal est militant queer et féministe, travaille au Planning Familial et prépare une thèse en psychologie clinique à l’Université Rennes 2.
 

LAZLO PEARLMAN, MON AMI

 

« Are you happy ?» « Yes, thank you, this is a beautiful question. My happiness is about life, not about gender». C’est par cette phrase prononcée dans le film « Fake orgasm », que l’approche et la philosophie de Lazlo Pearlman sont résumées.

Une vie de performeur, activiste et enseignant dédiée à la rupture d’avec les préjugées, les idées reçues et les dogmes concernant le genre et le sexe.

Le corps de Lazlo est un corps queer, qu’il utilise pour porter son message de libération des contraignantes normes de genre. La rencontre avec Lazlo Pearlman est chargée d’émotions ; d’une part son corps, impossible à encadrer ou étiqueter comme l’exige l’hétéronormativité ; d’autre part son attitude, sa façon d’aborder les gens et de les faire entrer dans un autre monde. Même si ses performances ont l’effet d’une bombe, Lazlo provoque l’explosion par la douceur, les sourires, l’ironie et la tendresse. Les bombes qu’il fabrique ont le parfum des fleurs et le poids des plumes. Lazlo ne fait pas irruption dans la tête des gens, il gratte à leur porte et demande doucement la permission d’entrer. C’est pour cette raison que son travail est si bouleversant, si fort, si touchant. Il fait tomber toutes nos réserves, tous nos préjugés, toutes nos idées reçues sur les « femmes » et les « hommes ».

Ce qu’il arrive à transmettre avec ses performances(1) ce n’est pas le rejet et la peur pour un corps hors-norme, mais plutôt la liberté d’habiter un corps qui sort des binarismes, de la dualité. Son charme réside dans l’impossibilité de le définir. Son corps musclé, ses tatouages, son sourire charmant, l’intensité de son regard, sa tête rasée et sa chatte épilée poussent les gens qui le rencontrent et qui assistent à ses performances à laisser de côté la plupart des idées reçues sur le genre et le sexe.

En regardant ses performances et ses strips sur scènes, on est tenté de fermer les yeux et de les rouvrir juste après pour être sûr que ce qu’on voit est bien réel ; cette prise de conscience déclenche un vrai « tremblement de terre », qui laisse entendre la rumeur de nos certitudes qui s’écroulent. Mais en observant les décombres de nos constructions sur le genre et le sexe, on n’a pas envie de pleurer ; on a juste envie de respirer cet air nouveau, cette bouffée d’oxygène qui se libère dans l’air. 

Et à ce moment-là, la question qu’on a envie de lui poser n’est plus : « Es-tu un homme une femme ? », « Es-tu hétéro ou homo ? ». On a juste envie de lui demander « Veux-tu devenir mon pote ? »…

 

FAKE ORGASM

Dans un cabaret, un homme vêtu de paillettes présente les participantes à un concours. Sur scène, seule au micro, des femmes sont invitées à prendre la parole, pour expliquer leur choix de participer à ce concours de « faux orgasme ». Dans une ambiance joyeuse, sous les encouragements, se succèdent plusieurs femmes, qui disent dans quel contexte et pourquoi elles simulent l’orgasme. Puis elles partagent avec le public leur performance sous les applaudissements. L’animateur de cet étrange spectacle est Lazlo Pearlman, et si le début de ce film peut en perturber plus d’un.e, on comprend rapidement le sens de cette scène d’ouverture. En effet, le film nous plonge dans la vie de performeur de Lazlo, ses différents spectacles, ses doutes, sa démarche politique et artistique, ainsi que ses coups de gueule.

Et le premier coup de gueule, nous le découvrons lors d’une discussion agitée avec la performeuse et activiste feministe Maria Llopis(2). Elle interroge sa démarche, lui reproche de rire des femmes qui simulent, et pointe l’ambiguïté d’un tel propos sur la sexualité féminine. La discussion est agitée, et Lazlo lui répond qu’il ne s’agit pas de rire aux dépens des femmes, mais de dédramatiser la sexualité, de faire avec la réalité du vécu de chacune, et surtout d’écouter ce qu’elles ont à en dire.

Ce moment clef du film dévoile toute la démarche de Lazlo. On est prévenu.e : Lazlo Pearlman, malgré les apparences, ne propose pas un égocentrique biopic sur sa vie et son œuvre, mais plutôt une exploration de son projet politique à partir de l’entremêlement de la fiction et des situations réelles dont elle s’inspire.

Construit comme un documentaire, le film met en scène des situations vécues lors de ses performances, ses déambulations dans la ville à la manière des films de Monika Treut, tandis qu’il nous narre en voix off ses questionnements et ses doutes. Le tout est agrémenté d’un sens esthétique maîtrisé, une ambiance de film noir, où l’on suit Lazlo tel un détective privé qui chercherait à découvrir là vérité sur nous-mêmes, sur notre rapport à la sexualité, au genre et au désir. Assurément, on prend plaisir à le suivre et l’on se sent vite invité à le rejoindre dans son enquête.

Si le film aborde assez tôt la place de son identité trans dans ses spectacles, Lazlo n’est pas ici dans une démarche identitaire. Il cherche plus à affirmer un rapport aux autres et au désir qu’un rapport à sa propre transition. Il le confirme en regrettant que le public soit plus intéressé par sa transition et son vécu que par l’expérience qu’il est en train de leur faire vivre. Lui cherche à obtenir quelque chose d’eux/elles, une remise en question de leurs propres genres, un questionnement de leurs désirs. Tout au long des performances, il adapte le spectacle avec la précision d’un orfèvre pour arriver à faire bouger le public de son piédestal de certitudes. Sans violence, avec séduction et douceur, il parvient progressivement à transformer le spectateur.e en acteur.e de sa propre vie, de son propre désir. Et progressivement nous aussi, spectateur.e.s du film, nous sommes séduits et entraînés dans la danse.

La démarche de Lazlo Pearlman est très singulière, parce que non moraliste. Loin de pointer l’intolérance, l’indélicatesse et l’ignorance de son public, Lazlo accueille le trouble avec patience, n’exige rien des spectateur.e.s, si ce n’est qu’ils/elles ouvrent leurs esprits aux flots d’émotion qu’il tente de susciter. Son projet politique prend appui sur l’expérience subjective de chacun.e, et fait le pari que chaque personne possède en elle le potentiel pour se révéler à soi et aux autres. Ce qu’il convoque, c’est une éthique du désir, accessible à chacun.e pour peu qu’il/elle se pose les bonnes questions. Cette douceur, cette séduction et cette confiance en l’être humain, nous ouvre les portes d’une démarche ambitieuse, réfléchie et positive, qui offre des perspectives militantes très enthousiasmantes, et donne envie de danser…

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Photo by Jeri Poll

 

INTERVIEW : un après midi avec Lazlo Pearlman

 

Quel est le point central des tes performances ? La ligne directrice de ton travail ? Y a-t-il un leitmotiv? (3)

Oui, il y a un élément central, un noyau autour duquel mes performances sont construites. Sans parler de tout le background culturel, je peux dire que la chose qui m’intéresse le plus c’est le moment où se produit dans la tête des gens qui assistent à mon spectacle l’explosion, le bouleversement.

Je fais des performances depuis mes 10 ans, donc bien avant que je comprenne quel était mon genre ou quoi que ce soit… [rires] Déjà avant ma transition, je performais toujours des rôles masculins, et j’étais déjà en rupture avec la norme.

À l’époque, il y avait les dragkings, les spectacles queer étaient peuplés par des cross cast, c’est à dire des hommes qui performaien (4)t des rôles féminins et des femmes qui performaient des rôles masculins ; moi aussi je l’ai fait. Mais après ma transition, je ne pouvais plus le faire parce que je ne provoquais plus de rupture avec la norme juste en restant sur scène. Alors, je ne savais pas bien ce que je pouvais faire…

J’ai donc passé six ans hors scène, à diriger les spectacles, parce que je ne savais pas encore quelle était la place de mon corps sur scène.

Au début, je n’avais pas envie de parler de transsexualisme, ce n’est pas central dans mon travail. Mais en même temps, je sentais que les gens ne pouvaient pas réellement comprendre le sens de mon travail sans savoir que j’étais trans. J’ai donc commencé à me déshabiller sur scène. Je pensais que c’était ma raison de le faire. Mais plus je le faisais, plus je me sentais insatisfait…

Ok, c’est bien qu’ils sachent que je suis trans, c’est bon pour la visibilité trans, etc. Mais en même temps, j’ai pensé que si j’étais obligé de parler de visibilité trans pour le reste de ma vie, je me tirerais une balle ! [rires] Mais en même temps, je n’arrivais pas à arrêter de me déshabiller…

Et alors, j’ai progressivement compris que ce que je recherchais dans mon spectacle, c’est cet instant où les spectateur.e.s me regardent et voient un homme normalement genré, jusqu’au moment où je me déshabille… Et ils sont alors si bouleversés qu’il y a un instant de rupture, où on a l’impression que tout peut être remis en question. Les spectateur.e.s ne comprennent pas ce qui leur arrive, et ils n’arrivent pas encore à remettre leurs pensées en ordre, à substituer quelque chose de clair et défini à leur trouble. Et j’ai alors compris que c’est cet instant précis qui m’intéressait. À partir de là, mon travail a été de repérer et de comprendre cet instant. Après chaque choc, les êtres humains – et la nature en général – cherchent à se réorganiser, à remettre de l’ordre dans le chaos. On cherche dans notre tête à sortir de cet espace indéfini, causé par des questions qui n’ont pas forcement de réponses. Et alors les questions fusent, du genre : « D’accord, mais… pourquoi portes-tu des lunettes ? Et pourquoi portes-tu des boucles d’oreilles ? Dis-moi : es-tu hétéro ? Es-tu gay ? Quel est le sujet de ta recherche ? C’est à propos de toi, à propos de moi ?» etc.

À cet instant mon hypothèse c’est qu’inconsciemment, ce qu’ils/elles cherchent à faire, c’est se sécuriser en rationalisant ce qui vient de leur arriver en partant de moi : « Si je te comprends toi, alors mon monde est clair. » Ce qui m’intéresse, c’est mener les gens à admettre qu’ils/elles ne comprennent pas, et que c’est ok, s’ils/elles ne comprennent pas. Peut être que c’est bien de ne rien comprendre, peut être que c’est même une chose importante. C’est à ce point là que je veux amener les gens. Voilà ce que je cherche à faire.

En ce moment, j’essaie de trouver des moyens de ne pas le faire exclusivement avec la nudité. J’ai commencé une thèse, j’étudie ce qui suscite ce moment-là, afin de mieux l’explorer. J’essaie de trouver d’autres façons de déclencher cela pendant le spectacle, pas seulement par le choc de la nudité de mon corps. Mon travail tourne autour de ça ces temps-ci. Par exemple, par l’humour et le spectacle, on peut arriver à ce résultat. Je ne cherche pas seulement l’effet coup de poing en pleine face, ou la sidération. Parce que je ne veux pas leur dire « Va te faire foutre ! », mais plutôt « Allons baiser ! » (5).

 

T’est-il déjà arrivé de susciter des réactions violentes de la part des gens ?

Non, il n’y a jamais eu de violence physique, plutôt différents genres d’agressivité, et encore pas vraiment… Le genre de réactions agressives, c’est… Tu as vu les réactions lors de la projection du film ? La première, et surtout la seconde : il y avait ce type qui est intervenu, mais c’était plus de la provocation gratuite (6)...

Ce n’était pas vraiment agressif, je l’ai plutôt vécu comme un défi. Lors des projections, ce genre de personnes représente le plus grand défi, car ils/elles ne peuvent pas faire quoi que ce soit, et ils/elles sont impuissants à dire ce qui leur arrive, mais on sent que c’est violent à l’intérieur ! Ils/elles ne savent pas comment faire pour l’exprimer, même s’ils/elles essaient d’en dire quelque chose. Et dans ce cas, il est inapproprié de répondre violemment, on ne peut pas simplement les « bousculer »…

Il arrive parfois que les gens s’en aillent, ou ne m’adressent pas la parole. Dans le film [Fake orgasm] il y avait des scènes tournées à Barcelone. Il y a eu des moments très intenses pendant le tournage, les gens qui y assistaient se rendaient compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Parfois, je percevais une certaine méfiance vis-à-vis de certaines scènes. Il n’était pas si simple être entouré d’autant de personnes, surtout parce qu’il y avait une caméra. Beaucoup de monde s’approchait pour avoir son quart d’heure de gloire… Mais il y a eu aussi une femme qui m’a dit qu’elle était dégoûtée par moi. C’était une femme américaine avec son copain qui m’a dit « Tu es dégoûtant ! », je lui ai répondu « Merci ! ».

Pour moi, le contact avec les gens est un moment très fort. Durant les premières prises du tournage de la scène dans les rues de Barcelone, je regardais les gens dans les yeux, mais c’était trop intense pour moi, je ne savais que faire de ce que je voyais dans leur regard, et je ne me sentais pas capable de continuer la scène de cette façon. L’équipe du film est hétéro, ce sont des anarchistes hétéro, très ouvert.e.s d’esprit, mais d’une certaine façon, normatifs. J’ai donc essayé d’expliquer à mon metteur en scène, après la première prise, que j’avais besoin d’un espace « safe », que je ne me sentais pas en sécurité (même si c’était mon idée à l’origine). Lui m’a répondu : « Ne t’inquiète pas, c’est Barcelone, c’est l’Espagne, tout le monde s’en fout, c’est légal ». J’ai dû passer 45 minutes à essayer lui expliquer la différence entre ce qui se passe dans un corps queer et un corps masculin hétéro. Il me disait « ok ok ok… ». Mais il n’avait pas compris, jusqu’au jour suivant, où nous faisions d’autres prises. J’étais plus entouré, mais personne ne surveillait vraiment ce qui se passait, et un type s’est approché de moi en riant, il m’a claqué les fesses et est reparti. J’ai dit à mon metteur en scène : « tu as vu ce qui s’est passé ? ». Il m’a répondu que non, ils/elles étaient tou.te.s trop absorbé.e.s par les aspects techniques. En revoyant les bandes, il était sidéré de ce qui s’était produit. Moi, je n’étais pas choqué par ce qui venait de se passer, mais simplement, il aurait tout aussi bien pu me mettre un coup de couteau. Ce type était juste un abruti, il n’était pas assez fou pour me poignarder, mais c’est toujours une éventualité dans ce contexte…

Mais bon, quand les gens ont une réaction agressive, je pense que la plupart du temps c’est surtout en réponse à un bouleversement, un choc en pleine face, et pour eux/elles ce n’est pas amusant, joyeux ou agréable. C’est différent pour chaque personne, mais il faut en tenir compte.

 

En même temps parfois il peut y avoir des réactions d’euphorie, une réponse euphorique au sentiment de liberté suscité par la possibilité d’effacer la norme de genre…

Oui, c’est aussi ce que beaucoup de gens disent. Dans mon dernier spectacle avec Nadège (7) je fais des choses « très romantiques » : je danse avec des fleurs, j’ai aussi un portemanteau, je fais mon strip et j’y accroche mes habits, puis je danse avec le portemanteau, qui devient mon partenaire. Puis, vers la fin du spectacle, je sors de la scène et je vais dans les coulisses. Les spectateur.e.s pensent que le spectacle est terminé, la musique change. Mais moi je descends dans le public et je commence à observer les gens ; je cherche à créer une connexion, une interaction avec eux/elles.

Donc l’ambiance change encore. Je commence à pousser les gens les un.es avec les autres pour les faire danser, moi-même je danse avec l’un.e ou l’autre et à la fin tout le monde danse. Sur une dizaine de représentations, presque toutes les personnes qui m’ont adressé la parole m’ont dit : « Ha… Je me sens dans un autre monde là… ». L’euphorie se voyait sur leur visage, et ils/elles ne m’ont plus posé aucune question concernant mon genre ! […].

Je fais ça pour casser l’espace conventionnel entre moi et le public, une situation de « voyeurisme » entre ma performance et les gens qui regardent ; je veux les inviter à participer avec moi à ce spectacle, qu’ils/elles se sentent impliquées. Je les incite à me dire « oui », en quelque sorte ! [rires] De cette manière souvent, il se crée une ambiance douce et romantique. Si c’était agressif, ça ne fonctionnerait pas de la même façon, je pense. En général, j’arrive toujours au moins à obtenir que les gens disent « Wow ! ». Et il arrive parfois que des gens se déshabillent aussi…


De façon spontanée ?

Oui, certaines fois spontanément, d’autres fois un peu moins. Il y a parfois quelqu’un.e qui me demande : « Est-ce que moi aussi je peux enlever mes vêtements ? » Et je réponds : « Oui ! Bien sûr que tu peux, vas-y ! » [rires].

La première fois que je me suis parti en tournée, j’étais dans un squat à une fête après un festival à Bordeaux. C’était vraiment un public très varié, j’ai fait ma première performance là-bas. Pendant le show, j’ai commencé à danser et à me balader pour observer les comportements des gens à mon égard. Je me suis retourné, et il y avait ce groupe de cinq ou six lesbiennes hippies cinquantenaires, qui se sont déshabillées, c’était fantastique ! Et ensuite, de jeunes pédés ont retiré leur haut, c’était un drôle de choix, mais c’était bien…

 

Pour les gens se déshabiller et rester nu représente parfois un geste libératoire, par exemple, pour assister à la performance de Diana Pornoterrorista pendant la ladyfest de Rome (8), le public devait pouvoir se déshabiller pour y assister, et c’est ce qui peut provoquer une émotion très vive, un bouleversement intense pour le public…

Oui, c’est réellement intéressant, parce qu’il y a un choix à faire. S’ils veulent observer, ils/elles doivent participer et se déshabiller. Ils/elles ont un choix à faire, et c’est ce qui les libère. Dans ce que je sais du travail de Diana, c’est tout à fait cohérent, il y a une exigence envers son public… Moi je ne suis pas comme ça, je suis plutôt dans l’invitation, la séduction… C’est une question de personnalité, je pense… Mais les deux techniques peuvent fonctionner, je ne dis pas ! [rire]

 

T’est-il déjà arrivé de performer dans un espace public?

Pas réellement, je ne suis pas sûr que la promenade dans les rues de Barcelone, que l’on voit dans le film, soit tout à fait une performance, mais là j’étais en effet dans un espace public… Je n’ai jamais fait des strip dans un espace public, ou peut-être il y a longtemps, mais je ne me souviens pas bien…  C’est une chose que je crains beaucoup, je n’envisage pas ce genre de performance parce que je me sentirais trop vulnérable.

 

Et dans des lieux institutionnels (comme les universités ou les musées) ? Tes performances ont un potentiel de subversion de la norme très fort. Mais comment rejoindre un public plus vaste, plus ‘normé’? Nous aimerions comprendre si et comment il est possible de propager l’approche queer et la ‘queerness’ dans des milieux (hétéro)normés. On a l’impression que souvent il y a deux contextes parallèles, qui ne se croisent que rarement. Comment faire la connexion? 

Je pense que c’est une question importante. C’est la question. Et la meilleure réponse que je puisse donner pour l’heure s’est produite la nuit dernière : une des personnes qui a le plus apprécié ma performance avec Nadège a été Bruno (9), l’agent de sécurité, que je considérais comme une personne hétéronormée. Il n’arrivait plus à s’arrêter de parler avec moi et Nadège. C’était vraiment chouette, autant d’amour et d’enthousiasme… J’ai pensé que si j’avais fait le spectacle tout seul, ça n’aurait pas été pareil, Bruno ne l’aurait pas aimé autant. Ce qui a joué, je pense, c’est que bien que confronté à mon corps a-normé, il croyait voir une relation hétérosexuelle. Quand moi et Nadège jouons ensemble, ce que les spectateur.e.s voient d’abord c’est un couple dans une relation hétérosexuelle, cela leur permet de s’identifier, de se sentir plus à l’aise et proches de moi. Et cette empathie est le point de départ de mon travail suivant…

Si l’on veut qu’un public hétéronormé, ou l’espace public, ou ce que tu veux, soit ouvert à notre discours, nous devons leur permettre de nous rejoindre, pas les forcer. Ça ne fonctionnerait pas, je pense. Je crois que les techniques de choc, le « Vas te faire foutre, et débrouille-toi avec ça ! » dont je parlais tout à l’heure, c’est un réflexe culturel ; mais il ne permet pas de faire bouger les esprits, c’est d’ailleurs la réaction la plus courante dans ce genre de situation, et je ne pense pas que cela permette de faire changer la façon de penser des gens. C’est un peu l’expression : « On n’attire pas les mouches avec du vinaigre… ». Donc je pense que nous devons offrir, si nous voulons recevoir. Tout ce que nous avons à dire doit être parlé dans le langage de celui/celle à qui nous l’adressons.

 

Ce que tu fais c’est de la « performance queer démocratique »…

Hé bien j’aimerais bien être démocratique, car je voudrais que les gens apprécient ce que je fais, et le public queer également. Mais je considère plus le mot queer comme un verbe que comme un adjectif. Ce qui m’intéresse, c’est de « queeriser » les choses, c’est ce que je veux faire. Quant à « être queer », si tu me pousses à me définir, je te dirais que je suis queer, mais ce n’est pas ça que je veux dire. Faire des shows pour des populations queer, ça peut être très sympa, chaud et très festif. Mais ce n’est pas ce que je veux faire principalement. En tout cas, mon objectif principal n’est pas de faire se sentir les queers fort.e.s et sûr.e.s d’eux/elles. Le problème, c’est que tout le monde préfère se sentir fort et assuré. Moi, je n’aime pas les espaces séparés. Ça ne veux pas dire que je suis ami avec tout le monde, mais au-delà, créer des espaces queer, des moments pour les queers, ne m’intéresse pas. Je cherche à queeriser des espaces, à queeriser des moments, et c’est ouvert à tout le monde, parce que tout le monde… Tout le monde est queer ! C’est juste qu’ils/elles ne le savent pas encore. Ils/elles pensent qu’ils/elles doivent être normaux/ales, qu’ils/elles doivent suivre une voie normative, mais ils/elles n’ont pas à le faire, et ils/elles ne sont pas normaux/ales ! Donc oui, c’est important pour moi d’être le plus accessible et démocratique possible dans mon travail. Je n’arriverais jamais à toucher 100% de mon auditoire, je ne serais jamais convainquant pour des fondamentalistes chrétiens ou autres, et je m’en fiche, d’ailleurs… Mais je cherche à créer un espace de connexion autant que possible. D’un autre côté, certaines personnes, qui préfèrent les performances hardcore n’aiment pas non plus mon travail, je suis trop sage pour eux/elles, donc ils/elles ne suivent pas mon travail, ils/elles sont à un autre point de cet espace, où je ne suis pas. Et leur travail est important, et donne de l’assurance à celles et ceux qui en ont besoin… Mais ce n’est pas du tout ma démarche, ça n’est vraiment pas mon objectif…

 

Qu’est ce que tu penses du travail des performeuses post porno, comme celui d’Annie Sprinkle, ou Diana Pornoterrorista ?

Je pense que le travail d’Annie Sprinkle est tellement plein d’amour qu’il a le potentiel de s’infiltrer dans des endroits où d’autres types de travaux ne le pourraient pas. Quoi que vous pensiez de ce qu’elle fait, qui que vous soyez, elle embrasse tout le monde. Et pour Diana, je n’ai pas vu son travail depuis si longtemps qu’il m’est difficile d’en dire quelque chose. L’extrait que j’avais vu à San Sébastian était si dur que je n’ai pas pu le regarder, du coup je ne peux pas dire grand-chose. Je ne dis rien contre son travail, c’est juste que je n’ai pas pu regarder… Je peux parler plus facilement du travail de Maria Llopis, qui est une amie. J’aime bien son approche, qui est très accueillante, ouverte et exploratoire. Elle utilise sa subjectivité, son propre corps, ses désirs et intérêts pour travailler de façon très courageuse, et très… chaude.

 

Ton travail aussi est très chaud et courageux…

[rires] Oui, je sais, on me l’a déjà dit ! Je suppose qu’il est chaud et courageux… Le courage est un chouette truc qui vient de l’intérieur, mais suis-je courageux ? En tout cas, je ne suis pas fragile, j’ai appris que je pouvais faire beaucoup de choses sans me briser, je sais que je peux aller dans certains lieux et faire toutes ces choses, même si on me fait mal, je tiens le coup… Donc je prends le risque…

 

Quel est ton rapport au féminisme ? Penses-tu appartenir à la mouvance du transféminisme (10), comme le définit Beatriz Préciado ?

Oui, j’adhère complètement à ça. Pendant longtemps, je n’ai pas su dire si je pouvais me définir comme féministe, car le féminisme me semblait lutter de manière inchangée et selon les mêmes principes immuables depuis les années 80. Mais le monde autour avait changé, et le vocabulaire ainsi que les stratégies de luttes devaient donc nécessairement évoluer… Mais le féminisme ne semblait pas avoir changé, ou alors pas assez. Le discours s’adaptait, mais gardait la même base logique, du genre : « les femmes sont moins payées, les femmes sont moins ceci, les femmes sont moins cela… ». Et pour moi, ce n’est pas un bon argument.

Ces arguments sont vrais et c’est terrible, mais d’un point de vue militant ce n’est pas efficace. Parce que désormais, la culture a assimilé ce langage et l’a récupéré pour mieux le rejeter. C’est pour cette raison, je pense, que le féminisme traditionnel semble démodé. Et d’une certaine façon, à l’instar du travail de Beto [B. Preciado], il faudrait une volonté de comprendre la façon dont le pouvoir et l’oppression fonctionnent pour chaque personne, parce que chacun.e d’entre nous y est soumis.e.

[…] La performativité créée de l’intérieur et de l’extérieur [des limites] dans les sujets et les objets. Donc le transféminisme peut être compris comme le mouvement de ces objets hors des limites, car tout le monde ne se situe pas forcément dans une subjectivité bien assurée…

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Quelles sont tes références théoriques (si tu en as) ?

Oui, j’en ai, et j’en découvre de plus en plus depuis que j’ai commencé ma thèse. Je suis très influencé par tout ce qui tourne autour la culture foucaldienne, et ce qu’elle signifie pour toutes les questions de savoirs/pouvoir, des agencements de l’espace et de leur limite intérieur/extérieur… Et aussi Butler, Ces corps qui comptent… Je viens juste d’acheter et j’ai hâte de lire Giving an Account of Oneself (11), qui traite plus d’éthique que de genre. Sinon, je suis arrivé un peu sur le tard, surtout via l’équipe du film et Jo Sol, à l’Anarchisme. Guy Debord, La société du Spectacle. C’est que je lis en ce moment. Je suis un autodidacte, et je pense que c’est le début de mon apprentissage. Quand j’ai commencé mes études, en discutant de mes performances avec les autres, ils me disaient : « Ha oui, tu devrais lire cet auteur.e, ou celui-ci, ou encore celle-là, et aussi ça… ». Alors j’ai commencé à les lire et là j’ai réalisé que : « Ho mon Dieu ! Quelqu’un.e a déjà dit tout ça ! Et ils/elles en ont même dit plus… Et je ne suis pas d’accord avec celui-là ! Et tiens, celles deux là vont bien ensemble… ». J’ai réalisé à quel point la philosophie pouvait être excitante ! J’avais cette idée très romantique de la lecture philosophique, mais je n’osais pas m’y mettre. Et cette exploration m’a permis de découvrir tout ce savoir disponible sur place, et j’ai aussi pensé que cela manquait aux gens.

On passe notre temps à réinventer la roue, en quelque sorte, mettre en avant des idées radicalement nouvelles qui ont pourtant déjà été pensées vingt-cinq ans ou même soixante ans plus tôt… Et en lisant tous ces auteur.e.s, on pourrait tellement étendre nos possibilités, nos techniques, nos pensées… Je souhaite qu’il y ait un grand mouvement de convergence entre philosophie et militantisme, qu’ils puissent marcher main dans la main, avec les performances et le queer, parce que je pense qu’ils ont tant à s’apporter les un aux autres… Donc, je suis encore jeune en philosophie, mais je suis super enthousiaste et excité !

 

Es-tu dans une démarche de « réconciliation » entre le milieu universitaire et le milieu militant ? Comment fais-tu pour gérer en même temps ton travail universitaire et ton travail militant

Certain.e.s font le pont entre les deux, bien que je ne sache pas vraiment combien il existe de « queer studies »… Aux États-Unis, on a beaucoup de « cultural studies », qui permettent de travailler ensemble la théorie et le militantisme. La plupart des travaux et des références que j’utilise sont dans cette veine, et ce sont les chercheur.e.s de ces dix-quinze dernières années qui ont élaboré ces contenus à la fois militants et universitaires, à partir de leur engagement subjectif. Si tu t’engages dans ce type de travail, tu dois défendre tes convictions et ta subjectivité plus que la neutralité de l’observation extérieure.

 

Souvent, on reproche à certain.e.s chercheur.e.s d’être trop « engagé.e.s », de n’avoir pas assez de « recul » vis-à-vis de leur terrain. En même temps, on pense que les gens « engagé.e.s » ne sont pas légitimes à « produire une connaissance scientifique ». Qu’est ce que tu en penses ?  Y a-t-il une possibilité de réconciliation/contamination entre milieu militant et milieu académique ?

Je pense qu’on aimerait bien dire que la légitimité est une mauvaise chose, mais c’est faux, nous vivons dans une culture, nous vivons en société et c’est important. Mais s’il y a contamination, cela peut parfois être très excitant. Dans mon champ de recherche il y a contamination, c’est très positif et c’est la raison qui m’a permis de faire ma thèse, et de travailler sur mes performances au-delà de toute récupération ou mise en boite rétrospective de mon travail.

Merci beaucoup, c’était formidable !

Merci à vous, c’est si fun de parler de soi… [rires]

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(1) http://www.lazlopearlman.com/video.cfm

(3) Propos recueillis pendant le séjour de Lazlo Pearlman à Rome à l’occasion du Festival « Agender » (9-11 décembre 2011).

(4)  On prefere employer le verbe performer, bien que son usage dans la langue française ne soit pas consolidé.

(5) En anglais il y a le jeu de mot entre « fack off » et « fuck me ».

(6) Lazlo fait ici référence à une intervention d’un homme pendant la discussion après la projection de Fake Orgasm au cours du festival « Agender ». Il a essayé d’amoindrir et de ridiculiser le travail et la position de Lazlo.

(7) Nadège Piton est performeuse, artiste et comédienne. Elle est partner de Lazlo dans beaucoup de performances. Avec Beatriz Preciado et Erik Noulette elle dirige le projet « Bodyhacking » http://bodyhacking.fr.

(8) Rome, 16-18 septembre 2011.

(9) Nom de fiction.

(10) Pour Beatriz Preciado le transféminisme est caracterisé par l’alliance du féminisme avec les questions que soulèvent les transidentités…

(11) New York: Fordham University. Press, 2005.


Mis en ligne, 6 septembre 2012.

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