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Étiquette : Corps

Eprouver le corps

Maud-Yeuse Thomas
Université Paris 8


Eprouver le corps

Recension

Éprouver le corps. Corps appris, corps apprenant
Christine Delory-Monberger (dir), Erès, 2016

 


« Je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps,
ou plutôt je suis mon corps. »
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

Plus qu’aucune autre époque, la nôtre est sensible aux flux qu’analysaient Deleuze et Guattari et, plus près de nous, Appadurai et Bauman au travers de la mondialisation-globalisation. Il est un autre flux, faisant croiser les studies entre elles : le corps. Ou plutôt, ce moi-corps dont parlait Georges Vigarello. Comment vit-on son corps à l’heure de la mondialisation ? Cette dernière a-t-elle modifié notre rapport au corps ? Pas sûr. Ou, du moins, d’une personne à l’autre, ce rapport est resté relativement inchangé où le corps est pensé comme le substrat naturel. Le déracinement le plus important, celui liant la construction de l’identité à la terre (Bauman, 2010) est désormais derrière nous. Notre corps est essentiellement celui d’une vie, histoires et mythes urbains. Pourtant, avec les révolutions techniques, celles-ci ont bien renouvelé notre appréhension du corps, nos manières de le voir, le considérer et donc le penser. Il n’est pas cette pure enceinte donnée à la naissance, immanent à lui-même mais assignation, arraisonnement, normation, apprentissage. Dès l’introduction, Christine Delory-Monberger en donne une précieuse indication dans une « approche sensible des corps », insiste sur la dimension de l’apprentissage : il n’y a de corps qu’un corps appris et apprenant. On souligne là le défi contemporain, à considérer le corps non plus depuis une origine mais dans ce long apprentissage de soi de/dans son corps qui est la vie elle-même. L’on peut considérer le corps comme lieu et premier espace d’apprentissage, tissant un long déroulé entre naissance et devenir. Apprendre à marcher, à manger, à digérer, à éliminer les déchets, à aimer, à enfanter, à rêver. Apprendre à vivre ses émotions, ces « prémisses de la conscience » (Izabel Galvao). Apprendre à se déplacer et s’alimenter dans un rapport social de corps à corps et, avec les investissements affectifs et sexuels, avec l’autre dans une relation engageant le moi-corps dans une totalité intersubjective, intersectionnelle.

Corps appris, corps apprenant

Le corps donne à l’expérience d’être humain une centralité faite d’apprentissages. Sous condition d’apprentissages. Mieux, il donne un « corps propre », cette manière singulière d’exister avec son enveloppe bio(socio)logique, de la déployer sur soi en constituant une biographie conditionnelle, pour être appris par d’autres dans un réseau d’interdépendances croisées, à la fois formelles et informelles. De tout temps, le corps a été l’expression d’un déploiement artistique et esthétique ; corps des danseurs, corps des performers, corps au cirque mêlés aux corps d’animaux. Pour Sylvie Morais, le « corps du je » est en lui-même le mouvement même de cet apprentissage fondamental : non pas simplement dans sa dimension d’individuation mais encore un advenir contre la tendance cannibale du social (Valérie Melin).

Le moi-corps est donc un lieu et espace saisi par les expériences, formé par elles et toujours conditionnées par des impératifs de nature distincts : manger, dormir, grandir, rêver, aimer, se conformer ou se distancer. L’expérience de son corps s’arrime à des configurations identitaires précises, soit cette « coïncidence sexe-genre » donnée par l’habitus et l’on rappelle ici la lecture foucaldienne d’un dressage des corps en vue d’une production des corps utiles et dociles pour une hiérarchisation de la société. Parce que le moi-corps est dépendant d’apprentissages, il est particulièrement sensible et ouvert aux assujettissements, aux cannibalismes de toutes natures, aux aléas de l’existence dont la faim, le froid ou l’intense chaleur, à l’organisation des espaces publics comme privés, aux maladies physiologiques comme psychiques.

Plus que tout, le moi-corps dont Valérie Melin rappelle l’illusion d’une homogénéité et unicité, est confronté à une « dissociation » fortement pathologisée. Il est déterminé par une organisation binaire et rigide ordonnant une bipartition hiérarchique, inférant sur la constitution d’un corps propre, au risque d’être dépossédé d’un « être-soi-même » (Anne Dizerbo), entre déni de soi et impératif de subjectivation (Melin). Les conditions de la construction d’un huis clos de l’intimité corporelle sont définies essentiellement par les conditions proprement binaires de l’organisation de « rapports sociaux de sexes » (Mathieu, 1992) dont l’interrogation ne consiste pas à une simple dénaturalisation ou déconstruction mais à un fondamental réapprentissage au risque d’une errance.

Dès l’école, le premier apprentissage est celui d’une « institution de la maîtrise première des corps » (Béatrice Mabilon-Bonfils, François Durpaire ; Anne Dizerbo ; Valérie Melin), espace disciplinaire et bipartition sexuée (Sylvie Ayral, 2011), s’ajoutant à celui qui s’effectue dans l’espace familial, voire s’y substituant dans une division binaire où se dégage une expérience « transmoderne » du sujet assujetti fondant des résistances (Mabilon-Bonfils). La mixité dite sexuelle est récente et toujours définie selon des règles précises, alignée sur des normes de sexe auquel se nouent rôles et apparences genrées, sans en dehors possible, selon cette idéologie. L’école est le lieu d’un apprentissage qui est toujours une saisie intergénérationnelle entre maîtres et élèves, corps sexués et sexuels matures et corps genrés immatures, où il faut « annuler les répartitions indécises » et où le savoir sur les corps et comportements fonde les pouvoirs de dire, définir, classer et punir. Mireille Cifali Bega nous narre ainsi une « écoute » du corps comme distant, voire étranger, dans son expérience d’enseignante avec un corps malade, douloureux, où se présenter à soi-même et autrui ne va pas de soi quand précisément la position même de l’enseignant.e est sur (une) scène. « Je ne l’habitais pas vraiment », dit-elle sous la forme d’un aveu, en soulignant la fonction d’un vêtement cachant un corps dérobé à la vue autant que possible. Comment être soi-même dans ce cas comme dans d’autres ? L’expérience singulière d’un hors-corps est-elle mesurable, vivable ? Qui en fait l’apprentissage, que transmettre quand la norme dominante, sinon hégémonique, cumule âgisme, racisme et sexisme, hypothéquant tout handicap, pour s‘en tenir à cette intersectionnalité néantisante et régressive ? L’auteure en souligne la nécessité d’une « congruence » et « cohérence » d’une vie, y plaçant un sens profond et lucide reposant toutefois sur le deuil d’une innocence, impliquant « la force d’une vulnérabilité » (Cifali Bega) : le rapport au corps est toujours défini par des pouvoirs symboliques.

Du corps genré

Catégorie longtemps ininterrogée, le « genre » apparaît désormais dans une centralité d’un réapprentissage de ses nouements aux dimensions sexuées et spatiales, concernant aussi bien les variances culturelles (Mead : 1935 ; Descola : 2005) l’histoire de la sexualité (Foucault, 1975), la valence différentielle des sexes (Héritier, 1996), l’assignation sexe-genre, le rapport à la folie, aux transgressions et situations limites (Mike Gadras ; Christophe Blanchard) autant que le rapport aux dimensions politiques des spatialités (Raibaud, 2015). Toutes choses que notre époque interroge entre déploiement mondialiste et replis nationalistes où la refondation au monde est toujours d’actualité entre époque et sociétés liquides (Bauman, 2000), engageant une responsabilité de soi qui, précisément, ne va nullement de soi.

Nous avons ainsi posé notre article (Thomas et Espineira) : Comment vit-on son corps dans un tel arraisonnement dont le bornage n’est nullement naturel mais naturaliste, c’est-à-dire promouvant une idée de la nature pour masquer son idéologie binaire d’un moi-corps social et juridique ? Nous avons postulé, contre cette idéologie historiquement récente (Foucault et Laqueur datent le cadre d’émergence de cette idée au XVIIIe, moment fondateur de l’Occident prémoderne), un apprentissage des passages et franchissements de genre qui peuvent aussi être un passage sous la forme d’un changement de sexe, personnel et social. Il s’agit pour nous de se « donner un corps » individuellement dans un apprentissage sans médiations, où le « rêve de soi » questionne le corps au travers du référent principal, soit le lien sexe-genre. Non pas se libérer d’un enfermement dans un « mauvais corps » et retrouver un genre d’élection censément central ou encore de sortir d’une « contradiction tragique » opposant « anatomie et sentiment d’identité (Le Breton), mais de refonder son existence pour que le lien sexe-genre, corps vécu et corps physique, (le Leib et le Körper, Marzano), soi et autrui, soient renoués dans un sentiment même de soi (Damasio, 2002), quitte à revalider une binarité sexuée et sexuelle ou refonder un lien social ouvert, à n sexes-genres.

Le mouvement trans et intersexe a ici toute son importance dans l’interrogation contemporaine de l’assignation. Qui assigne, comment se construire dans un mouvement où l’apprentissage implique un contexte normatif définissant le bornage sain/pathologie, normal/anormal, voire du monstrueux, sur un ancrage essentialiste et biologique immuable et dissymétrique (David Le Breton). Qu’est-ce que le genre, redemande Jean-Jacques Schaller. Indubitablement, un débat : déjà présent au XIXe sous le nom de « troisième sexe » (Murat, 2003), relégué un siècle durant et resurgissant à la faveur de la démocratie sexuelle (Fassin, 2006). D’un article à l’autre, qu’une enquête à l’autre dans des lieux où le corps surgit comme un rappel à la « nature », c’est un état démultiplié de savoirs sur la société auquel l’on assiste, où le corps de la parturiente renvoie au corpus des normes, où le corps du SDF interroge nos valeurs.

Qu’est-ce que le genre ?

Nulle part ailleurs, les questions intersexe et trans ne disent ce bornage binaire conditionnant un improbable entre deux en creux d’une binarité oppositionnelle et asymétrique dont le corps serait la source et une inégalité « entre les sexes » et dont l’ordre des genres serait la matrice politique. Nul doute que la critique du Trouble dans le genre (Butler, 2006) a laissé des traces profondes dans le naturalisme traditionaliste et l’objectivisme scientifique occidental au point que les savoirs situés obligent à ce bougé des lignes, séparant ce qui était comprimé. Comment inclure les corps et vies handicapées sans cette réduction à une maladie ou pathologie ? « Comment imaginer que la fragilité de l’autre ne fasse pas résonance à notre fragilité ? », demande Jean-Jacques Schaller. Question de peau donc, mais aussi frontière pour ne pas (y) toucher et être touché, construisant un autre du handicap, de la taille, de l’âge, de la couleur de peau, des transgressions de sexe et de sexe… De là, à se déplacer, du handicap au queer épousant les « interstices » quand J-J. Schaller montre MH/Sam Bourcier qui montre… Frontières donc, créant et annulant ces dits interstices pour mieux baliser l’ordonnancement censément élémentaire de la vie binairement normée, et les « autres », ces « transcorps » (Le Breton) placardés par le ressentiment envers ces minorités et communautarismes sexuels, et coupables du grand malaise de civilisation. De même, comment donner naissance, comment éduquer quand éduquer dans un « sexe » qui peut-être synonyme de handicap social, notamment professionnel ? Stéphanie Kunert et Sarah Lécossais soulignent le contexte liant normation sexogenrée et médicalisation du corps maternant, enserré dans des conceptions à l’hôpital, parlant de « corps contraints », tant ses lourdeurs s’imposent à l’expérience individuelle, pointant l’essentialisme et soulignant comme pour s‘en libérer, les actuelles lectures du « genre ». Là encore, il serait faux et vain de croire que dans toutes les sociétés et époques, il a été cet invariant matriciel et universel même si tous les anthropologues soulignent la dimension patriarcale dans presque toutes les sociétés où la « maison des hommes » (Godelier, 1992) se construit sur une domination hiérarchique d’ensemble. Précisément, les auteures insistent sur un « rappel à la nature » au cœur même des logiques rationalisées des hôpitaux modernes, rappelant là la dimension naturaliste de l’ontologie occidentale (Descola, 2005). Autrement dit, et tandis que le travail de dénaturalisation permet aux disciplines scientifiques un renouvellement de fond, le travail de naturalisation se poursuit dans les lieux de forte technicité (l’hôpital) et à très haut degré d’organisation sociale (l’école, l’administration des états civils).

Ce que le normal veut dire

Cet ouvrage est une invite à considérer le corps dans toutes ses dimensions et ce qui transparaît de manière nette, est le processus d’acquisition et d’apprentissages et ses modalités de transmission, en faisant du corps le cœur de toutes les utopies selon Foucault, rappelle Valérie Melin. Que pouvons-nous aujourd’hui transmettre, se demandait le philosophe Bertrand Ogilvie. Qu’il n’est pas une manière unique de vivre et dire le moi-corps humain et l’interrogation actuelle des études de genre, loin d‘être une « théorie », relève d’un débat civilisationnel en prise même avec les formes d’objectivité et d’organisation, notamment juridiques et médicales et plus largement politico-spatiales (Raibaud, 2015). « Dame nature » n’y est pour rien, simple horizon masquant une logique de différenciation par « sexes » par un « appareil idéologique » performatif (Kunert, Lécossais), une manière de redire un ordre politique, homme-culture, femme-nature (Mathieu, 1992), malgré une égalité devant la loi et dans la sexualité. Certain.es d’entre nous vivent leur corps à la manière dont nous nous déplaçons, simple véhicule et condition de présence au monde ; d’autres dans une fusion corps-esprit dont la sexualité est aujourd’hui le parangon d’un épanouissement au monde ; d’autres encore le projetant dans une quête en raison de handicaps importants (Catherine Agthe Diserens), temporaires ou non telle l’anorexie (Michela Marzano), d’une différence non nommée, tellement profonde qu’elle infère sur la condition d’apprendre et potentiellement sur la vie elle-même. Le récit qu’en donne Izabel Galvao à partir des bases théoriques posées par Antonio Damasio, réunissant vie émotionnelle, professionnelle et rationnelle, pose cette relationnalité fondamentale de l’apprentissage et sa transmission faisant « événement » (Arendt) et fondant une philosophie de vie à distance des rhizomes attendus, de l’ordre de « l’enquête sur soi » (Lennize Pereira Paulo, Catherine Tourette-Turgis) afin d’écouter le corps. À la manière dont Damasio sonde le cerveau normal par des cerveaux accidentés et cinquante ans plus tôt, comment Canguilhem « sondait » le normal par la voie du pathologique, cet ouvrage sonde les corps et vies accidentées et/ou marginalisées pour éclairer ce que le normal veut dire.

En filigrane, l’interrogation contemporaine des institutions, de l’école à l’hôpital. L’école comme espace et lieu binaires, poursuit le sillon tracé par Foucault où la disciplinarisation du corps (Dizerbo) envisagé dans son abstractisation extrême, efface des vies non binaires ou queerisées pour ne plus montrer que des corps binairement sexués, préparant des identités sexuelles, ultime bornage à l’existence d’hommes et de femmes et nul.le autre. Bornage à une société binaire au travail dans une mise en ordre ultralibéraliste. À coup sûr, un thème qui intéressera les vies LGBTI au-delà du politique comme scène de résistance aux discriminations mais aussi, plus largement, le débat même dans sa dimension de philosophie. Il faut avoir quelque chose à transmettre, soulignait Bertrand Ogilvie, faisant écho aux ouvrages de Bauman et aux conduites à risque (Patrick Baudry) lorsque toute utopie a disparu où il ne reste au « SDF » plus que sa bouée biologique et éponge psychique : son chien (Christophe Blanchard). Nous sommes au-delà de ce que Bauman nomme des vies perdues (2009). Le SDF n’est plus qu’une ombre sans nom, acronyme annonçant une pure errance, humainement décorporalisé et se projetant dans/comme vie animale où, enfin, il peut trouver confort, chaleur, mots. Cela même que demande le « handicapé lourd » : être touché pour renouer le soi au même en renouant avec son corps, quel qu’il soit et au risque de toucher au désir, de le susciter. La reformulation des cycles d’apprentissages dont le corps est le siège, le véhicule et le réceptacle neurotypique ou neuroatypique est un bon début pour dire que nous pouvons et voulons transmettre.

Un dernier mot, entre récit et autoethnologie. Ces communications qui sont aussi une mise en récit du plus long des apprentissages, vivre avec soi et autrui, ont provoqué quantité d’échos en moi. Tout particulièrement, l’analyse de Valérie Melin. J’ai fait, dès le début de ma scolarité, un autoretrait si massif que je me suis retirée dans un espace sans repères : une desensorialisation, souligne-t-elle, entre refus de mourir et déni du soi comme inconnue radicale. Éjectée du système scolaire à la 5e, je tiens sans doute mes formations à ce curieux pouvoir de l’imaginaire où je faisais l’apprentissage de la conchyologie-macalogie. Il représentait « mon » école : une école magique et lumineuse, les pieds dans « mon » Atlantique, mais terriblement solitaire. Sans nul doute, il manque à l’institution scolaire ce « voyage dans la résistance » ou comment apprendre son corps propre en arrimant le sens à la complexité et diversité, notamment des arts (Christoph Wulf, Sylvie Morais, Wendy Delorme) dans une logique de la sensation où apprendre sur soi est toujours apprendre (sur) son corps où connaissance et savoirs peuvent se réconcilier, faire se renouer ensemble les tenants de la vie. Au terme de ma recension qui est aussi un voyage dans les mots et concepts, émotions et sentiments, l’on voit le flux et reflux d’une introspection d’époque du corps comme microscosme, entre corps vécu, le Leib, et corps physique, le körper (Marzano) renvoyant toujours aux normes binairement divisées. Précisément à ce flux montant pour « bousculer l’ordre symbolique de la différence des sexes qui structure les sociétés autant que les imaginaires » (Christine Delory-Monberger).

 

Sommaire

Introduction

Christine Delory-Momberger ………………………………………………………………………………… 7

I. Corps vécu, corps montré

Le corps angoissé dans l’enseignement :

La force d’une vulnérabilité – Mireille Cifali bega…………………………………………………….. 21

La place des émotions dans les métiers De l’humain – Izabel Galvao ………………………. 33

Un corps contraint : tracé d’une anorexie – Michela Marzano

(entretien avec Christine Delory-Momberger) ………………………………………………………… 45

II. Le corps à l’école, le corps en formation

Ruses. Du corps et corps, de la ruse à l’école

Béatrice Mabilon-bonfils et françois Durpaire ………………………………………………………. 57

Etre et avoir un corps À l’école. Enjeux biographiques du contrôle du corps dans l’institution scolaire

Anne Dizerbo…………………………………………………………………………………………………….69

Le corps entre objet de déni et support de subjectivation.

Une mise en perspective du processus de raccrochage d’élèves. Au microlycée de Sénart

Valérie Melin ………………………………………………………………………………………………….. 81

III. Le corps en situation extrême

Le corps extrême des conduites À risque – Patrick Baudry ………………………………….. 95

La mise en scène du corps dans l’espace. Posture et conduite dans l’activité de deal

Mike Gadras………………………………………………………………………………………………….. 109

La rue à l’épreuve d’une biographisation des corps : Le sdf et Son chien

Christophe blanchard………………………………………………………………………………………. 121

IV. Le corps dans ses assignations de sexe et de genre

Transcorps : les uns, les unes, les autres. David Le Breton…………………………………… 133

Transidentités : Se Donner un corps

Corps trans, corps transformés- Karine espineira et Maud-Yeuse Thomas……………… 149

Corps maternant, corps enfantant, corps contraint

Représentations de la maternité dans l’émission baby boom

Sarah Lécossais et Stéphanie Kunert ……………………………………………………………….. 163

V. Le corps handicapé, le corps malade

Le corps-désir… en dépit du handicap – Catherine Agthe Diserens ………………………. 179

La place Du toucher dans une humanité de la rencontre – Jean-Jacques Schaller……. 191

Quand Mon corps parle, Qu’est-ce que j’apprends ? Écouter son corps, une figure de la démarche d’enquête sur soi

Lennize Pereira Paulo et Catherine Tourette-Turgis …………………………………………….. 203

VI. Le corps de l’artiste

Le corps dans les arts. Processus mimétiques et performatifs – Christoph Wulf ………. 217

Expérience du corps et création artistique- Sylvie Morais …………………………………….. 227

Le corps-à-corps politique de Wendy Delorme, Performeuse X Queer

Christine Delory-Momberger ……………………………………………………………………………… 239

Bibliographie……………………………………………………………………………………………………. 253

Présentation des auteurs……………………………………………………………………………………. 267

Bibliographie supplémentaire

Sylvie Ayral, La fabrique des garçons, Ed. PUF, 2011.

Zygmunt Bauman, Identité, L’Herne, 2010.

Zygmunt Bauman, Vies perdues : La modernité et ses exclus, Poche, 2009.

Judith Butler, Trouble dans le genre, Amsterdam, 2006.

Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi : corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob,‎ 1999.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

Eric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Revue Multitudes, 2006/3 n°26, [en ligne, Cairn] https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-123.htm (consulté en février 2016).

Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Terre humaine Poche, [1935] 1963.

Laure Murat, La loi du genre, Une histoire culturelle du ‘troisième sexe’, Ed. Fayard, 2006.

Bertrand Ogilvie, « anthropologie du propre à rien », Revue Passant ordinaire, [en ligne] http://www.passant-ordinaire.com/revue/38-350.asp (consulté en février 2016).

Mise en ligne : 25 février 2016

Recension : Mon corps a-t-il un sexe?

Maud-Yeuse Thomas

Université Paris 8

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Recension :
Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales

Sous la direction d’Évelyne Peyre et Joëlle Wiels

D’emblée , la 4e de couverture nous met dans le bain : « Sexe» est l’un des mots de la langue française que les gens sans distinction de classe, de religion, d’apparence ou de profession, utilisent avec grand intérêt, qu’ils soient accoudés au zinc d’un bistrot ou à la paillasse d’un laboratoire de biologie moléculaire. Deux mises en scène distinctes, sociale ou scientifique; deux scénarios différents: d’un côté, les histoires d’amour ou d’imaginaire sexuel, de l’autre, les recherches biologiques. Sous ce mot de «sexe», notre langue, si riche, produit une polysémie bien fâcheuse. » Quel est ce sens polysémique, tout à la fois le plus petit dénominateur commun d’une organisation binaire de société et du rôle sexuel que nous effectuons dans la procréation et la sexualité ? Qui répond et comment répond-on ?

L’ouvrage interroge cette polysémie sexuée et sexuelle en faisant « le point sur les connaissances concernant le sexe biologique et ses variations, dont on sait désormais qu’il ne permet pas de séparer les individus en deux catégories bien distinctes. » Ici, l’ouvrage rejoint les débats des études de genre dans une évaluation de « l’impact du genre sur le développement du corps des êtres sexués et sur la construction de leur identité ». L’ouvrage opte pour une pluridisciplinarité ouverte et questionnante, non seulement entre des positions opposées mais en réinterrogeant les sciences biologiques à l’endroit de la vision nature-culture avec, par exemple, l’article sur l’alternaturalisme de Hoquet et Keutzer sur le genre et les animaux.

Il cherche à apprécier dans quelle mesure les croyances liées au genre (bicatégorisation mâle-femelle stricte, supériorité masculine, etc.) construisant le corps ont pu influencer les recherches menées sur les sexes biologiques (Hoquet repère 7 sens pour définir le sexe). Cette « fâcheuse polysémie » est généralement évacuée pour une reconduite généralisée et générique d’une différence oppositionnelle, binaire et « incommensurable » des « sexes », pour une unicité que le « sexe » ne contient nullement –sauf sur les sites de recouvrement sexe-genre partout où « l’idéologie différentialiste » les a déposés, à partir du XVIIIe. Ce qui a figé un clivage naturalisme vs antinaturalisme dans une idéologie binaire, désormais interrogé et constituant un terrain à part entière.

Les témoignages de personnes intersexes et transgenres apportent sur la question de l’identité sexuée un éclairage complémentaire qui bouscule les « réponses » que donnent la médecine et le droit reconstruisant deux catégories sexuées et sexuelles bien distinctes dans lesquels le genre, comme « processus de construction d’une différence des sexes hiérarchisée » (Marqué) disparaît dans la matérialité même du corps, tandis que l’éthologie (Kreutzer) et la bio-anthropologie (Peyre) le font apparaître. Le double processus d’assignation et d’état civil, lieux symboliques s’il en est de la fixité de « l’incommensurabilité des sexes » ne sont nullement naturels mais politiques. S’agissant des identités femme et homme, on soulignera qu’il s’agit des rapports sociaux de genre, de sexualité, de construction oppositionnelle ou mixte d’un corps-mouvement, de voix, de rapports au travail, à la filiation, à l’alimentation, à la plasticité du cerveau comme des os du squelette, aux fantasmes comme aux projections imaginaires, etc. Toutes choses que cet ouvrage cherche à réévaluer en sollicitant toutes les disciplines scientifiques sollicitant des savoirs plus anciens. Leurs descriptifs très documentés sur la période historique courant du XVIIIe au XXe sont sans ambiguïté. Le comparatif fait surgir, quasiment à chaque phrase, « l’arrière-fond historique » construisant la fabrique sexobinaire et les clivages ordonnant des espaces disciplinaires stricts questionnés sous divers angles et concepts : Hoquet avec le concept d’alternaturalisme, Marqué avec celui du corps comme mouvement socialisé, le rapport de la voix et du sexe (Legrand, Ruppli) intériorisant le genre et fabriquant du corps.

L’opposition des « sexes » est d’abord une opposition historique, s’établissant dans le long temps du XVIIIe au XXIe dans un changement de régime majeur (de la vision biblique aux rationalités scientifiques multiples se concurrençant) et dissimulant ses échafaudages par l’évidence de sa naturalité et normalité. A la manière dont Elsa Dorlin a fait apparaître une « matrice des races », les auteur.es font apparaître une matrice des « sexes » dont le principal travail de déconstruction et reconstruction d’une représentation plurielle réside dans l’observation fine d’une fabrique du corps sexué et genré binairement et sa naturalisation après coup. La binarité sociologique s’accompagne donc d’une binarisation de ce corps entièrement déterminé par les manifestations du « sexe » dans un maillage si étroit que même les plus érudits d’entre nous ont bien du mal à mettre à distance l’échafaudage dans ses dimensions reliant le travail scientifique de l’imaginaire sociohistorique. Catherine Vidal met en garde sur « l’impact des savoirs scientifiques », reposant concrètement ce que la polysémie du « sexe » et sa « réduction au biologique » apportent à l’ordre des genres et sa police invisible, soit l’obligation à la dimension politique de l’hétérosexualité excluant l’homosexualité et la dimension socioculturelle du régime cisgenre, excluant d’autres modes, dont le mode trans et intergenre.

La force de l’ouvrage réside dans le fait qu’il réinterroge le siècle des Lumières, l’établissement de rationalités spécifiques, destinées à être le moteur de la reproduction sociale via un « état des connaissances » semblant valider le prédicat sexué (Planté), en les faisant dialoguer. Le comparatif des savoirs sur les os, le squelette, le cerveau et l’alimentation renvoie bien à une sexualisation montante des représentations liée à sa hiérarchisation et son rapport à de nouveaux clivages que le XXe occidental va généraliser : le rapport nature/culture double surplombant de la condition hommes/femmes, où le premier forge une bicatégorisation du second en le renforçant jusqu’à nier la « diversité de la nature » (Kreutzer) en la binarisant à son tour. Dans cette optique, « la société modèle notre anatomie » (Peyre) dans des représentations mettant en scène des parties du corps ou sa totalité, censée montrer une « nature » différentielle et essentielle, masculine vs féminine, en créant des tiers absents. Or, si il y a bien une différence, elle n’est pas essentielle ni essentialiste et la déconstruction est d’abord scientifique, rampant là avec le clivage sciences vs militances et réinterrogeant la causalité scientifique. De proche en proche, l’examen montre toute la polysémie dudit « sexe » et sa profonde ambivalence : la nouvelle société est toujours basée sur la supériorité de la culture et de l’hégémonie d’un type particulier de masculinité et va forger les corps sexués adaptés à son régime et idéologie, rompant là avec les croyances des siècles passés et sa théologie chaud/froid tout en reproduisant une hiérarchie symboliste. Chaque grand chapitre suggère une essentialisation préliminaire et fondatrice de ce qui va devenir la « différence des sexes » au XXe, inscrivant dans le marbre de la loi dès le début du XIXe siècle, bien avant la distinction nature/culture et la grande division des rationalités scientifiques sciences naturelles/sciences sociales. Le siècle des Lumières n’est pas scientifique mais médical et idéologique, suggèrent tou.te.s les auteur.e.s, précédant et préparant le pansexualisme freudien où, avec l’invention du psychisme, c’est au tour de l’imaginaire sexuel et de l’organisation sociétale de suivre le même exemple.

Ainsi, le « sexe » des os, du squelette, des hormones, des organes génitaux, du cerveau, de la force musculaire et de la taille, etc., semblait pouvoir construire un corps sexué-sexuel unitaire mais au prix d’une objectivation dudit corps laissant l’imaginaire premier et fondateur (Castoriadis) sans objet. Au terme du premier chapitre, l’on se demande ce qu’il reste de cet imaginaire sans cesse récupéré par la permanence des métaphores sexuelles et la reconduction des « marqueurs idéologiques » (Marquié) ajoutant de la fixité à l’habitus corporel et masquant le travail des résistances (Marquié citant Certeau aux côtés de Bourdieu :164). A mon sens, son analyse pose la question complémentaire au titre de l’ouvrage : mon corps a-t-il un genre ? Oui mai lequel ou lesquels ? On ne peut que deviner le silence de ces « autres » non nommés, marqué.es par une transgression mortifère mise en scène, non créatrice, dont la société binaire aura énucléé l’imaginaire.

Le 2e chapitre commence par une formulation lacunaire, montrant tout son échafaudage : « Le sexe envahit tout le corps ». Un envahissement, loin du postulat d’Héritier malgré ou à cause d’une « valence différentialiste des sexes » en laissant au sexe la fonction mythologique de poser un ancrage absolu. Au passage, l’on comprend que le pansexualisme freudien n’est que la conséquence du pansexualisme corporel, inventé par les médecins depuis le XVIIIe et rompant avec le continuum sexué où la femme n’était qu’un « homme inachevé » (Laqueur, 1992).

En introduisant l’apport des trans et intersexes, la séparation des « individus en deux catégories bien distinctes », vole en éclat mais non l’organisation instituée d’une polarisation binaire où la « nature » est entièrement recomposée à distance des lois patriarcales. Comment dépasser ces institués ? La reconstruction du biodimorphisme par l’investigation quasi policière des transgressions accaparaient l’ensemble des savoirs et avec eux, tout l’espace imaginaire et l’édification de la relation entre hiérarchisation sociale et naturalisation de celle-ci dans la nouvelle société des savoirs. La dénonciation de cette idéologie plaçant le masculin en dominant et le féminin dans un statut ancillaire, pointe l’effacement des franchissements de genre et le discours médical sur l’homosexualisme et l’intersexualisme au XIXe avant l’invention du transsexualisme au XXe dans une filiation discriminante. Mais ces récits sont restés minoritaires, voire aveuglés par la lutte des anti et naturalistes, longtemps effacés des échafaudages idéologiques binaires. La lumineuse conclusion, « pour ne pas conclure » de Christine Planté consiste à (se) remettre au travail en se confrontant à une nouvelle « révolution copernicienne du sexe » (Gonthier). Utile ouverture aux savoirs démentant certains certitudes et expertises comme matière des inconscients culturels, consistant à réévaluer les liens entre science, marqueurs idéologiques, processus de tris et oublis de l’histoire et dans la manière même dont la science binarise par habitude (Gontier : 315, à propos du travail de Peyre), politisation des rapports entre une majorité et des minorités fantasmées que démentent des méta-analyses sur les prédispositions psychologiques (Cosette : 258) ou cognitives factices (Vidal : 91), entre « neurosexisme » et « neuro-éthique » (Vidal : 102). Comment puis-je me penser si je suis « autre », questionne Cendrine Marro (281) et quel impact sur ma vie saisie par un état civil invariant construisant un « corps juridique » (Nicot : 286 ; Reigné : 302) ? Comment se « dire simplement », (Guillot : 296), lorsque l’absence de médiations est totale, facilitant ainsi la construction d’une majorité symboliste autant que déterministe. Or, c’est précisément cette production de déterminismes majoritaires qui emportait toutes les faveurs au travers l’évidence du naturel et le naturel de l’évidence (Detrez) où l’hypothèse d’une bisexualité psychique servait avant tout à reconduire une binarité en cours d’édification, telle une Babel. La parole experte des minoritaires, aussi capitale que le projet scientifique pour rétablir ce qui est d’ordre du sociopolitique, imaginaire inclut, est rarement entendue comme une participation à l’imaginaire et pris dans une hiérarchie nullement abolie. Ce n’est pas la science qui a construit la binarité sociodimorphique mais l’imaginaire d’une classe économiquement dominante au XIXe. Mais les sciences n’ont-elles pas validé, par oubli et omission, la reproduction biosociale ? L’apport majeur de cet ouvrage permet donc de réévaluer cette question : ce n’est pas la science qui crée la différence homme/femme mais la valide ou la réfute, non sans un effort sur elle-même. Elle ne se contentait pas simplement de dire la différence mâle/femelle en interrogeant le contexte nature/culture. Désormais et fort des études de genre, elle souligne l’intrication sexe-genre comme sexe/genre, voire du point de vue situé de cet « autre » non aligné (Marro) introduisant du trouble dans le sexe (Fassin), ouvre l’horizon imaginaire imbibant les sciences analysant la nature comme une production de l’imaginaire urbain du XIXe finissant au XXIe commençant.

Table
Introduction, par Evelyne Peyre et Joëlle Wiels

Première partie: Construction du corps sexué
L’histoire du sexe ou le roman de la vie, par Evelyne Peyre
La détermination génétique du sexe: une affaire compliquée, par Joëlle Wiels
Développement et fonction des organes génitaux, par Pierre Jouannet
La détermination du sexe chez l’humain: aspects hormonaux, par Claire Bouvattier

Deuxième partie: Le sexe envahit tout le corps
Le cerveau a-t-il un sexe?, par Catherine Vidal
Le squelette a-t-il un sexe?, par Evelyne Peyre
Le bassin osseux: splendeurs et misères de la clé de voûte du corps humain, par July Bouhallier
La voix a-t-elle un sexe?, par Mireille Ruppli
Corps dansant, sexe et genre, par Hélène Marquié
Orlando barocco: variations sur le sexe d’un personnage lyrique, par Raphaëlle Legrand

Troisième partie: Cultures/natures: la femelle et le mâle
«Sélection sexuelle» et différenciation des rôles entre les femelles et les mâles chez les animaux, par Franck Cézilly
Des animaux en tout genre, par Michel Kreutzer
Alternaturalisme, ou le retour du sexe, par Thierry Hoquet

Quatrième partie: De l’identité aux représentations
L’évidence du naturel et le naturel de l’évidence, par Christine Detrez
Différences psychologiques entre femmes et hommes et rôles sexuels: un lien factice?, par Louise Cossette
L’identité: une construction personnelle aux prises avec les normes de genre, par Cendrine Marro
Sexe, genre et état civil: vers des droits humains nouveaux?, par Stéphanie Nicot
Me dire simplement, par Vincent Guillot
La notion juridique de sexe, par Philippe Reigné
De la révolution copernicienne du sexe, par Josiane Gonthier

Pour ne pas conclure, par Christine Planté
Postface : du genre au sexe, par Eric Fassin

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Mise en ligne : 6 avril 2015

Ce texte est soumis aux droits d’auteurs.

L’art des corps

Isabelle Flumian, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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Affiche du festival, juin 2013


Comprendre comment le corps nous construit et construit nos relations au autres, au monde. Comprendre les questionnements autour de la notion de Masculin/féminin : Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ? Peut on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ? On s’aperçoit que ce que l’on croyait figé est extrêmement mouvant. Et aborder ce sujet c’est comprendre sa complexité. 

(extrait de l’édito du festival L’art des corps de Lagorce)

De « l’identité » des passages

Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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(Photo, Emisphères)

 

A la demande d’une association, Pas de panique, nous sommes intervenues à Lagorce, minuscule village en Ardèche. Notre constat : le débat, pour peu qu’il corresponde à un interrogation profonde d’époque, réinterroge désormais à la fois ce qui compose nos identités et le lien social. Nous nous sommes appuyées sur cette expérience pour cette chronique du temps présent.

Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ?

A toutes ses questions, répondons « pas seulement », d’où cette « complexité » qui semble surgir alors qu’elle est déjà notre monde multiculturel et multi-identitaire ; partout où cette multitude se croise chaque jour dans l’espace public en étant soigneusement (re)genré pour adhérer aux normes publiques de genre et n’est jamais dite, entièrement absorbée par la symbolique du sexe d’où semble partir et se déployer. Il s’ensuit ce brouillage instrumentalisé dans l’espace médiatique par l’assaut contre les « théories du genre » et, ce qui nous intéresse ici, un dialogue d’aller et retours sur l’approche culturaliste que propose les études de genre. Comment passer du sexe au genre ? Que passe-t-on ? L’exposition d’Emilie (Emisphères) nous montre ce qu’il en est des graphies regenrées selon des envies, sensibilités, introspection. D’emblée, ces personnes semblent venir d’un espace hors-norme travesti. Sont-elles des femmes, des hommes, des travestis, des queers ? Emilie répond, non, juste « XXY ». Elle pousse l’indétermination au paroxysme des chromosomes prétendant dire, depuis cette détermination minuscule, invisible mais déterminante, ce qu’il en est dela biologie et n’est pas du côté du genre. Or n’est-ce pas là l’un des piliers de la modernité ? On se souvient du démenti d’Elisabeh Badinter, « XY, l’identité masculine ». Plus récent, l’analyse de Anaïs Bohuon sur le monde du sport, les tests de féminité et la Sud-africaine Caster Semenya. De quoi ce « XXY » est-il le nom ? Il ne surgit, non du corps et des éventuelles sexualités, mais de ce lieu anthropologique par excellence : l’identité. Et ainsi, cette question, lors du débat après le film de Ludwig Trovato : « Mais qu’est-ce que ce « genre » dont vous parlez, quelle différence entre sexe et genre ? » Ici, c’est moins le « transsexualisme », saturé de termes médicaux, que la norme qui devient problématique dans cet écart béant entre tradition et modernité, entre mondes encore fixes et mondialisme pressé qu’analyse Z. Bauman. Le trouble est ici à son comble. Remplacer le sexe par du genre revient-il à l’effacer ? Pour nombre d’entre nous, aucun doute. L’effacement de cette « frontière » biffe la frontière elle-même où il s’ensuit une perte de sens manifeste que d’aucuns ont analysé comme psychose. Défaite par une science dont la mission devait en confirmer la réalité surplombante, elle vient à défaire le surplomb attendu. XX ou XY ne fait pas de nous des femmes ou des hommes si nous ne le sommes pas. Ludwig dit sa complexité, changer de genre, et d’une partie des caractéristiques de la sexuation secondaire, mais non de sexe. Voilà qui dit le genre et ce que le genre fait au « sexe social » sans toucher au sexe biologique.

On l’imagine, public perplexe donc mais public curieux, fasciné mais non tétanisé : qu’en est-il de la limite à la liberté individuelle, me demande un bénnévole du festival. Se perd-on si l’on n’est plus limité, encadré ? La problématique du trans et sa pratique et théorie sont déjà comprises à ce stade en ce qu’elles reposent les questions anciennes, abattent la frontière supposée qu’occupait silencieusement le genre dans le clivage homo/hétérosexualité que Kevin Voinet met en scène dans ses clips. Comment aborder un tel sujet, au-delà de la simple figure d’un transsexualisme fabriqué « à coups d’hormones et d’opérations mutilantes », dit ce médecin dans « Je suis née transsexuelle » (1995, de Béatrice Pollet) ou d’un travestissement dont la fonction est de maintenir une frontière homo/hétérosexualité ? Plus ardu : quel est le corps de l’intersexe ? Si le corps n’est plus cette origine d’une nuit des temps, quel est-il ? En suis-je ce simple locataire de part l’indisponibilité sociojuridique, ou ce propriétaire de ses fonctions comme le soumet le questionnement féministe ? Pourquoi y a-t-il de l’indisponibilité ? Notre corps est-il ce que fait notre sexualité et, dans ce cas, comment continuer à dire et croire que le corps nous construit ? Qui est ce nous ? Ce qui surgit du corps ou de la relation, d’un rapport d’ordre des normes sur le corps, la sexualité, la différence entre les sexes ou son différent hiérarchique, sa mécanique injuste, inégalitaire ?

Peut-on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ?

Le genre surgit ici de manière nette. Nous nous nommons, nous fondons en tant qu’humanité au côté des déterminismes biologiques. L’humain ne se fonde nullement comme mâle ou femelle mais bien comme femme(s) et homme(s). Ajoutons : comme androgyne(s), intergenre(s). Le sens prédomine la matérialité corporelle, la sexualité et la procréation nous en rapproche. Mais s’il existait d’autres identités que l’ethno-anthropologie a analysé dans d’autres sociétés non-binaires ? L’édito nous questionne encore, insistant :

« Pourquoi notre société française, occidentale est elle si catégorisée, si « binarisée » ? Pourquoi doit-on s’identifier à un genre sexuel ? Que se passerait-il si on pouvait ne pas avoir à choisir entre il ou elle ? Qu’est ce qui est normal ? Quel est le référent ? »

Le corps ne serait-il donc pas (plus ?) le référent, ce point de départ à ces identités et sexualités ? Il s’ensuit cette remise en question qui peut être pour certain.es remise en cause et c’est le cas si l’on s’en tient aux multiples polémiques, des manuels SVT au mariage pour tou.te.s et aux compagnes actuelles où s’affrontent non seulement la tradition à la modernité mais encore des logiques scientifiques, des disciplines de la nature contre des disciplines sociales et humaines. Tant que l’homosexualité était ce « manque » que prétendait décrire une vision sociobiologiste, opposée à une hétérosexualité naturelle, nul doute : la liberté sexuelle par laquelle l’identité peut espérer atteindre un épanouissement, même temporaire et fugace, est bien cet enjeu débordant largement la seule sexualité. En un mot, cette épaisseur reliant le corps et ses corpus faisant « société ». Ainsi, « L’homme est indiscernable de son corps qui donne l’épaisseur et la sensualité du monde », phrase de David Lebreton que reprend Emisphères, titre de l’exposition d’Emilie. Le débat actuel sur le « Genre » ne fait pas exception puisqu’il rend visible ce qui tient du genre, ce qui le fonde dans/par l’articulation du genre à une tradition naturaliste. Mais que faire du trans, cet espace des transitions, traversées, reformulations de cette articulation lorsque la tradition bouge ? Fortement ancré dans une binarité et inégalité structurelles, ce débat peut surmonter les réflexes et clivages ordonnant hiérarchiquement et maintenant un tel édifice sans les esquiver, devant « déconstruire » cette « coïncidence sexe-genre » en tradition  pour pouvoir la « reconstruire ». Enjeu donc dans ce « malaise ». Beetwen the 2 de Tanvi Talwar n’esquive pas la question fâcheuse : « la conception du film est née de la gêne et peur de l’auteur envers les trans-sexuels. », écrit la réalisatrice.

L’enjeu dressé aujourd’hui des identités complexes et mouvantes aux côtés des identités monistes et fixes ne peut se rabattre en une modernité versus traditionalité, Occident vs non-Occident. L’étonnement, la curiosité faisaient place aux difficultés à aborder un type de savoir qui semble surgir de l’espace urbain, propre à sa logique de métamodernité en ligne dans un village où précisément les téléphones portables, cet outil de l’hypermodernité en ligne, sont muets. Etonnement mais aussi malaise dans le rapport aux « anciens » et sa hiérarchie naturaliste, non pensée. L’art des corps n’est donc pas une réponse univoque et se déploie en tant qu’interrogation des lieux et leurs usages culturels comme économiques.

L’art des corps est avant tout un art de vivre-ensemble que l’équipe de Lagorce (petit village de 200 habitants) autour d’Annie Goy ont investi et su montrer. A lui seul, le « Cabaresto » (mot-hybride de Cabaret et restaurant) en incarne la volonté et la voix gouailleuse de Danielle, élue aboyeuse, fidèle Madame Loyale écumant les rues et caves de Lagorce. Nous sommes accompagnées par Isabelle, élue médiatrice des Tablées (joli terme rapelllant le rituel de la parole autour d’une tablée), distribuant la parole pour ce qu’elle est : un don collectif à exprimer. 


Sur le fond

Isabelle Flumian

(Médiatrice des Tablées au festival de Lagorce)

 

Maud nous a posé une question qui n’a pas fini de tracer son sillon en moi :

Si nous pouvions ôter de nos identités tous les attributs sexuels secondaires, ainsi que tous les éléments culturels de genre qui nous constituent et nous ont constitué : que resterait-il ?

J’ai dit pendant la tablée qu’il m’était bien difficile de concevoir ce qui resterait ; que ça semblait être de l’ordre de l’inconcevable. Impression que mon genre « me colle à la peau » depuis l’exclamation primordiale « c’est une fille ! », le jour de ma naissance.

J’ai d’ailleurs un récit familial sur ce premier jour. Dont ma grand-mère paternelle est l’héroïne. Elle avait elle-même accouché de 2 garçons. Et j’étais la première de ses petits enfants. En ce temps-là, déjà, elle souffrait des jambes, et se déplaçait avec quelques difficultés. Le mythe dit que sous le coup de la joie, emportée par l’émotion, proférant en VO des « Santa Maria Benedetta ! », elle s’est précipitée dans les étages de la clinique…alors que ma mère et moi étions logées au rez de chaussée…

Bref.

Je ne trouvais pas d’impressions sensorielles, d’émotions qui m’auraient atteinte sans passer par le filtre de mon genre : j’ai écouté, senti, compris, coléré, craint, me suis réjouie ou désespérée, j’ai touché, été touchée…aussi en tant que femme. Et jamais en tant qu’être humain non genré. Donc tout ce qui me constitue s’est constitué autour d’un noyau genré. 

Sensible au vertige engendré par la question, je l’ai colportée. Je ramène une réponse qui m’a paru évidente une fois entendue, comme le « rien » me paraissait évident tant que je ne me posais la question qu’à moi-même :

il resterait le souffle ; la respiration.

Et je me dis du coup que peut-être, les cieux étoilés, les soleils couchants et les clairs de lune, ce que leur contemplation me fait, pourraient peut-être aussi compter parmi « ce qui resterait ».

C’est étrange, non ? Que les réponses se promènent du tréfonds de l’être, de l’essence de la vie, aux confins atmosphériques, voire cosmiques…

Autre écho :

Hors tablée, les débats se poursuivaient au Cabaresto.

Je garde en mémoire la récurrence des perplexités vis-à-vis de la trajectoire de Ludwig. De l’expression d’une certaine incompréhension sur cette distinction genre/sexe, incarnée dans une vie humaine. Les récits de trajectoires transexuelles nous stupéfient, nous édifient, ne cessent de nous enseigner des doutes sur ce qui semblait évident ou « naturel ». Le fait que Ludwig décide de « vivre une vie d’homme », dans un corps de femme partiellement transformé dépasse, pour certains d’entre nous, nos possibilités d’empathie.

L’auteur nous donne beaucoup d’indications, nous montre plusieurs facettes de ce qu’il est : des photos d’adolescence, des trajectoires de création audiovisuelle, des points de vue d’amis, de proches, de sa mère. Il retourne avec nous, pour le film, dans le village sicilien natal, la confrontation avec son père, des représentations de jeux sexuels,…

Et l’ensemble peine à faire un « tout » dans la représentation des spectateurs qui en parlent. Il y a toujours un aspect qui semble nous dire que nous n’avons pas compris l’ensemble, qui réfute une hypothèse d’entendement…

Une œuvre d’autant plus perturbante que la sincérité y scintille comme un diamant.

La violence de la mise à nu du père, pour les spectateurs. La séquence au cours de laquelle Ludwig parviendra à faire dire à son père qu’il ne l’a pas reconnu et ne le reconnaît toujours pas comme fils a été perçue comme violente dans sa longueur, violente par ce « forçage » médiumnique via la caméra, qui ne lâche pas le père comme s’il était prisonnier entre deux lamelles sous un microscope. La légitimité du fils était discutée, même si elle était aussi explicable par une violence (plus forte ? équivalente ?) de n’être pas reconnu.

      Le film de Jan Fabre « Quando l’uomo principale è una donna », a occupé une partie significative des échanges de la seconde tablée. Des réceptions contrastées se sont exprimées, allant de la fascination au dégoût.

L’interjection

Au cours des tablées, pour donner la parole à une personne qui l’avait demandée, lorsque je ne connaissais pas le prénom de cette personne, je me suis entendue la solliciter par un « Monsieur », ou « Madame », et, si la personne était jeune « Mademoiselle ».

Je me suis déçue moi-même, d’assigner un genre supposé à chacun(e ), à haute voix et en public.

Je me suis déçue aussi avec le « Mademoiselle », que j’ai personnellement œuvré à rayer de mes bulletins de salaires, relevés de caisses d’assurance maladie et bancaires. Je ne me voyais néanmoins pas interpeller une vraiment jeune femme par un « Madame ».

A un moment donné, une personne, peu « genrée » (je dis peu, car j’avais une hypothèse dominante, mais pas exclusive…), avait visiblement des choses à dire. Alors je lui ai proposé : « Oui ? Vous souhaitez dire quelque chose ? ».

Et cette manière de faire à son égard ne m’a pas plu davantage. Trop impersonnel. Alors excusez-moi (M’ssieursdames !!!!!), mais le langage me pose problème.

Karine nous a raconté comment elle s’y prenait avec un(e ) ami( e) au genre fluctuant. Qu’elle fonctionnait au feeling et employait selon les moments « il », « elle », ou « iel » (une invention permettant de concilier personnalisation du pronom, et double genre).

D’une part ça ne m’aidait pas avec des personnes dont je ne connais pas les choix. D’autre part, nous ne partagions pas (encore) les codes, nous autres attablés !!!

Sur les tablées

Heureusement que nous n’étions pas dans un lieu de passage. Que nous étions dans un lieu où l’on pouvait entendre, se concentrer sur l’écoute.

Il était précieux d’avoir avec nous Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas qui ont réussi quelque chose de rare : éclairer nos questionnements plutôt qu’y répondre. C’est-à-dire qu’elles nous ont apporté des clés sur l’histoire, les représentations médiatiques et culturelles du transexualisme ; ont formulé en termes accessibles à tous quelques problématiques sociétales liées à l’intersexualité et l’intergenre. Elles ont aussi beaucoup écouté et nous ont dit ce qu’elles avaient entendu de nous.

 Bref, tout sauf nous dire ce qu’il fallait penser : « chapeau bas ! ».

Le débat après Ludwig

Une partie des questions portaient sur le « hors champ », le « hors cadre ». Le film amène des questions. Selon moi, il n’y a pas à regretter l’absence de l’auteur. Les questions auxquelles il aurait (ou n’aurait pas) répondu, ont leur valeur en tant que questions. Nous aurions peut-être été plus « renseignés », informés, voire enseignés, par des réponses sur l’après, l’avant, les choix de ou de ne pas…

Mais la valeur de l’œuvre et de sa présentation ne réside pas dans l’histoire de vie de l’auteur. Mais dans ce que nous fait de voir ce que nous voyons, d’entendre ce que nous entendons, de comprendre ce que nous comprenons, dans le miroir qu’il nous tend, dans nos vies qui s’y reflètent et s’y réinterprètent. De le partager, de le mettre en culture, d’en faire culture. Et personnellement c’est ce qui m’intéresse.

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Ludwig Trovato


 Mise en ligne, 30 août 2013.

Les TRANS-CORPS de Karl

Karl Lakolak,
Plasticien

Cécile Croce,
MCF, Université de Bordeaux 3 

4 Echo dans la forêt, starring Juliette , Paris, Karl Lako

Écho dans la forêt, starring Juliette
(Lakolak, Paris, 2012)


 

Les TRANS-CORPS de Karl

Regards croisés de l’esthétique et de la création

Cécile Croce, Karl Lakolak

 

 

 

L’œuvre picturale de Karl Lakolak créée dans des actions performatives et démultipliée par les vidéos et photographies opère les corps selon le fil du désir, ses aléas, ses surprises. La question de l’identité genrée, sexuelle, amoureuse, mais jamais donnée, ni fixe ni définie, est aussi celle de l’artiste plasticien. Il interroge sa place, sa mission qui espère donner corps à la multiplicité des déclinaisons du genre et déconstruire les pôles établis, les recycler. Nous écouterons aussi des œuvres en ce qu’elles bouleversent, interrogent, expérimentent, le long de cinq photographies. Et pour ne pas conclure, laisser la voix au poème.

 

 TOUT EST RATÉ, par Karl Lakolak

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Rape of Europa, starring Elvis et Elvis (Lakolak, Paris, 2012)

Imaginons d’un côté Meule Soleil couchant de 1890 par Claude Monet (h-t, 73 × 92 cm, Musée des Beaux-arts de Boston), de l’autre Rythm 10, performance de Marina Abramovic (1973, sorte de scénario macho-masculin, où l’artiste agenouillée passe une série de couteaux entre ses doigts à toute vitesse) ; et peut-être au centre La mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix (1827-1828, h-t, 392×496 cm, Musée du Louvre ; sur l’épisode dramatique de la mort du souverain perse Sardanapale – en fait Assurbanipal qui vécut entre 669 et 627 av. J.-C, dont la capitale est assiégée sans aucun espoir de délivrance et qui décide de se suicider en compagnie de ses esclaves et de ses favorites). Avec ce dispositif, je dessine une « Figure d’Artiste », en plasticien contemporain qui pose le questionnement de son identité, avec toute la liberté promise par l’autodidaxie. Cette Figure plane en nous tous, attribut social imaginaire et mémoriel, mouvant, abrité dans notre esprit comme le « rêve de vol » de Gaston Bachelard. En effet, pour l’autodidacte que je suis, modestement et brièvement formé à Paris1 en histoire de l’art, la fabrication de l’identité de l’artiste contemporain fut un douloureux problème, et en même temps un champ d’investigation fructueux, tant la liberté d’expression qui semblait définir l’espace de la création, permet de s’engouffrer totalement dans les profondeurs du laboratoire de son improbable identité. Avec ce dispositif donc, j’invente un théâtre commun, expression du désir même mis en scène, fondé sur un jeu des contraires. L’art comme machine à désirs, laboratoire des fantasmes fondateurs.

 

 

Le jeu des contraires

 

Objectif souvent raté mais toujours visé : réunir les oppositions, les paradoxes pour au bout du compte, à partir d’une dualité fondamentale, militer pour le doute, la liberté caméléon de multiplier les identités, bref du double jeu tenter la synthèse. Ainsi, je vogue sur une impossible synthèse entre deux figures antagonistes. Avec Monet (j’aurais pu citer Claude Gelée, Corot ou Van Gogh) je pense au retrait, à la solitude, au silence, à l’artiste méditatif (romantique ?) dont l’esprit s’évade, qui entame une longue conversation avec lui-même ; Rembrandt devant son miroir. Ce retrait du monde me conduit au rêve aux fantasmes à la masturbation (sexuelle). Avec Abramovic (j’aurais pu citer Warhol, Beuys…) je retrouve l’artiste en relation permanente avec ses contemporains, souvent engagé, en danger, exhibé, ou l’artiste contemporain témoin de son temps, qui opère une mise en perspective critique et esthétique du monde. D’un côté, donc, l’évasion tranquille, plaisir esthétique, séduction, de l’autre l’implication totale dans la vie commune dans la cité, la provocation, l’engagement politique, voire le sensationnel, l’outrance et parfois le mauvais genre et souvent le scandale. Ce double jeu rappelle l’attitude du peintre français Gérard Garouste dans les années 80, qui jonglait avec filiation et modernité avec « Le Classique et l’Indien » ; or, cette question essentielle au cours du XXe siècle – être moderne a tout prix – fléchit au début des années 90, avec le doute et la remise en cause du « progrès », les peurs devant les méfaits de la perpétuelle volonté de croissance, le productivisme, l’économie de masse, le libéralisme triomphant, le mépris de notre environnement… Le constat est clair pourtant : la peinture, telle qu’elle se manifestait et s’envisageait depuis l’Antiquité jusqu’à la Figuration libre, est morte. Son aura n’est plus.

 

À partir de ces postulats, comment « faire le peintre », à quoi bon ?

Peintre malgré tout, j’ai donc décidé de travailler sur ce cadavre : le réanimer, le ressusciter, l’érotiser, le photographier, le pornographier, le filmer, le remettre en scène sauvagement. Le corps « pornographié » est donc pour moi l’exhibition, une graphie comme une autre ; avec l’ambivalence supportée du langage sexué : le corps théâtralisé est mis en scène à partir d’attitudes conventionnelles de la sexualité, de poncifs fétichistes contemporains, qui sont ici décalés détournés pour livrer l’acteur à son exhibition fortement détachée, intemporelle, pour déconstruire l’identité de l’acteur (de sexe et de genre). Loin d’un rapport artistique sur la sexualité véritable, il s’agit plutôt d’un théâtre poétique et philosophique de la sexualité, comme bon commerce du corps, entendu comme échange honorable entre  citoyens consentant, traversés par le souffle virtuel du désir. Le corps dont je parle n’est pas isolé du monde, de son environnement, et peut aussi s’inscrire dans une « histoire des peintures » ; par exemple je m’intéresse à nouveau à « l’invention du paysage », pour réinscrire l’amoureux moderne dans son équilibre cosmique. Ici  nous retrouvons Monet. Filmer l’amour dans le paysage, serait alors une façon de relier certains rites des sociétés traditionnelles à ce qui nous reste aujourd’hui de sauvage : le jardin, la campagne, la forêt, certains sites protégés. Nous jouons ainsi mais surtout jouer à redonner du sens à quelques mots désuets qui pourtant circulent encore : Le Paysage, Le Tableau (Paysage pornographié – Tableau chorégraphié). Alors, l’homme, Homo Sapiens sapiens, l’homme sage civilisé, intellectuel , extrêmement savant et parfois arrogant, maître de ce monde qu’il veut impitoyablement soumettre, retrouve  l’animal primitif qui sommeille en lui, curieusement si charnel, le mammifère solidement attaché à Gaïa sa mère symbolique dont il ne peut se détacher (je me fiche de la guerre des étoiles), le singe qui fait le beau et parade dans l’antichambre des cérémonies sexuelles.

 

 

Le désir

 

L’art met en scène l’expression d’un désir.

Constat clairement posé – amours divines antiques, mythologies et métamorphoses, marivaudages classiques, perversions romantiques  et fétichismes contemporains, le sexe (autant que la guerre et la mort ?) rode dans le champ de l’art. Il touche à la question du genre, à ma vie personnelle, à mes errances anciennes, aux multiplications des « comportements de genre » durant mon enfance et mon adolescence ; mais à mesure de la synthèse qui s’opère actuellement, elle se propage dans les multiples métamorphoses posturales que je mets en scènes avec mes acteurs danseurs modèles. Le sexe n’y est pas hard mais plutôt métaphore de tous les désirs et, souvent je pense à la préciosité des personnages de porcelaine, fragiles et ambigües qui s’embarquent pour Cythère dans le célèbre tableau de Watteau. Le corps masculin (ou parfois féminin) qui se livre pour mes essais chorégraphié, recrée du genre à mon sens, du genre nouveau mauvais ou bon, grand ou bas, hautement cultivé ou animal, précieux ou lourd, de l’ours à l’Antilope en somme. Le corps que je mets en scène s’oppose à l’enfermement répressif délétère de notre mobilité corporelle générée par l’entreprise de fabrication du féminin et du masculin dans nos systèmes policés et inégalitaires. Si la sexualité est instrumentalisée par les commandeurs, la répartition des comportements de genre est tout aussi contrôlée pour mieux asservir, culpabiliser et gouverner par une sort d’accusation permanente : nous sommes des pêcheurs, des coupables permanents ; Nos mouvements sont contrariés, et dictés par le code des attitudes justes (l’implacable diktat de la machine éducative occidentale hétérocentrée). Le lieu d’art comme laboratoire des désirs permet ainsi à chacun d’explorer selon son bon vouloir, selon la circonstance, toutes les interprétations corporelles imaginables : de ce qui est discriminé comme viril ou féminin : manière, élégance, sophistication, préciosité, retenu, rigueur, raideur… Y remontent les émotions de mon enfance : j’étais clairement de ceux dont le sexe biologique n’était pas harmonieusement attaché au genre ; j’étais en perpétuelle inquiétude face à l’univers comportemental masculin qui m’était semble-t-il dévolu ; je vivais chaque expérience vers le masculin comme un échec, et, au fond , ce que je désirais alors c’était : jouer à la poupée, materner, jouer à la « dinette », sauter à la corde, jouer à la marchande…  un peu plus tard me maquiller chausser les talons aiguilles de maman, voire porter ses robes, un peu plus tard chanter Barbara (plutôt que Brel) ; Je me définirais donc comme féminin contrarié, ce qui n’équivaut ni au masculin, ni au féminin, ni au neutre. La question du narcissisme est au cœur de mes images, car elle correspond pour moi à un passage initiatique non résolu ; ce « faire la fille », à mon sens, conduit certains à vouloir changer de genre, à condition de se désirer narcissiquement dans le sexe opposé à son sexe biologique. Cette question, je l’ai certainement vécue à l’adolescence, avec angoisse et au final l’impérieuse injonction des interdits : une peur panique de devenir femme physiquement. Je pense qu’une mort symbolique s’est installée en moi au sortir de ce passage, une question irrésolue pour toujours avec comme corolaire, une impossibilité de considérer mon propre corps avec sérénité, apaisement ; « Trouble dans le corps ». Quand j’applique rituellement des peintures (parfois écritures et dessins) sur le corps vierge, j’opère donc une transformation symbolique de l’acteur soudainement déconstruit et devenu tableau vivant près à être admiré dévoré acheté… par les regardeurs amateurs collectionneurs…

 

Pour conclure, c’est bien sur le « Ratage » évoqué plus haut que s’établit du sens dans mon projet ; comme dans la construction fragile de l’identité, le renoncement, l’inachevé, le raté, le perdu, le retrouvé, l’impasse, le retour, etc.  Autant de rebondissements permanents dans le complexe fil conducteur.

 

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David, série Un con m’habite (Lakolak, Paris, 2005)

 

5 ŒUVRES DE KARL, par Cécile Croce

 

1 – Le jeu des contraires tenté par Karl dans ses œuvres, porte non seulement sur l’équilibre entre la violence d’une performance à la M. Abramovic et la rêverie d’une peinture à la C. Monet, mais entre la franchise sexuelle d’une représentation pornographique fétichisée et la délicatesse de la sensation esthétique reçue. Dans David, (série Un con m’habite, Paris, Karl Lakolak 2005), un « corps pornographié » pose, exhibé, accessoirisé de signes très connotés : bas résilles, rouge à lèvre rouge vif sur fond de décor artificiel de plis plastiques aux couleurs criardes et brillantes. Comment entre-t-il en désir délicat ? Sans doute, la nonchalance de l’attitude retenant juste l’attention du regard aux mains versées le long du corps rappelant la grâce de celles des figures du grand Léonard, de La Dame à l’Hermine (portrait de Cécilia Gallerani, v.1488-1490, h-b, 54,8×40,3 cm, Cracovie, Czartoryski Museum) à Saint Jean Baptiste (v.1513-1515, h-b, 69×57, Louvre) dessine-t-elle une légère ambigüité ; elle renvoie aussi au monde du cabaret, de la scène, justement, celle du spectacle vivant qui ne se prive pas quelquefois de ses outrances. Mais l’excès se calme à la faveur de la caresse des langues de lumières ou des ombres portées sur la peau, de l’arrêt sur image des éclats de brillances, des déliés poétiques énigmatiques d’écritures de peintures qui courent en fond d’image, comme une poésie sauvage aux mots souples. Du commerce des corps exhibés, au souffle retenu des fantasmes secrets et infimes, où passe le désir ? Le démarquage de ces positions, au final, n’est-il pas qu’un postulat théorique ?

 

Karl : Cette photographie a été prise au moment de l’exposition Molinier Jeux de Miroirs (2005, Musée des Beaux-arts de Bordeaux) qui fut pour moi un choc et une révélation personnelle. Le côté « cabaret » vient sans doute de ce « petit théâtre » que je prépare pour chaque modèle et qui consiste en un tableau en 3 dimensions dans lequel il est comme réanimé ; je cherche aussi à travailler dans le sens de son désir, de détourner ses fantasmes et de les faire passer dans l’œuvre. Exhibitionniste ou plus réservé, le modèle devra se laisser aller et se déprendre des idées reçues qui peut-être l’auront amené dans mon théâtre (comme par exemple l’idée celle de faire la star).

 

2 – Dans L’ Enlèvement d’Europe (starring Elvis § Elvis, Paris, Karl Lakolak 2012), ce ne sont pas des plissés colorés et des mots de peinture qui accueillent le corps et lui font paysage, mais de larges tracés de dessin classique sur un sujet à l’Antique. Les corps entrent en résonnance avec leurs paysages : on a quelquefois du mal à discerner si cette jambe est celle du jeune modèle ou celle du dessin. Car le corps est rose du même rose que la toile, car il se blanchit à semblable peinture, prend matériau commun et souligne ses lignes comme celles du dessin. Mais le corps ne se confond pas avec le paysage, on l’y distingue pourtant. Ou plutôt les corps, ceux des deux modèles qui s’enlacent et s’indistinguent aussi, en partie. Les corps font eux-mêmes paysages, en une étrange chorégraphie. Gémellité ? Désir du même sensible en tout amour dont l’homosexualité serait ici le Hérault sous le regard bienveillant du mythe de l’enlèvement d’Europe par Zeus fait taureau majestueux ? Que penserait l’auteur de L’Embarquement à Cythère (ou du Pèlerinage à l’île de Cythère pour la version du Louvre, 1717, h-t, 129×184 cm) de cet Enlèvement amoureux ; qu’en dirait Watteau vu par Karl lorsque ce n’est plus seulement l’animalité (divine) qui s’empare du corps appétissant (comme dans Zeus et Antiope), mais deux jeunes corps l’un à l’autre, embarquant dans le paysage fabriqué par et avec l’artiste comme ailleurs la séduction (d’un pelage luisant) conduit au vol, aux transports amoureux ?

 

Karl : En effet, je peux parler de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité : mes personnages sont au-delà du genre, comme chez Watteau où les hommes, précieux, ont la même attitude que les femmes, tout aussi parés, où l’on pourrait presque changer les personnages.

 

3 – L’Enlèvement d’Europe, photographie tirée d’une œuvre performée de Lakolak, est donc un moment, un regard, une scène de ce théâtre qui s’est joué ailleurs (dans l’atelier, le temps de la performance), sur d’autres échanges et qui se déploie en d’autres images. Rape of Europa (starring  Elvis § Elvis, Paris, Karl Lakolak 2012) montre un tout autre espace, où les deux corps allongés sous un ciel lourd et rose, coupé, du dessin d’Europe. Un monde à l’envers : les corps bleu-violet forment une plage colorée, une mer sombre agitée de leurs formes tandis que le ciel n’est que le tracé plat du dessin et de ses touches picturales. Aussi, étrangement, différentes photographies d’une performance peuvent conter toutes autres histoires : celle-ci semble poser la transmutation des matières, de la chair (humaine, picturale) au liquide, humain et pictural, qui s’épand autour des corps, en fin d’ébats ou de joute. La solidité des représentations est sans cesse ébranlée au travers des œuvres, rien n’y est plus précaire que l’identité, que la sureté d’une direction amoureuse, que le repérage géographique des êtres en leurs espaces, que l’interprétation des mythes. Chaque image en effet en donne une autre version. Ici le couple se défait et se déploie en une troisième dimension du paysage et quelque chose semble avoir circulé, quelque chose s’est passé, et il s’agit du passage même, de la traversée des identités, du trans. Si en premier regard, les œuvres de Lakolak semblent s’intéresser d’abord à la question du genre, elles touchent aussi la transformation en acte et en œuvre, de l’être en ses identités et en ses désirs, comme la possibilité de toucher à la dimension psychosexuelle de l’autre (et sans doute de l’autre en soi), d’y goûter). Nous avons ainsi proposé ce regard sur les œuvres de Karl lors de notre Journée Trans du 22 février 2013 à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3, où nous avions invité K. Lakolak et A. Alessandrin.

 

Karl : Un travail performé se déroule comme un rituel : il commence par une construction bien agencée, mise en scène, puis dérape dans les couleurs et les coulures, ce que j’accentue en mettant des bouts de chiffons, des papiers déchirés. Le modèle est alors pris dans cette phase de destruction, y sombre, et se donne comme un corps abandonné, perdu, sans repère, comme mort. Je monte ainsi une tragédie qui souvent perturbe le modèle qui ne peut plus se référer à la notion de beauté et apparait ainsi en transformation, hors critères.

 

4 –  La danse en particulier rend cet art du passage, de l’équilibre instable jamais gagné, toujours tenté, risqué, explorant l’espace où évolue le corps, où il s’interroge, en s’expérimentant, amoureux de ses lignes, curieux de ses formes, des ses masses, de ses rythmes. Les performances de Lakolak sont des chorégraphies libres élaborées entre les modèles et l’artiste, dont les photographies rendent encore la grâce ou la surprise. Echo dans la forêt (starring Juliette, Paris, Karl Lakolak 2012) en saisit un geste des bras balancés en plein vitesse, tandis que le corps élancé et empreint de ce vert qui manque au paysage encore juste esquissé et parsemé de vignettes de mots, dessine une figure douce et sauvage à la fois. Peut-on vraiment écrire qu’il s’agit d’une femme, ou bien l’important est ailleurs, dans le vacillement de son identité au profit d’une action (artistique) qui nous transporte vers une autre perception de l’être (humain, primitif, animal, amoureux), qui déplace nos certitudes ? Les œuvres de Karl, assurément, témoignent d’une expérience performée inédite à chaque fois, mais elles opèrent aussi un bougé de nos représentations. Elles nous désilent, nous, spectateurs, de la carapace des préjugés.

Karl : La danse en effet est un décalage où l’on perd tous ses repères, où les attitudes féminines et masculines peuvent ne plus être si tranchées, en tout cas où l’on peut emprunter les unes ou les autres ou un mixte des deux. Telle est la figure proposée au regardeur.

 

5 – Le côté brut de Elle (Paris, Karl Lakolak 2012) aux griffures de peintures apparents sur fond blanc, comme une esquisse griffonnée traversé de tuyaux d’aluminium froissé, aux couleurs en fort contraste sur une palette réduite (bleu, vert, rouge), le format mangé comme en coups de ciseaux en créneaux, le personnage centré, frontal, vêtu de sa robe de peinture, se démarque fortement de l’étrange beauté clinquante de David. Ici, plus de regard de face séducteur mais la tête basculée en arrière, prolongée par celle, peinte, du décor. Plus de mouvement des mains suggestif sur le torse et le lieu-dit désigné du sexe, mais le corps de front, bras ballant, présenté, bénéficiant seulement de la beauté de ses lignes extendues jusque le long du cou. Il est « elle » le pénis dissimulé entre ses cuisses ainsi que le proposait Luciano Castelli dans Selbstdarstellung (torso) en 1976. Pourtant, à la différence de la photographie de Castelli, ici, le corps fait paysage ne cache plus rien : aluminium, coups épars de pinceau, coulures, corps en sa face, en son désir peut-être, en son plaisir nouveau dessiné en une larme de peinture outremer qui descend le long du ventre jusqu’en cette zone où il n’y a pas plus de dissimulation que de révélation. D’ailleurs, pourquoi parler de genre en fonction de l’organe ? Chaque corps transmuté par les œuvres de Lakolak, comme en une possible expérience de vie, semble jouir de son état inédit, de toucher ses désirs peut-être autrement impossibles grâce à ces récits de soi que l’artiste met en scène. Tels déploiements imaginaires signent une actualité de l’art.

 

Karl : C’est un garçon-fille que l’on perçoit dans cette œuvre ; ce désir exprimé est le fruit d’échanges dans mon « petit théâtre ». Aujourd’hui cependant les échanges se sont multipliés par internet qui permet non plus seulement une publicité ou un système de starisation, mais de nouveaux comportements de désir dans ce que j’appellerais une poésie de l’échange (par laquelle nous pouvons encore rêver). Internet permet de nouveaux systèmes de marché de l’art et de commerce ; et si mes performances et leurs photos, leurs vidéos demeurent  issues de rencontres vivantes en performances, il me semble que la « boîte » internet en dévore toujours davantage.

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L’enlèvement d’Europe, starring Elvis et Elvis (Lakolak, Paris, 2012)

Chirurgical instinct de vie : le grand modérateur de vos nuits – avril 2009, par Karl Lakolak

 

J’avais cette nuit là rêvé l’incendie des organismes sensibles mais l’irrésistible pouvoir du grand corps exposé portait au monde quelque chose de si mystérieux. Il supposait une reconnaissance immédiate et parfaite, apparemment magique, entre le réceptacle charnel et le conducteur des opérations urgentes. Car l’Esprit des désirs en marche vers une nouvelle forme de rapport au sexe inhabituel gît au fond du processeur interne de tous les individus ; il est cette intériorité inconsciente, que les fusions guideront vers la conscience des pulsions. La diffusion du fantasme du grand modérateur dévêtu parmi les combattants du sommeil ne saurait générer des conséquences sur la littérature amoureuse des ombres sans que les pensées s’interpénètrent sauvagement. Nous vivons à travers une continuelle projection dans nos désirs. Soudain je pris conscience de nos désirs, mais seulement dans le sens inverse des aiguilles de cette montre qui m’attire à ton poignet tu te jettes avec ton animalité féroce à la figure des êtres de tes satisfactions cachées. Nous sentons en nous cette traction du désir, cette inquiétude qu’il provoque ; tu me menaces dans cette instabilité que le désir provoque, je me sens ballotté par tes bras de géant corsaire et c’est encore ce tiraillement du désir qui pisse des mots sur le ventre des ignudi découverts dans l’agitation de nos pensées. Souffrons-nous tant de nos frustrations et que nous voudrions toujours être sur ton corps étendus là où nos désirs seraient satisfaits, toujours oublieux de ce que le présent fallacieux nous offre.

Mais le fait d’être jeté en slip dans l’abracadabrantesque inondation gluante de nos désirs nous lègue-t-il un ticket pour l’extase ? Par exemple, d’un sentiment de force et même de virilité aguerrie, dans la direction du paradis, je m’exerce à modifier la forme sinueuse de ton image de sexe reposé, interposé, présenté.

Quand le membre est perdu

si d’aventure le miroir de ta peau glisse au parterre de mon désir assassiné l’autre interdit se vautre sur le gibier en mode opératoire pornologique quand les cuisses immenses et velues s’écartent et se soulèvent le Pont du cul s’érige en maître à la vue des indignés qui se masturbent en silence et marmonnent une succession de fictions gluantes efficaces peu importe ce lugubre et sinistre dédain crié du diable qui ordonne que tu le lèches infiniment au désespoir de tes éducateurs bigots dont l’esprit rétréci  empeste  nos boudoirs feutrés car au fond c’est bien le monde entier qui te pénètre à cet instant sauvage d’où ce long et lubrifié tunnel au sein duquel nos rêves passent et trépassent et surtout le mien de t’offenser éperdument en enfonçant mon vœux dans le cœur du bas sans que jamais ton sexe n’éradique le poème et l’insouciance des anciens jours alors meurt l’existence ni désir ni amour un lit de roses une chair épandue un voile mélancolique.

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Elle (Lakolak, Paris, 2012)


Mise en ligne, 30 août 2013.

Karine Espineira, entretien sur la construction médiatique des trans

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Karine Espineira,
entretien sur la construction médiatique des trans

Co-fondatrice de l’Observatoire des Transidentités et Sans Contrefaçon
Université de Nice – Sophia Antipolis

Bonjour Karine. Tu t’apprêtes à soutenir ta thèse sur la construction médiatique des transidentités. Peux-tu nous résumer ton propos ?

Mon étude porte sur la représentation des trans à la télévision. Représentations qui forcent ou aspirent au modèle. Autrement dit, je m’intéresse au processus de modélisation. Comment créé-t-on des figures archétypales ? Peut-on établir des typologies « télévisuelles » ou « médiatiques » ? Au départ était la mesure d’une fracture, d’une dichotomie entre la représentation des trans par le terrain transidentitaire lui-même. A l’égal de nombreux autres groupes, les trans se sont exclamés qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les images véhiculées par les médias. Souvenons qu’une grande partie des personnes trans médiatisées ont tenu ce propos. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui d’Andréa Colliaux chez  Fogiel en 2005 : « Je suis là pour changer l’image des trans dans les médias » avait-elle dit. Propos réitérés à maintes reprises par elle-même et d’autres personnes chez Mireille Dumas, Christophe Dechavanne, Jean-Luc Delarue ou Sophie Davant.

Militants et non-militants dénoncent les termes de la représentation. Cela questionne. Pas d’effet miroir. Quelle est donc cette transidentité représentée dans les médias ? Existe-t-il des modèles ? Sont-ils hégémoniques, construits, voire coconstruits ? La question ultime étant à mon avis : « mais comment sont donc imaginés les trans par le jeu du social, par les techniques et les grammaticalités médiatiques ? Faisons entrer dans la danse la culture inhérente aux deux sphères (médiatique et sociale) et l’on obtient ce que l’on nomme une problématique.

Le concept de médiaculture proposé par Maigret et Macé (2005) a été essentiel. Je propose à mon tour de parler de modélisation médiaculturelle pour décrire la figure culturelle transidentitaire au sein des médias. Les trans sont des objets de la culture de la « culture populaire », de la « culture de masse ». A la suite de Morin et de Macé, on parle non pas d’une « culture de tous » (universelle), mais d’une culture « connue de tous ». Comment les imagine-t-on ces trans faut-il insister ? J’aime donner un exemple certes réducteur à certains égards mais parlant. Combien d’entre nous ont déjà rencontré des papous de Nouvelle Guinée, des chamans d’Amazonie ? Peu, on s’en doute. Pourtant, pour la majorité d’entre nous ils sont « connus ». Nous en avons une représentation mentale, dans certains cas : une connaissance. De quelle nature est cette modélisation ? Sommes-nous en mesure d’expliciter plus avant ? Cette représentation et cette connaissance sont-elles issues d‘écrits de voyageurs plus ou moins romancés, plus ou moins occidentaux  et occidentalisant, culture coloniale ou post-coloniale ? Connaissance sur la base de croquis, de bandes dessinées, de dessins animés, de films, de documentaires, de reportages ? Comment trier ? Il n’y a pas une seule représentation qui puisse se targuer d’une autonomie totale face à l’industrie culturelle médiatique. Cette grande soupe confronte et mélange nos imaginaires.

Une dernière note pour parler du terme « travgenre » apparu pour dénigrer des trans et même des homos remplaçant en quelque sorte le terme « folle ». On voit que le Genre est ici chargé du préfix trav’. J’y vois l’expression de la modélisation de la figure travestie sans cesse ramenée à une forme de sexualité « amorale » alors que les premières femmes habillées en homme démontraient que le « travestissement » était déjà un premier et spectaculaire changement de Genre. Les « conservateurs » défont eux aussi le Genre en tentant symboliquement de le cantonner à une sexualité trouble et honteuse. Pour ma part, j’ai souhaite anoblir le terme « travesti » en le plaçant  du côté du Genre.

Ta thèse est amorcée dès ton premier livre « la transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public » (2008) : qu’est-ce qui a changé sur cette période ?

L’institué transgenre perce. Bien qu’encore très confidentielle, on voit une représentation transgenre émerger avec des documentaires comme L’Ordre des motsFille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre, Diagnosing difference, Nous n’irons plus au bois, entre autres productions depuis 2007-2008. On peut noter le rôle des télévisions locales à ce sujet. Les France 3 Régions par exemple ou les chaines du câble, couvrent ces représentations avec plus d’intérêt et d’application. Le travail d’associations et de collectifs sur le terrain se mesure ainsi, même si la télévision demeure encore très maladroite en se « croyant » obligée de faire intervenir une parole « experte » dont elle pourrait pourtant aisément se passer si les journalistes démontraient plus de confiance en leurs interlocuteurs trans, en peut-être en se questionnant plus franchement sur ce que les trans produisent comme « effets identitaires » sur eux et l’ensemble de la société.

La motivation des documentaristes change particulièrement la donne : soit ils veulent du fond de culotte, avec des récits d’opérations plus ou moins réussis, reproduire avec une ou deux nouvelles médiatiques le énième documentaire sur les trans, ou bien se mettre en danger intimement et professionnellement en donnant la parole à ces trans qui dénoncent l’ordre des Genres, d’inspiration féministes, qui souhaitent proposer de nouvelles formes de masculinités et de féminités croisées et non oppositionnelles, et ne pas venir renforcer l’ordre symbolique de la différence des sexes. J’ai une approche spécifique, une sorte de mix entre Foucault et Castoriadis pour décrire le phénomène : tous les trans ne veulent pas être des sujets dociles et utiles à une société qui fait de la différence (de genre, d’ethnie, de confession, d’orientation affective et sexuelle, de classe…) une inégalité instituée et instituante.   

Cette entreprise de recherche est particulière à plus d’un titre. C’est la première en Sciences de l’Information et de la communication sur le sujet mais surtout, c’est la première thèse sur les trans soutenue par une trans. On sent bien la question de la double légitimité : peut-on être chercheuse et militante ? Peut-on prendre part et prendre parti ? Comment contre attaques-tu ?

Pour donner un cadre à mon propos sur ce point, je dois préciser que j’ai mené des études en Sciences de l’Information et de la Communication dans les années 80 et 90, de l’université de Grenoble et à la Universidad Autonoma de Barcelone. J’ai « lâché l’affaire » en  3eme cycle pour des raisons de financement notamment. Je travaillais précisément sur les mises en scène du discours politique à la télévision. J’ai bossé dans le ménage industriel (je tenais le balai !) comme dans la formation multimédia dans le domaine de l’insertion sociale et professionnelle. En 2006, j’ai pu reprendre un master 2 Recherche à Aix-en-Provence dans le dispositif de la formation continue. Poursuivre en thèse de Doctorat à l’Université de Nice a été une suite logique. Je dois beaucoup à deux chercheures, à Françoise Bernard pour sa confiance qui a été un grand encouragement, et à Marie-Joseph Bertini qui a accepté de diriger une thèse dont le sujet « exotique » sur le papier n’aurait pas été assumé par beaucoup d’autres en raison notamment de la résistance de certaines disciplines tant aux études de Genre qu’aux études culturelles, sans même parler de Trans Studies qui n’en sont qu’à leur balbutiements dans la perspective la plus optimiste.

La nouveauté de la recherche comme la question de l’appartenance au terrain ont été des enjeux méthodologiques. A tel point d’ailleurs que très rapidement, je me suis mise à parler de « défense théorique ». Je vais passer sur les lieux communs bien qu’ils aient des raisons d’être, par exemple ne serait-il pas gênant d’interdire aux femmes à d’étudier le sexisme et le patriarcat, aux blacks la colonisation ou l’esclavagisme, les beurres l’intégration, etc… A l’énoncer, je flirte avec la caricature mais c’est pourtant cette caricature qui nous est opposée. N’oublions pas que les chercheures dites « de sensibilité féministe » étaient fortement suspectées au sein de l’université, celles-là même qui ont introduit les études de Genre.  

J’ai interrogé l’observation participante et la recherche qualitative avec Bogdan et Taylor. On parle de mon immersion dans le terrain on est d’accord. Mais je suis déjà immergée et jusqu’au cou si l’on peut dire. Toutefois, avec Guillemette et Anadon la recherche produit de la connaissance dans certaines conditions que je ne vais pas détailler pour ne pas réécrire ma thèse, mais pour moi cela se résumait  ainsi : la question de la mise à distance  du terrain dans une proportion acceptable : expérience propre du « fait transidentitaire » (le changement de Genre), sa pratique sociale, son inscription dans la vie émotionnelle, sa conceptualisation et sa théorisation « post-transition ». Où chercher la neutralité analytique ? Ai-je cherché à tester (valider/invalider) des hypothèses ou des intuitions ? L’adoption d’une orientation déductive m’est impossible mais en recherche qualitative je peux articuler induction et déduction. On voit que le chemin va être tortueux !

Suivant Lassiter, j’ai préfère parler de participation observante. Avec Soulé et Tedlock, j’écarte l’expérience déstabilisante du chaud (l’implication émotionnelle) et du froid (le détachement de l’analyse). Pour ne pas être suspectée par l’académie, démontrer une observation rigoureuse et faire valoir d’une distanciation objectivée, il m’aurait fallu renoncer à mes compétences sociales au sein du terrain pour expérimenter à la fois la transformation de l’appartenance et l’intimité du terrain. On ne doit pas renoncer à la difficulté de l’intrication du chercheurE qui est source de richesses. J’ai porté mon regard in vivo mais aussi beaucoup a posteriori. Évidemment, je me suis appuyée sur Haraway avec l’épistémologie du positionnement et ses développements avec Dorlin et Sanna. Castoriadis explique que « ce n’est jamais le logos que vous écoutez, c’est toujours quelqu’un, tel qu’il est, de là où il est, qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres. » Avec Haraway, il faut reconnaître le caractère socialement et historiquement situé de toute connaissance. J’ai dois assumer un cadre épistémologique constructionniste et interprétationniste. 

Il y a un passage que j’aime dans ma thèse, un passage aussi modeste que gonflé dans un certain sens, je le retranscris ici : « Notre expérience est antécédente à la recherche, à l’instar du fait transidentitaire remontant si souvent à la petite enfance. Le monde social transidentitaire, depuis la culture cabaret-transgenre, comprend aujourd’hui ces données essentielles que sont le sentiment d’anormalité et de clandestinité durant une partie de l’existence. L’habitus trans’ combine ces vécus individuels et collectifs, électrons vibrionnant autour de l’atome : non pas née, dois-je dire, mais bel et bien devenue irréversiblement. Le « hasard » ici importe peu. Avoir vécu le fait transidentitaire c’est avoir appris l’institution de la différence des sexes. Aussi qualifierions-nous volontiers notre recherche comme participation « auto et retro-observante ». En appeler en effet à l’histoire propre, ressentir et résister, imaginer et supputer, percevoir et se faire déborder, lâcher prise et expérimenter la réalité transidentitaire – voilà ce qui fait antécédence ici, de l’habitus « trans » sur la socialité « ordinaire ». On ne devient outsider  au terrain transidentitaire que parce qu’on a choisi de faire de la recherche. Et de même, on ne devient insider à ce même terrain que parce que le changement de genre a précédé cette recherche ».

Ma posture m’a autorisé une récolte de données difficilement égalable par d’autres moyens méthodologiques : « Être affecté» par son terrain a permis à Favret-Saada d’élaborer l’essentiel de son ethnographie, condition sine qua non des adeptes de la participation observante selon Soulé. Être affecté « par nature » veut dire par la force des choses car on ne choisit pas son lieu de naissance, la couleur de ses yeux ou de sa peau par exemple. Cela implique l’individu dans ce que je vais appeler une posture auto-retro-observante à considérer comme relation (affects, engagements intellectuels, contaminations diverses) antécédente à l’élection du terrain pour les chercheurEs dans un cas similaire au mien.

Toujours sur la recherche en général, quel regard portes-tu sur le traitement universitaire cette fois-ci de la question trans aujourd’hui en France ?

Pour le dire franchement, nous sommes aux frontières de l’innovation et du foutage de gueule. Je m’explique. C’est très intéressant d’étudier les questions de genre. Mais laisser les expertises trans au placard c’est pas la meilleure méthodologie pour produire de la connaissance. Le terrain trans suscite de l’intérêt chez de jeunes chercheurEs. Le nombre d’étudiantEs reçus cette année venant de sciences politiques, de sociologie, ou même de journalisme en dit long sur l’intérêt pour les questions trans et inter. Ce public ne vient pas chercher des patients et se montre généralement respectueux des personnes. Peut-être certains gagneraient-ils à mieux expliciter leur sujet et prendre le temps de détailler ne serait-ce qu’une esquisse de problématique. Mais globalement ça va dans le bon sens.

Le foutage de gueule serait plutôt dans des sphères plus confirmées. J’ai quelques souvenirs de sourires condescendants, quand ce ne sont pas des marques d’irrespect comme de mépris affiché. Un chercheur qui vous « tacle » sur une voix tremblante attribuée à « une rupture  épistémologique » (genre : « mais vous êtes trans ! ») alors qu’il est juste question d’un simple trac ; une autre vous dit en tête-à-tête qu’elle n’aime pas s’afficher avec des trans ; d’autres semblent aimer « dominer intellectuellement » leurs sujets et ne pas oser affronter la véritable expertise issue du terrain.

C’est clair, ce n’est pas avec ce discours que je vais me faire plus d’amis mais sérieusement je ne tiens pas non plus à sympathiser avec quelqu’un qui me considère comme un singe savant. Cela n’est pas sans me rappeler le regard que j’avais comme immigrée chilienne sur la façon dont les gens parlaient à mes parents arrivés en France en 1974. Ta couleur de peau ou ta langue suffit à provoquer une disqualification sur l’échelle des savoirs et de la reconnaissance. Tu es un sujet exotique, une singularité, mais pas un être pensant à leurs yeux. De là aussi une grande motivation à m’approprier d’autres savoirs et à me donner les outils me permettant d’investir d’autres terrains, d’acquérir les compétences d’autres disciplines. 

C’est quelque chose que je répète souvent désormais sur l’étiquetage et le « desétiquetage » : on m’a qualifié d’ennemie des trans pour être « passée de l’autre côté », comme quand d’autres ont bien vu ma volonté d’empowerment. Pour avoir pu l’apprécier, une génération de jeune trans ne renonce pas à ses études et semble motivée à hausser le niveau de parole. Ce sont en grande majorité des FtM et je me sens très proche d’eux dans leur désir d’autonomiser nos théories et nos points de vue ; Je crois que nous seront d’ici peu intelligibles, crédibles et peut-être même audibles. Il serait temps quand on sait le travail accomplit il y a déjà deux décennies par des Kate Bornstein, Leslie Feinberg, Pat Califia, James Green, Susan Stryker, Riki Wilchins et j’en passe et des meilleurs. A l’image d’un pays qui ne s’avoue pas qu’il est xénophobe, qu’il est conservateur et sexiste, qu’il « se la pète » depuis plus de deux cents ans sur les Lumières, nous devons nous-mêmes avouer que nous sommes « en retard » sur « le nord » et sur « le sud », et qu’il nous incombe un examen de conscience sans honte mais avec la motivation de vouloir changer cela. Car, ce qui nous arrive il est devenu trop commode de l’imputer toujours et uniquement aux autres. Pour suivre Califia, une bonne allumette dans l’institut de beauté nous ferait le plus grand bien.

Sur la thèse plus particulièrement, après une première partie sous forme d’état des lieux, tu proposes de revenir sur tes hypothèses et ton (tes) terrain(s)s : pourrais-tu nous les décrire ? Je pense notamment à la question que tu soulèves sur les descripteurs, ces mots clés dans la recherche de documents visuels ?

Parlons des hypothèses. Prenons l’imaginaire social de Castoriadis (1975), un imaginaire construit par chaque groupe humain en se distinguant de tout autre. Je suis la pensée de Castoriadis quand il explique que les institutions sont l’incarnation des significations sociales. Doublons ce premier imaginaire d’un second que nous nommons médiatique (Macé, 2006) et à considérer comme un imaginaire connu de tous grâce à un ensemble de « conditions économiques, politiques, sociales et culturelles propres à la modernité l’a rendu possible ».

Pour paraphraser Castoriadis, je dirais qu’il y eu une institution imaginaire de la « transsexualité » comme concept et pratique médicale dont la télévision s’est emparée à son tour et participant du même coup à son institution en « transsexualisme ». Simplifions, l’institution « transsexualisme » est le « déjà-là » de la transSexualité. L’institué est la figure du transsexuel ou de la transsexuelle et de son récit biographique. Ce modèle remonte aux années cinquante si l’on considère la télévision. Le modèle est hégémonique.

Sur le terrain trans, existe un autre institution : le transGenre et son institué se retrouve dans les figures : travestis, transgenres, transvariants, genderqueer, androgynes, identités alternatives, etc. Étonnamment remarquons  que l’instituant transGENRE a été longtemps chargé du « sexuel » tandis que l’instituant transSEXUALITE a été chargé du Genre si l’on s’en réfère aux centaines d’émissions où trans et psychiatres déploient maints efforts pour mettre en avant la question d’identité d’un terme renvoyant sans cesse à la sexualité et la sexuation. Mais ici le Genre est à entendre comme sex role. Le modèle hégémonique porte l’appartenance à l’ordre symbolique d’une société donnée. Nous concernant, il s’agit de celui d’une société patriarcale, régie par « la différence des sexes » et l’hétérosexualité.

Dans mon étude, on voit que la télévision aborde l’institué « transsexe » (la représentation dominante) au détriment  de l’institué « transgenre » (encore minoritaire), auquel est accordée cependant une représentation tardive et confidentielle. On pourrait donc parler d’une modélisation plus ou moins souple, entretenant une forte adéquation avec l’ordre social et historique (ici celui du Genre), en faisant place à une certaine perturbation (le « trouble » dans le genre et à l’ordre public) sur le plan de  l’ordre symbolique. Ce trouble « contenu » peut ainsi mettre en valeur la représentation dominante. Voilà qui semble bien convenir si on ne précisait pas que l’institué transgenre est tout sauf minoritaire et confidentiel sur le terrain. Il est même très largement majoritaire dans le monde associatif et les collectifs visibles.

Au tour du terrain et du corpus. Mon terrain était les associations et collectifs transidentitaires en France, les personnes transsexes et transgenres dans le contexte français.  Je parle ici de « transsexe » et de « transgenre » car je traduis une distinction qui est le fait  d’une partie du terrain et non le mien. C’est aussi une distinction de fait dans la société. Outre la question des papiers d’identité que ne peuvent obtenir les transgenres, on nous demande sans cesse si l’on est opéré. La question de l’opération est un évènement qui concerne tout le monde, non les seuls trans. C’est un événement symbolique instituant considérable. Comme si la marque d’une identité « morpho-graphico-cognitive » serait dans l’entrejambe…

J’ai aussi formé un corpus à partir des bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel : bases Imago (ce qui a été produit depuis les origines de la télévision et de la radio), les bases dépôt légal (loi de 1995) : DL Télévision, DL Câble-Satellite, DL Région. Comme je ne voulais pas à avoir à réaliser des extrapolations de mon corpus, j’ai doublé ce corpus d’un autre indépendant. Il a été formé de façon totalement subjective à partir de matériaux pointés par l’actualité comme par le terrain : séries américaines, documentaires récents, diffusions sur Youtube, Dailymotion, etc.

Pour le corpus INA, je suis partie sur sept mots clés dont j’ai motivé le choix sur la base de définitions et de leurs inscriptions autant du côté de la médecine, de la psychiatrie, que de la justice, la police, les médias et le terrain trans dans sa grande diversité. Ces mots clés sont : travesti, transsexualisme, transsexualité, transsexuel, transsexuelle, transgenre, transidentité.

J’ai obtenu 886 occurrences hors rediffusions, de 1946 à 2009. Pour donner une idée des résultats, quelques chiffres : J’ai obtenu 534 occurrences pour travesti, 384 pour transsexualité, 2 pour transsexualisme, 2 pour transsexuel, 7 pour transsexuelle, 4 pour transgenre, aucune pour transidentité sur un total de 971 occurrences avant retrait des rediffusions.

On le voit, le terme travesti est le descripteur « par défaut » ou « spontané » pour parler des trans, que l’approche soit synchronique ou diachronique. Les fiches de l’INA sont un trésor qui demande des fouilles archéologiques. Elles sont ainsi les traces d’un « Esprit du temps » comme dirait Morin.  C’est ainsi que ce corpus est devenu un terrain. Les fiches INA pourraient par exemple être étudiées sans conduire au visionnage des œuvres qu’elles décrivent. Par ailleurs, le corpus formé a été d’une telle ampleur, que je le qualifie de corpus « pour la vie ». Parler de terrain me paraît adéquat.

Tu suggères aussi un découpage de la représentation des trans à la télé, « les grands temps » dis-tu de cette médiatisation. Pourrais-tu nous raconter cette histoire et ses périodes ?

J’avais « pressenti » ce découpage possible dans mon essai de 2008. Je n’avais pas encore ce corpus fabuleux pour le confirmer ou l’infirmer. C’est chose faite. Les tendances du corpus m’ont même dépassée. Le croisement des définitions, de l’évolution des concepts, des techniques, des effets techniques et symboliques, l’évolution du terrain ou encore ce que révèle le corpus conduisent ni plus ni moins qu’à une analyse sociohistorique de la représentation des trans et de leur modélisation.

Les années 1970 sont très riches. Elles marquent un esprit du temps, un air du temps, cette bulle de la « libération sexuelle » et de mouvements libertaires. La télévision, on le sait était sous tutelle, elle n’en était pas moins audacieuse dans ses thématiques et ses dispositifs.

Première période : celle de la marginalité et du fait divers. Un document de 1956 parle de « changement de sexe fréquents à notre époque », en 1977 la prostitution trans est qualifiée de prostitution masculine par la voix d’un Cavada jeune, fringant, et d’une rare prudence dans les termes employés et l’adresse lancée aux téléspectateurs afin qu’ils ouvrent « les écoutilles » avant de juger. Les plateaux d’Aujourd’hui magazine ou d’Aujourd’hui madame de 1977 à 1980 invitent des trans, ils et elles ont des noms et prénoms, ils et elles sont placéEs dans le dispositif de mise en scène aux côtés des autres intervenantEs. On le verra dans les deux décennies qui vont suivre que les noms et parfois les prénoms disparaitrons au profit d’insert du type : « Claire transsexuel », « Claude transsexuelle » ou « père de transsexuel », « mère de transsexuel ». Ce que TF1 et les études de marché nommeront plus tard les « ménagères de moins de 50 ans » sont dans ces dispositifs qui nous font parfois sourire à tort aujourd’hui, des femmes qui ne cachent pas leurs sensibilités féministes, qui interrogent le Genre et prennent les trans à témoin. Un autre documentaire « les fils d’Ève » met en scène la discussion entre deux travestis comme le dit le résumé, discussion bien plus politique et subversive que le discours des trans des émissions des années 80 comme si le contexte de la prise en charge avait vidé le réservoir politique. Au-delà du fait divers, la cause marginale était politique. Le modèle français est loin du modèle de Christine Jorgensen descendant de son avion en 1953 sous les crépitements des flashs des photographes, et qui donneront l’image de l’inscription de la « transsexualité » via le moule des femmes américaines des années  1950. De notre côté nous avions Coccinelle. Je rejoins la vision de Foerster et de Bambi à son sujet. Elle avait l’éclat de la féminité de son époque mais ne donnait pas pour autant toutes les garanties d’une « normalité post-transition ». Elle a été la femme qu’elle voulait être, glamour mais scandaleuse. Je crois qu’elle mérite d’être traduite et ses actes éclairés par une approche postcritique et non seulement abordés par une approche dénonciatrice. Cela vaut aussi pour des acteurs de la télévision en général sur le sujet. Dumas, Ardisson, Dechavanne, Ruquier ou Bravo par exemple vont contribuer à inscrire la transidentité dans le mouvement d’égalité des droits dans les années 1990 et 2000 derrière des formats ne semblant être axés que sur le personnel et l’intime. Parfois derrière l’habit du spectacle, des messages plus subversifs et engagés.

La transidentité s’inscrit comme fait de société avec la convergence de l’élaboration des outils de prise en charge, les premiers plateaux de débat à plusieurs voix et l’intronisation de l’expert en télévision. Avec les matériaux des années 1980 les fiches INA font apparaître de nouveau descripteurs : transsexualité, transsexuel, transsexualisme. Précisons, ce n’est pas l’INA qui les invente ou les impose. Elle garde trace de leur émergence et de leur usage. Ainsi Jacques Breton et René Küss vont-ils énoncer le « transsexualisme » comme « concept et pratique » : les faux et vrais trans, les règles du protocole et leur diffusion massive dans les médias (ce que j’ai conceptualisé à mon tour comme la mise en place du « bouclier thérapeutique »), la médicalisation, la valorisation des opérations tout en « déplorant » cette unique solution, la légitimité scientifique et « l’utilité sociétale ». Les plateaux vont s’étoffer de la présence de chirurgiens, de juristes, d’avocats. La mise en scène table dès 1987 avec les Dossiers de l’Écran sur la confrontation trans et experts sachant que la controverse bioéthique est telle un surplomb. La science interfère sur l’engendrement, et elle se met  aussi à interférer sur la sexuation, voilà qui peut résumer un autre esprit du temps.

Dominique Mehl relie le début de la controverse bioéthique aux naissances de Louise Brown (1978) et d’Amandine (1982), deux enfants conçues in vitro. Elle écrit dans La bonne parole (2003) : « Ces deux naissances ouvrent l’ère de la procréation artificielle qui vient véritablement déranger les représentations de la fécondité, de l’engendrement, de la gestation, de la naissance ». La sociologue illustre ainsi – pour demeurer dans le registre et l’analogie de la naissance – l’enfantement d’un fait de société : « L’ensemble de ces techniques médicales et biologiques configure une nouvelle spécialité, la procréation médicalement assistée, destinée à une population particulière, celle qui souffre d’infécondité. À ce titre, elle ne concerne qu’une petite partie de la population, évaluée à environ 3% (…) Pourtant, la procréation médicalement assistée, par les séismes qu’elle opère dans les représentations de la nature, de la sexualité, de la procréation, de la parenté, concerne en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit personnellement ou non confronté à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir sur l’engendrement et les relations familiales ». Approprions ce propos à notre sujet et là patatras on réalise que les « transsexuels » représentent moins de 0,01% de la population en occultant les identités transgenres qui elles fracasseraient le compteur mais je m’engage déjà-là dans l’esprit du temps suivant. 

Envisageons le « transsexualisme » (comme concept et pratique), puis le « transgenre » (comme expression identitaire multiple et transversale) comme des phénomènes venant bousculer les représentations de la nature, de l’ordre et de l’agencement des genres masculin et féminin, l’hétérosexualité, les homosexualités, la bisexualité. Est concerné en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit ou non confronté à une difficulté d’honorer son genre d’assignation, toute personne conduite à réfléchir sur le Genre et les relations de Genre dans un système un binaire, qu’il soit ou non inégalitaire.

On n’oublie pas le rôle des psys dont Dominique Mehl explique qu’ils ont depuis le tout début de la controverse bioéthique « pris une large part à ce débat public. Inspirés par leur expérience auprès des couples stériles, au nom de leur conception de la famille et de la parenté nouée dans une longue tradition de réflexion théorique, ils se sont emparés de leur plume pour mettre en garde, toujours, et critiquer, souvent ». Il est étonnant de constater à quel point la littérature scientifique manque de ce type de questionnements, parfois aux apparences de constat, sur la question trans, sans jamais remettre en cause l’expertise psy -ou à de rares exceptions récentes. On a laissé longtemps cette seule parole aux trans sans jamais leur donner les moyens de l’exprimer dans les espaces publics, médiatiques et universitaires.

Le dernier temps est celui du glissement dans le mouvement d’égalité des droits. L’égalité des droits s’inscrit dans une histoire des idées, des mentalités et des diverses politisations des groupes dits minoritaires. Mobilisation des associations dans le cadre de la pandémie du Sida dans les années 1980, Pacs, PMA, homoparentalité, sans-papiers, dans les années 1990 et 2000 etc. On ne saurait privilégier tel ou tel commencement, période, idée ou correspondance, mais l’enchaînement s’impose, au sein d’une progression asymptotique.

Dans mon étude, je le date dans la moitié des années 2000 si je considère mon seul corpus. Sur le terrain, il a commencé dès les années 1997-1998. Je pense au Zoo de Bourcier, l’inscription des trans dans d’autres tissus associatifs que l’on dira LGBT plus tard, à l’action du GAT ou de STS. A la télévision cette inscription est visible par des productions locales comme des reportages des France 3 Régions. On parle des trans à l’occasion des Marches des Fiertés et de la journée Idaho plus qu’à l’occasion de l’Existrans ou du T-Dor (jour du souvenirs des victimes de transphobie), en télévision je précise. Il y a aussi les affaires qui font du bruit. Je crois que le procès Clarisse qui a gagné son procès pour licenciement abusif participe de cette inscription. De même les coups médiatiques de l’ANT (anciennement Trans Aides) qui finalement illustre une sorte de guérilla contre les contradictions institutionnelles en matière d’état-civil. STS, Chrysalide et OUTrans ont eu aussi des discours portés en de telles occasions. En rapport cette fois au terrain, une question demeure : pourquoi la Pride ou Idaho font-ils plus parler des trans que le T-Dor ou l’Existrans ?

Cette inscription dans le mouvement d’égalité des droits se traduit aussi ainsi : transition et trajet  trans sont vite qualifiés de « parcours de combattant », quand le regard médiatique s’intéresse aux institutions. Les conséquences familiales et socioprofessionnelles sont aussi abordées, confirmant la pertinence d’une « écologie du milieu ». L’idée que la télévision veut « défaire les mentalités » et « défaire des inégalités » fait son chemin dans la perspective tant du traitement d’une marginalité, d’un fait de société, d’individus ou  de mouvements engagés dans l’égalité des droits.

Si tu devais retenir une émission, ou un moment télévisé, qui te semble symptomatique de la figure trans visible aujourd’hui sur nos écrans, laquelle choisirais-tu et pourquoi?

Si je voulais illustrer l’idée d’un « transsexualisme » d’une modélisation hégémonique des trans, je pourrais citer certainement non pas une dizaine mais plusieurs centaines de documents, en prenant telle ou telle phrase, telle ou telle définition, etc. Si je devais en revanche illustrer ce que j’appelle l’institué transgenre, majoritaire sur le terrain trans observable, j’aurais en revanche plus de mal. La télévision produit constamment le Genre tel que l’ordre symbolique en exercice le prescrit. La télévision est parfois transgressive mais pas subversive sur les questions de Genre.

Ceci explique en partie un certain conservatisme, un immobilisme de la représentation des trans. En s’intéressant aux trans, la télévision ne produit pas que de la matière télévisuel à vocation de divertissement et de spectacle. La carte de la transgression est un leurre désormais.

De mon corpus, je retiens la prestation de René Küss en 1982, quatre minutes de télévision qui racontent ce que seront 20 années de protocole. J’ai à l’esprit les prestations de Grafeille ou Bonierbale chez Dechavanne, Dumas ou Bercoff : quand la psychiatrie se double de sexologie en plateau. D’autres constats et pistes : le traitement des FtMs, de leur invisibilité à leur visibilité ; l’anoblissement et la popularisation du cabaret transgenre avec les figures de Coccinelle, Bambi ou Marie France médiatisées comme égéries et muses à la fois ; les festivités et les spectacles de cabarets avec Michou et ses artistes,  les émissions estivales de Caroline Tresca faisant la promotion des cabarets de province ; les émissions humoristiques issus du « travestissement de nécessité » depuis La cage aux folles ; le traitement compréhensif puis moraliste de la prostitution des trottoirs de la rue Curiol dans le Marseille des années 1970 jusqu’au bois de Boulogne du Paris des années 1980-1990 ; l’actualité offre encore bien d’autres ouvertures comme le traitement spécifique des « tests de féminité » à l’occasion des Jeux Olympiques, ou la « transsexualité dans le sport » ; les figures médiatiques spécifiques depuis Marie-André parlant des camps à Andréa Colliaux commentant Kafka, en passant par l’histoire de la médiatisation particulièrement intense de Dana International, figure « exotique » et LGBT, égérie de la tolérance et icône d’une trans contemporaine. La présence de Tom Reucher interroge encore le statut des trans comme experts, comme représentants compétents et légitimes voire charismatiques. Avant lui, toute une génération de personnalités MtFs : Marie-Ange Grenier (médecin), Maud Marin (avocate), Sylviane Dullak (médecin), Coccinelle (artiste). On sait que Maud Marin sera aussi étiquetée ancienne prostituée et Coccinelle parée de l’insouciance de l’artiste, sinon bohème.

Grâce au corpus on constate que les trans sont hétérosexuel-le-s et qu’ils donnent de nombreux gages à la normalité (des garanties). Ils ont donc bien été bien présents à la télévision qui semble avoir nettement privilégié cette représentation, l’établissant en modélisation sociale et médiaculturelle (l’institutionnalisation). De là un certain modèle trans : hétérocentré,  « glamour » ou « freak », un institué fort peu politique et encore moins théorique pour l’instant.

Et si tu devais nous restituer une découverte faite durant tes recherches à l’INA (Institut National d’Audiovisuel), quelque chose d’inédit, que choisirais-tu de nous dévoiler ?

Beaucoup d’émissions méritent le statut de découvertes. Je vais ici donner l’exemple d’un échange entre une historienne et une présentatrice de la chaîne « Histoire ».  Pas de trans à l’horizon. On parle au nom « de » (valeurs, avis, choix personnels), autorisant une telle spéculation nous donnant à voir un aveuglement où la fabrique ordinaire d’une performativité, à l’inverse de ce qu’énonce J. Butler : non pas un acte subversif et politique à même d’éclairer ce que le pouvoir plie un savoir mais une mise en scène de cette spéculation et exemplification symbolique.

Le titre propre de l’émission est « Le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry, dans la collection « Le Forum de l’Histoire » de  la chaîne de diffusion Histoire sur la câble. Je passe les informations de types heure et fin de diffusion, etc. Le résumé est le suivant : « Magazine présenté par Diane Ducret composé d’un débat thématique entre Evelyne Lever et Grégoire Kauffmann consacré à deux intrigantes de l’histoire, le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry », diffusé le  13 mars 2009.

Evelyne Lever vient de publier « le chevalier d’Eon, une vie sans queue ni tête ». Le titre m’interpelle sans m’éclairer. Je visionne l’émission. Bref aperçu (time code : 19 :30 :33 :19) :

– Evelyne Lever précise que dans la première partie du livre, elle fait son travail d’historienne, puis précise : Quand je suis arrivée au moment où mon héros / héroïne devient une femme. Et là, je me suis posée d’autres questions. Je me suis dit mes connaissances historiques ne sont pas suffisantes. Il faut que j’aille plus loin car j’ai à faire à un cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel. Alors là, j’ai du faire appel à quelques amis psychiatres, à me documenter sur les problèmes de la transsexualité et de l’identité sexuelle.

– Diane Ducret (la présentatrice) : oui c’est un personnage par son refus de trancher entre une identité masculine et une identité féminine est très contemporaine en somme, je suppose que c’est pas la mode transgenre qui a suscité votre intérêt sur ce personnage ? [rires].

Sans partager ici l’analyse longue et précise que ce document exige, on peut prendre le temps d’être surpris par la convocation du nom et de l’institué de la psychiatrie puisqu’il est avéré qu’il n’a ni affection et encore moins maladie mentale mais un regard moral sur une différence. Et l’on peut comprendre l’hésitation d’Evelyne Lever, historienne, faisant appel à ses « amis psychiatres ». L’héritage d’une classification stricte entre « disciplines » lui rappelle que des « connaissances » peuvent en effet, ne pas être « suffisantes ». Une approche dénonciatrice se bornerait à critiquer l’ambiguïté des discours tenus tandis que l’approche postcritique y verrait la scène de rencontre de subcultures ou quand la transidentité devient un objet médiaculturel.

Des questions s’imposent donc quand on sait que cela fait désormais 50 ans que les études de genre insistent sur les institués que sont la différence des sexes, le devenir et en particulier le devenir de genre minoritaire. Comment peut-on croire que l’on peut psychiatriser quelqu’un au-delà des siècles ? Deux hypothèses se présentent, se complétant mutuellement : l’inintérêt des autres hypothèses dans le champ scientifique ; l’indifférence au sort des trans permet cette transphobie et une spéculation sans frein. Dans ces premiers travaux Dominique Mehl en indiquait déjà les grandes lignes de cet arraisonnement et exercice de cette falsification. Pourquoi acceptons-nous une telle affirmation ? Sa présentation traduit son ambivalence : elle passe d’une connaissance historique dans son domaine au champ subjectif où elle croit devoir se poser « d’autres questions ». Lesquels croient se pencher sur un « cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel ». Elle n’a pas assez de mot ou sa formation est imprécise pour dire ce qu’elle voit et traduit immédiatement sur le mode subjectif et non plus historique. Rappelons ici l’indication de Castoriadis : chaque parole indique la position de celui-celle qui l’émet et l’engage. Quel est cet engagement et surtout quelle sa légitimité faute de validité ? Nous sommes sortis du médical pour le plain-pied d’un regard moral. L’on présente ici un objet (le « transsexualisme ») totalement départi des sujets trans et faisant comme s’ils n’existaient pas. Ce cas précis nous enseigne sur les falsifications de l’histoire et l’usage immodéré de la lucarne psychiatrisante. Viendrait-il à quelqu’un l’idée de convoquer une expertise trans pour éclairer l’histoire du Chevalier d’Eon ? L’éclairage des études de Genre serait ici plus approprié et en quoi ? Sinon, pourquoi ? Après tout, d’autres historiens et en particulier des historiennes se sont penchées sur le Chevalier d’Eon à la lumière des études de Genre dans une optique féministe. Nous pensons à Sylvie Steinberg et surtout Laure Murat, « La loi du genre, une histoire culturelle du « ‘troisième sexe’ » en 2006. Là où Murat pointe le système symbolique régulant les rapports et relations, Lever voit l’individu-écharde. Laure Murat met précisément en exergue un avis, valant pour maxime et surtout pour « pensée » d’Alfred Delvau : « Troisième sexe : celui qui déshonore les deux autres ». Le déshonneur serait tel qu’on en appelle aujourd’hui encore la psychiatrie au secours d’un honneur historique qu’un seul individu frapperait de mal-heurt (au sens ancien du français) ?

Et maintenant, en plus de ta soutenance, quels sont tes projets ?

J’ai des publications en attente. Dont trois avec mes consœurs de l’Observatoire : La Transyclopédie, et les deux premiers volumes des publications augmentées et corrigées de l’ODT pour 2010-2011.

Je travaille avec Maud-Yeuse Thomas sur un ouvrage sur les théories transidentitaires à la lumière de l’évolution et de la politisation du terrain trans. Je prépare aussi deux autres essais liés  à la thèse. Comme Macé un ouvrage théorique suivi d’un autre ouvrage relatant plus amplement mes analyses de corpus. Côté publication, je suis servie si tout va bien.  Je travaille également à un projet d’écriture de deux documentaires. Mais il est encore trop tôt pour détailler.

Je dépose bien entendu une demande de qualification pour le statut de maître de conférence. Après ce sera au petit bonheur la chance espérant que mes travaux si jugés crédibles et valides retiendront l’attention. Mon trip ? Donner des cours sur l‘image et les représentations de Genre à la lumière des études culturelles et des études de Genre. On verra bien, à 45 ans je n’ai pas à proprement parler de plan de carrière.

Tu nous rappelles la date ; le lieu et l’heure de ta soutenance pour ceux/celles qui voudraient venir ?

La soutenance se déroulera le 26 novembre prochain à l’Université de Nice – Sophia Antipolis à 13 heures, Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales (98, Boulevard Herriot). J’attends des nouvelles de l’École doctorale pour connaître la salle. Je communiquerai en temps voulu. 

Je tiens à ajouter une liste de mes publications comme exemple de ce que le terrain peut produire car je ne suis pas seule à publier. j’insiste sur ce point car nous avons pu voir récemment avec Maud comment la reconnaissance d’une expertise venue du terrain reste invisible et j’ajouterais même à quel point elle est marginalisée. Par exemple, nous sommes trois personnes engagées et solidaires à avoir fondé cet outil innovant qu’est l’Observatoire au regard de la théorisation et de la politisation du terrain trans, bien que nous ayons un retard spectaculaire sur le monde anglo-saxon de ce point de vue.

Trois personnes pourrait-on dire, ou plus précisément faudrait-il énoncer : deux trans et un cigenre ? On sait avec un travail universitaire récent, que seul le « cisgenre » est crédité et reconnu comme acteur scientifique du terrain à l’ODT. La modélisation dont je parle est ici à l’oeuvre. Il convient de la défaire. Enoncer ce constat ne doit mener à la disqualification du propos sous l’accusation : « militance ! ».   


Entretien avec Abdellah Taïa

Jean Zaganiaris

Enseignant-chercheur au CERAM/ EGE
Chercheur associé au CURAPP/Université de Picardie Jules Verne

 

 Infidèles


Auteur de Une mélancolie arabe (Seuil, 2008) et Le jour du roi (Seuil, 2012, Prix de Flore), Abdellah Taïa vient de publier son dernier roman Infidèles aux éditions du Seuil. Connu pour avoir fait son coming out au Maroc et pour revendiquer publiquement son homosexualité, Abdellah Taïa est un écrivain important du champ littéraire contemporain.

Interview effectuée par Jean Zaganiaris

 


 

Quel est le sujet de votre dernier roman ?

Mon nouveau livre,  Infidèles  (Editions du Seuil), vient de sortir en France. Et très bientôt au Maroc. Il parle d’une mère marocaine. Elle s’appelle Slima. Elle est prostituée à Salé. Elle assume pleinement ce métier. Elle porte sur ses épaules toutes les contradictions et les frustrations des Marocains. Elle a un fils, Jallal. Celui-ci n’a pas du tout honte de sa mère. Il est avec elle, en elle. Ils sont un cœur seul, unique. Ils sont deux en un seul corps. Ils sont des parias mais, malgré le rejet permanent de la société, ils résistent. A leur manière. La politique menée par le roi Hassan II durant les années 80 va les séparer. Les obliger à envisager l’avenir l’un sans l’autre. Être contre le Maroc. Rejeter le Maroc. Durant cette transformation, un lien demeurera fort entre eux : l’islam. Ils sont considérés comme impurs par les autres. Cela ne les empêche pas, tout au long de ce livre, de cultiver un rapport libre avec les signes de la culture musulmane dans l’espace et l’imaginaire arabes. Et quand je dis libre, j’entends par cela : transgressif. Le livre les mènera dans des zones où la compréhension s’arrête et où la fusion avec l’autre (le ciel, un prophète, une icône du cinéma mondial, une chanson) devient une urgence vitale. La fin renvoie au début. Et cet éternel recommencement des choses,  de nos erreurs, de notre incapacité  être libre sur cette terre, c’est une de mes plus grandes obsessions… 

 

Dans Le jour du roi, quelles sont les raisons qui vous ont amené à écrire sur le transgenre ?

Écrire, c’est tout mélanger. Se mélanger. S’évaporer dans l’autre, les autres. Dans la même lumière, celle qui nous a fait naître. Je suis homosexuel assumé, mais je ne peux absolument pas vivre mon homosexualité uniquement avec des homosexuels. Le rapport à l’autre (ma mère, mes amies, mon grand frère, mes ennemis), même quand il persiste à me renier, est important à mes yeux. Très important.

 

Est-ce qu’il y a un message que vous souhaitez faire passer sur « l’identité trans » ?

Un message ? Nous sommes tous le fruit d’un mariage explosif entre les cultures et les différentes natures humaines. Cela me paraît une évidence. Quelque chose d’assez simple à comprendre. Rejeter l’autre qui, soi-disant, ne nous ressemble pas est une énorme erreur. Parce que, en faisant cela, c’est nous-mêmes que nous rejetons, que nous tuons.

  

Comment vous vous positionniez par rapport à la queer theory ?

Je ne connais pas très bien la « Queer Theory ». Mais je sais qu’elle joue, depuis quelques années, un rôle fondamentale pour réveiller les êtres humains d’aujourd’hui, les empêcher de glisser petit à petit (et de nouveau) vers le fascisme.

 

Est-ce que ces corps soufis « androgynes » et « transsexuels » dont parle par exemple Khatibi dans Le livre du sang ont pu vous inspirer, notamment lors de l’écriture du Jour du roi ?

Dans « Infidèles », le fils s’appelle Jallal. Ce tout sauf une coïncidence. Ce livre intègre les images d’un film-monde (La rivière sans retour  d’Otto Preminger, avec la déesse Marilyn Monroe et Robert Mitchum) à sa propre écriture et suit le souffle amoureux révolutionnaire du très grand poète Jallal Dine Rumi. Il faut relire ce grand soufi et voir à quel point il était, bien avant tout le monde, dans le dépassement des frontières des corps, des sexes et des identités.

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Mis en ligne, 10.06.2012.

Entretien avec Lazlo Pearlman, performer

Rachele Borghi

Glenn Le Gal

 

 

Lazlo

Photo by Kendra Kuliga, Cielo Production 


Rachele borghi est activiste et militante Queer. Elle est géographe,actuellement postdoctorante à l’université de Rennes 2. Elle étudie le rapport entre espace et identités Queer, le concept de performance et  sa mise en espace, les pratiques de contra-sexualite et la dissidence sexuelle (en particulier le mouvement post porno). Sa première performance s’appelle degen(d)ereted euphoria.
 
Glenn Le Gal est militant queer et féministe, travaille au Planning Familial et prépare une thèse en psychologie clinique à l’Université Rennes 2.
 

LAZLO PEARLMAN, MON AMI

 

« Are you happy ?» « Yes, thank you, this is a beautiful question. My happiness is about life, not about gender». C’est par cette phrase prononcée dans le film « Fake orgasm », que l’approche et la philosophie de Lazlo Pearlman sont résumées.

Une vie de performeur, activiste et enseignant dédiée à la rupture d’avec les préjugées, les idées reçues et les dogmes concernant le genre et le sexe.

Le corps de Lazlo est un corps queer, qu’il utilise pour porter son message de libération des contraignantes normes de genre. La rencontre avec Lazlo Pearlman est chargée d’émotions ; d’une part son corps, impossible à encadrer ou étiqueter comme l’exige l’hétéronormativité ; d’autre part son attitude, sa façon d’aborder les gens et de les faire entrer dans un autre monde. Même si ses performances ont l’effet d’une bombe, Lazlo provoque l’explosion par la douceur, les sourires, l’ironie et la tendresse. Les bombes qu’il fabrique ont le parfum des fleurs et le poids des plumes. Lazlo ne fait pas irruption dans la tête des gens, il gratte à leur porte et demande doucement la permission d’entrer. C’est pour cette raison que son travail est si bouleversant, si fort, si touchant. Il fait tomber toutes nos réserves, tous nos préjugés, toutes nos idées reçues sur les « femmes » et les « hommes ».

Ce qu’il arrive à transmettre avec ses performances(1) ce n’est pas le rejet et la peur pour un corps hors-norme, mais plutôt la liberté d’habiter un corps qui sort des binarismes, de la dualité. Son charme réside dans l’impossibilité de le définir. Son corps musclé, ses tatouages, son sourire charmant, l’intensité de son regard, sa tête rasée et sa chatte épilée poussent les gens qui le rencontrent et qui assistent à ses performances à laisser de côté la plupart des idées reçues sur le genre et le sexe.

En regardant ses performances et ses strips sur scènes, on est tenté de fermer les yeux et de les rouvrir juste après pour être sûr que ce qu’on voit est bien réel ; cette prise de conscience déclenche un vrai « tremblement de terre », qui laisse entendre la rumeur de nos certitudes qui s’écroulent. Mais en observant les décombres de nos constructions sur le genre et le sexe, on n’a pas envie de pleurer ; on a juste envie de respirer cet air nouveau, cette bouffée d’oxygène qui se libère dans l’air. 

Et à ce moment-là, la question qu’on a envie de lui poser n’est plus : « Es-tu un homme une femme ? », « Es-tu hétéro ou homo ? ». On a juste envie de lui demander « Veux-tu devenir mon pote ? »…

 

FAKE ORGASM

Dans un cabaret, un homme vêtu de paillettes présente les participantes à un concours. Sur scène, seule au micro, des femmes sont invitées à prendre la parole, pour expliquer leur choix de participer à ce concours de « faux orgasme ». Dans une ambiance joyeuse, sous les encouragements, se succèdent plusieurs femmes, qui disent dans quel contexte et pourquoi elles simulent l’orgasme. Puis elles partagent avec le public leur performance sous les applaudissements. L’animateur de cet étrange spectacle est Lazlo Pearlman, et si le début de ce film peut en perturber plus d’un.e, on comprend rapidement le sens de cette scène d’ouverture. En effet, le film nous plonge dans la vie de performeur de Lazlo, ses différents spectacles, ses doutes, sa démarche politique et artistique, ainsi que ses coups de gueule.

Et le premier coup de gueule, nous le découvrons lors d’une discussion agitée avec la performeuse et activiste feministe Maria Llopis(2). Elle interroge sa démarche, lui reproche de rire des femmes qui simulent, et pointe l’ambiguïté d’un tel propos sur la sexualité féminine. La discussion est agitée, et Lazlo lui répond qu’il ne s’agit pas de rire aux dépens des femmes, mais de dédramatiser la sexualité, de faire avec la réalité du vécu de chacune, et surtout d’écouter ce qu’elles ont à en dire.

Ce moment clef du film dévoile toute la démarche de Lazlo. On est prévenu.e : Lazlo Pearlman, malgré les apparences, ne propose pas un égocentrique biopic sur sa vie et son œuvre, mais plutôt une exploration de son projet politique à partir de l’entremêlement de la fiction et des situations réelles dont elle s’inspire.

Construit comme un documentaire, le film met en scène des situations vécues lors de ses performances, ses déambulations dans la ville à la manière des films de Monika Treut, tandis qu’il nous narre en voix off ses questionnements et ses doutes. Le tout est agrémenté d’un sens esthétique maîtrisé, une ambiance de film noir, où l’on suit Lazlo tel un détective privé qui chercherait à découvrir là vérité sur nous-mêmes, sur notre rapport à la sexualité, au genre et au désir. Assurément, on prend plaisir à le suivre et l’on se sent vite invité à le rejoindre dans son enquête.

Si le film aborde assez tôt la place de son identité trans dans ses spectacles, Lazlo n’est pas ici dans une démarche identitaire. Il cherche plus à affirmer un rapport aux autres et au désir qu’un rapport à sa propre transition. Il le confirme en regrettant que le public soit plus intéressé par sa transition et son vécu que par l’expérience qu’il est en train de leur faire vivre. Lui cherche à obtenir quelque chose d’eux/elles, une remise en question de leurs propres genres, un questionnement de leurs désirs. Tout au long des performances, il adapte le spectacle avec la précision d’un orfèvre pour arriver à faire bouger le public de son piédestal de certitudes. Sans violence, avec séduction et douceur, il parvient progressivement à transformer le spectateur.e en acteur.e de sa propre vie, de son propre désir. Et progressivement nous aussi, spectateur.e.s du film, nous sommes séduits et entraînés dans la danse.

La démarche de Lazlo Pearlman est très singulière, parce que non moraliste. Loin de pointer l’intolérance, l’indélicatesse et l’ignorance de son public, Lazlo accueille le trouble avec patience, n’exige rien des spectateur.e.s, si ce n’est qu’ils/elles ouvrent leurs esprits aux flots d’émotion qu’il tente de susciter. Son projet politique prend appui sur l’expérience subjective de chacun.e, et fait le pari que chaque personne possède en elle le potentiel pour se révéler à soi et aux autres. Ce qu’il convoque, c’est une éthique du désir, accessible à chacun.e pour peu qu’il/elle se pose les bonnes questions. Cette douceur, cette séduction et cette confiance en l’être humain, nous ouvre les portes d’une démarche ambitieuse, réfléchie et positive, qui offre des perspectives militantes très enthousiasmantes, et donne envie de danser…

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Photo by Jeri Poll

 

INTERVIEW : un après midi avec Lazlo Pearlman

 

Quel est le point central des tes performances ? La ligne directrice de ton travail ? Y a-t-il un leitmotiv? (3)

Oui, il y a un élément central, un noyau autour duquel mes performances sont construites. Sans parler de tout le background culturel, je peux dire que la chose qui m’intéresse le plus c’est le moment où se produit dans la tête des gens qui assistent à mon spectacle l’explosion, le bouleversement.

Je fais des performances depuis mes 10 ans, donc bien avant que je comprenne quel était mon genre ou quoi que ce soit… [rires] Déjà avant ma transition, je performais toujours des rôles masculins, et j’étais déjà en rupture avec la norme.

À l’époque, il y avait les dragkings, les spectacles queer étaient peuplés par des cross cast, c’est à dire des hommes qui performaien (4)t des rôles féminins et des femmes qui performaient des rôles masculins ; moi aussi je l’ai fait. Mais après ma transition, je ne pouvais plus le faire parce que je ne provoquais plus de rupture avec la norme juste en restant sur scène. Alors, je ne savais pas bien ce que je pouvais faire…

J’ai donc passé six ans hors scène, à diriger les spectacles, parce que je ne savais pas encore quelle était la place de mon corps sur scène.

Au début, je n’avais pas envie de parler de transsexualisme, ce n’est pas central dans mon travail. Mais en même temps, je sentais que les gens ne pouvaient pas réellement comprendre le sens de mon travail sans savoir que j’étais trans. J’ai donc commencé à me déshabiller sur scène. Je pensais que c’était ma raison de le faire. Mais plus je le faisais, plus je me sentais insatisfait…

Ok, c’est bien qu’ils sachent que je suis trans, c’est bon pour la visibilité trans, etc. Mais en même temps, j’ai pensé que si j’étais obligé de parler de visibilité trans pour le reste de ma vie, je me tirerais une balle ! [rires] Mais en même temps, je n’arrivais pas à arrêter de me déshabiller…

Et alors, j’ai progressivement compris que ce que je recherchais dans mon spectacle, c’est cet instant où les spectateur.e.s me regardent et voient un homme normalement genré, jusqu’au moment où je me déshabille… Et ils sont alors si bouleversés qu’il y a un instant de rupture, où on a l’impression que tout peut être remis en question. Les spectateur.e.s ne comprennent pas ce qui leur arrive, et ils n’arrivent pas encore à remettre leurs pensées en ordre, à substituer quelque chose de clair et défini à leur trouble. Et j’ai alors compris que c’est cet instant précis qui m’intéressait. À partir de là, mon travail a été de repérer et de comprendre cet instant. Après chaque choc, les êtres humains – et la nature en général – cherchent à se réorganiser, à remettre de l’ordre dans le chaos. On cherche dans notre tête à sortir de cet espace indéfini, causé par des questions qui n’ont pas forcement de réponses. Et alors les questions fusent, du genre : « D’accord, mais… pourquoi portes-tu des lunettes ? Et pourquoi portes-tu des boucles d’oreilles ? Dis-moi : es-tu hétéro ? Es-tu gay ? Quel est le sujet de ta recherche ? C’est à propos de toi, à propos de moi ?» etc.

À cet instant mon hypothèse c’est qu’inconsciemment, ce qu’ils/elles cherchent à faire, c’est se sécuriser en rationalisant ce qui vient de leur arriver en partant de moi : « Si je te comprends toi, alors mon monde est clair. » Ce qui m’intéresse, c’est mener les gens à admettre qu’ils/elles ne comprennent pas, et que c’est ok, s’ils/elles ne comprennent pas. Peut être que c’est bien de ne rien comprendre, peut être que c’est même une chose importante. C’est à ce point là que je veux amener les gens. Voilà ce que je cherche à faire.

En ce moment, j’essaie de trouver des moyens de ne pas le faire exclusivement avec la nudité. J’ai commencé une thèse, j’étudie ce qui suscite ce moment-là, afin de mieux l’explorer. J’essaie de trouver d’autres façons de déclencher cela pendant le spectacle, pas seulement par le choc de la nudité de mon corps. Mon travail tourne autour de ça ces temps-ci. Par exemple, par l’humour et le spectacle, on peut arriver à ce résultat. Je ne cherche pas seulement l’effet coup de poing en pleine face, ou la sidération. Parce que je ne veux pas leur dire « Va te faire foutre ! », mais plutôt « Allons baiser ! » (5).

 

T’est-il déjà arrivé de susciter des réactions violentes de la part des gens ?

Non, il n’y a jamais eu de violence physique, plutôt différents genres d’agressivité, et encore pas vraiment… Le genre de réactions agressives, c’est… Tu as vu les réactions lors de la projection du film ? La première, et surtout la seconde : il y avait ce type qui est intervenu, mais c’était plus de la provocation gratuite (6)...

Ce n’était pas vraiment agressif, je l’ai plutôt vécu comme un défi. Lors des projections, ce genre de personnes représente le plus grand défi, car ils/elles ne peuvent pas faire quoi que ce soit, et ils/elles sont impuissants à dire ce qui leur arrive, mais on sent que c’est violent à l’intérieur ! Ils/elles ne savent pas comment faire pour l’exprimer, même s’ils/elles essaient d’en dire quelque chose. Et dans ce cas, il est inapproprié de répondre violemment, on ne peut pas simplement les « bousculer »…

Il arrive parfois que les gens s’en aillent, ou ne m’adressent pas la parole. Dans le film [Fake orgasm] il y avait des scènes tournées à Barcelone. Il y a eu des moments très intenses pendant le tournage, les gens qui y assistaient se rendaient compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Parfois, je percevais une certaine méfiance vis-à-vis de certaines scènes. Il n’était pas si simple être entouré d’autant de personnes, surtout parce qu’il y avait une caméra. Beaucoup de monde s’approchait pour avoir son quart d’heure de gloire… Mais il y a eu aussi une femme qui m’a dit qu’elle était dégoûtée par moi. C’était une femme américaine avec son copain qui m’a dit « Tu es dégoûtant ! », je lui ai répondu « Merci ! ».

Pour moi, le contact avec les gens est un moment très fort. Durant les premières prises du tournage de la scène dans les rues de Barcelone, je regardais les gens dans les yeux, mais c’était trop intense pour moi, je ne savais que faire de ce que je voyais dans leur regard, et je ne me sentais pas capable de continuer la scène de cette façon. L’équipe du film est hétéro, ce sont des anarchistes hétéro, très ouvert.e.s d’esprit, mais d’une certaine façon, normatifs. J’ai donc essayé d’expliquer à mon metteur en scène, après la première prise, que j’avais besoin d’un espace « safe », que je ne me sentais pas en sécurité (même si c’était mon idée à l’origine). Lui m’a répondu : « Ne t’inquiète pas, c’est Barcelone, c’est l’Espagne, tout le monde s’en fout, c’est légal ». J’ai dû passer 45 minutes à essayer lui expliquer la différence entre ce qui se passe dans un corps queer et un corps masculin hétéro. Il me disait « ok ok ok… ». Mais il n’avait pas compris, jusqu’au jour suivant, où nous faisions d’autres prises. J’étais plus entouré, mais personne ne surveillait vraiment ce qui se passait, et un type s’est approché de moi en riant, il m’a claqué les fesses et est reparti. J’ai dit à mon metteur en scène : « tu as vu ce qui s’est passé ? ». Il m’a répondu que non, ils/elles étaient tou.te.s trop absorbé.e.s par les aspects techniques. En revoyant les bandes, il était sidéré de ce qui s’était produit. Moi, je n’étais pas choqué par ce qui venait de se passer, mais simplement, il aurait tout aussi bien pu me mettre un coup de couteau. Ce type était juste un abruti, il n’était pas assez fou pour me poignarder, mais c’est toujours une éventualité dans ce contexte…

Mais bon, quand les gens ont une réaction agressive, je pense que la plupart du temps c’est surtout en réponse à un bouleversement, un choc en pleine face, et pour eux/elles ce n’est pas amusant, joyeux ou agréable. C’est différent pour chaque personne, mais il faut en tenir compte.

 

En même temps parfois il peut y avoir des réactions d’euphorie, une réponse euphorique au sentiment de liberté suscité par la possibilité d’effacer la norme de genre…

Oui, c’est aussi ce que beaucoup de gens disent. Dans mon dernier spectacle avec Nadège (7) je fais des choses « très romantiques » : je danse avec des fleurs, j’ai aussi un portemanteau, je fais mon strip et j’y accroche mes habits, puis je danse avec le portemanteau, qui devient mon partenaire. Puis, vers la fin du spectacle, je sors de la scène et je vais dans les coulisses. Les spectateur.e.s pensent que le spectacle est terminé, la musique change. Mais moi je descends dans le public et je commence à observer les gens ; je cherche à créer une connexion, une interaction avec eux/elles.

Donc l’ambiance change encore. Je commence à pousser les gens les un.es avec les autres pour les faire danser, moi-même je danse avec l’un.e ou l’autre et à la fin tout le monde danse. Sur une dizaine de représentations, presque toutes les personnes qui m’ont adressé la parole m’ont dit : « Ha… Je me sens dans un autre monde là… ». L’euphorie se voyait sur leur visage, et ils/elles ne m’ont plus posé aucune question concernant mon genre ! […].

Je fais ça pour casser l’espace conventionnel entre moi et le public, une situation de « voyeurisme » entre ma performance et les gens qui regardent ; je veux les inviter à participer avec moi à ce spectacle, qu’ils/elles se sentent impliquées. Je les incite à me dire « oui », en quelque sorte ! [rires] De cette manière souvent, il se crée une ambiance douce et romantique. Si c’était agressif, ça ne fonctionnerait pas de la même façon, je pense. En général, j’arrive toujours au moins à obtenir que les gens disent « Wow ! ». Et il arrive parfois que des gens se déshabillent aussi…


De façon spontanée ?

Oui, certaines fois spontanément, d’autres fois un peu moins. Il y a parfois quelqu’un.e qui me demande : « Est-ce que moi aussi je peux enlever mes vêtements ? » Et je réponds : « Oui ! Bien sûr que tu peux, vas-y ! » [rires].

La première fois que je me suis parti en tournée, j’étais dans un squat à une fête après un festival à Bordeaux. C’était vraiment un public très varié, j’ai fait ma première performance là-bas. Pendant le show, j’ai commencé à danser et à me balader pour observer les comportements des gens à mon égard. Je me suis retourné, et il y avait ce groupe de cinq ou six lesbiennes hippies cinquantenaires, qui se sont déshabillées, c’était fantastique ! Et ensuite, de jeunes pédés ont retiré leur haut, c’était un drôle de choix, mais c’était bien…

 

Pour les gens se déshabiller et rester nu représente parfois un geste libératoire, par exemple, pour assister à la performance de Diana Pornoterrorista pendant la ladyfest de Rome (8), le public devait pouvoir se déshabiller pour y assister, et c’est ce qui peut provoquer une émotion très vive, un bouleversement intense pour le public…

Oui, c’est réellement intéressant, parce qu’il y a un choix à faire. S’ils veulent observer, ils/elles doivent participer et se déshabiller. Ils/elles ont un choix à faire, et c’est ce qui les libère. Dans ce que je sais du travail de Diana, c’est tout à fait cohérent, il y a une exigence envers son public… Moi je ne suis pas comme ça, je suis plutôt dans l’invitation, la séduction… C’est une question de personnalité, je pense… Mais les deux techniques peuvent fonctionner, je ne dis pas ! [rire]

 

T’est-il déjà arrivé de performer dans un espace public?

Pas réellement, je ne suis pas sûr que la promenade dans les rues de Barcelone, que l’on voit dans le film, soit tout à fait une performance, mais là j’étais en effet dans un espace public… Je n’ai jamais fait des strip dans un espace public, ou peut-être il y a longtemps, mais je ne me souviens pas bien…  C’est une chose que je crains beaucoup, je n’envisage pas ce genre de performance parce que je me sentirais trop vulnérable.

 

Et dans des lieux institutionnels (comme les universités ou les musées) ? Tes performances ont un potentiel de subversion de la norme très fort. Mais comment rejoindre un public plus vaste, plus ‘normé’? Nous aimerions comprendre si et comment il est possible de propager l’approche queer et la ‘queerness’ dans des milieux (hétéro)normés. On a l’impression que souvent il y a deux contextes parallèles, qui ne se croisent que rarement. Comment faire la connexion? 

Je pense que c’est une question importante. C’est la question. Et la meilleure réponse que je puisse donner pour l’heure s’est produite la nuit dernière : une des personnes qui a le plus apprécié ma performance avec Nadège a été Bruno (9), l’agent de sécurité, que je considérais comme une personne hétéronormée. Il n’arrivait plus à s’arrêter de parler avec moi et Nadège. C’était vraiment chouette, autant d’amour et d’enthousiasme… J’ai pensé que si j’avais fait le spectacle tout seul, ça n’aurait pas été pareil, Bruno ne l’aurait pas aimé autant. Ce qui a joué, je pense, c’est que bien que confronté à mon corps a-normé, il croyait voir une relation hétérosexuelle. Quand moi et Nadège jouons ensemble, ce que les spectateur.e.s voient d’abord c’est un couple dans une relation hétérosexuelle, cela leur permet de s’identifier, de se sentir plus à l’aise et proches de moi. Et cette empathie est le point de départ de mon travail suivant…

Si l’on veut qu’un public hétéronormé, ou l’espace public, ou ce que tu veux, soit ouvert à notre discours, nous devons leur permettre de nous rejoindre, pas les forcer. Ça ne fonctionnerait pas, je pense. Je crois que les techniques de choc, le « Vas te faire foutre, et débrouille-toi avec ça ! » dont je parlais tout à l’heure, c’est un réflexe culturel ; mais il ne permet pas de faire bouger les esprits, c’est d’ailleurs la réaction la plus courante dans ce genre de situation, et je ne pense pas que cela permette de faire changer la façon de penser des gens. C’est un peu l’expression : « On n’attire pas les mouches avec du vinaigre… ». Donc je pense que nous devons offrir, si nous voulons recevoir. Tout ce que nous avons à dire doit être parlé dans le langage de celui/celle à qui nous l’adressons.

 

Ce que tu fais c’est de la « performance queer démocratique »…

Hé bien j’aimerais bien être démocratique, car je voudrais que les gens apprécient ce que je fais, et le public queer également. Mais je considère plus le mot queer comme un verbe que comme un adjectif. Ce qui m’intéresse, c’est de « queeriser » les choses, c’est ce que je veux faire. Quant à « être queer », si tu me pousses à me définir, je te dirais que je suis queer, mais ce n’est pas ça que je veux dire. Faire des shows pour des populations queer, ça peut être très sympa, chaud et très festif. Mais ce n’est pas ce que je veux faire principalement. En tout cas, mon objectif principal n’est pas de faire se sentir les queers fort.e.s et sûr.e.s d’eux/elles. Le problème, c’est que tout le monde préfère se sentir fort et assuré. Moi, je n’aime pas les espaces séparés. Ça ne veux pas dire que je suis ami avec tout le monde, mais au-delà, créer des espaces queer, des moments pour les queers, ne m’intéresse pas. Je cherche à queeriser des espaces, à queeriser des moments, et c’est ouvert à tout le monde, parce que tout le monde… Tout le monde est queer ! C’est juste qu’ils/elles ne le savent pas encore. Ils/elles pensent qu’ils/elles doivent être normaux/ales, qu’ils/elles doivent suivre une voie normative, mais ils/elles n’ont pas à le faire, et ils/elles ne sont pas normaux/ales ! Donc oui, c’est important pour moi d’être le plus accessible et démocratique possible dans mon travail. Je n’arriverais jamais à toucher 100% de mon auditoire, je ne serais jamais convainquant pour des fondamentalistes chrétiens ou autres, et je m’en fiche, d’ailleurs… Mais je cherche à créer un espace de connexion autant que possible. D’un autre côté, certaines personnes, qui préfèrent les performances hardcore n’aiment pas non plus mon travail, je suis trop sage pour eux/elles, donc ils/elles ne suivent pas mon travail, ils/elles sont à un autre point de cet espace, où je ne suis pas. Et leur travail est important, et donne de l’assurance à celles et ceux qui en ont besoin… Mais ce n’est pas du tout ma démarche, ça n’est vraiment pas mon objectif…

 

Qu’est ce que tu penses du travail des performeuses post porno, comme celui d’Annie Sprinkle, ou Diana Pornoterrorista ?

Je pense que le travail d’Annie Sprinkle est tellement plein d’amour qu’il a le potentiel de s’infiltrer dans des endroits où d’autres types de travaux ne le pourraient pas. Quoi que vous pensiez de ce qu’elle fait, qui que vous soyez, elle embrasse tout le monde. Et pour Diana, je n’ai pas vu son travail depuis si longtemps qu’il m’est difficile d’en dire quelque chose. L’extrait que j’avais vu à San Sébastian était si dur que je n’ai pas pu le regarder, du coup je ne peux pas dire grand-chose. Je ne dis rien contre son travail, c’est juste que je n’ai pas pu regarder… Je peux parler plus facilement du travail de Maria Llopis, qui est une amie. J’aime bien son approche, qui est très accueillante, ouverte et exploratoire. Elle utilise sa subjectivité, son propre corps, ses désirs et intérêts pour travailler de façon très courageuse, et très… chaude.

 

Ton travail aussi est très chaud et courageux…

[rires] Oui, je sais, on me l’a déjà dit ! Je suppose qu’il est chaud et courageux… Le courage est un chouette truc qui vient de l’intérieur, mais suis-je courageux ? En tout cas, je ne suis pas fragile, j’ai appris que je pouvais faire beaucoup de choses sans me briser, je sais que je peux aller dans certains lieux et faire toutes ces choses, même si on me fait mal, je tiens le coup… Donc je prends le risque…

 

Quel est ton rapport au féminisme ? Penses-tu appartenir à la mouvance du transféminisme (10), comme le définit Beatriz Préciado ?

Oui, j’adhère complètement à ça. Pendant longtemps, je n’ai pas su dire si je pouvais me définir comme féministe, car le féminisme me semblait lutter de manière inchangée et selon les mêmes principes immuables depuis les années 80. Mais le monde autour avait changé, et le vocabulaire ainsi que les stratégies de luttes devaient donc nécessairement évoluer… Mais le féminisme ne semblait pas avoir changé, ou alors pas assez. Le discours s’adaptait, mais gardait la même base logique, du genre : « les femmes sont moins payées, les femmes sont moins ceci, les femmes sont moins cela… ». Et pour moi, ce n’est pas un bon argument.

Ces arguments sont vrais et c’est terrible, mais d’un point de vue militant ce n’est pas efficace. Parce que désormais, la culture a assimilé ce langage et l’a récupéré pour mieux le rejeter. C’est pour cette raison, je pense, que le féminisme traditionnel semble démodé. Et d’une certaine façon, à l’instar du travail de Beto [B. Preciado], il faudrait une volonté de comprendre la façon dont le pouvoir et l’oppression fonctionnent pour chaque personne, parce que chacun.e d’entre nous y est soumis.e.

[…] La performativité créée de l’intérieur et de l’extérieur [des limites] dans les sujets et les objets. Donc le transféminisme peut être compris comme le mouvement de ces objets hors des limites, car tout le monde ne se situe pas forcément dans une subjectivité bien assurée…

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Quelles sont tes références théoriques (si tu en as) ?

Oui, j’en ai, et j’en découvre de plus en plus depuis que j’ai commencé ma thèse. Je suis très influencé par tout ce qui tourne autour la culture foucaldienne, et ce qu’elle signifie pour toutes les questions de savoirs/pouvoir, des agencements de l’espace et de leur limite intérieur/extérieur… Et aussi Butler, Ces corps qui comptent… Je viens juste d’acheter et j’ai hâte de lire Giving an Account of Oneself (11), qui traite plus d’éthique que de genre. Sinon, je suis arrivé un peu sur le tard, surtout via l’équipe du film et Jo Sol, à l’Anarchisme. Guy Debord, La société du Spectacle. C’est que je lis en ce moment. Je suis un autodidacte, et je pense que c’est le début de mon apprentissage. Quand j’ai commencé mes études, en discutant de mes performances avec les autres, ils me disaient : « Ha oui, tu devrais lire cet auteur.e, ou celui-ci, ou encore celle-là, et aussi ça… ». Alors j’ai commencé à les lire et là j’ai réalisé que : « Ho mon Dieu ! Quelqu’un.e a déjà dit tout ça ! Et ils/elles en ont même dit plus… Et je ne suis pas d’accord avec celui-là ! Et tiens, celles deux là vont bien ensemble… ». J’ai réalisé à quel point la philosophie pouvait être excitante ! J’avais cette idée très romantique de la lecture philosophique, mais je n’osais pas m’y mettre. Et cette exploration m’a permis de découvrir tout ce savoir disponible sur place, et j’ai aussi pensé que cela manquait aux gens.

On passe notre temps à réinventer la roue, en quelque sorte, mettre en avant des idées radicalement nouvelles qui ont pourtant déjà été pensées vingt-cinq ans ou même soixante ans plus tôt… Et en lisant tous ces auteur.e.s, on pourrait tellement étendre nos possibilités, nos techniques, nos pensées… Je souhaite qu’il y ait un grand mouvement de convergence entre philosophie et militantisme, qu’ils puissent marcher main dans la main, avec les performances et le queer, parce que je pense qu’ils ont tant à s’apporter les un aux autres… Donc, je suis encore jeune en philosophie, mais je suis super enthousiaste et excité !

 

Es-tu dans une démarche de « réconciliation » entre le milieu universitaire et le milieu militant ? Comment fais-tu pour gérer en même temps ton travail universitaire et ton travail militant

Certain.e.s font le pont entre les deux, bien que je ne sache pas vraiment combien il existe de « queer studies »… Aux États-Unis, on a beaucoup de « cultural studies », qui permettent de travailler ensemble la théorie et le militantisme. La plupart des travaux et des références que j’utilise sont dans cette veine, et ce sont les chercheur.e.s de ces dix-quinze dernières années qui ont élaboré ces contenus à la fois militants et universitaires, à partir de leur engagement subjectif. Si tu t’engages dans ce type de travail, tu dois défendre tes convictions et ta subjectivité plus que la neutralité de l’observation extérieure.

 

Souvent, on reproche à certain.e.s chercheur.e.s d’être trop « engagé.e.s », de n’avoir pas assez de « recul » vis-à-vis de leur terrain. En même temps, on pense que les gens « engagé.e.s » ne sont pas légitimes à « produire une connaissance scientifique ». Qu’est ce que tu en penses ?  Y a-t-il une possibilité de réconciliation/contamination entre milieu militant et milieu académique ?

Je pense qu’on aimerait bien dire que la légitimité est une mauvaise chose, mais c’est faux, nous vivons dans une culture, nous vivons en société et c’est important. Mais s’il y a contamination, cela peut parfois être très excitant. Dans mon champ de recherche il y a contamination, c’est très positif et c’est la raison qui m’a permis de faire ma thèse, et de travailler sur mes performances au-delà de toute récupération ou mise en boite rétrospective de mon travail.

Merci beaucoup, c’était formidable !

Merci à vous, c’est si fun de parler de soi… [rires]

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(1) http://www.lazlopearlman.com/video.cfm

(3) Propos recueillis pendant le séjour de Lazlo Pearlman à Rome à l’occasion du Festival « Agender » (9-11 décembre 2011).

(4)  On prefere employer le verbe performer, bien que son usage dans la langue française ne soit pas consolidé.

(5) En anglais il y a le jeu de mot entre « fack off » et « fuck me ».

(6) Lazlo fait ici référence à une intervention d’un homme pendant la discussion après la projection de Fake Orgasm au cours du festival « Agender ». Il a essayé d’amoindrir et de ridiculiser le travail et la position de Lazlo.

(7) Nadège Piton est performeuse, artiste et comédienne. Elle est partner de Lazlo dans beaucoup de performances. Avec Beatriz Preciado et Erik Noulette elle dirige le projet « Bodyhacking » http://bodyhacking.fr.

(8) Rome, 16-18 septembre 2011.

(9) Nom de fiction.

(10) Pour Beatriz Preciado le transféminisme est caracterisé par l’alliance du féminisme avec les questions que soulèvent les transidentités…

(11) New York: Fordham University. Press, 2005.


Mis en ligne, 6 septembre 2012.

Sexualité et gouvernabilité des corps au Maroc

Jean Zaganiaris

Enseignant-chercheur au CERAM/ EGE

Chercheur associé au CURAPP/Université de Picardie Jules Verne

 

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Sexualité et gouvernabilité des corps au Maroc :

la question des transidentités au sein des productions artistiques marocaines 

«Je me rappelle avoir parlé de l’éjaculation féminine un jour où j’étais invitée sur le plateau de Tout le monde en parle. Je ne sais plus exactement ce qui avait été dit autour de cette table ronde. Mais je me rappelle de quelques rires un peu moqueurs. Le cycliste Richard Virenque était assis à côté de moi, et avait dit quelque chose du style « Ma femme ne fait pas ça », dans le sens où visiblement elle n’avait pas pour habitude d’éjaculer ».

Ovidie, Osez découvrir le point G. 

L’expression  anglaise « queer » est traduite par Marie-Hélène Bourcier à travers les mots suivants : « ordure, taré, anormal, bizarre, pédé, gouines, malsain »[1]. Elle est fréquemment utilisée comme une insulte visant à stigmatiser les homosexuels ou toute autre catégorie de personnes n’entrant pas clairement dans la division sociale des genres entre masculin et féminin ainsi que dans la normativité hétérosexuelle. L’un des enjeux la queer theory, courant de pensée certes hétérogène, est de prendre la stigmatisation à son compte et de la retourner face à ses agresseurs comme une force émancipatrice capable de déconstruire les identités binaire homme/femme ainsi que les normativités hétérosexuelles. Dans le monde arabe, les débats autour de la place de la sexualité et de ses « déviances » sont d’actualité et ont amené à la production d’un ensemble de travaux sur les homosexualités, les transsexualités et les transgenres[2]. Si l’on représente les pays du Maghreb en insistant sur leur islamité et sur les tabous que le référentiel à l’islam est censé induire au niveau de la sexualité, il n’en demeure pas moins que la gestion politique des pratiques sexuelles et des identités sexuées est plus complexe qu’il n’y paraît. En croisant les problématiques de la queer theory au sujet de la déconstruction de la binarité des genres avec les présupposés de Michel Foucault  sur le bio-pouvoir, il nous semble possible de poser quelques pistes pour penser cette complexité. A partir d’un terrain d’enquête constitué par certains discours de la littérature ou du cinéma marocains, il s’agit de montrer de quelle façon la production artistique permet de rendre compte d’un trouble concernant non seulement le « genre » mais aussi cette « identité arabo-musulmane », exaltée comme « spectre » menaçant « l’Occident démocratique »[3].

 

Queer, biopouvoir et subversion des identités sexuelles

La Queer Theory est issue initialement des  États-Unis. Elle est apparue au début des années 90 à partir d’un certain nombre de circonstances : renforcement des études gays et lesbiennes sur les campus américains, clivages au sein des différents mouvements féministes (notamment entre féministes lesbienne et non lesbienne, entre féministes pro-sexe et féminisme puritain[4]), importation de la French Theory  par des intellectuels américains, fortement marqués par certaines formes de transdisciplinarité[5]. L’un de ses principaux objectifs est de retourner le stigmate homophobe d’un hétérosexisme normatif à prétention universaliste et de s’inscrire dans un positionnement subversif, en considérant que les identités dominantes et majoritaires ne doivent pas empoisonner les manières d’être des minorités sexuelles majeures et consentantes. Il s’agit donc de rompre avec les normes dominantes et de privilégier une hétérogénéité de discours à vocation performative visant à « troubler le genre » et à y inscrire une « dissidence sexuelle ».  

La queer theory invite à subvertir les identités de sexe et de genre qui se sont imposées socialement et à en construire des nouvelles, en adéquation avec les pratiques sociales réelles que vivent les gens : « C’est cette pseudo-naturalité de l’alignement sexe/genre que vient révéler, surexposer la drag queen (mais on pourrait aussi bien dire le drag king). En effet, si la féminité ne doit pas être nécessairement et naturellement la construction culturelle d’un corps féminin (exemple de la drag queen), si la masculinité ne doit pas nécessairement et naturellement être la construction culturelle d’un corps masculin (les female masculinities, les drag king, les butchs, les transgenres…), si la masculinité n’est pas attachée aux hommes, si elle n’est pas le privilège des hommes biologiquement définis, c’est que le sexe ne limite pas le genre et que le genre peut excéder les limites du binarisme sexe féminin/sexe masculin »[6] . Les identités sexuées ou genrées sont loin de se limiter à la traditionnelle opposition entre le masculin et le féminin. Comme l’avaient énoncé Gilles Deleuze et Félix Guattari, la réalité sociale échappe aux binarités et est constituée d’un pluralisme susceptible de briser les normativismes identitaires : « L’amour lui-même est une machine de guerre douée de pouvoir étranges et quasi-terrifiants. La sexualité est une production de mille sexes, qui sont autant de devenirs incontrôlables. La sexualité passe par le devenir-femme de l’homme et le devenir-animal de l’humain : émission de particules »[7]. L’expérimentation nous fait sortir du surcodage de tous ces énoncés tyranniques qui, dès notre enfance, s’ancrent dans notre chair et notre esprit. L’inconscient est une substance à fabriquer et non pas quelque chose que l’on doive enfermer dans des symboles, dans des dogmes. Même si la queer theory est constituée d’une hétérogénéité de courants, elle part de l’idée que les identités sexuées ne sont pas des normes transcendantes auxquelles il faut se soumettre mais des  modes d’existence à conquérir. La série des American Pie peut illustrer ce point. Dans ces films, les pratiques sexuelles des protagonistes sont l’occasion pour chacun d’expérimenter librement une infinité de plaisirs, de fantasmes, de sensations, d’identités. Les personnages peuvent être à deux, à plusieurs, faire l’amour avec des gadgets (le 5e épisode va très loin dans ce domaine, en montrant – certes pudiquement – l’un des protagonistes se faire introduire un gode dans l’anus par une femme et aimer cela), avec des gens plus âgés (Finch et la maman de Stifler) ou devant des films pornos. La scène mythique du premier American Pie, où l’on voit Jim surpris par ses parents alors qu’il a introduit son sexe dans une tarte aux pommes et simule l’acte de pénétration, doit être prise au sérieux. Elle montre que ces adolescents de la série sont à la fois aliénés par des modèles préfabriqués de la sexualité, érigés en impératif kantien qu’il s’agit d’atteindre, et attirés par des expérimentations sexuelles inédites, qui les amènent à transgresser le normativisme hétérosexué qui est pourtant le leur. Là est l’intérêt sociologique mais aussi philosophique de la série des American Pie en tant que matériau empirique utilisé pour penser le rapport complexe à la sexualité que l’on est susceptible de retrouver dans les produits culturels marocains[8]. Les pratiques homosexuelles et la bissexualité sont également très présentes dans la série des American Pie. Dans le 2e épisode, lorsque les garçons sont pris en flagrant délit de voyeurisme par les deux lesbiennes qu’ils épiaient dans leur appartement, un jeu érotique s’introduit entre les protagonistes et permet de bien saisir les représentations symboliques sur les différents types d’homosexualité qui sont construites par la fiction[9]. Les filles veulent bien continuer leurs jeux érotiques entre elles à condition que les garçons s’embrassent également sur la bouche et acceptent de se caresser sous leur regard. Le film nous montre que les pratiques gays ne sont pas construites et présentées socialement de la même manière que les pratiques lesbiennes. Les premières renvoient à une stigmatisation alors que les secondes sont le fruit de fantasmes hétérosexuels. Toutefois, les rapports entre les différentes sexualités, elles-mêmes hybrides, ne sont pas vécus sous l’angle de la conflictualité. Dans le 3e épisode, nous voyons que les rapports entre gays et hétéros peuvent être sources d’enrichissements réciproques dans l’expérimentation des plaisirs. Ce sont les amis homosexuels de Stifler, incarnation de la virilité masculine et hétérosexuelle exhibée à outrance, qui amènent les deux strip-teaseuses pour un show SM à l’occasion d’une soirée. Même si les structures sociales ne sont pas remises en question, il existe toujours une possibilité ou bien un moment où les protagonistes du film échappent à toutes les conventions hétéro-centrées ou puritaines.

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American Pie 2

Ces films dépassent tout normativisme moralisateur à connotation religieuse ou machiste. Ils montrent que les identités de genre ou de sexe peuvent être très facilement déconstruites dans les flux incontrôlés des expériences sexuelles. Dans un même espace, il y a la co-existence de ceux qui vont avoir des relations sexuelles sans aucun sentiment affectif (recherche de la simple jouissance) et ceux qui décident simplement de passer le reste de la nuit l’un dans les bras de l’autre (pur amour platonique, à l’image du footballeur romantique et de la chanteuse du 1er épisode). Il n’y a pas de bonnes manières de faire ou d’être ensemble. Juste des singularités, des différences, des devenirs, des modes d’expérimentations, des identités singulières qui se construisent dans l’acte sexuel ou dans le rapport à l’autre. Il ne s’agit pas tant de rejeter ou de critiquer l’hétérosexualité mais de remettre en cause l’édification hégémonique qui en est faîtes par les pouvoirs politiques ou religieux. Les pratiques hétérosexuelles ne sont qu’un mode de sexualité, lui-même hétérogène, au sein de la pluralité des expériences sexuelles. Là encore, comme le rappellent Deleuze et Guattari, « les multiplicités de la production désirante peuvent faire sauter les formes sociales dominantes et majoritaires »[10]. Les multiplicités sont ces flux qui échappent aux transcendances qui empoisonnent la vie. Leur existence est liée au respect des libertés fondamentales auxquelles chaque individu a droit, que cela ait trait à son corps ou sa conscience.

Selon Judith Butler, le genre (masculin/féminin) est différent du sexe (homme/femme) : « Le genre est culturellement construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe : c’est pourquoi le genre n’est ni la conséquence directe du sexe, ni aussi fixe que ce dernier ne paraît. Une telle distinction, qui admet que le genre est une interprétation plurielle du sexe, contient déjà en elle-même la possibilité de contester l’unité du sujet»[11]. Pour Butler, la catégorie « masculin » peut désigner autant un corps de femme qu’un corps d’homme. Comme l’indique Audrey Baril, « le masculin et le féminin n’existent pas préalablement mais ce sont l’énonciation et la répétition des genres normatifs qui leur permettent d’exister »[12]. C’est en regardant l’histoire que l’on comprend de quelle façon les catégories de sexes et de genre ont été arbitrairement édifiées[13]. Parmi ses sources, Judith Butler cite L’histoire de la sexualité de Michel Foucault, montrant de quelle façon les discours construits par différents types de pouvoir sont parvenus à imposer certaines formes de savoirs et à les faire reconnaître comme vrai. Michel Foucault décrit la façon dont le bio-pouvoir, qui est cette façon de gérer et de réguler la vie des populations en rendant les corps dociles et productifs, s’applique sur la sexualité. Depuis le XVIIIe siècle, le sexe n’est plus quelque chose qu’il faut censurer. Au contraire, il s’agit de le rendre publique afin de mieux de le contrôler. La sexualité et les rapports entre les sexes font l’objet de savoirs visant à inscrire les populations dans des optiques qui sont celles de la reproductibilité et de l’hygiène publique[14]. Comme l’ont montré un certain nombre de travaux ayant repris les thèses de Michel Foucault pour penser les pays du Maghreb, les corps sont des objets de la gouvernabilité et la sexualité s’inscrit dans une « économie politique du pouvoir »[15].

Pour Michel Foucault, le contrôle sur les sexualités n’existe pas sans une résistance portant sur la « désexualisation » que les corps peuvent avoir entre eux. Certains savoirs, produits par les pouvoirs politiques, religieux, médicaux, ont historiquement posé la norme hétérosexuelle comme dominante, « normale »  et ont renvoyé l’homosexualité, le transsexualisme, l’hermaphrodisme à « l’anormalité »[16]. Pour Foucault, les savoirs sur la sexualité sont le fruit d’un combat où une vérité dominante s’est imposée face à d’autres discours minoritaires. L’optique militante de Foucault est de s’affranchir des savoirs sur la sexualité et les identités sexuelles qui nous sont imposés arbitrairement. Ces savoirs sont des marqueurs identitaires produits par le pouvoir et greffé arbitrairement sur nos corps. Il s’agit de « sortir » de ces enfermements normatifs du pouvoir et de produire ses propres modes de subjectivité, de chercher ses propres formes de plaisir. Comme le rappelle James Miller en analysant les idées de Foucault, l’identité du sujet, notamment l’identité sexuelle, « n’est pas quelque chose qui existerait et qu’il s’agit de trouver, de découvrir mais quelque chose qu’il faut créer »[17]. De nombreuses personnes s’inscrivent dans les normes majoritaires qui façonnent l’identité sexuelle. Toutefois, celle-ci reste socialement et historiquement construite et s’impose aux individus sous la forme d’une naturalisation que certains ne peuvent prendre pour argent comptant. Ces identités peuvent très bien ne pas convenir à des personnes qui décident de s’orienter soit vers une construction propre de leur subjectivité, par-delà des normes et les valeurs majoritaires au sein d’une société, soit vers une désidentification de ce que les différents univers sociaux imposent aux individus.

 

« Dis maman, pourquoi je suis pas un garçon ?»

Judith Butler reprend cette désubjectivation chère à Foucault et l’applique au genre en affirmant que les identités genrées peuvent être multiples, construites et rendu réelles par la performativité des acteurs. Les constructions identitaires peuvent être dépassées dans un processus qui éradique la notion même « d’identité » en tant que telle[18]. Si nous partons de l’idée que l’universalisme néo-colonialisme à visée impérialiste n’est pas la même chose que l’universalité à portée humaniste, respectant la pluralité mais partant de l’idée que certaines valeurs tels que le respect, la dignité ou la liberté sont intrinsèques au genre humain,  il est possible de penser le lien entre certaines questions posées par la queer theory sur la subjectivation des identités sexuées et les dénonciations publiques d’injustice, notamment au niveau des libertés sexuelles, qui existent au sein du champ de la littérature marocaine de langue française[19]. Un écrivain tel que Abdellah Taïa, connu pour avoir dévoilé publiquement son homosexualité, se réclame d’une écriture « transgenre » en n’étant pas ignorant des propos sur la queer theory[20].  Loin de limiter les questions sur les subjectivations sexuelles à cette fiction que l’on nomme « l’Occident », le fait de déconstruire la binarité des genres masculin et féminin concerne plusieurs aires géographiques et culturelles. Ce savoir sur les identités masculine et féminine, historiquement construites par les pouvoirs et imposées comme vrai ou comme norme aux populations, peut être déconstruit par d’autres discours existant au sein de l’espace public, susceptibles de remettre en cause cette opposition. Au Maroc, les paroles orales et écrites des écrivains de la littérature marocaine de langue française constitue un terrain privilégié pour analyser ce processus de déconstruction.

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Abdellah Taïa

L’exemple le plus significatif est incarné par le roman de Abdelkébir Khatibi Le livre du sang (1979), au sein duquel nous voyons, la figure de « l’androgyne » qui s’élève « avec ses ailes azurés » du haut du « minaret » et qui symbolise le moment où « le Féminin se noie dans le Masculin » :

« J’appelle Androgyne ce contour extatique de l’être, apparence dans l’apparence de l’homme et de la femme en un effacement infini. Oui, l’Androgyne est éternellement le fiancé de toutes les femmes et la fiancée de tous les hommes. Notre ange n’est-il pas semblable à une jeune adolescente masculine […] En courbant les hanches, il avance un ventre et un bas ventre de femme où se cache cependant un sexe viril, petit et tout arrondi, paré de visions angéliques. »[21]

Cette figure est également présente au sein de certains romans de Mohamed Leftah. Dans Au bonheur des Limbes (2006), racontant la liberté sexuelle de certains êtres au sein de la « fosse » du bar casablancais le « Don Quichotte », Mohamed Leftah évoque « l’androgynie spirituelle » du soufi Hassan Al Basri : « Je restai une nuit et un jour auprès de Rabi’a, discourant avec elle avec tant d’ardeur sur la vie spirituelle et les mystères de la vérité que nous ne savions plus, moi, si j’étais un homme, et elle, si c’était une femme »[22]. Dans cette fosse du bar, qui est un « havre de liberté» contre« les nouveaux barbares qui veulent interdire le vin, la musique, la caresse des vagues sur les corps dénudés des femmes, le jeu, l’érotisme, le rêve »[23], l’un des personnages s’appelle Jeanne le travesti. Mohamed Leftah parle de son visage « sur lequel est plaqué un masque représentant un aigle bicéphale, ambisexué et toute ailes déployées »[24]. Jeanne incarne une remise en cause radicale de la séparation entre masculin et féminin, tant au niveau du sexe que du genre. Si la biologisation des sexes tend à naturaliser l’assignation sexuelle séparant les femmes et les hommes, la perception sociologique des corps hybrides, transsexuées et transgenrées, montre l’artificialité de la frontière normative séparant ce que l’on nomme socialement « sexe masculin » et « sexe féminin ». La bicatégorisation homme/femme est symbiotiquement liée à une infinité de sexe et de genre, construits par les marges de liberté dont disposent certains individus au sein de l’océan de contraintes qui constitue leur environnement. Le personnage de Jeanne incarne cette volonté subversive à travers laquelle l’individu remet en cause les assignations de sexe et de genre que lui imposent les structures sociales. Jeanne se réclame des rites d’une tribu indienne, qui l’a initiée à des rites festifs au sein desquelles tout le monde se travestit afin de devenir « un étranger pour les autres et à lui-même ». Il y a chez Leftah des formes de « romantisme révolutionnaire »[25]. Celui-ci se reporte bien souvent aux savoirs du passé, empruntant tant aux écrits soufis qu’à ceux de la littérature européenne du XIXe siècle, pour subvertir les normes moralisatrices et arbitraires du présent. Pour Leftah, Jeanne le travesti est cette figure antique rappelant l’être hybride de l’époque des origines. Dans Le banquet, Platon évoquait en effet cet être suprême capable de défier les dieux et au sein duquel l’homme n’était pas séparé de la femme. Jeanne incarne la « virilité mutilée », thème cher à Mohamed Leftah. Cette virilité masculine exhibée socialement est le corollaire des principales dominations existant au sein de notre société. Il s’agit de pouvoir exister en dehors de ces figures majoritaires, qui sont aussi des formes d’oppressions normatives de la pluralité des modes de vie et de pensée. La liberté d’être soi et de vivre en harmonie avec ce que l’on a envie d’être, par-delà le normativisme religieux ou étatique au sujet de l’identité est sans doute le bien le plus précieux qui peut nous être accordé ici bas. Il s’agit dès lors d’avoir la volonté et le courage de conquérir cette liberté, quitte à rester dans les marges de la société ou d’être un individu atypique. C’est cela qu’incarne le personnage de Jeanne, à la fois transsexuel(le) et travesti(e) :

« Jeanne n’a pas signé de livres, mais son propre corps. Elle y a cisaillé avec l’acide et le verre, la béance centrale de la féminité, en donnant l’une des formes les plus pures de la géométrie, le triangle équilatéral sphérique, à la toison autrefois frisée et informe de son pubis. Elle a travaillé sur le rêche, l’anguleux, le pointu pour aboutir pour aboutir à cet « amas d’ombre et d’abandon » chanté par le poète. Mais quant elle y parvint, une volonté contraire, soudaine, s’érigea farouchement en elle et fit bander tout son corps. Son destin, elle désormais femme accomplie, de son propre vouloir encore une fois, elle allait faire un simulacre. Ayant vécu l’enfer et la transfiguration du transsexuel, elle allait parcourir un autre enfer, moins brulant, moins tragique mais plus dégradé : celui du travesti. Femme réalisée, elle allait jouer le simulacre de la femme. Elle vivrait sur le fil du rasoir de la frontière des sexes, serait simulacre démultiplié. Dans les night club des villes repues et insolentes, elle ferait revivre les fêtes qui avaient illuminé sa vie d’une sagesse noire »[26]    

Le personnage de Jeanne subvertit les identités de genre et de sexe. D’une part, il s’inscrit dans le transsexualisme et incarne le souhait d’une personne de changer de sexe en recourant à une opération chirurgicale. Certes, Mohamed Leftah parle de mutilation alors que le changement de sexe peut aussi être une forme de libération pour des personnes qui parviennent ainsi à rendre adéquat l’aspect biologique de leur corps avec leurs dispositions mentales[27]. Toutefois, il semble rendre un hommage implicite à ces hommes qui ont décidé non seulement de changer de sexe mais de retirer le membre masculin et le remplacer par cette forme pure qu’est « la béance centrale de la féminité ». D’autre part, le personnage de Jeanne se réclame également du transgenre puisqu’il va également se travestir et jouer « le simulacre de la femme ». Il ne s’agit pas uniquement de changer biologiquement de sexe mais également de montrer l’ambiguïté des frontières entre le masculin et le féminin. Face aux identités normatives que nous impose la société, il existe des gens qui passent au « travers » et construisent leurs transidentités. Face aux arbitraires culturels de toutes sortes, il reste la volonté des êtres humains, qui peuvent décider de créer eux-mêmes leur forme de subjectivation malgré les contraintes sociales avec lesquelles elles doivent composer. Jeanne est sur le « fil du rasoir de la frontière des sexes » et n’existe qu’en tant que « simulacre ». Comme l’avait souligné Gilles Deleuze,  la répétition ne consiste pas à reproduire le semblable par rapport à un original ou bien à rechercher à travers elle des filiations entre un modèle et ses imitations[28]. La répétition produit des différences et non pas des ressemblances. Jeanne est une incarnation de la multiplicité des sexes et des genres. Comme tout être humain, elle fait partie la pluralité des manières d’être existant au sein de la société composite du Maroc.

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Outre celle du transsexuel, la figure de l’androgyne est également évoquée par Mohamed Leftah dans Le dernier combat du Capitaine Ni’Mat, roman qui a gagné le prix Mamounia 2011 à Marrakech mais qui est difficilement trouvable au Maroc[29]. Lors des premières pages du livre, le capitaine Ni’Mat, militaire à la retraite, prend conscience de son homosexualité et décide de la vivre pleinement, en assumant la prise de distance avec une société incapable de tenir compte des sensibilités et des attirances individuelles. C’est un rêve qui est le déclencheur de cette orientation sexuelle. Le capitaine Ni’Mat se voit dans la piscine publique qu’il fréquente pour ses exercices sportifs. Le groupe de minimes qu’il a vu s’entraîner la veille est présent dans son songe mais il a changé d’aspect :

« Un maillot moulant étroitement leurs fesses, à l’instar du bonnet leur tête à laquelle il donnait une forme ovoïde, maillot et bonnet couleur bleu ciel comme celle des lunettes à monture d’écaille et aux verres opaques qui masquaient leurs regards, ils étaient comme des créatures célestes chues d’on ne sait quel azur, êtres de grâce ou anges exterminateurs ? Ils se ressemblaient tous, comme s’ils étaient les clones d’un même adolescent d’une beauté androgyne particulièrement froide, glaçante » [30]    

Ces derniers se mettent à le désigner du doigt avec des gestes accusateurs et provoquent chez le capitaine Ni’Mat une certaine angoisse, qui s’estompe avec la vision du corps nu de son jeune servant appelé Islam, qui sort du bassin : « Cette simple mais combattante posture fit se volatiliser, comme par enchantement, la légion de clones androgynes et menaçants »[31]. La figure de l’androgyne est là pour rappeler au capitaine Ni’Mat, dont la vie ne va pas tarder à s’achever, qu’il est illusoire de chercher bonne conscience en respectant les codes hétéro-sexistes de la société, si l’on ne se reconnait pas en leur sein. Le bonheur ne se trouve peut-être pas dans les valeurs dominantes de la société, qui érige la famille hétérosexuelle en tant que structure normative, mais au sein de ces chemins de traverse, proches de ces expérimentations avec l’inconnu dont nous parle Marguerite Duras dans Détruire dit-elle. Le doigt accusateur et sévère des clones androgynes fait prendre conscience au capitaine Ni’Mat de la beauté du corps de son jeune domestique et des plaisirs que l’on peut avoir avec un individu du même sexe une fois que l’on est arrivé à se libérer des asservissements moraux :

« Involontairement, comme si la nudité radieuse qui allait bientôt s’emmêler à nouveau à celle de l’eau, était si puissamment suggestive qu’elle lui dictait ce geste, il fit glisser sur ses jambes le maillot short informe qu’il portait. Quand il plongea, nu, à la suite d’un corps nu qui l’attirait comme un aimant, le monde qu’il découvrit le remplit d’étonnement et de stupeur »[32].

A l’image de Rimbaud, souvent cité par Leftah, qui disait dans sa Lettre à un voyant que la « femme connaîtrait de l’inconnu », le capitaine Ni’Mat expérimente les corps, les figures, les sensations, les mélanges et les jouissances. Par-delà les normativités politiques et sociales, l’individu peut trouver ses propres formes d’existence en dehors de la communauté. C’est en ce sens que nous pensons que la transsexualité et le transgenre ne peuvent être dissociée de ce que nous appelons « la transe-identité ». L’identité ne peut se résumer aux injonctions normatives des pouvoirs politiques, religieux et sociaux. L’art constitue « un espace des possibles » – pour reprendre l’expression de Nathalie Heinich[33] – qui crée autant qu’il décrit ces formes de subjectivation des individus essayant de s’affranchir des normativités identitaires. Une approche comparatiste entre les productions artistiques européenne et marocaine peut nous aider à mettre en perspective certaines analogies dans la manière de représenter le transgenre du côté des deux rives[34]. La représentation des identités et des pratiques gays ou lesbiennes dans le cinéma est un enjeu politique[35]. Il en est de même du travestissement, de la transidentité ou du transgenre. Avec Glen or Glenda (1953), le fait d’être « entre » ou « au travers » des genres est montré au cinéma, avec un parti pris assumé du réalisateur Ed Wood. Au Maroc, au cours des années 60, l’artiste Bouchaib El Bidaoui chantait les ayta  (chansons populaires) en étant souvent habillé en femme[36]. Ces spectacles passaient à la télévision et ne suscitaient pas de remarque ou d’équivoque. Il n’était pas question d’homosexualité ou de stigmatisation péjorative du travestissement[37]. Connu aussi pour ses blagues, Bouchaib el Bidaoui était apprécié par le public, qui était présent en nombre le jour de ses funérailles. A l’époque où les femmes ne pouvaient pas faire partir des troupes artistiques, c’étaient les hommes qui se déguisaient pour interpréter leur personnage. Les photos de El Bidaoui montrent la perfection avec laquelle ce dernier a pris les traits de la féminité : perruque, maquillage, djellaba… Ce dernier n’a jamais été stigmatisé comme étant homosexuel sous prétexte qu’il était habillé en femme. Il est d’ailleurs intéressant de voir aujourd’hui, à la place Jama el Fnaa de Marrakach, la présence de certains hommes déguisés en femme au sein des halka (contes publics).

 Bouchaïb

 

Bouchaïb El Bidaoui déguisé en femme

http://www.selwane.com/expo/displayimage.php?album=39&pos=53

 Ces derniers rendent compte de l’ambiguïté d’une tradition réinventée, où les corps masculins revêtant les apparats féminins pour combler l’absence de femmes au sein des troupes se retrouvent en relation analogique avec les symboliques transgenres, au sein desquelles la construction de sa subjectivité sexualisée est liée au dépassement de la binarité des sexes. Même si nous ne disons pas que les travestis de la place Jama el Fna sont forcément homosexuels ou partisans de la queer theory, l’importation de cette tradition de l’homme travesti dans un monde où l’on peut – avec certaines précautions conceptuelles – parler de « global queering » peut nous amener à réfléchir sur l’ambivalence des représentations de genre au Maroc et du caractère métissé de nos identités sexuées[38].

C’est d’ailleurs en ce sens qu’il serait réducteur de lier le transgenre à l’homosexualité. Le travestissement peut être lié à des jeux érotiques entre homme et femme, comme le montrent d’ailleurs les couples dans 9 semaines et demie d’Adrian Lynn ou bien dans La clé de Tinto Brass. Il y a une érotisation de l’homme déguisé en femme, surtout lorsqu’il est sous l’emprise de sa partenaire féminine. A l’inverse, la femme déguisée en homme peut renverser les représentations dominantes de la masculinité, que ce soit au niveau des positions sociales mais aussi au sein des pratiques sexuelles. Le travestissement est d’ailleurs loin de se limiter à une symbolique érotique et permet d’échapper à son identité de sexe ou de genre dans une situation critique. Dans 37°2 Le matin (1986) de Jean Jacques Beineix, le personnage joué par Jean Hugues Anglade se travestit en une énigmatique femme vêtue d’un tailleur rouge et braque une entreprise de convoyeurs de fond. Une scène analogue est présente dans le film de Faouzi Bensaïdi What a wonderfull world ( 2004). Après avoir exécuté un contrat dans les Twin Center de Casa, le tueur à gage se déguise en femme pour échapper à la police. Il met une robe et porte une perruque avec de longs cheveux blonds. Lorsqu’il se retrouve ainsi face à la femme flic en uniforme dont il est amoureux, le contraste est saisissant. La féminité de la masculinité et la masculinité de la féminité sont l’un en face de l’autre et regardent l’étrange reflet que leur renvoie le miroir de l’ascenseur. Les films de Pedro Almodovar, notamment Tout sur ma mère (1999), ou bien Le baiser de la femme araignée (1985) de Hector Babenco ont évoqué les pratiques quotidiennes de la figure du travesti, présentée sous l’angle de la normalité. C’est également le parti pris de Nabyl Ayouch dans Une minute de soleil en moins (2002). Derrière une histoire policière, le réalisateur montre des personnages aux identités sexuées ambivalentes, que ce soit celle de l’inspecteur Kamal, du travesti qui est son meilleur ami ou bien de Tamia, la femme dont il tombe amoureux. Tout le film semble être résumé par la phrase que le fils de Tamia lance à Kamel : « t’as pas l’air d’un vrai policier ». Les identités ne sont pas tant le révélateur de ce que sont les personnages mais plutôt des masques qui cachent les réalités complexes de leur être. Le déguisement ou l’inversion des rôles genrés est dès lors ce qui nous révèle vraiment, y compris au niveau des pratiques sexuelles.  Sans être « pornographiques », certaines scènes montrent la nudité des personnages et ont amené à l’interdiction du film sur grand écran au Maroc. Mais la véritable transgression  n’est pas tant dans le fait de montrer des personnages nus au sein d’un film marocain mais se trouve plutôt dans l’inversion des genres pleinement assumée par les personnages principaux. Lors des ébats amoureux filmés par Nabyl Ayouch, certains passages laissent deviner que le personnage féminin joue avec les fesses mais aussi l’anus de son partenaire masculin, qui trouve là son plus grand plaisir.A plusieurs reprises, elle met le corps de ce dernier dans les positions occupées traditionnellement par le genre féminin et se comporte comme si elle était un homme. Ces situations où les femmes prennent l’initiative d’inverser les symboliques de genre au sein des pratiques sexuelles sont traitées bien trop rarement par les cinéastes, quelles que soient leurs origines. Récemment, nous en avons eu un aperçu dans le film de Michael Cohen Ca commence par la fin (2009) où l’un des passages montre le personnage masculin se faire masturber l’anus par son amante. Certes, le film reste pudique, voire implicite, sur cette pratique puisque cette scène est tournée à l’extérieur et que l’acteur masculin a gardé son pantalon mais il n’en demeure pas moins que certains « détails » – au sens où l’entend Goffman – de la production cinématographique sont révélateurs de cette ambivalence des identités de sexe et de genre.   

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What a wonderfull world de F. Bensaïdi

Même si elle ne traite pas directement du travestissement, c’est sans doute le roman de Bahaa Trabelsi Une vie à trois qui a le mieux saisi l’ambiguïté de cette transe-identité au Maroc, qu’elle ait trait à la sexualité ou la culturalité des individus. Adam entretient clandestinement une liaison avec Jamal, un jeune homme précaire qu’il contribue à faire vivre. Dès les premières pages du roman, ce dernier rend compte de l’ambivalence affective dont il a été l’objet : « Ma mère m’a aimé au féminin. Au masculin, elle me méprisait »[39]. Il montre également l’ambiguïté des sexualités au sein de la société marocaine. La narration de Jamal au sujet de son lieu de prostitution à Casa est explicite : « Driss est le flic le plus redouté du milieu tapin. C’est un violeur. Je l’affirme parce que j’ai déjà eu affaire à lui. Ce jour là je n’avais pas son bakchich (pot de vin). Il s’est fait payé en nature. Il m’a d’abord fouillé puis m’a passé des menottes en me maintenant les bras levés et appuyés contre le mur. D’un coup de pied, il m’a fait perdre l’équilibre. J’étais à genou, le visage à la hauteur de son sexe. « Suce petite pute », a-t-il soufflé »[40]. Le prostitué mal est appelé « petite pute », « tapette » par un flic qui a recours à des pratiques homosexuelles sans penser qu’il en est un. C’est celui qui pratique la fellation avec sa bouche qui est qualifiée de « tapette » par celui qui en tire le plaisir à travers son sexe. C’est grâce à Adam que Jamal va quitter peu à peu les lieux de prostitution. Celui-ci possède un appartement confortable et gagne très bien sa vie. Incarnation de la transe-identité, il a fait ses études en France, où « Le Paris gay » l’a comblé et lui a permis de se découvrir émotionnellement et sexuellement « avec la sensation d’appartenir à une communauté dotée d’une culture, d’un système de valeurs qui lui est propre, au-delà des frontières et des problèmes »[41]. Adam est amoureux de Christophe mais il est rentré au Maroc sans lui. C’est en revenant au pays qu’il retrouve le caractère oppressif d’une identité hétérosexuelle et islamique, majoritairement adopté par les groupes sociaux qui sont les siens mais dans laquelle il ne se reconnaît pas. Si le transsexualisme et le transgenre, notamment le travestissement, sont les points visibles d’une rupture avec l’hétéro-normativisme, la transe-identité d’Adam évoquée par Bahaa Trabelsi s’inscrit dans le même registre. Déconstruire l’identité sexuelle imposée par les normativités d’une culture nationale est bien souvent lié à la déconstruction de l’identité culturelle à laquelle on est censé appartenir. Jamal n’est pas allé à Paris mais son homosexualité s’est construite au Maroc, avec Abid qui l’a pris sous sa protection lorsqu’il était enfant des rues et avec qui il s’est trouvé sécurisé. Là encore, la transe-identité est présente car le personnage se retrouve en dehors des normes identitaires qui sont majoritaires au Maroc. Son parcours biographique l’a amené à construire une autre subjectivation, qui va fusionner très vite avec celle d’Adam. A travers la relation passionnelle qui va s’installer entre ces deux hommes, le roman de Bahaa Trabelsi montre toutes les stratégies disciplinaires visant à inscrire les corps dans des identités majoritaires, monistes, structurées par l’hétérocentrisme et la perpétuation de la famille. Lors de la nuit de noce entre Adam et Rim, la fille qu’il a été contraint d’épouser pour faire plaisir à ses parents, l’imposition de la famille hétérosexuelle censée convenir à tout le monde montre sa fragilité intrinsèque. Adam est incapable de désirer sexuellement la compagne qu’on lui a imposée et retrouve Jamal dès que possible pour « lui faire l’amour furieusement »[42].

Qu’elles s’affichent publiquement sous le mode du transsexualisme et du transgenre ou qu’elles se vivent de manière existentielle à partir d’une hybridité culturelle assumée, notamment au niveau des pratiques sexuelles, les transidentités sont une réalité sociale dont on n’a pas encore suffisamment objectivé la nature. Elles se distinguent d’ailleurs de l’homosexualité. On peut être transsexuel(le) et ne pas se sentir gay ou lesbienne ; tout comme on peut être travesti et ne pas souhaiter changer chirurgicalement de sexe. Les identités sexuelles déconstruisent la normativité des binarités masculin/féminin ou hétérosexuel/homosexuel de plusieurs façons. Au Maroc, la littérature et la production cinématographique incarnent un matériau empirique important à partir duquel il est possible de comprendre le caractère ambivalent des pratiques sexuelles et des identités sexuées. C’est en ce sens que sans verser dans les apories d’un « global queering » décontextualisé, nous ne pensons pas pour autant que le queer ne puisse exister au sein des pays arabo-musulmans[43].

Si nous avons choisi de faire des rapprochements entre les productions artistiques européenne et marocaine, ce n’est pas tant pour parler d’imitation ou pour souligner les différences culturelles mais plutôt pour attirer l’attention cette « illusion identitaire » nous empêchant de voir la proximité des individus européens, maghrébins ou autres qui essaient d’échapper aux normativismes sexuées et tentent de construire eux-mêmes leur propre subjectivation, quelles que soient leur nationalité et leur culture [44].   

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 Bibliographie

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J. Zaganiaris,  « La question Queer au Maroc : identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française », Confluences Méditerranée, n°80, février-mars 2012


Jean Zaganiaris est enseignant-chercheur au CERAM/ EGE  (Ecole d’Economie et de Gouvernance de Rabat). Il est également chercheur associé au CURAPP/Université de Picardie Jules Verne. Après avoir effectué un ensemble de recherche en théorie politique et en sociologie politique, il travaille actuellement sur les rapports sociaux de genre au Maroc. Il s’intéresse aux enjeux politiques de la sexualité au sein de la littérature marocaine de langue française. Parmi les publications : « La question Queer au Maroc : identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française »,  Confluences Méditerranée, n°80, février-mars 2012 ; Penser l’obscurantisme aujourd’hui, par-delà ombres et lumières, Casablanca, Afrique Orient, 2009 ; « De la démocratie au Maroc, Usages sociaux des normes juridiques et conceptualisation politique des principes de justice », L’année du Maghreb, novembre 2007.


[1] M. H. Bourcier, Queer zones, politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001, p. 177.

[2] K. El Rouayheb, Before homosexuality in the Arab islamic world, 1500-1800, Chicago, Chicago University Press, 2005 ; A. Najmabadi, Women with moustache and men without beard, gender and sexual anxieties of iranian modernity, Berkley, University of California Press, 2005 ; pour un débat sur le référentiel « queer » au Maroc, voir notre texte « La question Queer au Maroc : identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française », Confluences Méditerranée, n°80, février-mars 2012

[3] Pour reprendre le regard critique de N. Picaudou, L’islam entre religion et idéologie. Essai sur la modernité musulmane, Paris, Gallimard, 2010 (voir l’introduction) ; sur les représentations islamophobes dans les média, voir T. Deltombe, L’islam imaginaire, la construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2005

[4] D. Courbet, Les féministes pro-sexe et la pornographie, IEP Aix-Marseille, Mémoire Master, sous la direction de Guy Drouot, 2011 (à paraître à La Musardine en 2012).

[5] Sur cette question, B. Preciado, “Multitudes queer. Note pour une politique des anormaux », Multitudes, 12, 2003 ; F. Cusset, French theory, Paris, PUF, 2002, notamment pp. 210-216.

[6] M. H. Bourcier, Sexopolitiques, queer zone 2, Paris, La fabrique, 2005, p. 122.

[7]  G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 341.

[8] Les American Pie ont leur aller ego dans le monde arabe avec Film Thakafi (2003) de Mohamed Amin, racontant l’histoire de trois étudiants égyptiens qui ont clandestinement acquis une cassette porno et n’arrivent pas à trouver un endroit discret pour la visionner. La question de la sexualité et les fantasmes des adolescents sont très présents mais ne vont pas aussi loin que les American Pie.

[9] Comme le rappelle N. Heinich, lorsque le chercheur fait une sociologie de l’art, l’enjeu n’est pas tant de savoir si les scènes de fiction sont liées avec la réalité sociale mais plutôt de comprendre de quelle façon elles engendrent des représentations imaginaires et des systèmes symboliques ; Les ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 38-40.

[10] G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972, p. 138.

[11]J. Butler,  Le trouble dans le genre, [1990], Paris, La Découverte, 2005, p. 67

[12] A. Baril, « De la construction du genre à la construction du sexe : les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de J. Butler », Recherches féministes, 20, 2007, p. 65.

[13] B. Ambroise, « Judith Butler et la fabrique discursive du sexe », Raisons politiques, 12, 2003.

[14] M. Foucault, Histoire de la sexualité, volume 1 La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976,  pp. 177-191.

[15] Sur la question du pouvoir dans les sociétés maghrébines pensé à partir des travaux de Michel Foucault, voir l’apport de B. Hibou, La force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006 et Anatomie politique de la domination, Paris, La découverte, 2011 ; sur l’utilisation des travaux de Michel Foucault pour penser les constructions identitaires au sein des sociétés arabes, voir E. Saïd, L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1997, [1978] ainsi que les développements critiques de R. Lewis, Rethinking Orientalism, women, travel and Ottoman Harem, New York, IB Tauris, 2004.

[16] M. Foucault, Les anormaux, cours au collègue de France – 1975, Paris, Gallimard, 1999. 

[17] J. Miller, La passion Foucault, Paris, Plon, 1995.

[18]Sur les précautions méthodologiques visant à mettre en garde contre un usage trop libertaire des thèses de Judith Butler, voir D. Glover et C. Kaplan, Genders, Londres, Routledge, 2000, pp. 113-114.

[19] Sur cette question, A. Najmabadi, Women with moustache and men without beard, op cit., notamment pp. 3-6.

[20] Sur A. Taïa et son rapport au queer, voir J. Zaganiaris, « La question Queer au Maroc », art. cit..

[21] A. Khatibi, Le livre du sang, Paris, Grasset, 1979, p. 52.

[22] M. Leftah, Au bonheur des limbes, Paris, La différence, 2006, p . 33 ; sur l’œuvre de Leftah, voir A. Baida (dir.), Leftah, ou le bonheur des mots, Casablanca, Editions Tarik, 2009.

[23] M. Leftah, Au bonheur des limbes, op. cit., p.22

[24] Ibid., pp. 68-69

[25] Sur la complexité des composantes du romantisme, définit à partir d’une vision idéale typique et présentée comme un mouvement multiforme ayant produit « une critique de la modernité, c’est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne) », voir M. Löwy, R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, pp. 10-31.

[26] M. Leftah, Au bonheur des limbes, op. cit., pp. 69-70

[27] P. Califia, Le mouvement transgenre. Changer de sexe, Paris, EPEL, 2003.

   [28] G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, pp. 1-41.

[29] Sur cette question, voir la revue de presse des éditions La différence, http://www.ladifference.fr/Le-dernier-combat-du-capt-ain-Ni,2231.html?id_document=197 Le roman de Mohamed Leftah a pu finalement entrer au Maroc grâce au « combat » de certains acteurs du champ culturel, pour qui l’introduction et la légitimation de cet auteur au sein de la littérature marocaine est d’ailleurs un enjeu politique en soi. La rencontre autour du roman Le dernier combat du capitaine Ni’Mat a eu lieu le 28 janvier 2012 à la librairie La virgule de Tanger, qui a fait commander et a pu ainsi diffuser les exemplaires de l’ouvrage au Maroc ; voir  http://www.lesoir-echos.com/mohamed-leftah%E2%80%89-le-combat-continue/culture/37837/

[30]M. Leftah, Le dernier combat du capitaine Ni’Mat, Paris, La Différence, 2011, p. 20

[31] Ibid., p. 21.

[32] Ibid., p. 22

[33] N. Heinich, Etats de femme. L’identité féminine dans la culture occidentale, Paris, Gallimard, 1996.

[34] L’expression « du côté des deux rives » est empruntée à Z. Daoud, Marocains des deux rives, Paris, Editions de l’atelier, 1997.

[35] Sur cette question, A. Brassart, L’homosexualité dans le cinéma français, Paris, Nouveau Monde éditions, 2007 ; V. Russo, The celluloid closet : homosexuality in the movies, New York, Harper and Row, 1987.  

[37] L’artiste Bouchaib El Bidaoui n’a jamais été considéré comme un homosexuel mais n’avait pas non fait état d’une quelconque homosexualité. Il incarnait ces hommes de troupes qui se déguisaient en femme car ces dernières n’avaient pas accès à la scène.

[38] Peter A. Jackson, « Global queering and global queer theory : Thai transgenders and homosexualities in world history », Autrepart, 49, 2009

[39] B. Trabelsi, Une vie à trois, Casablanca, Eddif, 2000, p. 11.

[40] Ibid., p. 13.

[41] Ibid., p. 21.

[42] Ibid., pp. 97-101.

[43] Selon J. A. Massad, les theses de J. Butler sont inapplicables dans le monde arabe, voir Desiring arabs, Chicago, Chicago University press, 2007, pp. 41-49. 

[44] Sur les apories des approches culturalistes, voir J. F. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.  

Mon sexe n’est pas mon genre

Valérie Mitteaux
Réalisatrice du documentaire Mon sexe n’est pas mon genre


Avec les documentaires comme celui de V. Mitteaux et L’ordre des mots de Cynthia et Mélissa Arra, la problématique trans est avant tout une problématique sociopolitique. Les « trans » n’étant qu’une facette des questions minoritaires sous-traitées par une instance particulière (ici la psychiatrie « médicolégale ») dans un vide de débats sur fond d’inégalité des genres et de centralisme étatique. Les « ennemis de l’intérieur » comme le rappelle la réalisatrice ont été l’objet d’une vindicte permanente, passant de la morale à la théorie « psy » empruntant à l’inversion pour postuler une forme de psychose. Dans ce sillage, c’est l’existence elle-même qui est atteinte, cassée, meurtrie. Quand ce n’est pas la mécanique de la violence qui pousse jusqu’au meurtre, entre morale, représentation et discours, que décrivait Boy dont Cry. Meurtre sans responsable. Le TDor, désormais international le rappelle tous les 20 novembre (http://www.transgenderdor.org/). Prendre la parole comme ici, outre de refuser le fatum, est d’entrer en résistance en nommant et actant son existence.

 

Entretien

 

1- Débutons par une question que vous avez du entendre une centaine de fois : pourquoi ce documentaire ?

Je suis passée du stade tomboy à celui d’homosexuelle, pour m’apercevoir vers 20 ans que, profondément, je ne me sentais ni femme, ni homme. J’avais le sentiment d’être autre chose, c’était comme ça. Cela ne m’a pas donné envie de modifier mon corps ou de travailler mon apparence, mais c’est devenu une donnée fondamentale de ma personnalité. J’ai vécu ça en essayant de m’écouter et de me libérer de ce qui est attendu de vous en fonction de votre assignation de naissance. Toutes ces contraintes d’aspect ou de bienséance qui ne sont jamais qu’une façon de vous maintenir en situation d’infériorité. Je parle là évidemment de la place des femmes dans la société. Mais à y bien regarder, les personnes nées de sexe masculin subissent des contraintes similaires. Les garçons doivent être forts, responsables, infaillibles et c’est un poids aussi que de devoir toute sa vie gommer des zones sensibles, ne pas exprimer ses doutes, ses peurs. Et puis c’est une vision de la société un peu totalitaire, au sens où elle ne laisse aucune place à l’échec et au chaos. Moi je crois à la valeur de l’échec et du chaos, je pense que ce sont des notions via lesquelles on avance positivement dans l’existence.

Ensuite, de nombreuses années plus tard, j’ai rencontré Lynn Breedlove via Wendy Delorme. Au-delà du transgenderisme, Lynn est une personne rare, généreuse, drôle, une personne qui cherche pour elle-même un sens à l’existence et qui aime à partager ses réflexions. Lynnee a réveillé la dimension transgenre de ma personnalité qui était quelque chose d’évident pour moi, mais que je ne questionnais plus. J’ai eu envie de faire un film sur ce type de parcours. J’ai ensuite rencontré trois autres personnes formidables, Rocco Kayiatos, Kaleb et Miguel Missé qui tous trois vivent fièrement leur choix et réfléchissent quotidiennement à ce que cela implique par rapport à l’hétéronorme. Les paroles de ces quatre personnes disent de façon posée et réfléchie qu’une révolution est à l’oeuvre en termes de genre. Et qu’il serait dommage de s’y opposer, car cela va libérer tout le monde.


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2- Comment le qualifieriez-vous ? Est-ce un film sur les FtM ? Un film sur les expériences de masculinité(s) Trans ? Parce que les portraits de ces FtM renvoient non au transsexualisme qu’on pourrait dire désormais « classique », définit par le « changement de sexe », mais à des identités non alignées sur la binarité cisgenre. Est-ce une volonté délibérée de choisir d’aborder seulement des portraits FtM, ensuite de choisir des trajectoires non binaires, non refermables par la binarité ?

Oui bien sûr, j’ai choisi de n’aborder que le côté FtoM d’abord parce que le film part de mon expérience, j’estime que c’est une façon juste de faire des documentaires que de partir d’un sujet ou d’un phénomène qui vous concerne ou vous agite particulièrement. Ensuite je voulais que le film ait une portée féministe. Je suis très préoccupée par le fait que les relations femmes/hommes évoluent si lentement. Que les hommes soient rivés à leurs privilèges et que nombre de femmes estiment que le féminisme est aujourd’hui un combat inutile. Les femmes qui disent par exemple qu’à la maison leur conjoint « les aident », sous-entendant qu’il y a un progrès, ne veulent pas reconnaître que l’équité est bien loin d’être acquise et que si elles continuent à dire qu’aujourd’hui « ça va », on n’avancera pas. Non, « ça ne va pas » : une femme meurt tous les trois jours en France de violences conjugales, les salaires sont 20 à 30% plus bas pour les femmes à compétences égales, 75 000 viols sont perpétrés chaque année. Non, ça ne va pas ! Je trouvais donc particulièrement fort de faire parler des garçons trans, quelque soit la façon dont ils ont opéré leur transition du féminin vers le masculin. Ils disent très clairement qu’apparaître masculin leur a fait gagner une considération supérieure immédiate. Or vous êtes au fond la même personne et soudain vous percevez la violence de cette différence. Avant vous deviez faire vos preuves tout le temps avec un présupposé d’idiotie. Au masculin, l’a priori sur vous est toujours positif jusqu’à preuve du contraire. Ceci exprimé par des femmes biologiques me paraît vraiment puissant.

Ensuite la variété des intervenants et des façons de transitionner me paraissait essentielle pour éviter une vision monolithique des garçons trans. L’important est de faire percevoir qu’il y a autant de genres que d’individus et que vouloir qu’une femme ou un homme se comporte d’une façon normalisée, reste bien dans sa case assignée à la naissance, serait tout aussi totalitaire que de vouloir imposer un mode de transition. Ma vision en termes de progrès social, c’est de faire exploser les cases, pas d’en créer de nouvelles pour enfermer de nouveaux parcours. Alors après on vous dit, « mais quoi » ? Tu veux qu’il n’y ait plus ni femme, ni homme. Évidemment non. Ce qui me semble juste, c’est que tout un chacune puisse être libre d’en décider. C’est la raison pour laquelle aussi j’ai tenu à ce que ce jeune garçon trans’ puisse exprimer dans le film son envie d’hétéronorme. Il dit « moi mon idéal, c’est une femme, une maison, une voiture ». Il sait qu’il va faire rager certains de ces camarades trans, mais pourquoi n’aurait-il pas droit à ce désir-là ? J’ai conservé ce passage aussi parce que je suis contre cette vision du « tu appartiens à une marge donc tu dois faire partie des forces de progrès ». Parce que ça donne une prise à la majorité blanche hétérosexuelle, celle d’estimer qu’elle est légitime à décider ce à quoi la minorité a droit ou non ou la façon dont elle peut ou doit vivre sa marginalité.

Donc non, ça n’est pas un film sur « les trans FtoM ». C’est un film sur le masculin/féminin au travers du parcours de quelques trans FtoM et son but ultime est que tout le monde interroge son propre genre.

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3- Les scènes investies par votre caméra restent quand même des scènes politisées. Le contexte actuel (demande de dépsychiatrisation etc..) a-t-il joué sur votre envie de filmer ces personnes ou a-t-il joué sur le message que vous souhaitiez diffuser ? Pour le dire autrement, est-ce que le reportage traduit une idée originale brute ou est-ce que le terrain, les rencontres, ont modifiés le reportage ? Si oui, en quel sens ?

En documentaire le terrain toujours modifie le contenu. On n’est pas là pour faire dire à ses interlocuteurs ce que l’on veut entendre – pas moi en tout cas ! On cherche et on creuse avec eux. J’ai commencé à filmer Lynn Breedlove en 2005 lors d’un de ses one-man show à Nantes. Évidemment que ma compréhension du sujet et de ses implications, notamment en termes de féminisme, a évolué. Mais si je retourne au premier dossier que j’ai écrit, le résumé disait que l’on allait tenter de comprendre en quoi ce type de parcours pouvait permettre de questionner le féminin et le masculin en général. Si j’en juge par tous les commentaires que je reçois, ce but est atteint. Le film semble faire du bien aux garçons trans qui disent qu’on n’a jamais parlé d’eux comme ça, quant aux néophytes hétéros, le film semble les libérer…

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4- On est frappé dans votre reportage par ce double mouvement : d’un côté la masculinité n’est pas l’apanage des hommes, il y a donc de la subversion, de la réappropriation des normes… et d’un autre côté on échappe difficilement aux stéréotypes de genre. Est-ce que vous avez ressenti cette ambivalence et comment l’analysez-vous ?

Je crois que le film martèle bien l’idée que le masculin et le féminin sont des constructions sociales. J’aime beaucoup ce passage de Rocco avec ses parents. Sa mère dit que dès sa naissance, elle l’a perçu comme « garçon ». C’est d’autant plus intéressant qu’elle avait mis au monde deux soeurs jumelles. Ensuite quand Rocco lui demande ce que sa transition a changé, elle répond : « soudain, tu devenais mon film donc je t’ai traité comme tel », mais elle est incapable d’expliquer ce que cela veut dire. En sous-texte bien sûr, on comprend qu’il s’agit sans doute, encore, de conventions sociales. On est à San-Francisco, donc avoir une fille lesbienne très masculine, ça n’est pas vraiment un souci. Ensuite s’il faut présenter cette fille comme garçon, cela nécessite pour des parents, même ouvert, de faire vis-à-vis de leur entourage une sorte de révolution culturelle. Mais encore une fois, elle est incapable d’expliquer concrètement ce que cela change. Donc oui, on doit pouvoir être un homme comme on le souhaite, chacun à sa mesure. Et la même chose côté féminin. Il n’y a aucune bible qui explique ce qu’est un homme, ce qu’est une femme. C’est très amusant de poser la question d’ailleurs : « c’est quoi pour toi au-delà de l’aspect génital, être un homme, être une femme ? ». La plupart du temps, les personnes interrogées restent sans voix. Pourquoi ? Parce que si l’on parle de ce qui est important pour soi-même, on parle de ce qui nous passionne, de ce que l’on aime, de ce que l’on essaie de faire de sa vie, pas de son genre.

Et encore une fois oui on n’échappe pas aux stéréotypes de genre. D’abord parce que c’est difficile. Si l’on étudie l’histoire du féminisme, on voit que la domination des hommes sur les femmes remonte au néolithique moyen ! 4 500 ans avant Jésus-Christ ! Pas étonnant donc qu’il y ait tant de soumission intégrée. C’est la même chose côté masculin. Quand Lynnee revendique auprès de sa mère son droit à montrer ses fesses sur une photo comme le ferait n’importe quel hétéro de base aviné, il dit en fait, je me sens homme, un nouveau type d’homme, mais laissez-moi la liberté de le faire comme je l’entends. Vous trouverez toujours normal ce comportement chez un homme cisgenre. La question n’est pas de juger si c’est classe ou pas. Pourquoi ça le serait moins si ça vient de moi ? Il renvoie la norme dans ses cordes.

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5- Votre film sera diffusé le 17novembre (pour le T.dor) dans un IUT d’animation et de carrières sociales : qu’aimeriez-vous dire aux étudiants et aux professionnels qui vont voir ce reportage ?

Je voudrais qu’il pousse tout le monde a reconsidérer son genre. Que les femmes cessent de considérer que les avancées en termes d’équité sont suffisantes. il y a encore beaucoup à faire. Je prépare un film sur la notion de soumission féminine et je sais que ça n’est pas simple d’avancer dans la vie en réagissant tous les jours contre des attitudes sexistes. Bien sûr, c’est moins fatigant de se dire « c’est comme ça ! ». Il faut du courage pour que les choses changent vraiment. Mais si l’on chausse des lunettes avec ce filtre, on s’aperçoit que l’on se prend des vagues sexistes vraiment au quotidien. Pour les garçons, j’espère vraiment que le film fait percevoir l’injustice que constituent les privilèges du masculin. Il faut que les hommes en prennent conscience et je crois que sur ce sujet, on est en plein creux de vague. Il faut que les garçons refusent ces privilèges. On ne peut jamais tout utiliser dans un film, mais lors de nos nombreux entretiens, Kaleb me dit « (en passant vers le masculin), tu sais que tu as le pouvoir entre les mains et tout le travail est de s’en dessaisir ». Il n’y a que de cette façon que l’équité femme/homme pourra évoluer de façon décisive. Et encore une fois, tout le monde a à y gagner.

6- L’interview sera mise en ligne le mois prochain, mois du T.dor. Et justement, le T.dor pose la question de l’effraction brutale derrière les meurtres de personnes trans et, plus largement, des personnes LGBT. Votre documentaire ne renvoie-t-il pas la question de l’effraction dans laquelle les identités trans mettent fin à cette sécurité et à cette normativité cisgenre ?

J’ai choisi de faire un film gai, sans pathos, avec des personnes qui assument ce qu’elles sont, même si je n’ai pas gommé les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. J’espère que la sympathie immédiate qu’elles dégagent fabrique un déclic. Celui du « so what ? », c’est-à-dire en quoi cela me dérange-t-il, moi faisant partie de la norme hétérosexuelle, que des gens aient besoin de vivre leur genre différemment. Est-ce que je n’ai pas à gagner à m’intéresser à cet aspect de la question ? Corps modifiés ou non, est-ce que ça n’est pas l’amour le plus important ? J’ai bien conscience que cela n’éradiquera pas la violence et le rejet de la différence qui va jusqu’au meurtre. Mais cette violence ne s’abat pas uniquement sur les personnes trans. Ce sont des choix que la part la plus conservatrice de la société trouve extrêmes, mais finalement est-ce que c’est si différent de quelqu’un qui se fait entièrement refaire le corps en passant sous les bistouris des chirurgiens esthétiques ? Le problème c’est d’une part la discrimination pure, tout ce travail qu’il y a à faire pour contrecarrer cette tentation qu’ont les sociétés (les gouvernants ?) a toujours fabriquer des « ennemis de l’intérieur » (pour reprendre une expression de l’historienne Henriette Asséo), des personnes estampillées « troubleuses d’ordre social » : les roms, les trans, etc. Et d’autre part cette logique fasciste de la conformité. Être une femme, être un homme, personne ne sait vraiment répondre à la question, cela signifie sans doute que ça n’est pas la question. La question c’est que 100% femme, 100% homme, ça n’existe pas. Tout le monde circule entre le féminin et le masculin. La question, c’est l’équité entre les femmes et les hommes, la honte que cela constitue pour le genre humain que plus de la moitié de l’humanité soit maintenue sous domination masculine. La question c’est comment dans la vie on réussit à être une personne juste, droite, comment on travaille à agir selon nos convictions, comment on contribue à faire progresser le monde dans lequel on vit et on le peut. De ça, les garçons trans du film sont des révélateurs incontestables. Et puis si tout le monde vit son genre librement, il n’y aura plus de discrimination et donc plus de violence…

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Mis en ligne : 30.11.2011.

Infogérance Agence cmultimedia.com