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Auteur/autrice : Karine Solene Espineira Page 1 of 13

« A trans-inclusive feminism as a progressive sensibility »

« A trans-inclusive feminism as a progressive sensibility » (28)

Héloïse Guimin-Fati

Meghan Murphy, Sheila Jeffreys, Cathy Brennan, les sites « Feminist Current », « Sisyphe », « TRADFEM », quelques blogs, des groupes Facebook et un tas d’échanges  acrimonieux sur les réseaux sociaux nous feraient croire que, pour une partie de la planisphère féministe, un nouvel ennemi est né, se substituant à l’ancien, plus dangereux que celui-ci et, pourtant, circonscris à une infime minorité de la population ; à savoir les Femmes trans*.  A les lire et à analyser la violence avec laquelle les deux communautés s’affrontent on penserait que le péril est plus alarmant car insidieux et qu’il sonnerait le glas des luttes féministes contre le patriarcat.

Les arguments et modes de « défense » de ce que d’aucuns appellent les TERFS(1) sont récurrents : opposition antinomique entre les « porteurs de pénis » et les « femmes », instrumentalisation de faits divers et de la violence des réactions de la part de certain.e.s personnes trans., sur-légitimité cissexuelle, mythification des trans*, accusation de liquidation des luttes féministes, le tout mêlant ignorance et mauvaise-foi surréalistes.

La multiplication des interventions et des altercations nous a poussées à réagir. Je vais donc prendre le temps de penser ces méthodes pour y apporter un début de réponse, non pas dans l’espoir de vider la querelle, mais pour offrir à celles-ceux qui se retrouvent confronté.e.s à ce genre d’attaques des pistes de réflexions ou des arguments pour se défendre. La médiatisation de plus en plus grande, qui jette sur nos destins un projecteur cru et déformant, ne fera que braquer celles qui voient en nous des ennemi.e.s. Il est donc utopique de croire que la publication de ce dossier mette fin aux conflits. Comme me l’a dit une amie « souffle sur le feu, il y aura toujours des braises ! »

Cela étant dit, penchons-nous sur l’argumentaire déployé. Et d’abord sur la division corporelle de l’humanité entre « porteurs de pénis » et « femmes ». J’use à dessein de ces deux expressions qui sont souvent opposées sur un pied de non-égalité. De même que lorsque Kathy Brennan se fait photographier en exhibant une figurine affichant « Sorry about your dick » (2) ou que Jules Falquet décrit le sort des recrues masculines du service militaire turc (3), il y a ce besoin de partager et de déshumaniser une partie de l’humanité en, d’un côté, la ramenant à un organe de son corps, le définissant irrémissiblement et de l’opposer à des figures (« les femmes ») dont l’existence individuelle est un construit conscient, une victoire sur leur corps, le plus souvent objectivé, et les injonctions au silence dont elles sont souvent victimes. D’un côté un objet confronté à un sujet. Dans le cas qui nous intéresse ici, cela renvoie les Femmes trans* à ce que beaucoup tentent de dépasser et de transcender (l’assignation à la naissance). C’est simple et souvent, avouons-le, efficace, nous laissant avec une meurtrissure insondable, surtout que l’acte posé l’est avec un plaisir non déguisé, souvent sadique, appuyé sur une foi quasi religieuse. Certain.e.s d’entre nous ne sachant y répondre que par l’agressivité et les excès.  Sans excuser ceux-ci, allons un peu plus loin.

Le féminisme radical se défend d’être essentialiste, il ne s’attaquerait qu’à « La » racine du patriarcat pour libérer les femmes de l’oppression des hommes. A les entendre il n’y aurait donc qu’une seule racine à ce système inique, un seul axe d’oppression et de classification qui expliquerait tout et où tout serait soluble. Cette idée du « tout » explicable par un seul schème me fait furieusement penser à la doctrine psychanalytique où ce « tout » est explicable, entre autre, par le concept de « résistance ». Résister c’est la preuve de la névrose et donc du refus d’être soigné.e. Sous entendre qu’à l’axe oppressif homme-femme, peuvent se substituer (ou se superposer) d’autres axes est, sur le même mode, une preuve de misogynie patriarcale et le dossier que vous lisez, qui met en question ces doctrines radicales, le serait tout autant. Dans les deux cas soit vous acceptez soit vous êtes un.e ennemi.e. Il vous faut donc laisser votre libre arbitre et votre conscience aux portes de ces cabinets d’analyse.

L’appartenance à un corps est le juge ultime qui fait de vous soit une victime du patriarcat soit un de ses privilégiés. Kate Louise Gould (4) nous dit qu’elle est «  une femme natale. Un être humain femelle adulte » qu’elle a « un vagin et, jusqu’à la ménopause, un cycle menstruel » que « ce ne sont pas des opinions ; ce sont des états de faits biologiques » que «  cette biologie peut ne pas définir une femme dans son intégralité — elle a un vagin, elle n’est pas un vagin —, mais elle est essentielle à ce qu’est une femme », pour elle  « notre biologie et notre être féminin sont entremêlés » et elle finit par « comme la biologie des hommes avec leur être masculin : un pénis et des testicules sont les marqueurs biologiques de la masculinité ».

Que nous apprend, ou ne nous apprend pas, cette profession de foi ? D’abord, une première chose, assez étonnante pour une personne prédicant la dualité des sexes et des genres, c’est qu’il y aurait des femmes « natales » et donc, à contrario, qu’il y en aurait qui ne le soit pas.

Elle se désigne elle-même comme « femelle humaine », discernant pourtant les corps par leurs seuls organes et caractéristiques procréatrices, atténuant à peine le fait que nous soyons tous.tes des mammifères, en effleurant notre humanité consciente pour finir par lier sexe et « façon d’être au monde » ; le genre, qu’elle ne nomme pas. Parler de « femelles humaines » c’est supposer la « pré-existence de groupes à leur hiérarchisation [en laissant] de côté la question de [leur] constitution » (5). C’est aussi penser les corps en soulignant leur animalité tout en coupant ceux-ci de la perception que nous pouvons en avoir. Que l’oppression des femmes en tant que classe repose en partie sur deux construits reliés : la capacité de reproduction et la capacité sexuelle est une chose facilement vérifiable. Mais pour que cette oppression aie pu s’installer et perdurer il a fallu, d’abord, que TOUS les corps soient pensés selon l’axiome hétérosexualité-procréation.

Ramener la différence des sexes à la seule réalité biologique c’est ; ne pas prendre en compte le construit perceptif de cette réalité. C’est ramener les corps à des « machines » dont le rôle social et singulier est la permanence de l’Humanité.  C’est faire croire que le corps est un assemblage d’organes indépendants les uns des autres alors que c’est une intégration, les uns n’ayant d’existence qu’en rapport aux autres, la fonction procréatrice n’en étant qu’une des qualités, ne définissant chaque corps singulier qu’en partie. De plus, « Ce qui permet d’affirmer que ce corps est le mien, c’est le sentiment de propriété lui-même » (6), que seul le point de vue d’une subjectivité ou d’une conscience peut isoler de la masse des autres corps. Et là où il y a conscience, il y a dépassement du stade limitatif de l’animalité darwinienne et possibilité de se libérer du cadre oppressif du contrôle des corps par le patriarcat et de leurs définitions biologiques. L’idée comme quoi les humains seraient déterminables selon leurs caractéristiques sexuelles primaires et secondaires et leur flux d’hormones indépendamment de leurs mises en combinaisons et de la possibilité de penser et la finitude de ces caractéristiques et la modélisation des divers vécus est s’offrir, une fois encore, en offrande à la toute puissante supposée de la Nature. Lors, réduire les corps à quelques organes c’est les vider de ce qui leur donne vie et perspective, c’est, somme toute, tuer ces corps que l’on prétend définir.

Mais ce n’est pas tout. Comment continuer à lier sexe et genre lorsque Christine Delphy, elle-même (5), avance que, « la différence est la façon dont […] on justifie l’inégalité entre les groupes.[…] ces différences ne sont pas seulement des différences, mais aussi des hiérarchies. La société s’en sert pour justifier son traitement « différentiel » – en réalité inégal et hiérarchique- des groupes et individus. […] une « vraie » différence est d’une part réciproque et d’autre part n’implique pas de comparaison au détriment de l’un des termes. Or la différence invoquée sans arrêt à propos des femmes, mais aussi des homosexuel.les, des « arabes », des « noirs, n’est pas réciproque, bien au contraire. […] Cette différence est un stigmate. », plus loin elle ajoute, « cet implicite d’une préexistence des groupes à leur hiérarchisation laisse de côté la question de la constitution des groupes en groupes […] L’impossibilité de rendre compte de leur constitution par autre chose que la volonté de hiérarchiser les individus (de les rassembler en groupes d’inégale valeur) est la clé de toute de ma théorie […] une fois que les groupes sont constitués, on ne se demande plus comment ils ont été constitués. On se demande en quoi ils diffèrent, comme si l’opération par laquelle ils ont été nommés différents, puis traités différemment, était sans rapport avec leurs différences actuelles », enfin, « la biologie est un regard sur la réalité  […] il ne peut exister de « vérité biologique ». Et elle termine par ceci ; « le sexe est conceptualisé comme une division naturelle de l’humanité – la division mâles/femelles- division dans laquelle la société met son grain de sel […] si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres. […]  Je conclus que le genre n’ [a]  pas de substrat physique […] qu’au contraire c’ [est] le genre qui [crée] le sexe : autrement dit, qui [donne] un sens à des traits physiques qui, pas plus que le reste de l’univers physique, ne possèdent de sens intrinsèque. […] La plupart des féministes continuent de penser à l’intérieur du paradigme précédent [le sexe comme une division naturelle de l’humanité]. Beaucoup certes font une place au genre : admettent qu’une bonne part, sinon la totalité de ce qu’on appelle « féminité » ou « masculinité » sont des construits sociaux, et se défendent d’appartenir à l’école essentialiste qui postule une différence ontologique et irréductible et totale entre les femmes et les hommes. Néanmoins, elles gardent l’idée que le genre est assis sur un sexe physique, dichotomique et réel : que les catégories de sexe nous sont données par la « nature ». Toujours Delphy ; « les défenses sans cesse renouvelées de « la différence sexuelle » ne font que confirmer l’importance du genre dans nos sociétés : une importance sociale telle qu’elle est apparemment le fondement de notre appréhension du monde. […] Tout se passe comme si la différence des sexes était ce qui donne sens au monde […] cette croyance est si ancrée dans la conscience de chacun.e, qu’elle déborde largement le domaine du genre lui-même, affecte la perception du monde et même la capacité à le percevoir  […] La croyance que le « différence sexuelle » est une différence fondamentale, un socle naturel produisant deux principes, féminin et masculin, sur lesquels la société peut et doit s’appuyer, est aussi vieille que notre civilisation historique. ».

Les deux cas de « changement » chirurgical de sexe au II° siècle avant notre ère décris par Jean Lascaratos et Stavros Perentidis (7) confirment que la naturalisation des sexes sur des modèles déterminés est ancienne et un des fondés sur lequel toute la perception du normal et du pathologique reposent quand il s’agit de corps hors du schéma naturaliste. Tout agit comme si nous devions rendre à notre mort le corps que nous avons reçu en l’état et que l’appel à la technique, réputée changer la nature, doit être neutraliser par l’édification de lois (morales ou institutionnelles) pour rétablir les droits de la Nature mise en danger.  Le simple désir de modifier les paramètres et les apparences morphologiques ne peut alors qu’être le symptôme d’une déréliction de la raison.

« L’identité du normal et du pathologique est affirmée au bénéfice de la correction du pathologique » (8) sur l’idéologie que toute atteinte à la « Nature » est inconcevable tant celle-ci est réputée saine, indivisible et bienfaitrice. Ce qui permet dès le début du XIX° à la médecine d’apporter son concours savant à une morale qui, au Moyen-Age par exemple, ne parlait que de dégradation de l’âme (9). Les inverti.e.s vont passer des flammes de l’Enfer à l’enfermement pour cause de maladie et de prétentions thérapeutiques. L’idée étant de soigner et qu’au trouble succède l’apaisement. La psychiatrie, et ensuite la psychanalyse, vont être les bras armés de cette normalisation forcée des identités sexuelles déviantes et des expressions « transsexuelles », mettant allégrement le tout dans le même sac en suivant en cela l’exemple de Magnus Hirschfeld, inventeur du  terme « transsexualismus » et ayant classifié les identités-attirances en quelques 80  catégories « d’intermédiaires sexuel.le.s » (10). C’est sur ces bases (Harry Benjamin rencontra Hirshfeld au début de sa carrière) que « le modèle transsexuel » s’édifiera, vu comme une réparation d’erreurs successives et dont beaucoup de trans* feront l’expérimentation douloureuse. Car, que se soit dans l’acceptation d’un complexe œdipien « mal » vécu, d’un refus de choix d’objet hétérocentré, que se soit dans la certitude d’un corps-prison, d’un appel, ou d’une condamnation des interventions chirurgicales ou des traitements hormonaux, que se soit dans l’imposition de thérapies réparatrices ou d’acceptation d’un destin donné, ce qui importe à la Société est le retour à la norme de parcours de vie pervertis pas la perversion, la névrose ou le mensonge. Au final quelque soit le point de départ de la projection des vies transidentitaires à la lumière de la naturalité des corps, c’est le destin pathologique funeste qui en est la qualité pernicieuse et finie.  Tout est fait, même après « normalisation », pour qui nous n’oublions jamais l’abjection qui est la nôtre.

C’est ce que Meghan Murphy va s’attacher à faire dans son article incendiaire du 21 septembre 2017 traduit pour le site RADFEMS (11). En fait cet article nous en apprend bien plus sur la vision hallucinée que les féministes radicales transphobes ont des personnes trans. que sur l’intégration de celles-ci dans la société civile, intégration qui ne sera de toute façon vue qu’à la lumière d’une invasion-soumission patriarcale.

Cette diatribe part d’un fait déplorable ; l’agression dont a été victime, au Speaker Point d’Hyde Park, une oratrice féministe de la part de trois activistes trans (12). Quel que soit le fossé qui nous sépare, il est hors de question de légitimer la violence. La violence patriarcale, qui est une réalité commune, est ce qui devrait nous unir tous.tes dans une même volonté de combat, et non pas en nous écharpant entre nous.  Mais, les condamnations doivent aussi se faire dans les deux sens. Murphy a beau jeu de souligner les tweets détestables adressés, par des activistes trans* et alli.é.s, à celles qui pensent comme elle en omettant, bien entendu, ceux qu’elles sont tout aussi capables d’envoyer en retour ou en amont. Une rapide recherche sur les réseaux sociaux aura vite fait de montrer l’ampleur des dégâts (13). La violence et les invectives sont réciproques mais l’objectif des féministes transphobes est d’exclure les personnes transidentitaites des droits les plus élémentaires en faisant flèches de tout bois.

Car, il ne faut pas se leurrer, que ce soit dans son allocution de mai 2017 devant le comité sénatorial canadien, son contre-rendu de la conférence donnée à Conway Hall, Londres en 2016 ou le texte du 21 septembre, ce qui intéresse Meghan Murphy est de refuser que les droits humains soient appliqués à une partie de la population sous couvert d’un féminisme essentialiste qui aurait seul valeur de loi en instrumentalisant les actes d’une minorité d’entre nous. Son discours ne doit pas cacher l’obédience de certaines féministes radicales aux thèses de Janyce Raymond, dont le rapport de 1980 servit aux autorités américaines et aux diverses assurances pour exclure les « transsexuel.le.s » de toute une série de remboursement de soins de santé entraînant des décès en cascade (14), et à celles de Sheila Jeffreys qui appelle à l’arrêt des chirurgies et des traitements hormonaux considérére.e.s comme contraires aux droits humains (15) et dont l’un des faits d’armes aura été de se fendre de commentaires racistes condamnés par la communauté aborigène australienne (16). Tout le réquisitoire de cette branche du féministe est axé sur la partition « naturelle » des humains et sur l’idée que nous serions atteint.e.s d’une psychopathologie nommée en ce moment « dysphorie de genre », soumis.e.s au patriarcat capitaliste, voir, comme le prétend Jeffreys, parce que c’est une excitation sexuelle qui « fait » de nous des malades. Quant aux hommes trans*, ils sont ravalés au rang de traîtres à la cause des femmes et, parfois, avec paternalisme, de simples brebis égarées éveillant de la commisération, mais le plus régulièrement ils sont ignorés (17).

On peut étudier que la partition du sain et du pathologique se retrouve déjà chez Aristote et sert de modèle classificateur et hiérarchique à une société qui, ailleurs, subordonne sur fond de sexes et aura interdit aux femmes l’accès du domaine public pour des raisons soi-disant « naturelles ». L’agencement du pathologique est une hiérarchie patriarcale, y faire appel pour exclure une part de la population ne peut que réifier une oppression en se faisant les allié.e.s objectif.ive.s de l’oppresseur.  On peut dès lors raisonnablement se demander ce qui fait qu’une partie du féminisme radicale aie décidé que les personnes trans* seraient les ennemies à abattre de quelques manières que se soit, en usant d’artifices et de désinformations et en s’appuyant sur des thèses psychiatriques données par le patriarcat lui-même.

Mais en définitive, la question est de savoir, au-delà des arrogances et invectives et des quelques échauffourées ici et là, comment cela se déroule t’il au niveau du terrain ? Là où féministes et personnes trans. se croisent ? Comment cela se déroule t’il dans les lieux LGBTQI, lors des événements communs, des drinks, des actions, des soirées et des festivités ?

Puisque Meghan Murphy parle de différences selon les territoires (le terme de territoire n’est pas anodin, j’en reparlerai plus loin), parlons donc du « territoire » belge où je milite.
En fait, cela se passe bien et de manière tout à fait cordiale et pacifique.

En tant qu’administratrice de l’association Genres Pluriels et responsable de deux de nos permanences, je suis amenée à fréquenter et à accueillir énormément de personnes.  Que se soit à Bruxelles, Liège ou Verviers, cis*, trans*, gays, lesbiennes, hétéros, féministes, queers, hommes, femmes, inters., non-binaires etc se croisent, se saluent, échangent des propos, s’organisent ensemble, se soutiennent sans que cela ne posent le moindre problème.  Ces derniers mois, notre association s’est associée avec le L-Festival (18) et le festival Pink Screens (19), comme chaque année. Dans le cadre de notre festival, nous avons mis sur pied plusieurs soirées avec une autre association qui accueille les réfugié.e.s et les migrant.e.s afin de parler de la situation des personnes transidentitaires venant de ces pays (20).  Enfin, nous avons organisé un colloque transféministe pour parler de la trans-sectionnalité des oppressions et où en collaboration avec des personnes de tout horizon, entre autres de l’ASBL Garance (21), nous pourrons questionner l’auto-santé, l’appréhension des corps dit hors-norme, parler des attitudes de réappropriation de nos identités multiples et complexes,  de la pathologisation et de tant d’autres injonctions patriarcales (22).

Dès lors comment doit-ont, interpréter leur attitude et les demandes de formations à l’accueil des personne trans* par une association comme Liège Gay Sport, dont la majeure partie des affilié.e.s  sont des gays et des lesbiennes et qui désire nous accueillir et pouvoir réagir contre les réactions transphobes lors de leurs événements sportifs? Comment interpréter que le L-Festival et d’autres associations lesbiennes ne se sentent pas agressées par la simple présence de F Trans*, qui contrairement à ce qu’en a dit JJ Barnes, dans un autre article  des plus surréalistes, relayé par Christine Delphy (via TRADFEMS) et publié au départ sur Feminist Current (le chemin pris par ce texte n’est pas innocent) (23), ne cherchent pas à obliger les lesbiennes à avoir des relations sexuelles avec des « femmes à pénis » qui n’ont guère peur des viols correctifs dont nous serions les nouvelles portes-drapeau  (24) ?

Je me pose donc cette question, si toutes ces femmes « natales », pour reprendre l’expression de Kate Louise Gould, ne se sentent pas en danger, est-donc parce qu’elles se sont soumises aux lois du patriarcat ? Est-ce que, lorsque Mirabal Belgium invite notre association à participer à « la manifestation féministe nationale » contre le féminicide, les organisatrices trahissent la cause des seules « vraies » femmes ? Et, quand le festival Cinéffable poste ce message sur son Facebook :  « Nous regrettons d’apprendre ce qui s’est passé avant 2008. A ce moment-là, le positionnement de l’association Cineffable n’était peut-être pas suffisamment clair en ce qui concerne l’accès au Festival. Nous avons désormais clarifié ce positionnement. Le Festival est un espace ouvert à toute personne s’identifiant en tant que femme. Le choix de venir ou non de participer au festival appartient à chacunE. Nous sensibiliserons également les personnes qui assurent la sécurité à l’entrée du Festival afin qu’un tel événement ne se reproduise pas. En cas de problème, n’hésitez pas à solliciter une membre de l’équipe organisatrice. » (25), devons-nous supposer que ce festival renie la cause des femmes « biologiques » et se soumet aux invectives et à la violence des personnes transidentitaires, agentes infiltrées du patriarcat honni en abandonnant les luttes féministes et lesbiennes ? Et que dire des excuses de Gloria Steinem,  qui a longtemps professer les idées de Raymond (26) mais qui en octobre 2013 expliquait : « Alors maintenant je veux être sans équivoque dans mes mots: Je crois que les personnes transgenres, y compris celles qui ont fait la transition, vivent des vies réelles et authentiques. Ces vies devraient être célébrées, pas questionnées. Leurs décisions en matière de soins de santé devraient être les leurs et être les seules à en décider. Et ce que j’ai écris il y a des décennies ne reflète pas ce que nous savons aujourd’hui, puisque nous nous éloignons seulement des cases binaires du «masculin» ou du «féminin» et que nous commençons à vivre sur le continuum humain de l’identité et de l’expression. » (27)

En conclusion, et si tout cela n’était rien d’autres qu’une question de territoire et de la perte d’un illusoire monopole dans l’action politique contre le patriarcat ?   Et si au final, la multiplicité des luttes et les glissements des diverses oppressions et stigmatisations dues à cette organisation sociétale millénaire, capable de se régénérer tel une hydre, ne déstabilisaient pas une certaine idéologie radicale qui en est obligée à défendre un essentialisme abscons, usant du genre comme d’un outil contraignant à une partition de plus en plus abstraite pour combattre plus aisément un ennemi bien défini quitte a condamner toutes celles.ceux qui ne se contenteraient pas d’une seule grille d’analyse, ou refuseraient de ne penser la lutte contre le dit patriarcat que comme l’affaire des seules femmes « natales » adhérentes aux dogmes de Janice Raymond et Sheila Jeffreys?

Fort heureusement, le féminisme est riche de possibilités et l’on peut sans problème penser son investissement en liant Christine Delphy, malgré ses errances contemporaines, Michel Foucault et Judith Butler. Car, la masse des savoirs est telle qu’il serait bien dommage de se priver des possibilités qu’ils nous offrent afin de penser et actionner d’une manière personnelle et commune nos investissements à défaire le genre, à en refuser le dogmatisme et, au-delà, à récuser au patriarcat le poids qu’il s’arroge dans nos existences, nos éducations et nos luttes.

NOTES

1 Le terme Trans-Exclusionary Radical Feminism, TERFS, est devenu au fil du temps une insulte jetée en réponses aux diverses agressions et conflits entre certaine.e.s activistes trans., leurs allié.e.s et une partie des féministes radicales. En ce qui me concerne je l’utilise assez peu, lui préférant le terme « féministes radicales transphobes », voir « féministes transphobes ». Dans ce cadre-ci, j’en use, pour poser et délimiter l’objet de mon article.

2 http://planettransgender.com/sorry-about-your-dick-an-interview-with-cathy-brennan/

http://planettransgender.com/cathy-brennan-made-a-name-outing-transkids-now-suing-after-ellen-for-reveal/

3 Jules FALQUET. « Au delà des larmes des hommes : l’institution du service militaire en Turquie » in « pax neoliberalia » Edts racine de iXe. 2017. Quelques précisons s’imposent tout de même. Si dans ce texte Falquet articule son discours dans une séparation biologique sexo-centrée, elle évoque l’idée (sans l’approfondir) que la soumission à une attitude de « type » masculine opposée à une attitude de « type » féminine est la condition essentielle pour être accueilli dans la communauté des « mâles » effectuant leur service militaire en Turquie. Elle évacue trop facilement à mon goût cet acte de soumission porteur en lui-même de discriminations et d’oppressions pour faire valoir une analyse très juste du masculinisme militaire, fondateur et fédérateur d’une identité virile. Elle base son analyse du destin trans* au sein des corps d’armée sur un seul exemple qui, cependant, démontre bien le caractère inique de l’injonction genrée imposée à la f trans* dont il est question dans l’étude sur laquelle elle se base. Tout porte à croire que pour ne pas déforcer son discours, mais je ne vois pas en quoi, que du contraire, elle avait besoin de taire une oppression spécifique, basée sur la binarité des sexe-genres, alors que c’est justement cette oppression duale qui est l’objet de son travail. On peut aussi se demander pourquoi elle tend à minimiser l’exclusion dont les gays sont victimes au sein même des rangs de l’Armée turque ? Mais le titre donne, je pense, la réponse.

4 https://tradfem.wordpress.com/2017/10/27/transfemmes-les-nouveaux-misogynes/

5 Christine Delphy «L’ennemi principal : 2 Penser le Genre » Edts Syllepse 2013

6.Maine de Biran « Essai sur les fondateurs de la psychologie » Edts Tisserand. 1982

7 Jean Lascaratos et Stavros Perenditis « Deux cas de changement chirurgical de sexe au II° siècle avant notre ère : approche historique » in « Les assises du corps transformé ». Edts Les Etudes Hospitalières . 2010

8 Georges Canguilhem « Le normal et le pathologique » Edts Puf 2017

9.Jean Verdon « Le plaisir au Moyen Age » Edts Tempus 2010

10 https://fr.scribd.com/doc/32692115/Hommage-to-Magnus-Hirschfeld-FR

11 https://tradfem.wordpress.com/2017/09/24/traiter-quelquune-de-terf-nest-pas-seulement-une-insulte-cest-de-la-propagande-haineuse/

12 http://www.newnownext.com/terf-hyde-park-transgender/09/2017/. Dans cet article vous pourrez voir que, contrairement à ce qu’avance Meghan Murphy, l’association Trans Health London a condamné l’agression de Maria MacLachlan par trois activistes se revendiquant être de ses membres.

13 http://www.pinknews.co.uk/2017/09/25/daily-mail-and-the-times-wrongly-accuse-action-for-trans-health-of-condoning-violent-protests/

https://twitter.com/hashtag/terfs?lang=fr

14.http://transadvocate.com/fact-checking-janice-raymond-the-nchct-report_n_14554.htm http://transgriot.blogspot.be/2010/09/why-trans-community-hates-dr-janice-g.html. Pour être complète voici la défense de Raymond sur son propre site, vous pourrez ainsi vous faire votre propre opinion : http://janiceraymond.com/fictions-and-facts-about-the-transsexual-empire/

15.http://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1363460715583452 https://www.newyorker.com/magazine/2014/08/04/woman-2

16.http://www.starobserver.com.au/news/national-news/leading-feminist-launches-bizarre-racist-attack-on-trans-community/118883

17 https://monsieursilvousplait.wordpress.com/2017/02/17/mecs-trans-et-feminisme/

18 http://rainbowhouse.be/fr/projet/l-festival/

19 http://www.gdac.org/

20 http://www.merhaba.be/fr

21 http://www.garance.be/

22 https://www.genrespluriels.be/18-11-17-Colloque-Transfeminisme-s-et-Intersectionnalite-s

23 https://christinedelphy.wordpress.com/2017/08/01/le-lesbianisme-est-la-cible-dattaques-mais-pas-de-la-part-de-ses-adversaires-habituels/#more-717

24 https://reflexionstrans.wordpress.com/2017/08/03/premier-article-de-blog/

25 https://www.facebook.com/pg/Cineffable-101128133261457/reviews/ . Voir le commentaire du 26 juin 2016 et sa réponse du 28 par l’organisation du festival.

26 http://transgriot.blogspot.be/2012/09/gloria-steinem-transphobe.html

27 https://www.advocate.com/commentary/2013/10/02/op-ed-working-together-over-time

28 Le titre de mon texte est inspiré d’un article paru sur le site Progress Queen dont je partage le lien ci-après: http://www.progressqueens.com/news/2017/10/2/some-feminists-embrace-oppression-by-continuing-to-exclude-trans-women-from-language-of-legal-protections-activists. Pour continuer, et penser globalement, les deux liens suivants émanent d’une redneck-hippie végétarienne comme elle se définit et démontre qu’on peut être féministe radicale et citer Andrea Dworkin sans pour autant être transphobe  http://daisysdeadair.blogspot.be/2009/08/andrea-dworkin-on-transgender.html# , http://daisysdeadair.blogspot.be/2009/05/censorship-and-radical-feminist.html

29  Je ne peux m’empêcher de terminer mon article sans citer ce très beau texte d’une association féministe américaine ayant fêté ses 50 ans d’existence il y a peu. http://www.radicalwomen.org/transphobia.shtml

Droits des femmes, droits des trans

Droits des femmes, droits des trans : CEC et Droit à l’avortement

Karine Espineira

Crédit : Sophie Labelle

Préambule

La contribution suivante contient des extraits d’une étude menée depuis 2016 sur les politiques transféministes dans plusieurs régions du monde. Cette étude est en attente de publication, elle est soumise à droit d’auteur.

L’intérêt de publier cet extrait dans le dossier de l’ODT consacré au fondationnalisme biojuridique, n’est pas d’opposer « un camp » par rapport à un autre ou de jouer la carte du groupe le plus discriminé, voire même de jouer contre son propre camp, mais de montrer que les luttes pour les droits sont et créent des tensions selon les contextes sociaux appréhendés. Droits des femmes et droits des trans sembleraient se concurrencer si l’on se contente d’une lecture rapide des événements et l’on passerait ainsi côté des effets des dispositifs de contrôle des corps et des identités, qu’ils soient législatifs, juridiques, moraux, religieux, etc. Pour comprendre une partie des conflits entre des groupes opprimés, dont la logique voudrait qu’ils soient alliés, la question à poser est : « à qui profite le conflit ? ». Celle-ci n’est pas dénuée de sens, aussi triviale puisse-t-elle paraître au plus fort des tensions.

S’il semble aisé de pointer en direction du quidam anti-avortement et/ou anti-trans, comment presser là où ça fait mal, sans provocations et violences gratuites, si nous nous recentrons dans nos relations inter-groupes ? Il semble nécessaire de pointer en direction des membres de groupes eux-mêmes opprimés et de parvenir à accepter qu’il existe des « anti-quelque-chose » ou des « anti-ce-qui-n’est-pas-comme-eux » partout. Comment expliquer les débordements de féminismes radicaux anti-trans par exemple ? Peut-être faut-il aussi envisager des débordements lexicaux du côté des trans sous prétexte de légitime défense ? Qui fait donc ici le jeu du patriarcat ? Un camp ou l’autre ? Ou plus simplement, le patriarcat bénéficie-t-il de l’existence même d’un tel conflit ? Nous parlons de tensions entre des personnes opprimées ou en lutte pour leurs droits au sein d’une organisation sociale, ou plutôt un système socio-politique (lire Christine Delphy), dans lequel les pouvoirs sont cumulés, favorisant la domination d’une classe de genre sur l’autre. Dans un système binaire, nous parlons de l’oppression des femmes. Dans un système débinarisé, nous pouvons inclure d’autres populations, dont les personnes trans qui en refusant l’assignation, certes font et défont du genre, mais contestent avec force le même système d’oppression tout en souhaitant apporter leurs analyses à la pensée féministe. Certaines féministes approuvent cet engagement à leurs côtés, d’autres pas. Tout comme il existe des personnes trans féministes et d’autres pas.

Osons les mots des conflits à décrire, car nous parlons de griefs et de reproches, de rancœurs et de rancunes, de haines et de dégoûts viscéraux, de violences physiques et symboliques envers les personnes dont les demandes de droits bousculent des conceptions naturalistes, essentialistes, normatives, rigoristes, religieuses, morales, traditionalistes et nationalistes, des corps, des identités et des sexualités.

CEC et Droit à l’avortement

Nous ne pouvons pas aborder tous les droits pour chaque partie mais deux s’imposent tant dans l’actualité internationale que dans des questionnements entres féministes et personnes trans : le droit à l’avortement et le droit au changement d’état civil. Depuis la loi en Argentine, une question à multiples facettes nous a souvent été posée : pourquoi les droits des trans avec le CEC[1], des gays et des lesbiennes avec le mariage et l’adoption, mais pas le droit des femmes à l’avortement ? On verra aussi que la visibilité actuelle des questions trans, dans les médias comme dans l’agenda politique LGBTIQ[2], est parfois considérée comme se réalisant aux dépens de la visibilité ou de l’intérêt pour les luttes féministes, et des lesbiennes féministes particulièrement. Cette idée nous conduit à envisager l’exercice suivant : comparer de façon empirique l’évolution des droits des personnes transgenres et les droits des femmes. D’emblée, il semblerait que les droits de ces dernières progressent moins vite. Du droit de vote à l’égalité salariale en passant par la parité, le droit à l’avortement et à la contraception, on doit constater que les femmes luttent depuis la fin du XIXsiècle [pour faire court] et ces droits ont été acquis progressivement et de façons inégales selon les régions du monde. Il semble qu’il n’existe aucun pays respectant strictement l’ensemble de leurs droits.

L’histoire du droit à l’avortement, à elle seule, montre qu’un droit n’est jamais un acquis ad vitam æternam et que des sociétés qui légifèrent en faveur des transidentités sont encore intransigeantes vis-à-vis du droit à l’avortement. Trois exemples : le 2 avril 2015, Malte adopte une loi progressiste sur l’identité de genre (Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act)[3] mais le pays interdit totalement l’interruption volontaire de grossesse ; le 15 juillet 2015, l’Irlande fait de même avec la loi Gender Recognition Bill tandis que l’avortement n’est envisagé que sur demande et accordé dans certains cas ; le 9 mai 2012 la loi Argentine (Ley de Identidad de Género), première de ce type, faisait les titres de la presse mondiale ; pourtant, quatre ans plus tard, dans l’Argentine de 2016, les femmes luttent toujours pour obtenir le droit à l’avortement, encore interdit ou restreint dans la zone Amérique Latine et Caraïbes.

Pour autant, la situation des personnes trans n’est pas enviable partout et les trois cas de lois progressistes soulignés ne doivent en aucun cas laisser penser que la situation est devenue idéale du jour au lendemain. Par exemple, en 2015 l’Argentine comptait toujours de nombreux exemples d’agressions et de meurtres de personnes trans (Marcela Chocobar, Fernanda Olmos, ou Diana Sacayán l’une des figures historiques du mouvement trans argentin). Notons que le pays voisin, le Brésil, est par ailleurs le pays où l’on compte le plus d’assassinats de femmes comme de femmes trans (486 entre 2008 et 2013 selon l’organisation non gouvernementale Transgender Europe[4]). En 2014, la sociologue Berenice Bento a d’ailleurs proposé le terme de transféminicide pour désigner la politique généralisée et intentionnelle d’élimination de femmes trans dans un pays où le parlement a fini par reconnaître le féminicide le 3 mars 2015 ; l’Institut Sangari[5] et la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO) indiquent que 43 654 femmes ont été assassinées au Brésil entre 2000 et 2010[6]. La « carte de la violence » (Waiselfisz, 2011 : 1) au Brésil indiquait un taux d’homicide de 4,25 pour 100 femmes, et qu’entre 1998 et 2008 plus de 42 000 femmes avait été assassinées (entre 3500 et 4000 par an). Dans son article Brésil, pays du transféminicide : une expression de la place du féminin dans nos sociétés (2014), Bérénice Bento parle d’une « violence plus cruelle à l’égard du féminin » car « le féminin représente ce qui est dévalorisé socialement », précisant : « quand ce féminin est incarné dans des corps nés avec un pénis, il se produit un débordement de la conscience collective, structurée autour de la croyance que l’identité de genre est l’expression du désir de chromosomes et d’hormones ». Femmes et femmes trans sont tuées par des individus pour lesquels le féminin est dévalorisé et pour lesquels il vaudra toujours moins que le masculin.

Du côté des femmes trans dont on ne finit de leur reprocher d’être nées « mâle » ou « avec un pénis », on sait qu’elles ont fait appel aux techniques médicales depuis le début du XXe siècle avec les références à Dora Dorchen ou Lili Elbe, qui toutes deux furent suivies à des degrés divers par Magnus Hirschfeld, et que les politiques trans sont récentes (1990 et 2000). De plus, si l’on retient le critère du changement d’état civil comme la clé des accès à la santé, à la prévention, au logement ou encore à l’emploi, les mouvements trans ont obtenu leur principale revendication dans un certain nombre de pays depuis 2012 : Argentine (2012), Belgique (2017), Bolivie (2016), Canada (2016), Colombie (2015), Danemark (2014), Grèce (2017), Irlande (2015), Malte (2015), Mexique (2015). Certaines avancées, probablement à relativiser, remontent au début des années 2000 avec le Gender Act au Royaume-Uni (2004), la Ley de identitad de genéro en Espagne (2007), la Loi relative à la transsexualité en Belgique (2007), la Lei de identidade de gênero au Portugal (2009), la Ley derecho a la identidad de género en Uruguay (2009). Si l’on prend ces mêmes pays aux mêmes périodes sur la question de l’avortement, nous obtenons :

Argentine : L’avortement est considéré comme un délit sauf en cas de viol, de danger pour la santé de la mère ou de malformation du fœtus. Comme dans d’autres pays, la pénalisation oblige les femmes à s’engager dans l’avortement clandestin[7].

Canada : L’avortement est illégal jusqu’en 1969, puis permis en cas de danger pour la vie de la femme. En 1988, l’arrêt Morgentaler dépénalise l’avortement à l’échelle fédérale. Depuis, plusieurs tentatives de restreindre le droit à l’avortement ont échoué comme avec le projet de loi Mulroney en 1989.

Colombie : L’avortement est partiellement autorisé, depuis sa dépénalisation en 2006 après cinq tentatives de loi depuis 1979. On retient encore trois situations connues : le viol, la malformation du fœtus et le pronostic vital ou la grossesse mettant en danger la santé et/ou la vie de la femme[8].

Danemark : L’avortement est légalisé en 1986, jusqu’à 12 semaines d’aménorrhée ; c’est-à-dire en l’absence de règles, ce qui correspond à 10 semaines de grossesse.
Au-delà, l’avortement est autorisé si la vie ou la santé physique ou psychologique de la femme sont menacées.

Irlande : En 1983, le pays a adopté un article dans sa constitution pour protéger la vie de l’embryon et de la femme. Lors du traité de Maastricht en 1992), l’Irlande a négocié une mention garantissant qu’aucune disposition des traités européens n’affecterait l’application de l’article de la constitution sur le droit à la vie des êtres à naître.

Malte : l’avortement est illégal. Considéré comme un délit, il est passible de 18 mois à 3 ans de prison.

Mexique : L’avortement dépend des différents États. Si depuis 2007, la ville de Mexico a légalisé l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse, plusieurs états interdisent l’avortement (comme la Basse Caroline depuis 2008, rejoignant les états du Sonora, et de Chihuahua). En 2009, l’État de Colima rejette pour sa part une tentative de légalisation.

Royaume-Uni : l’avortement est légalisé avec l’Abortion Act en 1967 avant de se voir restreint en 1990 avec le Human Fertilisation and Embryologie Act. Comme en Italie, au Luxembourg et en Finlande, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol, sur indications médicales ou difficultés socio-économiques.

Espagne : l’avortement a été légalisé en 2010. En 2015, le pays interdit l’avortement aux mineurs après avoir risqué un recul significatif en 2014 et un retour à la situation d’avant 1985 et 2010. L’Espagne, comme Chypre et la Pologne n’autorisent l’avortement qu’en cas de risque pour la santé ou la vie de la femme et en cas de viol.

Belgique : Depuis 1990, la loi dite « loi Lallemand-Michielsen » a dépénalisé l’avortement sous conditions dont le délai maximum de la 12e semaine, l’état de détresse constaté, etc.

Portugal : Suite au référendum de 2007, les femmes obtenaient le droit d’avorter aux frais de l’État jusqu’à la dixième semaine de la grossesse, mais en 2015, le parlement restreint à nouveau le droit à l’avortement tandis que la loi sur l’identité de genre de 2009 se voit améliorée.

Uruguay : Il faut attendre 2012 pour que le Sénat propose un projet de loi dépénalisant l’avortement (jusqu’à douze semaines et sous certaines conditions) ; le pays rejoint Cuba et la Guyane qui étaient jusqu’alors les seuls pays à avoir dépénalisé l’avortement dans la zone Amérique Latine et Caraïbes[9].

Ce comparatif ne prend pas en compte de nombreux pays dans le monde[10]. En France par exemple, malgré des velléités de mouvements conservateurs, le droit à l’avortement a toujours été très défendu depuis la Loi Veil de 1975. En revanche, le pays est réticent à légiférer sur la question de l’état civil depuis les propositions du Sénateur Caillavet dans les années 1980. La loi « Justice du XXIe siècle », votée le 12 octobre 2016 et décrite comme facilitant le changement d’état civil pour les « trans » et son décret d’application (n° 2017-450 du 29 mars 2017), est très loin des lois promulguées en Argentine, en Irlande, à Malte ou encore au Canada. Le cas de la Pologne est aussi intéressant, car le pays a failli suivre le mouvement des lois progressistes pour les transgenres le 7 août 2015, mais le veto du président Andrzej Duda a stoppé net la promulgation d’une loi pourtant votée par le parlement. On retiendra que le pays a restreint l’avortement en 1993 après l’avoir autorisé sous certaines conditions durant le régime communiste (depuis 1956). Le débat s’est à nouveau enflammé depuis 6 octobre 2016 avec le rejet de la proposition de loi visant à interdire totalement l’avortement.

Si nous relevons des tendances et conjuguons les moindres constats au conditionnel, il nous paraît éclairant d’engager ce comparatif. Nous savons aussi qu’il y a aussi des pays où les droits des trans et des femmes sont quasi inexistants. En Malaisie, au Koweït et au Nigeria par exemple, l’avortement est soit illégal soit très restreint et l’on pénalise aussi le fait « d’imiter »[11], ce qui revient à pénaliser toute expression de transidentité.

Le leurre des ultimes frontières ou derniers tabous

Un tel panorama ne doit pas laisser penser que les droits des trans effacent les droits des femmes, quoique l’argument soit central dans les conflits entre des mouvements transgenres, transféministes et féministes radicaux. Dans nos précédentes études sur la construction médiatique des transidentités, il n’a pas été rare de rencontrer les expressions « derniers tabous » et « ultime frontière » pour parler du changement de sexe, de l’atteinte aux lois de la nature (la sexuation) ou d’éthique en rapport avec la question de la libre disposition du corps. Les « opérations des transsexuels » paraissaient ainsi limite indépassable quant à ce qui pouvait être pensé comme transformation corporelle ou atteinte à l’intégrité corporelle. Au-delà des effets symboliques et des effets de médiatisation, il nous semble qu’au final « la question transsexuelle » a été plutôt banalisée malgré l’aspect spectaculaire toujours lié aux opérations chirurgicales dans les imaginaires sociaux et médiatiques. En revanche, il semble que les questions liées à la procréation et la filiation (contraception, avortement, PMA, AMP, GPA) semblent être toujours des enjeux civilisationnels plus importants qui convergent vers le corps de la femme. Si pour faire usage de discours médiatiques nous devions adopter les expressions d’ultime frontière ou de dernier tabou, ce serait pour parler du corps des femmes et non du corps des trans au regard des outils législatifs que de nombreuses sociétés mettent en place et en œuvre pour contrôler la procréation et la filiation. De nos jours, les corps trans qui défraient encore la chronique sont ceux qui procréent[12] à l’image de Thomas Beatie, sacré « premier homme enceint » dans les médias[13].

L’évidence du constat accompagne aussi le schéma risqué de faire des personnes et de leurs conditions de vie des objets dont on ne dessine plus que les contours. Si on comprend qu’à l’échelle d’une vie les personnes trans considèrent que le droit n’avance jamais assez vite, à l’échelle de l’histoire de telles prises de hauteur semblent aussi nécessaires pour contextualiser et analyser des événements de cette même histoire.

Avec Paisley Currah nous avons cette approche en commun. Dans l’introduction du volume III de la revue Transgender Studies Quaterly intitulé Trans/Feminism (n° 1-2, 2016 : 1), l’auteur indique que ces dernières décennies, les mouvements transgenres et leurs revendications semblent avoir avancé à une vitesse étonnante quand d’autres questions comme celles des mouvements des femmes avancent plus lentement (égalité salariale), voire connaissent des régressions comme l’accès à l’avortement. Dans l’opinion publique, les « transgender rights » sont perçus comme avançant rapidement et dans le bon sens mais ils sont aussi souvent compris (à tort) comme étant aussi des « woman rights ». Dans le contexte états-unien, Paisley Currah analyse ce phénomène comme la conclusion de luttes culturelles au cours de ces quarante dernières années. Les discours libéraux des années 1970, valorisant l’inséparabilité entre les mouvements pour la liberté sexuelle et de genre, ont été mis en pièces et ont été reconstitués suivant la logique d’une identité politique affirmant et revendiquant la reconnaissance de minorités sexuelle et de genre, mais pour lesquelles la misogynie qui structure la vie des femmes reste en grande partie inintelligible, car à l’extérieur du périmètre du projet libéral d’inclusion[14]. S’appuyant sur les travaux de Jones & Cox (2015 : 42, 3), Paisley Currah indique qu’aux États-Unis, 72 % de la génération du millénaire (années 1980-2000) est favorable aux lois anti-discriminations en faveur des transgenres et que près de 73 % de cette génération est favorable aux gays et lesbiennes, mais que seulement 55 % de cette génération estime que l’avortement devrait être légal (22 %) ou autorisé dans certains cas (33 %).

Miche Riquelme, de l’association transféministe chilienne OTD Chile, donne un autre exemple : « Il ne s’agit pas tant des pays qui ont adopté des lois progressistes concernant l’identité de genre en Amérique latine, mais je crois en effet qu’il y a plus d’ouverture à légiférer sur ce thème que sur l’avortement. Je peux parler de la réalité chilienne. Ici il y a effectivement plus d’ouverture sur la question trans que sur l’avortement. Tu peux même rencontrer des personnes trans contre l’avortement. C’est dément, mais elles existent et elles ne sont pas rares »[15]. Les rapports annuels de Amnesty International sont prolifiques en statistiques dont celle des personnes favorables à l’interdiction de l’avortement. On pense à l’Irlande ou encore à l’Argentine, deux pays ayant légiféré aussi bien sur le mariage gay (ou pour tous et toutes), l’adoption ou encore le changement d’état civil déclaratif, et dont les populations étaient encore en 2013 et 2014, majoritairement opposées à la légalisation de l’avortement. Mais il semblerait que la tendance s’inverse concernant l’Irlande d’après le rapport 2015 d’Amnesty. Au Chili par exemple, le législateur a débordé son opinion publique en avançant vers la dépénalisation partielle de l’avortement en 2017.

La question de l’évolution des droits est centrale car si des solidarités vont de soi, des concurrences semblent pourtant émerger du sentiment de dépossession de la critique féministe des rapport sociaux de sexe (le genre), des différents groupes d’action collective, en lutte et mobilisés.

Ce que nous proposons, c’est d’engager une réflexion sans violences sur les droits de tou.te.s, d’éclairer les alliances et les solidarités comme les malentendus et les conflits qui prennent parfois la forme de « guerres de territoires ». Les lignes suivantes constituent un aperçu de cette réflexion qu’il faut resituer dans un contexte plus large, celui de l’existence de personnes et de leurs droits face aux imaginaires institués tels la non-disposition des corps et des états-civils. Il ne faut lire nulle provocation « intellectuelle » dans l’idée qu’on ne doit pas cantonner la notion de « non-disposition » à la seule question trans d’une part ou à la seule question de l’avortement d’autre part. Puisque, pour nous inspirer de Cornelius Castoriadis, c’est l’institution imaginaire de la société (1975) que nous devons interroger collectivement, tout en indiquant que ce travail d’interrogation est aussi un processus très intime.

Tel un inventaire à la Prévert, proposons quelques questions : Comment expliquer que l’on puisse être un homme ou une femme politique et mépriser les classes dites populaires ? Être un migrant discriminé et être xénophobe envers d’autres nationalités de réfugiés ? Être trans et être homophobe ou anti-avortement ? Être homosexuel.le et être transphobe ? Être ouvrier-ouvrière et être fan des têtes couronnées ou des puissant.e.s de ce monde ? Être médecin et se laisser aller à un refus de soin ? Être croyant.e et adhérer à l’idée que des gens n’ont pas le droit d’exister ? Être une personne cumulant le plus de privilèges possibles et imaginables et pourtant mépriser l’ensemble des personnes et des être vivants de la planète ? De cette liste de questions ou d’interminables exclamations, plus ou moins triviales, il ressort une montagne de contradictions entre ce que nous croyons être, ce que nous pensons devoir être, et ce que nous sommes dans la somme de nos actions. Sommes-nous condamné.e.s à être à la fois discriminé.e.s et discriminant.e.s ?

 

Notes :

[1] Changement d’État Civil.

[2] Lesbienne, Gays, Bis, Trans, Intersexes, Queers.

[3] Le changement d’état civil est accepté sur auto déclaration. La loi supprime toute obligation d’opération de réassignation sexuelle, de traitement hormonal, de stérilisation, d’évaluation psychiatrique.

[4] [En ligne], http://tgeu.org/. « Voir » notamment la page Trans Murder Monitoring, http://tgeu.org/tmm-idahot-update-2015/. (Consulté le 13.09.2016)

[5] Julio Jacobo Waiselfisz, « Caderno Complementar 2 – Mapa da violência 2011: homicídios de mulheres no Brasil », Mapa da Violência 2011. Os Jovens do Brasil, J. J. Waiselfisz, Brasília: Ministério da Justiça, Instituto Sangari, 2011, [En ligne], http://mapadaviolencia.org.br/pdf2011/homicidio_mulheres.pdf. (Consulté le 11.09.2016)

[6] Roger Flores Ceccon, Lilian Zielke Hesler, Stela Nazareth Meneghel, « Femicídios: Narrativas de crimes de Gênero », Seminário Internacional Fazendo Gênero 10 (Anais Eletrônicos) , Florianópolis , 2013, [En ligne], http://www.fazendogenero.ufsc.br/10/resources/anais/20/1387481817_ARQUIVO_RogerFloresCeccon.pdf. (Consulté le 11.09.2016)

[7] Felitti Karina, « L’avortement en Argentine : politique, religion et droits humains », Autrepart, n° 70, vol. 2, 2014, p. 73-90.

[8] Fabiola Miranda-Pérez, Angélica Gómez-Medina , « Quelle reconnaissance des droits sexuels et reproductifs au Chili et en Colombie ? », Autrepart, n° 70, vol. 2, 2014, p. 23-39, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-autrepart-2014-2-page-23.htm. (Consulté le 25.08.2016)

[9] Lire : Niki Johnson, Alejandra López Gómez, Graciela Sapriza, Alicia Castro y Gualberto Arribeltz, “(Des)Penalizacion Del aborto en Uruguay:  Practicas, actores y discursos, Abordaje interdisciplinario  sobre una realidad compleja”, 2011, [En ligne], http://209.177.156.169/libreria_cm/archivos/pdf_31.pdf. (Consulté le 19.09.2016)

[10] Lire entre autres ouvrages :  Les droits reproductifs 20 ans après le Caire, Autrepart, Revue de sciences sociales du Sud, n° 70, vol. 2, 2014.

[11] Neela Ghostal, Kyle Knight, « Droits en transition », Human Right Watchs, Rapport mondial 2016, [En ligne], https://www.hrw.org/fr/world-report/2016/country-chapters/285171. (Consulté le 16/09-2016)

[12] Laurence Hérault (dir.) L’expérience transgenre de la parenté, P.U.P., 2014.

[13] Lire : Laurence Hérault (dir.), L’expérience transgenre de la parenté, P.U.P., 2014. Karine Espineira, « Étude comparative des traitements médiatiques de Thomas Beatie et Rubén Noé Coronado : Enfanter en homme », p. 27-39.

[14] Paisley Currah, « General Editor’s Introduction », Trans/Feminism, Talia M. Bettcher & Susan Stryker (ed.), TSQ: Transgender Studies Quaterly, Duke University Press, vol. 3, n° 1-2, 2016, p. 1-4, p. 1. (Ma traduction)

[15] Entretien du 3 mars 2016. « Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile », traduit de l’espagnol par Karine Espineira, Observatoire des transidentités, publié le 01.05.2016, [En ligne], https://www.observatoire-des-transidentites.com/2016/05/entrevista-entretien-con-michel-riquelme-y-otd-chile.html.

Source : Nous, transféministes (Introduction de l’ouvrage Transféminismes) – Observatoire Des Transidentités

Études Trans par des trans pour des trans (mais pas que…)

Article mis en avant

L’Observatoire des transidentités (ODT) est un site indépendant qui souhaite valoriser les études trans (transgender studies), c’est-à-dire des études menées par des personnes trans sur les questions qui les concerne.

Ce n’est ni « communautaire » ni « ghettoïsant » et il n’est rien différent  du projet des women’s studies d’« d’ouvrir un champ d’études qui soit à la fois consacré aux femmes et animé par elles » (A. Berger, 2008 : 83-91).

Les coresponsables du site sont : Maud-Yeuse Thomas, Karine Solène Espineira et Héloïse Guimin-Fati.

Du « modèle transsexuel » à l’activisme trans*féministe

Logo Genres Pluriels

Héloïse Guimin
Bénévole à Genres Pluriels
Co-responsable des permanences Genres Pluriels
de Liège et Verviers

(Belgique)

Du « modèle transsexuel »1 à l’activisme trans*féministe

ou l’éloge de la déclivité des genres

Comment, alors qu’on a décidé, un jour, d’entamer ce steeple-chase appelé aussi « parcours de transition », ou protocole, se retrouve-ton à militer au sein d’une association trans* et à se coller soi-même l’étiquette « femme trans*féministe » sur le dos2? Comment d’un questionnement profond et individuel, en arrive-t-on à poinçonner toute une organisation sociétale et en vouloir la refonte complète ? En fait, comment d’une assignée garçon se retrouve-t-on à mener des débats sur l’urgence de la révolution des genres et des paroles trans* ?

Ce sont les questions que je me suis posées quand, à l’invitation de Maud-Yeuse Thomas, j’ai pensé ce texte. Ces « comment » se sont tout de suite accompagnés d’un simple « Pourquoi ». Pourquoi, en somme, alors que mon parcours « officiel » s’annonçait bien, que les 10 mois passés entre les mains de « spécialistes » auguraient de bientôt toucher les Graal, j’ai claqué la porte de cette clinique avec le sentiment de l’urgence à agir ailleurs et autrement qu’en subissant l’obligation à justifier ma différence, mes ressentis et mes vécus ?

Pour bien comprendre le besoin irrépressible qui s’est imposé à moi de m’investir en tant qu’activiste au sein de Genres Pluriels3 , je me dois de décrire une partie de mon parcours entre ce moment délicat du coming-out et la prise de conscience de la manipulation dont j’ai été l’objet.

L’aveu public de ma différence vraie, supposée, ressentie et vécue fut, comme pour tous.tes, le fruit d’une longue maturation, de questionnements, de doutes, d’incompréhensions, de discriminations, de douleurs et aussi d’espoirs. Je me souviens avoir pris le temps de rencontrer toutes les personnes qui, pour moi, comptaient à l’époque. Certaines furent abasourdies, d’autres indifférentes ou compréhensives. Je ne savais pas où ces premiers pas allaient me mener. J’avais bien rencontré Max Nisols, de Genres Pluriels, qui m’avait prévenue de l’attitude des équipes officielles et de la désillusion que j’allais y rencontrer, mais je voulais voir par moi-même. Par orgueil, par défi, par besoin de continuer, d’une autre manière, à être intra-normes ? J’imaginais pouvoir tout maîtriser. Ce qui était un leurre.

En parallèle des tests, examens et entretiens avec les psychiatres, psychologue et infirmières de l’équipe de genre vers laquelle je m’étais tournée, j’ai mis en place, ce que nous appelons une transition sociale et, ce, bien avant d’avoir accès au traitement hormonal que j’appelais de tous mes vœux. Cette transition, cet apprentissage de l’expression, et du vivre, de mon identité, s’est faite de manière sereine. La préhension des changements en cours, et à venir, se fit par expérimentations, par tâtonnements, par réappropriations de mon image et de mon corps (toujours inchangé biologiquement). J’appris à accepter que ce que je ressentais, imaginais ou espérais n’étaient pas nocifs pour moi. Que ce qui me suivait, me poursuivait et, parfois, m’étouffait depuis mon enfance n’était pas un danger pour mon équilibre mental ni, d’ailleurs, un déséquilibre.

Et, pourtant, durant les 10 premiers mois qui suivirent mon coming-out (on me pardonnera l’expression) je me suis cognée au mur de la pratique clinicienne la plus butée et la plus transphobe qui soit. Alors que dans mon quotidien je sentais de manière encore innomée que l’expérience de mon « genre » était, non pas décollé, mais simplement ailleurs, s’exprimant sur une autre plateforme, je me retrouvais en face d’un monde médical dont je percevais la volonté de me guider vers un lieu qui n’était non seulement pas le mien, mais que je refusais d’explorer. Durant les tests et entretiens psychiatriques je me suis rendue compte que je sur-jouais certaines de mes appréhensions et de mes dégoûts. J’avais une totale conscience qu’entre ce que je ressentais profondément et ce que je transmettais en entretien, il y avait une fracture dont la nature ne m’échappait pas. Parfois honnête, parfois joueuse, j’ai, par la suite, au fil de mes lectures, dont un article décrivant le syndrome de « Blanche-Neige »4, compris ce qui c’était joué dans ces bureaux : mon avenir identitaire vu et exprimé à travers le prisme de la normalité. Cette normalité a un nom : la binarité naturaliste des sexes et des genres.

Je me souviens fort bien du moment où le psychologue de la cellule m’a annoncé, fier comme un paon, que j’avais réussi les tests et que ceux-ci avalisaient mon discours. Oui, je souffrais de « dysphorie de genre » (je ne connaissais pas encore le terme à l’époque). Ce qui me frappe encore aujourd’hui c’est le besoin qu’avait ce praticien que je me réjouisse de la nouvelle. Il m’accueillait dans la « chouette » communauté des dysphoriques. Je me devais de lui en être reconnaissante. Cela ne m’a en rien irritée, j’ai simplement trouvé cela surréaliste. Tout çà (les entretiens et les tests) pour çà ! La suite n’a été qu’un long bras de fer entre un psy qui exigeait que je lui raconte mon histoire, que je lui dise qui j’étais et, surtout, qui j’étais enfant et, moi, qui subodorait dans cette attitude non pas une volonté d’aide mais un besoin d’avaliser mon identité en la collant sur ses propres références théoriques. La force de ces gens-là est de vous amener, par érosion, à leur livrer ce qu’ils veulent entendre. L’écoute n’est pas égalitaire. Que ce soit dans leur cabinet ou ailleurs vous restez dépendant.e.s et subalternes, des patient.e.s à vie5. C’est l’imposition des mains du praticien sur l’objet qui lui confère la légitimité de sujet. En rien nous, les trans*, ne sommes légitimes avant cette imposition.

Alors, sortant d’un énième entretien, je me suis rendue compte à quel point j’étais manipulée non pas dans un souci de me réaliser mais dans un souci d’avaliser une idéologie qui m’était totalement étrangère. La colère a vite fait place à la conclusion qui est à l’origine de mon activisme ; si j’avais le caractère et le recul pour comprendre cela, d’autres n’ont pas cette possibilité et, victimes de ce jeu pervers, risquent bien de sombrer là où j’ai moi-même failli tomber. Ce jour-là, j’ai décidé que je retournerais à Genres Pluriels pour consacrer mon temps et mon énergie à écouter, soutenir et militer pour une autre route, plus juste et plus respectueuse du vécu de chacun.e. Ironiquement c’est à cette « cellule de genre » que je dois ma motivation de refondre la société qui nous ostracise de manière systématique. Entendu que cette manière est systématique dans sa volonté de nous déclassifier dans un premier temps en erreur de la Nature pour, ensuite, nous soignant (par psychanalyses, thérapies, traitements hormonaux et enfin chirurgies) nous donner la forme voulue et désirée… Mais désirée par qui au final ?

Alors. Qu’est-ce qu’être, pour moi, une femme trans*féministe militante et comment le construis-je, le vis-je et je l’actionne sur différents plans ?

La première chose à comprendre c’est que cela ne s’improvise pas. On ne naît pas plus homme/femme qu’on ne naît trans*féministe. Je dirai même qu’il faut impérativement se dé-construire pour le devenir. Être activiste trans*féministe, à notre époque, c’est hériter d’un passé à la fois court (celui des associations et des études trans*) et plus long, mais pas tellement (celui des luttes féministes et LGBT+). C’est aussi plusieurs dé-s-apprentissages et une re-construction permanente.

« Le flot incessant de nouvelles paroles, le « point zéro », semble être un éternel point de départ ou de recommencement pour chaque génération, qui ignore sciemment ou non, le travail accomplit quelques années auparavant seulement »6.

Quand j’ai pris la décision de m’investir dans Genres Pluriels, j’ai aussi décidé d’observer et d’apprendre car je comprenais inconsciemment que ce que j’avais découvert dans la structure « officielle » attendait des réponses réfléchies. Des réponses qui avaient déjà été formulées ailleurs, autrement et en d’autres occasions. L’observation me permit aussi de réaliser mon propre besoin de penser et d’organiser ce que j’intégrais. Enfin, la rencontre de Karine Espineira ne fit que me conforter dans la certitude que nous devions nous approprier le domaine du discours et des expertises (il n’y a rien à se réapproprier puisque nous n’avons jamais été convié-e-s à la parole excepté pour justifier les théories échafaudées à notre encontre).

Mon parcours d’artiste m’a tôt appris que je faisais partie d’une histoire et que de point zéro il n’était jamais vraiment question. Si, en tant que poétesse je suis autant redevable à Baudelaire qu’aux surréalistes, j’ai compris que ma transition « socio-médicale », pour personnelle qu’elle fut, s’inscrivait aussi dans une historicité qui va de l’accusation de perversité aux diagnostics psychiatriques pour enfin atteindre le champ contradicteur et libératoire des études trans*. C’est donc tout naturellement qu’en parallèle de mon investissement activiste je me suis autant penchée sur les textes des Patricia Mercader, Frédéric Burdot ou Colette Chiland que sur la déconstruction des discours et actions de ces soi-disant experts par des auteur.e.s tel.le.s que Tom Reucher, Françoise Sironi, Julia Serano, Karine Espineira et d’autres encore, dont certain.e.s sont à venir ; une lecture en amenant une autre.

« La force des studies américaines, c’est de ne pas s’être coupées du terrain militant et de la part du terrain militant de ne pas s’être coupé de la théorie »7.

Le terrain. Parlons-en !

Le terrain est le premier lieu du savoir trans* (et de beaucoup d’autres). Quand nous poussons la porte d’une association pour la première fois, en proie à toute une série de sentiments ; crainte, honte, espoir, nous arrivons avec autant de questions que de fausses certitudes, glanées ici et là. Nous sommes à la fois vierges et pourtant déjà formaté.e.s. C’est le constat de mon propre parcours et des accueils dont j’ai la charge à Bruxelles, Liège et Verviers. Au premier regard, toutes les histoires semblent se ressembler et toutes les demandes se recoupent. C’est un fait que j’ai vérifié ; souffrance intégrée et croyance en la puissance miraculeuse du duo hormones/chirurgies sont les discours tenus en général lors de la toute première rencontre ou de la première confession (certain.e.s mettent un temps avant de se « libérer »). Il est rare de voir débarquer une personne qui parlera de son point de confort au premier abord et qui saura expliquer de manière rationnelle sa demande. Le plus souvent, nous devons être à l’écoute d’histoires qui ont une impression de déjà-vu. Il faut être patient.e.s et empathiques. Le « modèle transsexuel » assimilé est puissant, la soumission aux « prérequis » médicaux constante et la confusion entre les termes généralisée. Le seul moyen de guider et de détricoter ces aveux chargés d’une transphobie tournée d’une manière inconsciente vers soi, est dans le partage des savoirs et expériences avec d’autres membres plus expérimenté.e.s ou plus au fait de certaines matières. Il ne s’agit pas de substituer l’imposition activiste à l’imposition médicale mais de susciter le questionnement  de la.du requérant en lui opposant au « modèle transsexuel » les modèles transidentaires. En fait, d’opposer aux experts du discours une expertise par expérience. Le résultat est toujours le même ; une prise de conscience de la part de la personne trans* que les possibles sont multiples et que la voie hormono-chirurgicale psychiatrisante n’est pas une fatalité, rejoignant en cela les constatations de Maud-Yeuse Thomas8 que la médecine a créé plus de « transexes »9 qu’il y en avait réellement.

Au-delà du soutien communautaire, le terrain se vit dans des actions politiques et/ou éducatives, les secondes étant toujours empruntes des premières. Genres Pluriels a créé plusieurs groupes de travail pour porter nos revendications tout en analysant l’état de la société dans son abord, ou pas, des transidentités. Les groupes de travail sont : Législation, Médias, Jeunesse et éducation, Santé. D’autres sont à venir comme le GT Formation et, peut-être, un GT Trans*féminisme.s. Ces groupes ont en charge des objectifs bien définis. Ils n’en sont pas pour autant imperméables les uns aux autres et l’ensemble de membres active.if.s doit, au minimum, avoir une vue d’ensemble des thématiques, activités et/ou revendications trans* (je ne parle pas de la situation des personnes intersexuées qui fait l’objet d’une démarche parallèle, même si intégrée, et qui bénéficie d’un GT particulier). Il n’est pas rare qu’un même projet nécessite l’intervention de plusieurs GT à la fois et donc rencontre plusieurs champs d’expertises. L’intersectionnalité est la règle. Cela se vérifie (entre autres) quand nous devons seconder des étudiant.e.s dans leur mémoire ou TFE, les thèmes abordés couvrant un large éventail de sujets : la prise en charge médicale, la quête du point de confort, les situations administratives et législatives, les conditions et/ou discriminations sur les lieux de travail, la sexualité et les risques d’infections, le.s trans*féminisme.s etc… Il nous faut être capables de répondre à toutes les questions posées. L’activisme contemporain (est-il si différent que précédemment ?) nécessite non seulement du temps mais aussi un esprit critique et une capacité à intégrer mille signaux et connaissances en mouvement constant. Car, comment parler de notre proposition de loi si on n’a pas lu les 40 pages de celle-ci sans connaître l’état de l’actuelle loi de 2007 ?10 Comment parler de l’accueil en milieu médical si on ne l’a pas expérimenté soi-même et/ou en écoutant les retours édifiants d’autres personnes, et ce pour en analyser les idéologies sous-tendant cet accueil souvent problématique ? Comment dénoncer le traitement médiatique dont nous sommes les objets si on n’a pas décortiqué les dits médias et compris que ces images portent en elles-mêmes la récurrence d’injonctions discriminantes transphobes ?

Comme pour l’accueil et le soutien, l’entraide est donc la solution à la différence près que la formation révèle un rôle plus important encore. Une formation qui ne peut, alors, qu’être trans-nationale ; les revendications et critiques théoriques parues ailleurs ou acquises dans un autre pays étayant nos discours et revendications nationales. C’est dans cette optique que TGEU, l’ODT. ou les passerelles vers des associations amies (comme OUTrans ou Chrysalide) et les alliances avec les différentes coupoles LGBT+ belges11 sont nécessaires.

Mais qu’en est-il du trans*féminisme dans tout cela ?

Peut-on, à la manière de la philosophie parler du concept de trans*féminisme, le penser et l’élaborer ou devons-nous, comme certain.e.s le veulent parler directement et exclusivement au pluriel et dire les trans*féminismes ? Doit-on, déjà, imaginer un au-delà des discriminations pour ne pas ghettoïser les idées et les revendications, ne se résumant plus, alors, qu’à une longue litanie de reproches qui aurait plus à voir avec l ‘égrainage d’un chapelet en appelant à une force extérieure salvatrice qu’à une véritable refonte de la société contemporaine ? Mais, ce faisant, ne ferions-nous pas le sacrifice de la conception d’un socle commun sur lequel envisager les trans*féminismes et les constructions post-stigmatisation ? J’ai, par ailleurs, le sentiment que ce socle commun est à la fois déjà fondé et théorisé et, cependant, perçu d’une manière trop vague et nébuleuse, voir ignoré. Comme si l’énoncé du trans*féminisme se suffisait à lui-même comme explication pour décrire son propre engagement; chacun.e ayant sa définition qui de par la jeunesse du mouvement, le peu de structures et cet éternel retour à un état prénatal me semble tout de même manquer d’assises.

L’état de mes connaissances ne me permet pas de répondre à toutes ces questions de manière probante (si tant est que cela soit le cas un jour, ce dont je préfère douter), mais je ne vois pas comment faire fi des discriminations sociétales, des injonctions genrées et du «modèle transsexuel » pour penser le concept trans*féministe. D’autres avant moi y ont réfléchi, je ne peux donc que mettre mes pas dans les leurs. Cependant, il me semble que la conception d’un socle ouvert ne peut pas se faire sans envisager la transidentité de manière globale en analysant ce qu’elle engendre comme révolution idéologique et humaine mais aussi en étudiant la manière dont elle est perçue, véhiculée, explicitée et parfois justifiée. Je pense qu’en fait l’idée de base du trans*féminisme est moins le combat contre les discriminations, ou la revendication de nos droits que le remise en question du « plancher naturel sexe-corps »12. Ce plancher agit comme un aimant ou, pire, comme les cases d’un jeu de dames que nous ne pourrions traverser qu’en utilisant un seul axe de déplacement. Malgré la lente évolution des lois et la médiatisation des identités trans*, il y a une impossibilité essentielle à imaginer, envisager et/ou construire (et à fortiori accepter) une autre perspective au bordage naturaliste sexe-genre, inné-acquis, naissance-devenir. On bute régulièrement sur cette réalité idéologique et ce au sein même de la communauté. Sans la remise en question de ce bordage insane, nous serons condamné.e.s à rejouer sans cesse (dans) la même pièce.

Maud-Yeuse Thomas avance que nous reprenons « la révolution beauvoirienne » à notre compte « et la prolongeons en interrogeant ce naturaliste dissimulé derrière l’essentialisme contemporain »12. J’estime que cette « révolution » reste inachevée par le fait, entre autre, qu’une bonne partie de la communauté trans* ne désire pas de celle-ci, au-delà de la revendication hédoniste de nos identités uniques, individuelles et égotistes. Il ne s’agit, souvent, pas d’autre chose que de la réalisation de soi et, ensuite, de notre dissolution dans la société, de poussière à poussière, avec l’illusion que la biotechnique fait de nous des êtres « naturels» et neufs.

D’autre part, ces parcours, qui doivent tant au « modèle transsexuel », ne posent pas la question centrale de la dé-pathologisation au-delà, dans le meilleur des cas, de la revendication à la dé-psychiatrisation. Je postule que la seconde ne réglera pas la première si nous n’en finissons pas avec la croyance qu’être trans* est une affection médico-bio-mentale et non un développement non typique de l’identité genrée. Je ne peux qu’applaudir lorsque Françoise Sironi exhorte ses collègues : « La psychologie géopolitique clinique permet précisément de penser que l’autre est possiblement lié à d’autres forces que celle du thérapeute, d’autres théories de l’existence que les siennes, d’autres ressources, d’autres rêves, d’autres loyautés, d’autres devoirs »13. Dé-pathologiser, c’est oser une autre vision de développement individuel qui ne serait plus à chaque fois ramenée à l’idée que l’on se fait de la Nature. Celle-ci a depuis trop longtemps été prise en otage afin de pousser à l’extérieur de la société civile des pans entiers de la population, servant d’alibi pour classifier les gens, leur refusant les droits et le respect qui leur est/était dû. Sans compter que depuis le XIX° siècle, et le glissement de la morale vers les sciences et la médecine, on assiste à une justification encore plus insupportable des discriminations basées sur les normes et par là sur l’anormalité et le pathologique. Comment ne pas voir dans le traitement médical et sociétal du saphisme au tournant du siècle dernier14 des points communs avec la dé-classification hypocrite des transidentités en « dysphorie de genre » après avoir été cataloguée dans les « troubles de l’identité sexuelle ». Lors de la refonte du DSM IV, Colette Chiland se gaussait bien de nos revendications et « atermoiements »15. On peut imaginer facilement que la dépsychiatrisation ne changera pas le point d’observation d’un monde médical certain de son bon droit et de son indépendance d’esprit face à des personnes malades, souffrantes et à qui il dénie toute capacité à s’élever et à se détacher de leur état troublé. Je reprends à mon compte, en la paraphrasant, cette citation de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot : « (notre) destin se joue sur une partition réglée où médecine, sociologie, psychanalyse et esthétique s’accordent pour (nous) dire l’essence de (notre) être féminin (masculin et/ou autres) »16. La dépathologisation n’est pas uniquement une question d’idéologie ou de respect mais de droit à l’Humanité.

Je cite à nouveau Geneviève Fraisse et Michelle Perrot pour parler plus spécifiquement des femmes trans* : « La femme n’existe pas sans son image : ainsi les femmes sont symboles… Et c’est à partir de ces images qu’elles se changent aussi elles-mêmes, car elle savent que c’est un piège »17. Je fais de plus en plus la constatation que les femmes trans* ont rarement un background féministe et ont souvent du mal à intégrer le piège dans lequel leur image peut les enfermer. Auto-identifiées à un idéal de « La Femme », il leur est difficile, voire impossible, d’évaluer cette image sans interroger et/ou condamner cette identification et s’invalider elles-mêmes. Il faut observer avec quelle obsession certaines s’inquiètent de leur « passing » croyant, à tort, qu’il leur revient à elles d’accomplir tous ces efforts alors qu’en définitive, comme l’a si bien démontré Julia Serano dans son « Whipping girl »18, c’est le privilège cis*sexuel19 qui agit comme le révélateur sans appel de ce qui est naturel ou pas et dont les personnes cisgenres ne peuvent se départir dès qu’ils soupçonnent une « non congruence de genre » chez une personne ; modifiant là leur perception et leur attitude alors que rien ne semblait les perturber avant ce « outing ». Sans une réflexion trans*féministe, les femmes trans* sont condamnées à respecter l’injonction sexiste de l’éternel féminin allant, hélas, dans le pire des cas, jusqu’à le singer.

Le constat peut paraître dur ou amer, il n’en demeure pas moins qu’on assiste, plus encore aujourd’hui qu’avant, à un conflit entre celles-ceux qui tiennent au « modèle transsexuel » et celles-ceux qui défendent les modèles transidentitaires. Derrière le chantage aux soins de santé (brandi par le corps médical et intégré par ces personnes), il y a avant tout l’effroi face au changement du paradigme naturaliste et sociétal que peu sont prêt.e.s à envisager. Peut-on leur en vouloir ? Non. Doit-on les accuser de collusion avec l’ennemi ? Non. Peut-on leur reprocher de choisir la paix de l’illusoire « normalité » à la revendication de leur différence ? Certainement pas. Mais la décollation20 sexe-genre et la dislocation des normes genrées afférentes est le seul moyen pour, d’une part, appréhender nos identités multiples et mouvantes et, de l’autre, vaincre les discriminations qui en sont la résultante.

Couverture : "Transféminismes" (Harmattan, 2015)

Enfin, « nous tentons alors de déplacer le problème dans le champ de la philosophie, afin de reconnaître les sujets trans* comme des sujets de savoirs et de droits, des personnes pensant, dans leur humanité, les outils de leur émancipation »21. Karine Espineira parle dans ce même article du passage du statut d’insider à celui d’outsider. C’est à dire que certain.e.s d’entre nous auront assez de naïveté ou d’idéalisme, et aussi d’orgueil (avouons-le !), pour risquer le difficile passage du statut d’objet de discours au statut d’observatrice.teur. Ce passage peut être considéré comme un reniement voir comme une collusion. Ces attitudes suspicieuses soulignent, selon moi, à quel point notre statut de victime-patient.e est prégnant ; un statut auquel on ne pourrait, semble-t-il, pas échapper. Ce passage est difficile à appréhender car souvent vous l’empruntez seul.e, sans garde-fou, avec le risque de briser le lien qui vous lie au terrain. L’observation peut être vue comme une volonté de vous imposer, de dire une seule voix, la vôtre, et ce l’est en quelque sorte. C’est pour cela, qu’encore et toujours, vous devez rester en contact avec ce terrain qui pourra vous juger sévèrement mais qui, en retour, vous offrira la première légitimité d’expertise. Ce défi comporte en lui-même les ingrédients de notre propre exclusion du groupe que nous étudions et qui est aussi le nôtre.

Il est donc difficile, pour nous trans*, de passer la barrière qui légitimera nos savoirs. Nous sommes victimes de nos confessions, devant sans cesse nous justifier, nos discours seront toujours chargés d’historicités diverses et d’affects même et (peut-être) surtout quand nous tentons de dépasser, ou de nous élever au-dessus de ces divers vécus pour en détacher une/des analyses. A chaque fois, nous serons ramené.e.s à l’affirmation individuelle de nos existences et identités. Je dirais aussi que vu que ce savoir, non seulement a peu de racines mais qu’il n’est pas un sujet savant (excepté pour nous pathologiser) nous sommes tous.tes obligé.e.s de suivre des parcours de formations autodidactes, avec tout ce que cela peut générer de mépris de la part d’un monde « académique » engoncé dans son dictionnaire. En même temps, nos démarches multiplient les notions et leur préhension, ce qui n’est pas pour rassurer les diverses composantes de la société qui se retrouvent face à une toile qu’elles assimilent au chaos et à l’auto-légitimisation narcissique. Pour autant, je vois dans cette multitude d’expressions la preuve de la vitalité de nos expertises et la volonté irrépressible d’imposer quoi qu’il ne nous en coûte une voix/voie qui au-delà des pluriel.le.s est/sont commune.s.

 

Au final, pour moi, le trans*féminisme naît d’une assignation (souvent toxique) refusée et combattue dans une construction genrée héritée du patriarcat et que nous devons impérativement dé-construire pour atteindre une trans*identité qui ne devient féministe que part dislocation des genres assignés et élevés en modèles naturels. On ne peut être trans*féministe si on ne dé-construit pas l’idéologie politique sur laquelle nous avons collé, un temps, notre propre perception de nous-même.

 

Couverture : "Manifeste d'une femme trans".

 

Notes :

  • 1. Le modèle transsexuel » : Partant de ce que Karine Espineira appelle le bouclier thérapeutique, j’y associe aussi la volonté de certaines personnes trans* à accepter de manière active autant ce bouclier que l’idéologie naturaliste des sexes et des genres justifiant l’organisation politique, morale et sociale de notre société. Organisation basée sur une vision falsifiée de la Nature qui sanctionne l’instauration historique de normes excluantes et discriminantes.
  1. Chaque identité étant mouvement de manière à la fois interne et extérieure. Étant donné, également, que l’identité globale est un conglomérat d’identités parcellaires ou complètes, en construction, elles-mêmes à la fois figées sur un moment donné et/ou en mouvement, cela donne un tableau assez proche d’un nuage à la fois immobile, se déplaçant sur lui-même et dans tous les axes qui lui sont offerts. La dé-construction est non-définissable et impossible à circonscrire. Pour paraphraser Jacques Derrida, elle est ce qui advient au présent et, si je la pense en matière de transidentités elle est un questionnement répété dont la réponse n’est ni homme, ni femme mais le questionnement lui-même.
  2. Qu’il me soit permis ici de remercier spécialement Max, Londé, Maël, Jih-An et surtout, Aurore et Ely pour les heures de conversations, de partages et d’actions. https://www.genrespluriels.be/
  3. Aude Michel et Christian Mormont in « Blanche Neige était-elle transsexuelle ? » ulg. Dans cet article les auteur.e.s tentent de démontrer l’existence d’une phobie-contre-phobie de la castration chez les sujets F-trans*. Je n’ai guère la place de développer mes idées ici, je renvois donc le lecteur au chapitre « Maltraitance théorique et hypocrisie professionnelle » du « Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres » de Françoise Sironi.
  4. cfr l’interview de Tom Reucher « Qui sont les experts ? in Cahiers de l’ODT : Transidentités ; histoire d’une dépathologisation » pg 92. L’Harmattan, 2013
  5. K. Espineira, M.Y. Thomas, N.B. Grüsig in « Cahiers de l’ODT : Trans*féminismes » pg 13. L’Harmattan, 201
  6. K. Espineira, M.Y. Thomas, N.B. Grüsig in « Cahiers de l’ODT : Trans*féminismes » pg 14. L’Harmattan, 2016.
  7. Maud-Yeuse Thomas « Pour un cadre générique des transidentités in Cahiers de l’ODT : Transidentités ; histoire d’une dépathologisation » pg 25-34. L’Harmattan, 2013
  8. J’emprunte le terme à Maud-Yeuse Thomas qui définit ainsi les personnes ayant bénéficié dune « opération de conversion sexuée » (autre expression de la sociologue).
  9. A l’heure où j’écris on sait que le gouvernement belge va proposer une nouvelle loi concernant les transidentités. Auparavant, et pendant deux ans, le GT Législation de Genres Pluriels a travaillé en partenariat avec l’Equality Law Clinic de l’ULB, le Ligue des droits de l’ Homme, Amnesty Internationnal, et les trois coupoles LGBT+ du pays -çavaria (Flandres) La Rainbow House de Bruxelles (Région Bruxelloise) et Arc-en-Ciel Wallonie (Wallonie)- à la rédaction d’une proposition de loi émanant du monde associatif. https://www.genrespluriels.be/Loi-Trans-un-avant-projet-de-loi-845!.
  10. Il faut savoir que tant à Bruxelles qu’à Liège et Verviers nos permanences se déroulent au sein des bâtiments des différentes Maisons Arc-en-Ciel. Je ne peux ici que saluer les collaborations respectueuses avec les différent.e.s membres des trois maisons.
  11. Maud-Yeuse Thomas, La société binaire en question, Colloque des UEEH, 2007, (en ligne) http://natamauve.free.fr/Stima-queer/colloqueUeeh.html.
  12. Françoise Sironi « Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres », pg 66-67. Edts Odile Jacob, 2011.
  13. Nicole G. Albert « Saphisme et décadence dans le Paris fin de siècle », Edts De la Martinière, 2005.
  14. Colette Chiland, « Les mots et les réalités », L’information Psychiatrique n°87, pg 261-267. 2011.
  15. Michelle Perrot et Geneviève Fraisse in « Histoire des femmes en Occident t. IV. Le XIX° siècle » pg 16. Tempus, 2002.
  16. Michelle Perrot et Geneviève Fraisse in « Histoire des femmes en Occident t. IV. Le XIX° siècle » pg 23. Tempus, 2002.
  17. Julia Serano, « Manifeste d’une femme trans* et autres textes » pg 69-73, Edts tahin party, 2014.
  18. Julia Serano entend par ce terme ce que nous définissons comme cisgenre. Mais je ne l’ai pas utilisé dans cette acceptation mais afin de souligner le fait que pour la grande majorité des personnes cis* le lien sexe-genre est naturel et logique, ne faisant qu’un, ramenant tout au seul sexe biologique. Aussi, et là je rejoins Serano, le privilège cis*sexuel est la certitude qu’ont les personnes cis* que leur genre est plus naturel que celui des personnes trans* et qu’elles peuvent être jugées à l’aune de cette soi-disant naturalité.
  19. Dans ce texte, le terme décollation est utilisé selon deux axes différents. Le premier a trait à la scission du lien convenu entre le sexe biologique et le genre considéré par le monde médical comme problématique et pathologique alors que, dans la seconde utilisation, dans le contexte transidentitaire militant, la décollation désigne, pour moi, le développement non typique du/des genres sans idée de jugement moral ou de valeur et comme relevant uniquement du factuel et d’une volonté politique de négation de ce lien. Sans compter que le terme désignant la décapitation, il me semble chargé d’une puissance d’évocation intéressante.
  20. Karine Espineira, « Pour une épistémologie trans et féministe : un exemple de production de savoirs situés », Revue Comment s’en sortir, (en ligne) https://commentsensortir.files.wordpress.com/2015/12/css-2_2015_espineira_epistemologie-trans-et-feministe.pdf.

 

Héloïse Guimin

 

Genres Pluriels

Genres Pluriels est une association œuvrant au soutien, à la visibilisation, à la valorisation, à l’amélioration des droits et à la lutte contre les discriminations qui s’exercent à l’encontre des personnes transgenres/aux genres fluides (personnes en transition, drag kings/drag queens, tra(ns)vesti.e.s, butchs, androgynes, queer,…) et intersexuées. L’association se veut non seulement une structure d’accueil et de soutien pour ce public ainsi que son entourage, mais aussi une plateforme d’information, de formation, d’action, de vigilance, de recherche – dans une démarche de travail en réseau avec tous les acteurs d’une société ouverte à la diversité des identités humaines et culturelles. Créée il y a 10 ans, elle fêtera ses 10 ans d’existence en 2017.

Sa structure interne, outre un C.A. et un staff comporte, différents Groupe de Travail (GT) ayant chacun une/des spécificités. Ils se réunissent une fois par mois :

Le GT Santé s’occupant des questions liées à la santé, des rapports avec les mondes médical et social.

Le GT Législation a pour sa part, travaillé à l’édification de notre proposition de loi et au lobbying politique afin de changer la loi de 2007 afférente à la « transsexualité ».

Le GT Jeunesse et éducation s’occupe des étudiant.e.s et des discriminations vécues en milieux scolaires. Ses membres tentent de sensibiliser les différents intervenants du monde estudiantins aux problématiques et thématiques trans*.

Le GT Médias analyse les médias, accueille les stagiaires et demandent de TFE et de mémoires. Ses membres sont souvent amenés à participer à des débats et des interviews en lien avec les transidentités et les personnes inter*.

Le GT Intersexué.e.s s’occupe exclusivement de la thématique des personnes inter* et de la revendications de leur droit, entre autres, à l’autodétermination et bien entendu à la dépathologisation.

Le GT Formation forme de la formation de témoins ciblés afin qu’iels puissent porter les revendications de l’association de manière claire et intersectionnelle. Le GT est aussi en charge de la formation des formateurs.trices dans le but de donner des formations externes sur les transidentités aux différentes secteurs de la société civile (syndicat, hautes écoles, thérapeutes, médecins et aussi toute personnes désirant suivre nos formations).

Le GT Transféminisme.s et études trans* est dans les cartons et se penchera sur la théorisation du mouvement et les moyens de promouvoir celle-ci.

Nous proposons aussi, grâce à nos deux psychologues formés à la thématique et à la militance trans* des accompagnements thérapeutiques individualisés, respectueux de chaque parcours et de chaque demande.

Enfin il existe une série d’ateliers (Drag-King, de Féminisation), de groupes de paroles (pour les personnes trans* et inter*, un autre pour les proches) sans oublier les 4 permanences mensuelles de Bruxelles, Liège, Tournai et Verviers.

Enfin l’association comporte plus de cent membres et une assise bénévole d’une vingtaine de personnes.

adresse : https://www.genrespluriels.be/

Mis en ligne : 06.04.2017

Le TDOR, Jour du souvenir trans

Le TDOR, Jour du souvenir trans

Maud-Yeuse Thomas
chercheuse indépendante 

Karine Espineira
Université Paris 8

Le T-DOR, Jour du souvenir trans

 

Avertissement. Ce texte publié à l’occasion du T-Dor comporte une vidéo (fin d’article) d’une grande violence. Elle illustre la transphobie en acte.

Le TDOR, Jour du souvenir trans

Le T-Dor ou jour du souvenir des personnes trans assassinées pour raison de transphobie a été créé aux USA en 1998. Il a lieu le 19 novembre.

A Marseille, le T-Dor est co-organisé par SOS homophobie, l’ODT, le T Time, Polychromes, Aides. Il se déroule aux cinéma Les Variétés à Marseille. L’atelier Transexpress sera suivi du film de Sophie Hyde, 52 Tuesdays (2013) Lien : https://fr.wikipedia.org/wiki/52_Tuesdays.

D’autres TDor auront lieu en France[1].

Pour la énième année, nous allons présenter le T-Dor à Marseille en tirant à nouveau la sonnette d’alarme sur les conditions de vie des personnes trans. Combien de morts et de suicidées depuis le T-Dor de 2015 ? Quelles politiques publiques ont-elles été mises en place depuis le début des années 2000 quand l’associatif Trans en souligne les urgences depuis la décennie 1990 ?

Nous pouvons décrire plusieurs morts :

  • La mort, brutale et violente des agressions aboutissant au décès
  • l’absence de chiffres
  • des récits de vie ramenés à une subjectivation visant à les nier et les psychiatriser
  • un enterrement au prénom d’assignation effaçant plus encore la personne
  • des discours biopolitiques qui nous objectivisent et nous invisibilisent.

Alors que nous préparions ce T-Dor, un ami nous avertit du décès de S., probablement dû à un suicide. Nous l’avions rencontré, il a y quelques années, lors de formation dans une école de travailleurs sociaux. S. tenait une boite de nuit ouverte à toutes les sexualités et expressions d’identité de genre. Elle se définissait comme travesti, représentait pour tout le monde, une joie de vivre intense et une force de vie incomparable. Son décès nous apparaît d’autant plus incompréhensible mais, devant le constat d’une société où la transphobie est quotidienne, son suicide est la conséquence d’une vie rendue invivable.

En 2014, le suicide de Leelah Alcorn a fait le tour du monde.

Nous nous demandons comment faire face, comment faire avec cela, quelles réponses le permettraient dans un contexte d’aggravation des plus vulnérables, notamment les personnes trans prostituées sans papiers[2].


[1] Sur le site de SOSHomophobie : https://www.sos-homophobie.org/TDOR2016. Ouesttrans organise deux Transexpress pour le TDor à Quimper et Rennes ; en ligne : https://www.facebook.com/events/561081484098116/. Trans inter action organise un Tdor à Nantes; en ligne https://www.facebook.com/trans.inter.act/.

[2] Communiqué de presse, Acceptess transgenres, 08.11.2016, en ligne : https://www.facebook.com/notes/acceptess-transgenres/tdor-2016-justice-pour-niurkeli-assassinée/1676805252609874


Le TDOR, Jour du souvenir trans

Lors de la première Existrans en 1997, nous étions 20. C’était il y a 20 ans. L’Existrans 2016 s’est achevé à Paris sur un constat d’échec, de recul et de mépris. Mépris des existences trans, maintien d’une psychiatrisation malgré le décret Bachelot (2009) et les efforts des associations pour un changement d’état civil (CEC) libre et gratuit en mairie.

La raison de ces meurtres et de ces « pousse-au-suicide » tient globalement à la transphobie globale, aux violences institutionnelles, à l’instar du sexisme et racisme, partout dans le monde avec une prévalence en Amérique centrale et du Sud (78% des meurtres selon Transrespect[1]).

La raison de ces meurtres réside dans une violence contrecarrant l’essor de sa visibilité sociale, théorique et symbolique. Plus personne n’ignore qu’il y a pas de maladie ou de « dysphorie » ; qu’il n’y en a jamais eu. Mais les discriminations et violences s’ajoutant au harcèlement théorique n’ont jamais cessé. Aux violences physiques, sexuelles et symboliques, s’est ajoutée la violence symbolique et théorique de discours et pratiques biopolitiques sur le «transsexualisme ».


[1] en ligne : http://transrespect.org/en/idahot-2016-tmm-update/


Un pape nous a encore récemment condamné.e.s et excommunié.e.s, sous le regard indifférent des laïcs. Nous ne ferions pas partie de l’humanité ou à la marge de celle-ci. Traduisons : en marge de la conception créationniste auquel s’est greffée une conception objectiviste reposant sur « la nature ».

En réponse au travail des collectifs d’associations trans pour le CEC, l’Etat a réimposé cette frontière au nom d’une « justice du XXIe siècle ». En fait, une conception naturaliste où l’organe sexuel d’un individu détermine ce qu’il sera dans son avenir. En bref, on ne devient pas, on nait.

Une forme de justice s’est imposée à une philosophie de l’existence en se donnant pour base éthique l’exclusion de certains individus.

Il n’y a pas de meilleur anathème que la normativité juridique et religieuse érigée en rituel «anthropologique ». Il conditionne, permet et justifie la psychiatrisation dont la fonction politique est de nous déplacer en-deçà de l’appartenance à l’humanité. Ce geste est nécessaire pour que quiconque, n’importe qui, se sente légitime pour discriminer et parfois pour tuer[1].

Cette autorisation de tuer se raconte d’ailleurs elle-même : les violeurs et tueurs disent qu’ils ont eu peur, que leur monde était ébranlé. Leur peur tue, leur peur justifie. Ils ne sont jamais poursuivis. On a là l’ultime mort des trans : le meurtre de personnes trans n’existe pas.

Mise en ligne : 15.11.2016


[1] Boy dont cry de Kimberley Pierce sur Brandon Teena (1999) ; en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Boys_Don%27t_Cry_(film).


Avertissement : Cette vidéo contient des scènes très violentes. Source : 36ª Delegacia de Polícia Civil – Santa Cruz – https://www.facebook.com/36delegacia/videos/1743485365912125/

Affiche du film Boy dont cry.

Affiche du film Boy dont cry.

Le T Time, groupe d’autosupport trans à Marseille

Logo T Time

Logo-Affiche  T Time

Le T Time

groupe d’auto-support trans à Marseille

Maud-Yeuse Thomas
Chercheuse indépendante

A l’issue d’une rencontre T. Time, je faisais remarquer à l’un des animateurs, que les trans semblaient désormais avoir moins de problème à l’égard de la société que cette dernière n’en avait vis-à-vis des trans. Il me confirma mon impression. Fort de cette approche, j’ai posé cette question chaque fois que possible et selon la disponibilité de mes interlocuteurs/trices. Comment se vit-on en France en 2016 ? Les choses ont-elles changé ? Comment faire une transition aujourd’hui, et avec qui ? Comment parle-ton du sujet en France?

Le T. Time a fêté ses trois ans d’existence dans les nouveaux locaux d’Aides-Marseille, le 24.09.2016.

Introduction

Cet article est issu d’une observation-participation d’un groupe de parole à Marseille, le T Time, depuis un an. Cette observation voulait répondre à la question de la pertinence des groupes de parole à l’heure d’internet.

Le T Time existe depuis le 13 juin 2013, est co-animé par plusieurs personnes par roulement d’Aides-Marseille et hébergé par Aides-Marseille. Comme partout en France, le T.Time est face au problème du fonctionnement bénévole, des motivations sur le court temps et l’engagement sur le moyen temps.

Celles-ci proposent deux temps de rencontre et d’échanges : un T.Time général (une fois par mois) et un T.Time Proches avec les parents et proches (une fois par semestre). En moyenne 10 à 15 personnes sont présentes au T.Time général.

Le T.Time se présente comme un « groupe autonome d’auto-support trans et intersexe soutenu par Aides ». Il ne se veut pas théorique même si certaines formulations et termes renvoient à une théorisation sociologique, notamment féministe ; il ne se veut pas politique même si le groupe suit les revendications générales du mouvement trans en France.

Description du groupe

Le groupe de parole se concentre sur un état des personnes à un instant T dans un lieu précis (locaux de Aides-Marseille, local du Planning familial), table sur une observance de règles simples constituant la charte du T.Time et permettant les échanges : Parler en « je » ; ici et maintenant, non jugement ; respect du temps de parole ; anonymat ; portables silencieux.

Leur communication est limitée géographiquement sur Paca comme l’illustre leur message.

Le T.Time c’est un temps de rencontres, d’échanges et de soutiens entre personnes trans et/ou en questionnements sur leur identité, quels que soient nos parcours et nos modes de vie.

Le T.Time a lieu à Marseille une fois par mois dans les locaux de AIDES ou du Planning Familial. Certains T.Time sont ouverts aux proches de personnes Trans. Autour d’un thé (ou tout autre liquide) et de grignotage, on peut y aborder des thèmes comme : les parcours de transition, la santé et le monde médical, les proches, les discriminations dans l’espace public et les administrations, les relations affectives et sexuelles, etc. Ça sert à se retrouver, partager du commun et du différent, se soutenir où et comme on peut, se refiler des tuyaux, et parfois trouver des solutions ensemble ! Vous pouvez nous contacter à cette adresse : t.timetrans13{at]gmail.com

Ou consulter notre page Facebook pour connaître les dates et lieux des prochains T.Time.

T.Time. Groupe Trans PACA

Un groupe T.Time s’est ouvert sur Pau et plus récemment sur Avignon.

Démarche

Ma démarche a consisté essentiellement à observer le déroulement des rencontres en partant du principe que, désormais éloignée des pratiques associatives, je ne savais guère plus que le quidam sur la manière dont un groupe de parole peut fonctionner, ce qu’il véhicule et questionne, sur les modalités d’aides éventuelles qu’il peut apporter et le cas échant, ce qui se met en place pour y pallier. Par ailleurs, comment les personnes se nomment-elles, avec quels mots, quels rapports avec les termes issus du champ médico-psychiatrique, etc. J’ai adopté une pratique d’observation-écoute plutôt que la pratique d’entretiens, adopter la première lettre du prénom pour désigner les personnes auquel j’ai parfois ajouté la transition sans préciser quel type de transition. Mon critère principal était la pertinence d’un groupe local de parole, à l’heure de l’information généralisée via internet entre groupes trans entre eux, dans leurs rapports et relations avec la militance LGBTIQ, à la société globale enfin. Je n’ai co-animé une rencontre qu’une fois (en octobre 2016) et ai pu éprouver le plaisir de discussions par lesquelles les individus se frayent un chemin et tenter de trouver leurs mots et voie propres.

Plus particulièrement, qu’apporte un groupe de parole ? Comment gère-t-il la distance du local à l’heure internationale ? Y a-t-il des particularités liées au fonctionnement que l’on ne retrouve pas, ou différemment, par rapport à une association ?

Mon intention de départ, après cette phase d’observation, était de conduire une mini-enquête qualitative avec quelques personnes en suivi dans le cadre d’une équipe hospitalière et d’autres dans un parcours « free » [1]. Au cours de celles-ci, j’ai adopté les règles du groupe et me présente (prénom et genre de préférence), propose un avis à une question collective à l’instar des personnes présentes ; par ailleurs, je présente si besoin mon projet d’article pour l’ODT. Cette écoute ne m’a pas moins appris beaucoup de choses sur le groupe et sa démarche, la relative nouveauté de la question trans à l’adolescence, et outre les relations et rapports à la famille, la difficile gestion à l’école. Il apparaît globalement représentatif de l’évolution de la population trans – estimation à partir de mon expérience sur la période de l’ASB de 1986 à 1999 – et, en particulier, dans le rapport avec le protocole exigé par l’équipe hospitalière. Sur ce sujet, nul doute, le rapport s’est crispé dans une totale impasse. De manière générale, j’observais une remarquable stabilité dans la trajectoire[2] des personnes (free ou suivie), avec assez peu d’amplitude de comportement, malgré les mésestimes de soi et de confiance envers leur avenir, et alors que les questions n’en sont pas moins nombreuses, inextricablement liées a/ aux normes binaires dominantes ; b/ tout ce qui en découle, soit l’adhésion ou le refus des normes biobinaires (ou cisbinaires), les notions de transition et d’assignation, etc.

Une question dépasse d’ailleurs toutes les autres, s’agissant de la transition et agissant en creux de maintes conversations : comme faire autrement ? Comment vivre autrement ? On est ici au plus près des stratégies et pratiques d’évitement des personnes trans vis-à-vis des violences transphobes. Entre le contexte des années 1990 et aujourd’hui, le seul changement d’importance est l’explosion associative sur internet et la généralisation des opérations effectuées à l’étranger.  La « transition » reste une affaire individuelle, plus ou bien gérée, se déroule sur le lieu d’habitation en s’exposant aux risques d’interpellation et d’agression, aux licenciements abusifs, est souvent encore toujours dépendante de l’avis de tiers (notamment de médecins) qui se positionnent en répondant sur l’essentiel par une conception naturaliste.

L’accompagnement, qu’il soit familial, amical, associatif ou dans un parcours suivi, apparaît comme un facteur de stabilité et d’une plus grande réussite de la trajectoire ; les transitions effectuées de manière totalement solitaire n’en ont pas moins de valeur mais les récits (essentiellement sur les réseaux sociaux) narrent des difficultés et souffrances supplémentaires. Aussi, le T Time fait-il un effort particulier de pédagogie pour gommer les difficultés typiques du monde cisbinaire, mettre à l’aise toutes les personnes en veillant au respect de la parole et expérience d’autrui. La substitution du terme transition par trajectoire va dans ce sens (j’utilise l’expression de trajectoire d’existence pour cette même raison). Cet effort constant pour une co-animation la plus horizontale possible lors des T Time caractérise bien l’action principale du T Time : proposer un cadre général de relation. Cet effort a conduit a proposé une limite aux rencontres. A deux reprises, des étudiants se sont invités sans se nommer, ni signaler une démarche d’observation. A cette suite, le T Time a réaffirmer la nécessité de sa non-mixité (entre personnes trans et/ou intersexuées et en questionnement d’identité) en rappelant cette non mixité au début de chaque T.Time dans le « cadre proposé » et en ajoutant « pas de personnes cis » pendant les T. Time » dans les communications.

Le nombre de personnes par rencontre étant en moyenne de quinze avec une mixité FtM/MtF et Mt`/Ft`. Les termes MtF/FtM, malgré le marquage biobinaire n’est pas contesté, notamment en raison de son usage généralisé, malgré l’émergence des acronymes AMAB et AFAB[3] -plus utilisés dans la communauté non binaire. Même si les récits évoquent globalement des visions non binaires, les trajectoires restent globalement binaires.

Des différences nettes existent par ailleurs entre la population FtM-Ft’ et MtF-Mt’, illustrant assez fidèlement les différences entre « binaires » et « non binaires ». De manière générale, il semble que la stabilité des FtM soit plus nette dans le temps quand l’expression anxiété-agressivité des MtF semble plus variable et d’une amplitude plus prononcée. La stabilité des MtF semble être corrélée à une existence stable et plus particulièrement une scolarité sans rupture ni brutalités suivie d’un emploi stable où le coming out s’est bien déroulé. L’expérience dans la rue selon que l’on est MtF ou FtM, et a fortiori pour les Mt’ et Ft’, semble quasiment inverse. Toutefois, et pour les démarches générales (habitat, emploi, poste, banque, etc.), l’obtention et l’usage des papiers d’identité font l’unanimité aujourd’hui encore et conditionnent fortement le passing.

Ces points observés au cours des T Time se vérifie au national et n’ont quasiment pas évolué entre la décennie 1980-90 et aujourd’hui. Une enquête quantitative et qualitative serait sans nul doute éclairante sur la différence de statut dans la société entre MtF-Mtx et FtM-Ftx. Elle suit globalement la différence entre homme-femme d’une part ; entre « binaires » et « non binaires » d’autre part.

Dans les faits, je reconnaissais les réflexions, remarques et réflexes liées aux contraintes à la transition, le rapport à l’équipe hospitalière et vis-à-vis des normes de représentation dans les espaces publics. Mais prit globalement, les comportements s’en distinguaient par une distanciation vis-à-vis des discours sur les trans dans ce qu’on pourrait définir comme une « rumeur sur les trans », ce qu’ils et elles sont et ne sont pas, comment mener une telle transition, comment en parler, comment est-on et surtout pourquoi est-on trans ? La quasi-totalité des documentaires renvoient en effet à une énigme tandis que la littérature « psy » renvoie toujours à une maladie ou un « trouble » -cette « excroissance de normalité », m’écrit une lectrice.


[1] Pour la suite, j’adopte l’expression de parcours free ou suivi.

[2] Parmi les attendus de la charte du T.Time (novembre 2016), il est indiqué qu’ « il n’y a pas de trajectoire type (préférer « trajectoire » à « parcours » qui est le terme qu’utilisent les équipes hospitalières) ».

[3] « AFAB est l’acronyme de Assigned Female At Birth (assigné.e femme à la naissance). », https://fr.wikipedia.org/wiki/AFAB ; AMAB est l’acronyme de « Assigned Male At Birth » (assigné.e homme à la naissance) », https://fr.wikipedia.org/wiki/AFAB. « AFAB, for short. A penis-bearing child is typically assigned male at birth, or AMAB.) Gender assignment mostly tends to work out for those involved, but many trans people are notable exceptions to this. » [en ligne] http://transwhat.org/glossary/ (consulté en septembre 2016)

Mini-Charte du T Time

Mini-Charte du T Time

Quelques profils[1]

Il est difficile de « typologiser » nettement les profils, tant le déroulement de son existence, les ressources disponibles mobilisées, le moment de la décision, entre autres caractéristiques, différencient les personnes. Pour L., l’essentiel réside « sans se griller dès le début » en sachant qu’elle peut durer plusieurs années et fort des récits de ruptures brutales (notamment familiales) sur les forums et dans les associations. L’âge importe ici de manière décisive. Par exemple, A. entame une transition après ses 60 ans. V. à 16 ans, se trouve au lycée et impose un genre et prénom masculins à l’ensemble de l’école par évitements qu’il nous narre lors d’une rencontre ; sa tranquillité et son assurance impressionnent ceux et celles qui en sont au début de leur transition, concrètement entamée ou non. Sa bonne humeur met du baume à chacun. V. est professeure des écoles et dégage une impression de calme. A l’inverse, une personne (ne se nommant pas et ne parlant quasiment pas) trahit une très grande anxiété. De leur côté, C. et A. disent tout de go qu’ils « n’assument pas », préférant le silence d’une non-vie temporaire – mais un temporaire qui dure.

Les récits des transitions sont très variés. De manière globale, on peut discerner les récits évoquant une évidence inscrite de toujours dans la vie d’un individu et ceux évoquant un devenir en train de se faire, plus ou moins stable. Là encore, rien de nouveau. La trajectoire trans se tisse toujours sur le fil pour l’immense majorité et nul.le ne veut rester dans un « enter deux » culturellement et socialement inexistant ; propos que trans et intersexué.es partagent.

Un profil particulier. J. est la seule personne qui n’opte pas pour un genre, un prénom et un pronom. Ille (contraction de il et elle) laisse les autres « décider », dit volontiers qu’ille a un suivi médical pour un trouble bipolaire. La coprésence d’une transidentité et un trouble psychiatrique n’est pas nouvelle non plus. Depuis l’ASB, je me suis familiarisée avec cette idée : un faux trouble (le « transsexualisme ») a permis de dissimuler un vrai trouble (bipolaire, Asperger, entre autres) qui n’ont pas été diagnostiqués. Il semble que le groupe trans-NB[2] est plus disert sur ce sujet tandis qu’il serait globalement plus tabou dans le groupe trans. Je fais l’hypothèse que ces troubles sont plus fréquents dans la population dite « non binaire » et sont partie prenante de la définition de soi. Chacun.e peut en mesurer le fourvoiement d’une « psychopathologie » d’époque jouant aux jeux et enjeux d’une transgression des mœurs afin de défendre la binarité, soit sur son versant biologique, soit sur son versant sociologique. Malgré tous ses efforts, J. ne parvient pas à départager dysphorie de genre et trouble bipolaire, l’un semblant procéder de l’autre. Plus grave, la praticienne qu’ille voit ne facilite pas un double accompagnement nécessaire pour permettre la facilitation d’une analyse et introspection. Son récit donne le sentiment que la praticienne a opté pour une captation de ces (doubles ?) suivis peu ordinaires en laissant un flou nocif. Au lieu de chercher une spécialiste des troubles bipolaires, elle semble maintenir J. dans une confusion qui se traduit, entre autre, par une difficulté à se trouver et se nommer aisément dans un collectif. Pour mieux comprendre cette interaction, j’ai interrogé Tom Reucher. Pour lui, aucun doute, un trouble psy n’exclue nullement une transidentité. Il me confirme en revanche la mutuelle exclusion dans les suivis. En bref, soit l’un, soit l’autre, obérant plus encore la trajectoire d’existence.

Alors que l’information est facile à trouver, l’appui constitué par un groupe est toujours d’actualité et les listes à jour d’adresse de praticiens constituent toujours un carnet local nécessaire, que ce soit pour la transition ou pour un cadre plus général de santé. Aussi, des médecins généralistes cohabitent dans cette liste avec quelques dentistes, ORL et d’autres spécialisations. Les récits d’une transition en cours – quelle que soit la transition – apparaît cruciale en raison des difficultés de toute nature (socialement : assurer sa scolarité, son emploi, faire son coming out dans sa famille, avec son ou sa partenaire de vie, etc.) où le classique de la Poste croise celui des sorties ludiques. F., récemment installé à Marseille demande des informations sur des lieux de rencontres et sorties LGBT. Il narre la facilité avec laquelle il pouvait trouver en quelques clics un événement, une sortie, une bouffe, dans les lieux de sortie et drague queer en Angleterre. Selon lui, la socialité trans n’est pas un problème dans ce pays mais bien une solution quand, dans le même temps, le métier, le milieu professionnel et la famille ne le permettent pas. Evoluer dans une socialité trans permet de jauger, entre « réel et illusion », ce qu’il est de la réalité future de sa transition croisant toutes les difficultés liées à un mauvais passing, des papiers non conformes, une difficulté à se situer sur la carte binaire des identités. Dans le même temps, il narre ses difficultés avec ses parents qui ne semblent pas vouloir comprendre.

Certaines demandes ne constituent pas la vocation première d’un groupe de parole dont le propos se centre sur la condition trans en général, mais la question sur les sorties est bien accueillie et le groupe discute d’une envie de repas commun après les fêtes de Noël (de 2015). M., venue d’Italie demande comment considère-t-on les transidentitaires en France, quel est son statut, et semble résignée sur le fait que la transphobie, l’ignorance et l’agressivité règnent partout. Elle travaille à plein temps dans un salon de coiffure, contient avec difficulté mais sans colère apparente le fait de piétiner depuis trop longtemps, a subi des agressions homophobes en raison de son comportement clairement féminin. Ces points sont régulièrement soulevés dans tous les groupes mais assez peu suivi d’effets : manque de moyens, de disponibilités. Les emplois à plein temps sont plutôt rares et personne ne s’étend trop sur les effets de la pauvreté et de la solitude, alors qu’elles ont un impact décisif. A., un jeune FtM, résume très philosophiquement : « On apprend à assumer ». Les récits se penchent plutôt sur les conditions structurelles de la transphobie ordinaire conditionnant transition et passing, ce qui conduit à relier le passé des associations-source (en France : ASB, Caritig, PASST au cours de la période 1994-2000) au présent. Mais Marseille n’a pas une longue tradition associative structurée derrière elle, mais des conflits d’ego qui l’ont déchiré, la question gay passant toujours devant les autres questions et en toile de fond, une récupération flagrante de la question trans. Aussi, la question de la socialité trans est-elle toujours en suspens, limitée au temps des rencontres.

Les relations trans/psy dans la cadre d’un accompagnement suivi

De rencontre en rencontre, j’ai pu mesurer le gouffre entre les équipes hospitalières réunies sous le label de la « Sofect » et les associations et groupes. Je prendrai un exemple simple. L. (FtM) a proposé à la psychiatre de venir à l’un des rendez-vous proposé par le T Time ; proposition auquel elle lui a répondu que « les trans de ces associations n’étaient pas de vrais trans, qu’ils ne souffrent pas ». Une discussion s’est engagée entre les personnes présentes. De manière nette, une confusion entre l’associatif et le militant persiste chez les institutionnels, voire constitue un argument tout trouvé pour réaffirmer compétence et autorité. Une démarche associative, visant à se soutenir mutuellement dans un esprit de solidarité à un moment délicat de l’existence, est pris pour un acte militant ; voire un acte agressif. Autre point et non des moindres, le rapport à la représentation et l’idée que l’on se fait des trans, de mener une transition et du rapport à la « vie réelle ». L. explique qu’il portait ce jour-là une tenue plutôt androgyne sous la forme d’un pantalon rouge. La psychiatre lui indique alors que ce n’est pas là un « signe positif d’une trajectoire FtM ». De toute évidence, elle applique les critères normatifs binaires de représentation depuis son bureau sans qu’elle n’ait jamais expérimenté les discriminations qui sont au fondement de ces violences et discours d’une «psychopathologie ». Ce rapport semble être encore plus délicat pour les MtF où, pour éviter le danger d’agressions pour des personnes n’ayant pas de voiture, elles se rendent à leur rendez-vous dans une tenue masculine ou androgyne.

A la suite de cette discussion, chacun.e commente l’irruption de la Sofect dans le « paysage franco-français ». Le rapport psychiatre/trans n’a guère changé sur ces points et, en particulier, sur le rapport pyramidal très marqué entre les membres des équipes de la Sofect et les associations trans. En revanche, ce qui a bougé est manifestement le rapport de l’autorité aux savoirs et expertises. L. analysait point par point les réponses de la psychiatre sur un ton distancié, ce qui suscitait des remarques, souvenirs d’une trajectoire passée, rires mais aussi, la position consistant à estimer une trajectoire d’existence depuis un poste d’observation caduque.

Toutefois, et dans l’ensemble, ce qui marque les discussions a trait aux moyens concrets de faire « sa transition », selon ses moyens et but souhaité, s’approchant au plus près de la binarité biogenrée ou cherchant une alternative relativisée, voire niée par la société et le «monde trans » lui-même que N. résume : « J’ai essayé le « yel », ça ne marche pas, j’essaie le ul ». Ul me précise : « personne ne souhaite l’utiliser, c’est comme si c’était une blague qui n’a pas vraiment d’importance, pas autant qu’un il ou un elle, pas une vraie et légitime revendication, pas une vie légitime non plus. N. souligne ce qui a tant manqué aux militances alternatives : une subculture résistant aux injonctions bio- et cisbinaires.

En résumé, les relations trans/psy concentrent l’écume des obstacles que les trans rencontrent dans la société binaire où n’existent que des femmes et des femmes à partir du référent « sexe», où l’assignation de genre est rabattue sur le « sexe de naissance ». L’usage des acronymes AFAB et AMAB pointant l’assignation, très présente dans les descriptions des personnes NB sur les réseaux sociaux, est peu utilisée dans la communauté trans, alors que cet outil constitue une différente très nette avec les récits renvoyant au sexe de naissance et ayant permis la construction d’une psychopathologie réelle et diagnostiquée.

… et du féminisme « deuxième génération »

Cette remarque sur les stéréotypes est à placer dans le cadre plus général du débat sur les stéréotypes de genre, le fait qu’aujourd’hui encore, l’on ne peut guère transgresser les normes de genre sans que cela ait des conséquences, de fâcheuse à très grave, soigneusement délimitées par l’horizon binaire et légitimées par des discours et pratiques –notamment sur les personnes trans’ et inter’ mais aussi le validisme institutionnel sur les personnes handicapées.

Ce simple constat pour rappeler à certains savoirs situés que la question trans ne se résout pas par un simple « passage entre les genres » (propos entendus dans des groupes féministes) qui serait désormais facilité. Toutes les personnes trans ont expérimenté ce « simple passage » et toutes décrivent peurs et agressions, discours de transgression et rejets brutaux. Ainsi (par exemple), les discours « féministes » sur la passivité avérée des trans pour le suivisme normatif, le peu de volonté pour transgresser des normes inégalitaires et assumer une position minoritaire. On posera cette question : qui assume, quelle position minoritaire renvoyant à une position majoritaire ? N., FtM, 26 ans, commente : « En fille, j’étais tenue à une vie de fille cloitrée ; en mec, on me renvoie aux privilèges masculins dont je n’ai jamais bénéficié. ». P. (FtM) et N. (Ft’) rappellent leur passé militant de gouines, leur engagement dans le féminisme et leur brutale éviction. N. commente la position féministe radicale :

« Une ewiction[3] non dite souvent et où des gages de feminisme ( où nos comportements sont scrutés et des actions, comportements qui ne posaient pas problème en étant gouine, le deviennent car notre apparence fait de nou.es des gars quoi qu’elles en disent, ce qui suppose une injonction non dite : ok pour les FT* dans nos groupes, mais s’illes sont silencieuxses, et suivent…) sont demandés, et où les problématiques trans et intersexes ne sont jamais évoquées, travaillées par d’autres personnes que les personnes minorisées dans ces groupes : inclusiwité résume bien ce féminisme politiquement correct qu’on peut trouver dans quasi tous les groupes féministes non mainsteam, comme si on nous faisait une fleur…) »

P. a proposé dans le passé une conférence sur cette question. Toutes choses balayées par l’intérêt supérieur du féminisme matérialiste vu des observatoires universitaires et d’une radicalité non mixte dont la description actuelle par les groupes trans et, en particulier les groupes dits racisés (« blanche, cisgenre ») est sans ambiguïté. Là encore, surplomb de savoirs institutionnalisés sur les expériences des vies minoritaires. Propos ininformés donc mais vraie pression pour une « extension du domaine de la lutte[4] » s’étendant dans toutes les directions et, à ce titre, conforme à notre époque de compétition généralisée. La transition, d’une apparence physique à l’autre, en vient toujours à gommer l’expérience d’un changement de genre (binaire ou non binaire), la militance pour une dépsychiatrisation généralisée et le sursaut transféministe[5]. Les rares bienveillances se muent rapidement en vocation missionnaire : Il faut sauver le soldat trans de lui-même.


[1] Pour respecter la charte du T Time, je n’ai gardé que la première lettre du prénom.

[2] Des groupes de parole associant transidentité et troubles psys (bipolaire, Asperger, entre autres) existent depuis plus de 30 ans aux USA. De tels groupes sont désormais plus fréquents sur les réseaux sociaux.

[3] Je n’ai pas corrigé ce texte.

[4] Titre d’un roman de Michel Houellebecq, 1994.

[5] La revue Comment s’en sortir a publié un dossier, explorant plusieurs thèmes [en ligne] http://commentsensortir.org. Lire également notre ouvrage : Transféminismes, http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=48255.

Le T Time, groupe d'autosupport trans à Marseille
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Les rencontres T.Time parents&proches

Cette rencontre a lieu une fois par semestre. Il a été décidé collectivement que ce moment serait distinct des rencontres T.Time entre trans pour ne pas inférer entre les deux paroles et logiques. Les proches devaient en effet pouvoir avoir accès à une même liberté de parole et de ton. Je n’ai pas assisté à ces rencontres.

Une seule exception dans une rencontre demandée par des parents, très inquiets de la transition de leur enfant. Cette rencontre, très posée, s’est déroulée avec N. et un parent, mère d’un jeune FtM, et moi-même. Toute la conversation a consisté à poser des repères déconstruisant la binarité naturaliste, et notamment les discours « médicaux-légaux », en leur signifiant qu’une transition pouvait être binaire ou non-binaire, ne devait pas entièrement dépendre des normes binaires de genre. Le T Time offrait là une médiation facilitatrice pour les relations, manifestement très tendues, entre ces parents et leur enfant.

Le soubassement de l’épistémologie trans[1]

Une chose qui m’a particulièrement marquée dans ces rencontres. C’est le rapport de distanciation avec la pression de conformité aux statuts de sexe-genre ; statut distinct de l’identité « de sexe » et touchant à l’expression d’identité de genre, compris non comme une expression figée et immuable aux normes de genre mais comme une expression de l’identité «la plus confortable pour soi ».

De toute évidence, la réflexion menée depuis presque vingt ans en France a, au moins en théorie, modifiée le rapport à la transition et ce tout particulièrement celle des Mt’ et Ft’ qui ont participé à des groupes féministes et-ou queers avant leur transition. P. et N. sont représentants de cette filiation sociopolitique, passant d’une militance lesbienne féministe à une militance transféministe. Comme eux, S., un FtM de 40 ans, a milité dans les associations lesbiennes féministes, a suivi de près la montée en puissance des associations trans mais a différé à plusieurs reprises sa décision. Malgré une présence forte des associations trans et d’une militance également forte, le rapport à l’introspection et la décision d’entamer une transition reste très variable d’une personne à l’autre, susceptible d’être remis en cause par la personne elle-même.

L’interrogation sur soi épouse la même pente déconstructionniste que les rôles, statuts et stéréotypes sociaux de genre et de sexualité, même lorsque la transition est menée jusqu’à l’obtention de nouveaux papiers d’identité. La réflexion sur la binarité est désormais au cœur de la réflexion trans et se traduit, au moins dans ce groupe, par une manière de se positionner sur la carte cisbinaire, en train de bouger et non plus allant d’un point A (donné par la formule «sexe de naissance ») à un point B (donné par les changements médico-chirurgicaux et l’obtention de papiers d’identité post-transition). Dans une très large mesure, les revendications des associations trans et inter’ insistent sur la fixité des assignations, la prévalence sociohistorique du sexe sur le genre et la confusion entre les termes : « sexe » pouvant désigner les organes génitaux, les chromosomes, les hormones naturelles, le sexe social, le sentiment et la conscience de soi, l’appartenance à un groupe, une interface sociale, etc. Mais faute de réponses construites dans le lien social par des individus ayant une vision claire et épanouie de leur expérience sensible de vie, c’est la question du passing qui y répond dans un vide de médiations idoines incluant « l’entre deux ».

Là où je m’attendais à des récits forts, soutenus par plus de vingt ans de militance et visibilité associatives, j’ai entendu des récits et observé des comportements, pour certains effrayés et mutiques, presque à l’identique de ceux que j’entendais et observais à l’ASB 20 ans auparavant. Les ressources politiques semblent ne pas avoir été transmises malgré la profusion de blogs, forums et réseaux sociaux partageant des expériences. Pire, une méfiance s’est installée dans les réseaux qui, de fait, ne fonctionne pas ou peu. On se méfie à Marseille de Paris, l’orgueilleuse, mais Marseille est elle-même le théâtre de conflits sans nuance. Aussi, l’équipe hospitalière peut apparaître comme le recours dans un contexte où les discriminations s’ajoutent et confortent le vide de médiations adéquates construisant une vie stable et saine depuis l’enfance.

Pour T., un FtM féministe de 26 ans, il se trouve devant une situation inédite qu’il a découvert par lui-même et au fur et à mesure qu’elle se constituait dans ses rapports à autrui : «Comment vivre entre-deux, comment parler d’une identité complexe acceptant le fait de ne rentrer dans aucune case ? ». A lui seul, il incarne parfaitement le positionnement du devenir en train de se faire bataillant contre les récits déterministes et historiques et cherchant une voie propre. Aux analyses d’une fin des temps historiques et des grands rituels dits anthropologiques, il narre le récit banal d’une subjectivité hors normes, à la temporalité découpée par les discours médicaux, politiques ou sociologiques. Son récit n’a pas de place malgré –ou à cause de- la profusion de symboles et de contradictions avec le récit biopolitique que le récit trans draine avec et malgré lui. Minimiser l’expérience sensible des trans (et plus largement de tel groupe minoritaire vulnérable et peu visible dans la culture) permet toujours d’affirmer un lien fort entre déterminisme et construction sociohistorique. Cela a plusieurs conséquences importantes pour la manière de « faire » sa « transition » dans une telle découpe temporelle présupposant un avant et un après. La transition apparaît dans ce contexte, non comme un choix éclairé, stable et viable, que l’on prend, du fait de la véracité et sincérité d’une expérience sensible de vie reconnue dans une société, mais comme un parcours balisé par le fait qu’il n’y a pas « d’entre deux », ni dans la « culture » ni dans la « nature ». Cette absence de passage dans la culture renforce la symbolique d’une opposition entre homme et femme, masculinité et féminité ; symbolique prise pour le « réel » dans tant d’ouvrages s’autoproclamant « sciences ».

T. pose la question de la socialité trans, consistant moins dans le changement d’appartenance « de sexe », dont le passing absorbe toutes les questions. Alors que son passing masculin est parfait, il expérimente un entre deux psychique, en l’état socialement difficile à exprimer, où l’injonction à « choisir son camp » est permanente, sous des formes très diverses qui convergent de fait vers la binarité. Cette interrogation arrive après sa transition tandis que pour N., elle est partie prenante de sa trajectoire. Des individus psychologiquement forts pourraient sans doute entraver ou contourner de tels obstacles. Mais pour des individus vulnérabilisés durablement, changer « d’appartenance de sexe » est une option facilitatrice mentalement et socialement, même si elle ne l’est pas ni psychologiquement ni matériellement. Si le « choix » de transitionner apparaît comme « individuel », reposant les mêmes questions que la génération précédente, elle est en fait enserrée par les multiples « scènes de contraintes » et injonctions normatives qui sont avant tout collectives.

De manière nette, l’effondrement d’un modèle psychiatrique fort n’a pas renouvelé la pratique des suivis, et de manière globale la réflexion sur le fait trans. Si le devenir-soi des trans est désormais en voie d’acceptation dans la population, il n’en est rien quant aux conditions concrètes qui le rend possible. Toutes les conversations au cours de ces rencontres, convergent vers l’idée que ce n’est pas tant la « tradition » qui constitue l’obstacle et le frein à leur devenir, mais l’idéologie médicale exerçant un puissant travail de lobbying auprès des institutions, notamment l’administration des états civils. Pour N., le « formatage cis hétéro-centré » générant peurs et violences conditionne le « manque de ressources pour choisir sa trajectoire de vie et notamment de ressources dans le champ médical et para médical. ». On peut faire le même constat à la suite du conflit opposant les institutions aux associations trans sur l’enjeu d’un changement d’état civil libre et gratuit. Ce dernier n’aura pas lieu et contraint plus encore celui d’une transition à marche forcées.

Dès lors, « comment rencontrer des pair.es ? Comment choisir au mieux ce qui est le mieux pour soi ? Comment vivre dans des configurations qui ne sont pas représentées et qui sont dévaluées dans le « monde trans » ? » (N.) Alors que ces « configurations » sont connues depuis longtemps, fort est de constater que la puissance normative liant le genre au sexe, prévaut sur l’expérience sensible.


[1] Je traduirais le terme « épistémologie » par savoirs, discours et habitudes prises dans la population transidentitaire face à une résistance, entre ignorance et transphobie. J’ai opté pour ce sous-titre franchement universitaire que l’on peut traduire par : l’avènement ou émergence d’une subculture trans ou d’une histoire des trans en train de se faire. Mais ce titre a l’inconvénient de faire croire à une spécificité culturelle trans dans un ici-et-maintenant sans passé. Ce n’est pas le cas ou pas encore. Par ailleurs, de faire croire que la subculture trans n’aurait pour (seul) sujet, le cours des transitions spécifiquement « trans».

Le T Time, groupe d'autosupport trans à Marseille

Conclure

Pour V., l’usage principal d’un groupe de parole est la « convivialité, le militantisme, l’aide aux personnes et un espace safe ». Pour elle, « internet ne permet pas d’espace convivial et n’offre pas l’espace safe ». Pour K., le lieu « permet une parole libre, sans mégenrage » mais ces conditions supposent une non-mixité qu’il n’est pas toujours aisé à protéger. De son côté, N. regrette l’absence de politisation mais comment la demander quand le « milieu trans » génère lui-même quantité de conflits et de méconfiances ? Pour autant et à mon sens, ce groupe de parole me paraît très sain : il n’impose aucun discours récurrent, se méfie des généralisations et théorisations, n’ignore ni ne méconnait les effets de pouvoir que des individus ont les uns sur les autres dans des situations de dépendance et de crise.

Le questionnement sur le genre et plus particulièrement trans et intersexué ne renvoie pas à des réponses nettes et aisées et le conflit binaire/non-binaire, redoublant le conflit transsexe/transgenre n’est, au mieux, que le prolongement des peurs et violences transphobes. Ces réponses n’existent tout simplement pas dans la rue ordinaire.

Nulle médiation, minoritaire ou majoritaire, ne vient généralement étayer les trajectoires minoritaires de vie, apportant mots et sens. L’expérience d’une traversée des genres ne constitue pas un rituel en Occident. Pire, tout est fait pour en défaire le maillage proposant des médiations culturelles, comme si ce groupe minuscule, aux contours flous, excédait les grands rituels et il est d’ailleurs présenté ainsi : la fin du « rituel anthropologique » en ce qu’il aurait de majeur, un « invariant universel ». On se saurait s’étonner dans ce cas de la récente excommunication d’un pape conservateur dans un pays s’autoproclamant moderne, juste et laïque, hissant l’épanouissement au pinacle mais organisant institutionnellement des contraintes justifiant un encadrement et une légitimité de la psychiatrie. Au mieux, le grand «rituel anthropologique » dont se prévalent tant de spéculateurs, des tenants de La manif pour tous aux tenants du DSM, tient à leur ethnocentrisme et la violence de leur modèle.

Internet ne pallie nullement à l’isolement. Ce qui constitue l’étayage d’un groupe de parole, outre les nécessaires informations, réside dans les médiations qu’il propose, son attention aux règles de vie en commun, à l’importance de la parole située, aux différences de contextes qui la modèle. Il ne tient parfois qu’à quelques personnes. Outre sa vocation d’aide et de transmission d’une expérience minoritaire, il relaie également les valeurs communes de l’appartenance à l’humanité que tant de médecins ont bafouées.

Mise en ligne : 09.11.2016



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De la lourdeur d’écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes lorsqu’on est soi-même intersexe

Janik Bastien Charlebois, Ph.D.

Janik Bastien Charlebois, Ph.D.

Je remercie les Cahiers de l’ODT d’accueillir cet essai. Les enjeux intersexes ne sont pas les mêmes que les enjeux trans, mais nous partageons l’expérience d’une invalidation si ce n’est d’une condescendance médicale, qui s’exprime à partir d’une conviction ferme d’avoir meilleure prise sur «le réel». Je remercie également les activistes intersexes dont les réflexions m’ont nourrie.

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De la lourdeur d’écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes lorsqu’on est soi-même intersexe

 

Janik Bastien Charlebois, professeure
Département de sociologie
Université du Québec à Montréal

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Résumé

La parole intersexe est peu entendue dans nos sociétés, et encore moins dans la francophonie. Souvent perçue comme crue, émotive et non spécialiste, elle est soumise à une intense mise en doute de sa légitimité, qu’on mesure à celle de professionnels médicaux présumés neutres, désintéressés et apolitiques dans le cadre de leur prise en charge de l’intersexuation. Les professionnels médicaux eux-mêmes affirment et nourrissent ce découpage, renvoyant la critique de leurs pratiques à la déraison, à l’ignorance et aux propositions farfelues sinon risquées.

Détenir des outils de pensée universitaire ne vient cependant pas à bout de cette délégitimation. Non seulement l’économie de la crédibilité accorde un avantage aux positions médicales, mais les perspectives avancées par les personnes intersexes – même lorsque chercheures – se heurtent à des paradigmes fermement ancrés. Les conditions et la culture dominante de la recherche sont en soi désavantageuses pour les chercheur.e.s intersexes, tant sur le plan de l’intelligibilité, sur celui du cadre délimitant les possibilités d’expliquer et d’étayer, que sur celui des marques profondes que laissent examens, scalpels, hormones et mépris médicaux, et ce, en contexte de vide empathique sociétal.

À partir d’une position intersexe, ce texte soumet d’abord une critique des aprioris nourrissant l’attribution inégale de crédibilité, de même que de la prétention à la neutralité et de l’impératif de détachement. Il expose ensuite sous forme d’énumération une série d’obstacles se dressant devant la production de savoirs intersexes. Une généreuse section de notes de fin de texte vient étayer plusieurs des obstacles présentés. Son objectif est justement de surmonter le déficit de crédibilité et les chocs paradigmatiques qui accueillent tout critique intersexe, dont ce texte-ci ne pourra être épargné.

 

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Reconnaître le pouvoir, l’économie de la crédibilité et l’émotion dans la recherche

Ce texte se veut un essai, un cri du cœur, une soupape évacuant les tensions accumulées à travers la recherche sur les enjeux intersexes, qui comporte de très nombreux obstacles et défis. Il s’agit d’une invitation soutenue à réfléchir aux conditions de production des connaissances et aux rapports de pouvoir qui les infléchissent. La démarche scientifique idéalisée est souvent envisagée comme le déploiement d’une discipline intellectuelle rassemblant corpus théorique, connaissances empiriques, outils méthodologiques et esprit rationnel. Loin d’être accessoire, cet esprit rationnel guiderait toutes les composantes de cette démarche et se traduirait par la priorisation du «vrai», du «vérifiable» ou du «validable» sur les croyances et les dogmes. Comme ceux-ci seraient guidés par l’émotion et l’intérêt personnel, il faudrait s’appliquer au détachement et à la neutralité. L’assemblage de ces composantes et conditions devrait en principe rendre possible la production de savoirs non entachés par les passions discriminatoires et non influencés par les inégalités sociales.

Seulement, ceci ne survient pas. Je ne serai ni la première, ni la dernière personne à souligner la pénétration des rapports de pouvoir dans la production des connaissances, que ce soit sur le plan de l’accès à la sphère universitaire, sur celui du corpus de connaissances considérées comme suffisamment pertinentes, sur celui d’aprioris épistémologiques et méthodologiques, sur celui de l’économie de la crédibilité, de même que sur celui des ressources herméneutiques. Miranda Fricker (2007) nous invite à contester l’injustice et les inégalités sociales jusque sur ces deux derniers terrains souvent négligés de nos réflexions sur la justice sociale et sur la production du savoir. Nous avons souvent tendance à prêter à tort une plus grande faculté de détachement aux membres de groupes dominants (ou non marginalisés pour ceux qui ne sont pas encore gagnés aux concepts de domination et d’oppression), comme si les femmes, les personnes pauvres, racisées, non hétérosexuelles, invalidées, trans, intersex(ué)es et autres avaient davantage à gagner ou à perdre de résultats de recherche que les hommes, les personnes de classe économique moyenne ou aisée, hétérosexuelles, validées, cis et endosexes ou autres[1]. Pourtant, une recherche qui met en évidence l’inégalité économique subie par les femmes n’implique pas qu’elles seules, mais également les hommes chez qui peut naître l’inconfort de se savoir injustement favorisés, ainsi que de risquer de perdre des avantages matériels si on remédie à la situation. Même sur le plan symbolique, une personne hétérosexuelle peut être attachée à conserver un sentiment de supériorité sur les personnes non hétérosexuelles, et ainsi craindre des orientations ou des résultats de recherche qui soulignent des capacités égales à aimer, à entrer en relation ou à élever des enfants.

Je suis consciente de commettre un crime de lèse-majesté universitaire en évoquant ces deux derniers exemples, puisque je prête des investissements émotifs à des chercheurs qui se font souvent fort de leur discipline et de leur détachement, je «personnalise» ou «culturalise» là où ces personnes ne voient de façon «neutre» que des propos rationnels émanant d’ancrages «neutres». Si cette simple évocation n’est pas une démonstration de leur existence, je l’utilise pour inviter à réfléchir sur leur possibilité et pour faire apparaître un double standard : soupçonner et évoquer (à tort ou à raison) l’investissement émotif de membres de groupes marginalisés ou opprimés ne choque pas autant que celui de soupçonner et évoquer (à tort ou à raison) l’investissement émotif de membres de groupes dominants[2]. Qui plus est, l’un sera considéré comme compatible avec les règles de l’écriture scientifique ou universitaire, tandis que l’autre ne le sera pas. Je lance donc la question : par quel processus estime-t-on qu’il revient davantage aux personnes appartenant aux groupes marginalisés et dont les travaux remettent en question le statu quo de faire la preuve de la justesse et du désintéressement de leur regard?

Reconnaître la nécessité d’étendre le devoir de reddition de comptes et de réflexivité

Il m’apparaît impératif de forcer la réflexion sur les conditions par lesquelles on estime satisfaire des critères de détachement dans la démarche scientifique, et ce jusqu’à l’étape de l’écriture. Il ne suffira pas de s’acquitter de cette tâche avec empressement, pensant que notre position au sein d’un groupe «non entaché par le politique» nous dispense de nous y commettre sérieusement. Limiter cet effort à «je suis neutre parce qu’apolitique» ne répond ni à : 1) comment on en vient à conclure que la neutralité est possible; 2) comment on en vient à conclure que la neutralité est présente en absence du politique; 3) comment on en vient à définir le politique et son absence; 4) comment on en conclut que le «je suis» correspond aux critères qu’on donne dans le 1), 2) et 3); 5) comment des observateurs-trices en viennent à accepter ou non cette affirmation, ou en viennent à être habités ou non de doutes initiaux. Il ne suffit pas de se dire objectif parce qu’on se pense «non investi» dans une situation. Encore faut-il se demander par quoi on définit l’objectivité, par quels critères on y répond, par quels critères encore on estime que notre définition et les critères que nous y associons sont objectifs, par quels critères on présume y répondre. Une discipline intellectuelle sans retour réflexif pour tous et chacun contribue non seulement à maintenir hors champ des questions sur l’influence de positionnements sociaux et de rapports de pouvoir, mais reproduit une inégalité sur le plan de la tâche intellectuelle : les membres de groupes dominants sont plus facilement exemptés de redditions de comptes sur leurs propres positionnements et investissements émotifs, tandis que ceux de groupes marginalisés doivent régulièrement s’en acquitter. Avec pour résultat que les uns se trouveront plus facilement en position «offensive» et les autres devront investir temps et énergie au sein d’une position «défensive». Paradoxalement, ceux-ci ont plus souvent été forcés à développer de fines analyses et réflexions épistémologiques que les premiers investissent moins, méconnaissent ou persistent à ignorer. De plus, il suffira souvent de gratter un peu la surface de certaines recherches effectuées par des chercheurs de groupes dominants pour y voir des investissements émotifs et des présupposés, mais il sera plus difficile de faire reconnaître ces présupposés pour ce qu’ils sont puisqu’ils correspondent à ce que beaucoup de gens tiennent pour des évidences.

Le processus par lequel on qualifie certains termes de chargés et d’autres de neutres ne semble pas développé plus loin que le découpage dénotation/connotation et les contenus associés que nous offrent les dictionnaires. Il faut s’arrêter sur les raisons pour lesquelles on estime souvent que «mutilations génitales féminines» est neutre et seyant à un article scientifique, là où «mutilations génitales intersexes» est chargé et exagéré. Ce qui choque est l’association entre «mutilation» et «intersexe», puisqu’elle implique des professionnels médicaux œuvrant au sein de notre culture et que son «objet» est un corps considéré comme abject et indigne d’exister. On sautera aux conclusions du «chargé» avant même d’avoir entendu les raisonnements pour lesquels on utilise ce terme. De plus, ces raisonnements devront être longuement étayés puisqu’ils vont à l’encontre de croyances ou de points de repères tenus pour allant de soi. Rarement réfléchira-t-on aux émotions que font naître la lecture d’un tel terme lorsqu’on s’oppose à son emploi dans le cas des traitements réservés aux personnes intersex(ué)es, de même qu’aux ancrages de ces émotions : l’indignation devant le fait qu’on s’en prenne à des professionnels auxquels nous avons appris à accorder une pleine confiance et que nous respectons, l’indignation qu’on critique une culture professionnelle lorsqu’on appartient soi-même à un autre corps de profession; l’indignation devant le fait qu’on écorche sa propre société qu’on aime se représenter comme plus évoluée que d’autres, le malaise et le dégoût devant les corps intersexués, le malaise et la peur devant ce que la reconnaissance des droits humains à l’intégrité et à l’autodétermination intersexe pourrait remettre en question dans les arrangements sociétaux auxquels on est habitués et attachés, le malaise devant la remise en question de l’autorité et des prérogatives parentales à mouler son enfant en se projetant en lui. Ou quelques autres malaises et émotions peut-être?

Une chose est certaine, le verbe indigné ou méprisant est présent dans la recherche et se pointe le bout des lettres non pas par le biais de superlatifs appuyés tels que «extrêmement», «épouvantable» et «outrageant», mais plutôt par des touches légères telles que «un(e) certain(e)», «groupuscule», «radical», «prétend», «rhétorique», «exagéré», «raccourci» et «infondé» inscrites dans des textes où l’on ne prend pas la peine de dépeindre avec exactitude ou encore de reprendre tout court les propos tenus par ceux qu’on invalide à coup de massue décorée de fioritures linguistiques. L’émotion traverse toute la recherche et il est important de savoir la reconnaître. Non pour mieux la débusquer et tenter de l’éradiquer (impossible tentative), mais pour atteindre les deux objectifs suivants : améliorer notre discipline intellectuelle en y insufflant plus de transparence, ainsi que faire pénétrer la justice et l’humanisation jusque dans la démarche de production de connaissances. Ceci ne signifie pas que tout type et toute mesure d’émotion doit pouvoir se déployer sans entraves et faire ombrage à la rigueur, mais plutôt qu’on doit savoir l’identifier et la laisser respirer. Tel qu’Iris Marion Young le souligne (2000), toute forme d’émotion n’est pas incompatible avec la réflexion et l’analyse, tandis que l’appel à la rationalité désincarnée est également une forme de rhétorique plus facilement brandie par ceux dont les trajectoires de vie ne sont pas ou peu entachées par la discrimination. Et je soutiens en plus que certaines émotions peuvent donner du carburant à la recherche. La colère, par exemple, peut donner l’énergie de persévérer dans la cueillette de données là où la situation d’injustice qui l’a fait naître aurait pu compromettre nos possibilités mêmes d’évoluer dans le milieu de la recherche ou d’y persister. Le plus important pour maintenir la rigueur intellectuelle est de s’appliquer à être juste. Savoir reconnaître les démonstrations bien étayées de chercheurs avec lesquels nous sommes en désaccord sur d’autres points.

Connaître le contexte d’écriture de l’énumération qui suit

Ici, par contre, nous ne sommes pas dans un article scientifique. Ce texte de format essai a pour but d’ouvrir ou d’alimenter une réflexion sur les rapports de pouvoir, mais aussi de crever l’abcès d’un travail émotif souvent lourd et invisible en énumérant ses diverses facettes. Aux détours de conversations avec d’autres activistes intersexes, dont certains étant investis dans la recherche, j’ai remarqué qu’il nous pesait à tous de mener ce travail. Certains m’ont mentionné frôler la dépression ou avoir dû lutter contre elle – j’en prends la mesure. Cependant, nous n’avons pas encore eu la possibilité de discuter à fond de tout ce qu’implique ce travail, ce qui n’est pas étranger aux conditions sociales que connaissent les personnes intersex(ué)es en général et celles qui s’investissent dans la reconnaissance de leurs droits humains en particulier. J’émets néanmoins l’hypothèse que plusieurs des dimensions que j’énumère sont partagées par d’autres. Alors que d’autres ne le sont pas, étant contextuels au degré d’organisation intersexe d’une région, d’un pays ou d’une sphère linguistique, ainsi qu’aux politiques régionales ou nationales. À noter également, certains des points s’appliquent différemment selon le type d’article qu’on écrit et ce à quoi il se destine. Par exemple, des défis particuliers émergent si l’on tente de répondre à certains arguments médicaux en respectant les critères que les professionnels médicaux aimeraient nous imposer. Sinon, d’autres points que j’énumère sont un peu moins saillants qu’ils ne l’étaient au moment où j’ai écrit une première version de ce texte. Ils seront identifiés par un astérisque. Je les conserve néanmoins parce qu’ils aident à comprendre certains dilemmes pouvant émerger de la production de savoir en contexte de marginalisation.

Finalement, mais non le moindre, cet exercice ne signifie pas que j’estime être dans une position strictement négative ou désavantagée. En d’autres moments, j’ouvrirais volontiers sur les quelques dimensions positives de ce travail, notamment sur ce que donne le fait d’agir plutôt qu’être inactif. Cependant, celles-ci n’évacuent pas la lourdeur et ses défis, qu’il importe de saisir dans leur ensemble complexe.

De la lourdeur d’écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes lorsqu’on est soi-même intersexe

Écrire un article scientifique sur les enjeux intersexes, c’est :

  • Devoir enquêter, débusquer et dénicher les informations sur les pratiques médicales nous concernant dans les recoins d’articles et de congrès médicaux, derrière les portes closes d’accès réservés aux médecins ou celles de frais d’inscription onéreux et de publications payantes hors de portée pour la majorité des personnes intersex(ué)es – si ce n’est inaccessible même dans plusieurs abonnements universitaires[3];
  • Devoir soumettre des requêtes d’accès à l’information pour obtenir le compte des actes médicaux effectués sur les enfants intersexués, car peu de centres hospitaliers les compilent ou les publient[4];
  • Devoir assembler des savoirs critiques auxquels notre cursus ne peut encore donner accès, les enjeux intersexes – particulièrement en français – demeurant largement inconnus, l’intersexuation étant principalement employée comme levier théorique ou politique pour les études féministes et queer, ou considérés comme hautement particularistes et indignes de certains regards disciplinaires[5];
  • Devoir recenser et retracer les voix et perspectives de personnes intersex(ué)es au détour d’articles, de publications alternatives et de blogues, plusieurs s’éteignant avec leur épuisement et certaines avec elles[6];
  • Devoir patauger dans la pathomerde médicale où notre intégrité corporelle est dépeinte comme une maladie, un échec ou une chose qui ne devrait pas exister, où nos vies avec un corps intact sont présumées si invivables qu’on s’emploie envers et contre nos protestations à l’effacer, où les interventions que nous avons subies comme des violences sont amoureusement décrites et parfois photographiées, et où notre consentement pleinement et librement éclairé est ce désagrément autour duquel il faut tergiverser entre vœux pieux et négation de fait[7];
  • Devoir plonger dans l’inconsistance ou la mauvaise foi médicale où l’on persiste et souligne que «désordre», «trouble», «malformation, «anormalité», «aberration», «anomalie», «sévère», «défaillant», «extrême», «trop», «manque», «excès», «surplus», «hyper» ne sont pas des jugements, mais où les gestes qui en découlent démontrent le contraire[8];
  • Devoir constater comment nous sommes des objets de fascination pour certains des professionnels médicaux qui aspirent à déterminer les sources de l’identité, des comportements de genre et de l’orientation sexuelle à travers nous et à travers les interventions non consenties que nous subissons[9];
  • Devoir affronter, encore et encore, l’irresponsabilité médicale qui s’entête à vouloir jeter ses violences et les personnes dont elle a brisé les vies dans les poubelles aseptisées de ses essais et erreurs[10];
  • Devoir endurer la constante minimisation des effets des interventions non consenties et non essentielles à la santé, soit par la superposition du jugement médical sur le bien-être des personnes intersex(ué)es, soit par l’emploi d’euphémismes et de formules minorantes ou subjectifiantes, soit par la relégation d’effets néfastes des interventions non consenties en fin d’énumération de difficultés associées aux vécus des personnes intersex(ué)es, et ce sans leur donner suite[11];
  • Devoir observer le constant «pétage de bretelles» sur la qualité des pratiques exaltées à chaque fois comme «enfin idéales» et «grandement améliorées», de 1955 à aujourd’hui, sans que leur examen ne soit passé par une sélection des indicateurs, une interprétation des données et une détermination des critères d’évaluation sous la gouverne de personnes intersex(ué)es; ou sans que – l’horreur! – des évaluations indépendantes ne soient envisagées[12];
  • Devoir être témoin de ces ponctuelles instances où des journalistes ou collègues décernent titres, reconnaissances et félicitations à un médecin participant à notre pathologisation ou ayant pratiqué des interventions non consenties pour son engagement (humanitaire – le qualificatif est déjà apparu) auprès des personnes misérables que nous serions[13];
  • Devoir sentir sur son cœur, une citation après l’autre, l’acide du mépris médical qui renvoie nos critiques à nos imaginaires, à notre ingratitude, à notre déraisonnabilité, à notre irréalisme ou à notre «refus d’être constructifs» [14];
  • Devoir recevoir la commande de prioriser la prise en soin des sentiments de professionnels médicaux s’opposant à la reconnaissance de nos droits humains sur l’expression de nos aspirations à la justice et de notre colère portées par la violence d’interventions non consenties et attisée par le fait qu’ils se refusent de les prendre au sérieux ; écorcher l’ego médical, semble-t-il, est plus grave entorse que de tailler ou modeler notre corps contre notre gré au scalpel ou aux hormones, plus grave encore que de nous cacher notre passé et d’imposer le silence, plus grave encore que de nous isoler, plus grave encore que de nous soumettre à leurs examens et à leurs photographies objectifiantes, plus grave encore que d’être le spécimen d’une tournée de résidents, plus grave encore que de souffrir des douleurs d’opérations, plus grave encore que nous retirer de la sensibilité sexuelle ou des capacités orgasmiques, plus grave encore que de nous forger un vagin artificiel à un, deux, trois, quatre, cinq ou six ans qui devra être régulièrement dilaté par l’intromission régulière d’une «bougie» par un parent, le plus souvent la mère, plus grave encore que d’être stérilisé et de devoir prendre un cocktail expérimental d’hormones qui n’offriront pas ce que les gonades offrent pour la croissance, plus grave encore que de devoir passer une trop grande partie de son enfance en convalescence, pendant l’école ou les vacances, loin de ses amis; plus grave encore que de se faire mentir sur la nature des interventions subies; plus grave encore que de souffrir d’infections ou de complications d’opérations; plus grave encore que de souffrir des effets négatifs des cocktails approximatifs d’hormones; plus grave encore que de compromettre notre lien de confiance envers nos parents et la médecine; plus grave encore que de compromettre notre parcours scolaire et économique, plus grave encore que de nous laisser nous dépêtrer avec les traumas sévères et les effets d’agressions à caractère sexuel; plus grave encore que notre difficulté à entrer en relation de couple ou à vivre de la sexualité; plus grave encore que d’être dépossédés de son corps; plus grave encore que de ne pas avoir la possibilité de grandir avec son corps, de se posséder et de prendre ses propres décisions; plus grave encore que les violations de nos droits humains à l’intégrité physique, à l’autodétermination et à la dignité[15];
  • Devoir subir l’invalidation d’être constamment rabattus contre une supposée majorité satisfaite qui ne s’est jamais manifestée, ni dans les débats animés des médias sociaux, ni dans les commentaires de blogues et d’articles en ligne, ni dans les lettres d’opinion, ni auprès de journalistes et de chercheurs. Si des personnes intersexuées estimaient que les interventions non consenties qu’elles ont subies étaient nécessaires à leur bien-être, elles se seraient alarmées des démarches politiques intersexes visant à les faire interdire et auraient déployé des efforts pour faire connaître leur position;
  • Devoir subir l’infantilisation d’être évoqués mais jamais cités, nos argumentaires et nos écrits – mêmes savants – se limitant à de la vulgaire littérature grise indigne de réponses[16];
  • Devoir encaisser les raccourcis qu’ils effectuent lorsqu’ils dépeignent trop brièvement nos positions, alors même que nos perspectives, que nous n’avons pas le luxe de construire sans nous appuyer sur leur littérature, leurs propos et leurs pratiques sont plus rapidement qualifiées de raccourcis[17];
  • Devoir endurer l’aisance avec laquelle ils se drapent d’objectivité alors qu’ils frayent volontiers dans le verbe enflammé et chargé lorsqu’ils nous évoquent dans leurs articles médicaux. À titre d’exemple :
    • span>Pour une bonne partie de la dernière décennie, les personnes à qui l’on réclame des conseils dans la prise en charge des enfants nés avec des organes génitaux ambigus ont été assaillies par des militants en faveur des droits des patients qui affirment de façon virulente que la génitoplastie féminisante est une procédure mutilante. (…) En conséquence, nous nous trouvons aujourd’hui dans un état de quasi-paralysie thérapeutique, qui ne rend aucun service aux nombreux parents qui demandent que l’on fasse quelque chose afin de normaliser l’apparence des organes génitaux de leur enfant. (Aaronson, 2004, p.1619) [traduction libre, les emphases sont les nôtres]
  • Devoir constater qu’ils se contentent souvent de très brefs articles de quatre à six pages où ils peuvent exposer leurs idées sans avoir à réfléchir à leurs ancrages et démontrer leur pertinence – et que ceci reflète le fardeau inégal de la preuve où certaines disciplines sont considérées d’office comme «neutres» et «objectives» et ainsi en position d’énoncer le «vrai» sans être tenus d’examiner leurs aprioris;
  • Devoir s’interroger sur le sens et la sincérité d’«aveux» récents prononcés du bout des lèvres et accompagnés aussitôt d’une réaffirmation de l’excellence des techniques;
  • Devoir essuyer cette déclaration faussement anodine déposée en fin de textes médicaux : «Conflict of interest : none» [Conflit d’intérêts : aucun], quand ces professionnels médicaux savent que plusieurs personnes intersexes ont manifesté leur désir de les poursuivre ou l’ont tenté, les exposant ainsi à des pertes monétaires. Ou quand ils savent que leurs pratiques sont l’objet de critiques et de condamnation de la part d’organisations des droits humains ou d’organes conventionnels relatifs aux droits de l’homme de l’ONU, ce qui remet en question leur investissement de carrière, le prestige qu’ils en retirent, ainsi qu’une partie de leurs revenus[18];
  • Devoir assister à leurs remontrances récentes à l’endroit de spécialistes et de commissaires de droits humains, à qui ils reprochent d’être influencés par un lobby ou de ne pas être bien informés sur «l’amélioration des techniques»[19];
  • Devoir lire le tout avec l’empreinte des blessures sur notre corps, avec le trauma de l’agression à caractère sexuel que représentent les interventions non consenties, et avec la conscience d’une perte définitive;
  • Devoir lire le tout sans posséder toute notre histoire, certains dossiers médicaux ayant été détruits;
  • Devoir lire le tout en contexte de vide empathique, notre société n’étant dans l’ensemble pas encore informée de notre existence, encore moins informée des traitements que les personnes intersex(ué)es subissent, encore moins convaincue qu’il s’agisse de violations de droits humains (les mutilations génitales, c’est pour l’Afrique ou les Musulmans, «notre» médecine est trop bonne et avancée – et comment laisser un enfant vivre sans sexe et subir le rejet, après tout), encore moins informée des effets qu’ils entraînent, ou sinon prompte à changer de sujet et à «oublier» ou minimiser consciemment ou inconsciemment l’injustice même lorsqu’on la reconnaît, devant l’inconfort et la dissonance qu’elle cause;
  • Devoir encaisser cette charge d’émotions sans pouvoir se tourner vers des ressources psychosociales appropriées, puisqu’elles n’existent même pas encore;
  • *Devoir écrire en sachant que des besoins criants de soutien psychosocial existent parmi les personnes intersex(ué)es, que personne ne travaille actuellement à la mise sur pied de formations et de ressources formelles adaptées, et que nous sommes présentement une des seules personnes qui pourrait y contribuer[20];
  • Devoir écrire en sachant qu’ici et maintenant, des personnes intersex(ué)es vivent de la détresse et que nous pourrions les aider en leur donnant un coup de fil;
  • Devoir écrire en sachant qu’au-delà de la poignée d’activistes dont nous faisons partie – ou même en son sein – certaines personnes sont trop vulnérables ou épuisées pour s’impliquer, que certaines sont dans une position de grande marginalité, que d’autres sont mortes de maladies causées par les traitements, ou ont mis fin à leurs jours;
  • Devoir écrire en sachant que notre premier objectif est de mettre fin aux modifications de sexe non consenties et en se demandant si notre article est vraiment le meilleur moyen d’y arriver;
  • Devoir écrire en voyant quelques possibilités de mobilisation politique pour forcer les médecins à abandonner les mutilations génitales intersexes, mais en ayant à peine de temps et d’énergie pour s’investir;
  • Devoir écrire et intervenir pour épauler et guider les efforts de personnes solidaires qui commencent à se familiariser avec les enjeux intersexes;
  • *Devoir écrire en sachant qu’il n’existe aucun groupe intersexe avec un financement de fonctionnement qui permet de mobiliser des ressources matérielles et du temps significatifs[21];
  • *Devoir écrire en se faisant interrompre par quelconque irruption de conflits entre personnes intersexes, et pour lesquels notre position d’activiste «presque seule» désirant entreprendre du travail collectif et collaboratif nous contraint fortement à investir temps et énergie dans de la «limitation de dégâts»;
  • Devoir écrire en se faisant interrompre par quelconque appropriation des enjeux intersexes, qui nous contraint fortement à investir temps et énergie dans du travail de sensibilisation[22];
  • Devoir écrire en se faisant interrompre par quelconque requête de journaliste qui n’en a que pour le discours médical ou qui nous présente comme deux parties s’adressant la parole sur un même pied d’égalité et partageant dans une égale mesure la responsabilité de nos «entêtements»;
  • Devoir écrire en sachant que nous sommes d’office invalidées par la médecine pour notre activisme, pour nos émotions et pour le nombre limité de personnes impliquées, alors que nous portons au cœur la colère de savoir la douleur de toutes ces autres personnes intersex(ué)es non impliquées que nous avons croisées sur notre route et que nous savons trop vulnérables, trop à risques d’une exposition publique ou non disposées à l’engagement social pour être à nos côtés;
  • Devoir trouver les mots pour comprendre notre expérience, tandis que nous avons été surdéterminés par la médecine et isolés les uns des autres[23];
  • Devoir produire des connaissances considérées comme crédibles, soit des études de suivi quantitatives à long terme et à grande échelle, en sachant qu’il nous est impossible de satisfaire l’exigence de fournir des données probantes, les médecins contrôlant l’accès aux dossiers médicaux et la prise de contact de personnes intersexes sur la base de ces dossiers étant non éthique (i.e. pratique du secret dans la prise en charge intersexe et autres dimensions compliquées);
  • Devoir satisfaire l’exigence de produire des études de suivi quantitatives à long terme et à grande échelle, en sachant que même si nous disposions des données probantes, les professionnels médicaux s’investissant dans la prise en charge intersexe nous reformuleraient ce qu’ils nous disent actuellement : «mais nos pratiques ont changé», ou plus précisément «Merci, votre étude de suivi est bien belle, mais les pratiques que vos répondants ont connu ne sont pas les mêmes que celles que nous appliquons aujourd’hui»;
  • Devoir hériter de la responsabilité de démontrer que les interventions non consenties endommagent les personnes intersex(ué)es, alors que les professionnels médicaux se sont accordé et s’accordent toujours le privilège de les déployer et de les remanier sans avoir reçu de commande de la communauté des personnes intersex(ué)es à le faire, de même que sans avoir fait la démonstration préalable qu’elles étaient nécessaires;
  • Devoir se soumettre aux critères d’évaluation non spécifiés des professionnels médicaux à partir desquels ils reconnaîtraient que les pratiques non consenties doivent être abandonnées[24]. Est-ce 25%, 50% +1, 66%, une totalité, le mystère demeure entier et l’ambiguïté un excellent instrument de domination;
  • Devoir faire la démonstration impossible que les personnes demeurées intactes sont en grand nombre davantage épanouies que celles ayant subi des interventions non  consenties comme condition préalable à l’arrêt des interventions non consenties systématiques – alors que cet arrêt serait nécessaire pour produire le «grand nombre» requis pour la démonstration;
  • Devoir composer avec l’injustice d’une attribution inégale du fardeau de la preuve, le juridique se déférant à l’autorité médicale, l’autorité médicale ne déférant qu’à elle-même et à ses «pratiques standard», et les autorités juridique comme médicale considérant légitime que l’institution médicale puisse instaurer des pratiques sans faire la démonstration préalable de leur nécessité, renvoyant cependant aux personnes intersex(ué)es la responsabilité de leur prouver la légitimité de leurs aspirations en s’acquittant du fardeau de démontrer la désirabilité de l’arrêt des interventions non  consenties. Chercheurs, acteurs des médias et représentants politiques se feront parfois le relais de cette exigence inégale, puisque cette «expérimentation»-là semble plus grave et préoccupante que celle qui est déjà entreprise par la médecine[25];
  • Devoir produire des connaissances à un rythme moins rapide que celui des médecins, qui jouissent du confort d’un corps intact et non problématisé, de la présomption à l’objectivité, de même que d’équipes et de financement de plusieurs milliers voire quelques millions de dollars;
  • Devoir produire des connaissances tiraillés entre le doute et le sentiment d’urgence, sachant les nouvelles rhétoriques médicales plus difficiles à percer pour des observateurs non avertis, mais sachant surtout l’existence et le développement de procédés permettant la détection de formes d’intersexuation chez le fœtus, ainsi que de pratiques d’effacement de cette différence ou d’avortements sélectifs;
  • Devoir soumettre des réflexions sur l’intersexuation dans un nombre limité de pages en sachant qu’elles ne seront pas intelligibles pour la grande majorité des personnes qui le liront. Arriver au cœur du sujet nécessite non seulement d’exposer ce en quoi consiste l’intersexuation (et de s’assurer qu’elle ne soit pas confondue avec les réalités trans), de relater les traitements subis par les personnes intersex(ué)es, de présenter leurs effets et les enjeux vécus par ces personnes, d’introduire les perspectives, mobilisations et revendications intersexes, mais également de le faire en sachant que nous devons composer avec l’incrédulité sur tous ces plans et l’impossibilité de répondre en quelques phrases à toutes les objections, à l’incrédulité et aux chocs de paradigmes qui émergent à leur suite : «Quoi, l’intersexuation ne peut exister!», «Quoi?, la médecine ne peut avoir de telles pratiques!», «Quoi?, la médecine doit sûrement être justifiée!», «Quoi? Mais ces corps sont évidemment pathologiques!», «Quoi? Mais une personne ‘comme ça’ doit sûrement désirer qu’on modifie son corps le plus tôt possible pour qu’elle soit normale et puisse avoir une identité homme ou femme!», «Quoi? Mais les médecins disent qu’ils ont arrêté ou que leurs techniques sont désormais à point!», «Mais voyons, les médecins sont professionnels et ne peuvent faire preuve de mépris envers les personnes intersex(ué)es qui émettent publiquement des critiques – encore moins être nombreux à le faire!». Soumettre une analyse des enjeux intersexes dans un espace restreint de 12 à 15 pages pour répondre à la grande pauvreté de connaissances sociales sur le sujet est déjà très ardu, surmonter l’incrédulité et les chocs de paradigmes en ces quelques pages est une impossibilité ferme;
  • Devoir défendre l’autodétermination à partir d’un discours scientifique, alors que celui-ci ne s’est pas encore acquitté de retours réflexifs nécessaires sur l’économie de ses attributions inégales d’autodétermination. Selon quels repères et principes estime-t-on satisfaisante la démonstration de la légitimité de l’autodétermination des femmes, des personnes racisées, pauvres, colonisées, non hétérosexuelles, trans ou intersex(ué)es, tandis que le discours scientifique n’a jamais exigé un tel exercice pour les hommes, les personnes blanches, de classe moyenne ou riche, issues de métropoles, hétérosexuelles, cis ou endosexes? Selon quels repères et principes considère-t-on l’autodétermination des hommes, des personnes personnes blanches, de classe moyenne ou riche, issues de métropoles, hétérosexuelles, cis ou endosexes comme apolitique, mais celles des groupes marginalisés comme chargé et politique? Quels critères permettraient d’établir «scientifiquement» la légitimité de l’autodétermination? Que traduiraient ces critères? Exigeraient-ils de s’en remettre au jugement «neutre» de chercheurs appartenant aux membres de groupes sociaux dominants? Et par quel processus estimerait-on leur jugement comme plus adéquat,  «neutre» ou «extérieur»? Si cet apriori est présent, que recèle-t-il sur notre vision des groupes sociaux marginalisés? Si l’autodétermination doit se soumettre à l’épreuve de «la science», cette science-là est-elle compatible avec les droits humains?
  • Devoir soumettre des réflexions sur l’intersexuation en sachant que le milieu universitaire a des attentes d’instrumentalisation. Les sujets ne sont pertinents qu’en tant qu’objets utiles à l’approfondissement de théories ou de concepts, bref qu’en tant que supports à la masturbation intellectuelle ou à des questions concernant des groupes sociaux considérés comme suffisamment importants ou humains pour en être les bénéficiaires[26];
  • Devoir appréhender les réactions de collègues qui pourraient s’interroger sur la raisonnabilité d’entreprendre des recherches sur un sujet que l’on tient si près du cœur, et pour lequel nos émotions sont encore crues, faute d’avoir pu être apaisées;
  • Devoir anticiper les réactions à l’égard de la mise à nu symbolique que constitue un coming out intersexe, pourtant nécessaire si nous voulons exister comme humains dotés de parole et non comme concepts à manipuler;
  • Devoir naviguer la «mise à nu» sur un plan personnel, professionnel et social sans avoir de cartographie préalable, improvisant un équilibrisme délicat entre un partage d’informations pouvant porter flanc au voyeurisme et un recours aux euphémismes ou aux silences pouvant alimenter le tabou;
  • Se savoir, à titre de professeure, en position nettement plus avantagée et privilégiée que la plupart des personnes intersex(ué)es et activistes intersexes qui ont à composer avec une invalidation et une décrédibilisation plus prononcée que la sienne – ou qui se trouvent dans des positions économiques précaires;
  • Devoir vivre quelques bouffées de doute occasionnel où nous nous demandons si nous sommes bien réels, si nous nous sommes imaginés toute cette histoire et allons simplement nous réveiller dans une vie non intersexe de femme ou d’homme «standards», ou si nous faisons une montagne avec quelques bagatelles, parce que nous serions véritablement les monstres et les ratés que la médecine dépeint en des termes pernicieux et méritons les traitements subis[27].

 

Autrement dit:

  • Être forcés d’être en lutte contre l’institution médicale avec comme outils des concepts inachevés, des corps grevés et une passion brûlante qui menace de nous consumer;
  • Connaître peu de repos et d’insouciance dans un monde d’indifférence à l’égard du sort des personnes intersex(ué)es;
  • Ne pas pouvoir, tel que Mauro Cabral l’a si bien énoncé, faire la poésie et la philosophie intersexe[28].

 

Whoa, chargé tout ça?

 

Des notes pour étayer et soutenir certains points :


[1] J’entends «dominant» comme dérivant du concept de domination défini par Iris Marion Young (1990, 2000) : «Des personnes vivent au sein de structures de domination si d’autres personnes ou groupes peuvent déterminer, sans réciprocité, les conditions de leurs actions et ce soit directement ou par vertu des conséquences structurelles de leurs actions» (2000, p. 32). Alors que le sens commun associe la domination et l’oppression à des situations extrêmes ou les fait découler de figures tyranniques et de pratiques individuelles conscientes, l’utilisation de ces concepts par des théoricien·ne·s comme Young (1990, 2000) ou par divers mouvements sociaux renvoie plutôt à des effets de structures.

[2] L’amalgame «personne intersex(ué)e vise à inclure deux positionnements rapprochés, soit les personnes intersexuées et intersexes. Le premier terme, plus inclusif : «désigne l’ensemble des personnes qui dérogent aux figures développementales normatives « mâle » et « femelle » créées par la médecine, et susceptibles d’être « corrigées » par celle-ci durant la tendre enfance ou à l’adolescence» (adapté de Bastien Charlebois, 2014, p. 237). L’expression «personnes intersexes», quant à elle : «désigne les personnes intersexuées ayant conscience de faire partie d’une groupe de personnes ayant subi la même invalidation médicale, adoptant une vision positive et non-pathologisante de leur corps et affirmant une identité politique.». Le terme «endosexe», proposé par Cary Gabriel Costello, désigne les personnes dont le développement sexuel est considéré normal par la médecine et la société.

Au sujet des investissements émotifs et craintes de personnes appartenant à des groupes dominants, la lecture de nombreux éditoriaux, lettres aux journaux, essais et travaux d’hommes ou de personnes hétérosexuelles s’opposant respectivement à l’égalité économique des femmes et symbolique des personnes non hétérosexuelles nous permet néanmoins de les apercevoir. Je pourrais faire quelques investigations pour retrouver quelques sources et données sur le sujet, mais les conditions structurelles s’exerçant sur la recherche intersexe prévalent également ici. Bref, je n’y investirai pas de temps.

[3] Bien que les conférences organisées par des organismes communautaires ou des associations puissent être également onéreuses pour les personnes n’étant pas financées, les informations qu’elles rassemblent et produisent sont très souvent rendues publiques et accessibles par la suite. Mais surtout, les acteurs qui s’y rendent ne peuvent imposer aucune décision sur l’intégrité physique des personnes intersex(ué)es et exercent moins de contrainte sur leur autodétermination et trajectoire de vie que les professionnels médicaux. Certaines personnes intersex(ué)es peuvent être en désaccord avec les orientations politiques d’autres personnes et groupes intersexes, mais ne peuvent leur reprocher d’avoir le bras plus long que celui de la médecine qui détermine toujours les protocoles, avec la bénédiction de la sphère juridique qui s’en remet à elle pour déterminer les pratiques standard.

Sur le plan des articles scientifiques, on peut également reprocher à des articles des sciences sociales de ne pas toujours être gratuits et accessibles, mais ils le sont davantage que ceux de la sphère médicale. Qui plus est, il est plus facile de se passer des articles des sciences sociales que celles du milieu médical puisque c’est ce milieu qui a davantage d’ascendance sur le vécu des personnes intersexuées, et puisque plusieurs des réflexions développées dans les sciences sociales ont pris racine dans les mouvements sociaux et y circulent à nouveau.

Finalement, devoir débourser vingt à trente dollars pour un article peut sembler une maigre somme, mais il faut avoir à l’esprit que l’obtention d’un seul article est très loin de suffire à la compréhension des enjeux autour des droits humains des personnes intersex(ué)es. Les activistes intersexes devant répondre aux demandes de précision et aux doutes des décideurs politiques ou des organisations des droits humains se voient dans l’obligation d’avoir accès à un très grand nombre d’articles médicaux.

[4] Évoquer les requêtes d’accès à l’information peut choquer. Malheureusement, elles s’avèrent nécessaires. À différentes reprises, des professionnels médicaux vont affirmer qu’ils «ne font plus» ou «presque plus» certaines interventions. Pourtant, divers indices pointent vers le contraire. Par exemple, le fait qu’ils insistent sur l’idée que certaines formes d’intersexuation n’en sont pas ou celui qu’ils justifient toujours des interventions en bas-âge comme étant nécessaires. Nous entendons de plus toujours des témoignages de parents de nouveau-nés relatant l’encouragement à procéder à des interventions non consenties sur leur enfant pour faire conformer son corps aux normes.

span>En procédant à des requêtes d’accès, il est possible d’avoir des données plus précises – et exactes – sur la conduite d’interventions non consenties. Ceci est d’ailleurs arrivé lors de l’audience de la Commission des droits humains de la ville et du comté de San Francisco (2005). Le Dr. Laurence S. Baskin, dans son témoignage, a affirmé que seule une intervention non consentie par année était pratiquée en moyenne sur un enfant intersexué au Centre médical de l’Université de Californie à San Francisco. Cependant, les chiffres obtenus suite à la requête d’accès à l’information de la Commission étaient plus élevés. De 2000 à 2003, non pas 4, mais un total de 315 interventions avaient eu lieu (de María Arana, Human rights commission of the city and county of San Francisco, 2005, p. 52-53):

De la lourdeur d’écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes lorsqu’on est soi-même intersexe
De la lourdeur d’écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes lorsqu’on est soi-même intersexe

[5] L’instrumentalisation de l’intersexuation pour d’autres objectifs politiques ou pour des réflexions fondamentales sur le genre fait l’objet de nombreuses critiques de la part de personnes intersex(ué)es (Holmes, 2008; Koyama et Weasel, 2002; Cabral [Moreno], 2004). Jusque tout récemment, dans la francophonie, la plupart des personnes non-intersexes écrivant sur l’intersexuation l’abordent de façon pathologisante ou l’utilisent pour des réflexions féministes et queer. Chez ces dernières, on ne se contente alors très souvent que d’une très brève mention de passage aux luttes intersexes. Nous saluons cependant les travaux émergents qui s’en démarquent, notamment Gosselin (2011, 2012), Kraus et al. (2008), Lasaygues (2015) et Raz (2016).

[6] Nous savons que certaines personnes intersex(ué)es se sont donné la mort. Qu’il s’agisse de personnes que nous connaissons, ou de personnes que d’autres personnes intersexuées de notre entourage ont connues. Les conséquences néfastes des interventions non consenties et de tous les autres traitements et prescriptions les entourant sont souvent au centre des motivations, sinon constituent un facteur important. Cependant, la mort des personnes intersex(ué)es passe encore inaperçue, comparativement aux morts de personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles queers ou trans. Nous soupçonnons l’oeuvre d’un ensemble de raisons structurelles, tel que l’intériorisation de la honte inculquée par la pathologisation («Je ne mérite pas de vivre, je suis un monstre»), l’invisibilité ou la très faible visibilité qui fait en sorte qu’il est difficile pour bien des personnes intersexuées de faire sens de leur vécu et de sentir qu’il est possible de remettre en question les traitements subis, l’isolement, le stigma qui insuffle la crainte de parler de sa différence, la distance numérique avec d’autres personnes intersex(ué)es, l’absence d’une culture de la dénonciation des traitements subis par désir de publicisation de lettres de suicide, la faiblesse des structures associatives intersexes qui ne peuvent s’en faire le relai et les publiciser.

[7] Oui oui, pathomerde. Il y a de ces expériences qui requièrent des expressions cathartiques, et c’en est une. La littérature médicale nous lance au visage non seulement l’infériorité de nos corps, mais aussi ce que les professionnels médicaux sont disposés à leur faire. Ceci ne signifie pas que nous la qualifions comme telle lorsque nous la citons ou que nous prenons des raccourcis pour analyser les arguments médicaux, mais il y a quelques moments où nous devons la décrire entre nous de cette façon. Pathomerde, Pathoscheiβe, pathomierda, pathoshit, paiteochac ou quelconque variation de langage qui nous sied fait le travail. Je dois à des personnes intersexes allemandes qui me sont chères le premier contact avec cet outil cathartique qui permet de sourire là où plombe la déprime.

Mais pathomerde, vraiment? Si ça vous choque, questionnez-vous. Pour quelle raison? Verriez-vous un problème si, en tant que femme, vous étiez plongée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle au moment où vous étiez sous l’autorité de votre père ou de votre mari et qu’on vous refusait la capacité de transformer ces conditions par le biais de l’obtention du droit de vote, et n’aviez comme littérature sur le sujet que des avis de docteurs, philosophes, journalistes vous réduisant à une sous-personne incapable en raison de votre «biologie»? Ou, en tant que personne non hétérosexuelle, vous vous retrouviez à l’époque où l’homosexualité était considérée à la fois comme un péché, une maladie et un crime, et aviez à vous soumettre à la littérature médicale et psychiatrique produite sur vous? Pourtant, à chacun de ces moments, la médecine, la science et le droit se considéraient comme très évolués. Il ne suffit pas de se penser ouvert pour faire la démonstration d’une ouverture aboutie, si une telle chose est possible. Il est important de se tenir informé, y compris des perspectives et analyses de membres de groupes opprimés. Plusieurs chercheurs intersexes et solidaires ont relevé les aprioris hétérosexistes et capacitistes sur lesquels repose la pathologisation de l’intersexuation. Et si le doute persiste encore sur la pertinence d’employer «pathomerde» pour ventiler, questionnez-vous sur le processus par lequel vous en venez à cette disposition. Qu’est-ce qui vous fait estimer détenir suffisamment d’informations pour établir la gravité du langage? 

Alors oui pathomerde, vraiment. Jusqu’à ce que les droits humains des personnes intersex(ué)es au respect de leur intégrité physique et de leur autodétermination soit reconnu. Jusqu’à ce qu’aucun enfant n’ait à passer dans la machine. Jusqu’à ce qu’il y ait réparation pour les torts causés. Là, il sera possible d’avoir un sourire en coin en lisant les propos de professionnels médicaux et de hocher la tête en faisant des «tsut-tsut».

Par tergiversation «entre vœux pieux et négation de fait» autour du consentement des enfants, j’entends le fait que plusieurs professionnels médicaux se font fort de «souhaiter» le consentement des enfants, mais l’invalident aussitôt par un «autant que possible» et par la priorisation des décisions parentales. De plus, ils ne démontrent aucune sensibilité au fait que le consentement ne peut être libre et éclairé lorsque l’enfant est placé devant une suggestion émise par des personnes en position d’autorité (qui plus est un médecin, ciboire), qui présentent son corps comme une pathologie (et s’entêtent à le faire, en ce qui concerne les médecins, qui sont bien au fait de la critique intersexe de ce cadre).  

[8] Voici quelques exemples additionnels de jugements portés sur les corps des personnes intersex(ué)es, en anglais (les emphases sont les miennes):

Gross, Robert, Judson Randolph, and John F. Crigler Jr. (1966). «Clitoridectomy for sexual abnormalities: Indications and technique». Surgery (February 1966), p. 300

The excision of a hypertrophied clitoris is to be preferred over allowing a disfiguring and embarrassing phallic structure to remain.

Randolph, Judson G. et Wellington Hung. (1970). «Reduction clitoroplasty in females with hypertrophied clitoris». Journal of Pediatric Surgery, vol. 5, n. 2, p. 230

[Another surgeon] has suggested… total elimination of the offending shaft of the clitoris

The clitoris is not essential for adequate sexual function and sexual gratification… but its preservation would seem to be desirable if achieved while maintaining satisfactory appearance and function… Yet the clitoris clearly has a relation to erotic stimulation and to sexual gratification and its presence is desirable, even in patients with intersexed anomalies if that presence does not interfere with cosmetic, psychological, social and sexual adjustment

Randolph, Judson, Wellington Hung, and Mary Colaianni Rathlev. (1981). «Clitoroplasty for females born with ambiguous genitalia: a long-term study of 37 patients». Journal of Pediatric Surgery, vol. 16, n. 6, p. 882-887.

The anatomic derangements [were] surgically corrected… Surgical techniques… remedy the deformed external genitals… [E]ven patients who suffered from major clitoral overgrowth have responded well… [P]atients born with obtrusive clitoromegaly have been encountered… [N]ine females had persistent phallic enlargement that was embarrassing or offensive and incompatible with satisfactory feminine presentation or adjustment. [After] surgery no prepubertal girl … described troublesome or painful erections.

Allen, Lawrence E., B. E. Hardy, and B. M. Churchill. (1982). «The surgical management of the enlarged clitoris». The Journal of Urology, 128, p. 352.

[A particular surgical technique] can be included as part of the procedure when the size of the glans is challenging to a feminine cosmetic result

Kogan, Stanley J., Paul Smey, and Selwyn B. Levitt. (1983). «Subtunical tonal reduction clitoroplasty: a safe modification of existing techniques». The Journal of Urology, 130, p. 748

Failure to [reduce the glans and shaft] will leave a button of unsightly tissue.

Newman, Kurt, Judson Randolph, and Kathryn Anderson. (1992). «The surgical management of infants and children with ambiguous genitalia». Annals of Surgery, vol. 215, n. 6, p. 651

Female babies born with an ungainly masculine enlargement of the clitoris evoke grave concern in their parents… [The new clitoroplasty technique] allow[s] erection without cosmetic offense.

a boy with this insignificant organ . . . doomed to life without a penis

the most heartbreaking maladjustment attends those patients who have been raised as males in the vain hope that the penis will grow

[9] Sandberg et Mazur (2014) présentent ainsi cet intérêt, que nous retrouvons chez plusieurs auteurs travaillant de pair avec des équipes médicales investies dans la prise en charge intersexe :

«Development of persons with DSD has also drawn the attention of researchers interested in the influence of atypical sex hormone exposure during steroid-sensitive periods of brain development (Berenbaum, Duck & Bryk, 2000; Collaer & Hines, 1995; Hines, Brook, & Conway, 2004). This interest represents an extension, to humans, of animal experiments demonstrating that sex hormones present during sensitive periods of brain development are responsible for sex differences in behavior across a wide range of mammalian species (Hines, 2011). In this context, researchers adopted DSD as a model for testing hormonal hypotheses related to the infl uence of early androgen exposure on behaviors exhibiting sex-related variability in humans, in particular psychosexual differentiation (i.e., gender identity, gender role, and sexual orientation) and sex differences in neurocognitive function. This approach is nowhere more clearly illustrated than in the study of girls and women with congenital adrenal hyperplasia (CAH) resulting from 21-hydroxylase deficiency (Speiser & White, 2003)» (p. 94).

Ce travail de pair est plus qu’une observation, mais une participation aux prises de décision dans la prise en charge et dans l’orientation des traitements. La conduite d’études «à travers la prise en charge» réfère au fait que c’est par son entremise que des populations captives sont produites et rendues disponibles aux chercheurs testant leurs théories sur l’identité de genre, les comportements de genre et l’orientation sexuelle. Considérant que bon nombre de personnes intersex(ué)es ayant subi des examens et des interventions non consenties dans l’enfance témoignent des conséquences physiques, psychiques et psychosociales négatives de celle-ci, l’éthique de ce type de recherche m’apparaît viciée. Nous savons par ailleurs qu’à partir des constats de comportements atypiques chez les personnes 46,XX diagnostiquées CAH, des interventions médicales prénatales ont été développées par certains de ces professionnels de la prise en charge intersexe pour conformer le fœtus et le futur enfant aux normes de genre et d’hétérosexualité (Dreger et al., 2012). Ces traitements, effectués par le biais de prescription de dexaméthasone à la personne enceinte, leur permet d’examiner des hypothèses sur l’influence des androgènes prénatales sur le comportement et l’orientation sexuelle futurs de l’enfant.

[10] Cette expression peut être difficile à comprendre pour des personnes qui ne sont pas intersex(ué)es. Elle fait simplement référence au fait que les professionnels médicaux interviewés par des journalistes ou écrivant des lettres collectives vont souvent affecter de la compréhension pour les personnes intersex(ué)es «agées» qui prennent la parole en public et qui auraient souffert «d’anciennes techniques» qui n’auraient plus cours. Cependant, ils affirmeront un peu plus loin que ces personnes ne peuvent les critiquer et que leurs revendications sont caduques, puisque les techniques ne seraient plus les mêmes. Ces professionnels les compareront même fréquemment avec une majorité silencieuse satisfaite qui ne se plaint pas ou «ne se vante pas en public», elle, en plus de qualifier négativement les connaissances et les sensibilités des personnes qui formulent les critiques publiques  («elles ne savent pas de quoi elles parlent», «elles sont radicales», «elles sont utopistes», «elles sont égocentriques», etc.). Voyez ici un exemple de ce processus rhétorique, de la bouche des Dre. Anne-Marie Houle et Cheri Deal :

L’urologue Anne-Marie Houle et l’endocrinologue Cheri Deal, du CHU de Sainte-Justine, connaissent cette position [la condamnation par le Rapporteur spécial de la torture de l’ONU, en 2013, des chirurgies non-consensuelles sur les enfants intersexes] mais ne s’en émeuvent pas.  »Oui, des opérations épouvantables ont été pratiquées dans le passé, occasionnant de graves complications et une perte de sensibilité, mais on ne fait plus les choses de la même manière », jurent-elles. À leurs oreilles, les revendications des militants intersexes, qu’elles entendent depuis 20 ans, sonnent  »égocentriques ».  »Ils ne pensent pas à la détresse des familles », dit la Dr. Houle.

(…)

Et si on se trompe? Si l’enfant, par exemple, se sent fille, alors qu’on en a fait un garçon?  »On pratique un changement de sexe », tranche la Dre Deal. Toutes deux assurent que la plupart de leurs patients opérés très tôt  »sont super satisfaits et ont des amoureux. Mais ils ne vont pas se vanter sur la place publique. Ce sont ceux qui ont mal vécu les choses qu’on entend le plus ». (Tremblay, 2014, mon emphase)

Au cœur de cette dynamique se trouve la prérogative médicale d’instituer des pratiques sans faire la démonstration préalable de leur nécessité – tout particulièrement lorsque ceci concerne les enfants intersexués. Aussi étonnant que ceci puisse paraître, elle n’a pas à soumettre ses protocoles à des examens extérieurs, tandis qu’elle détermine par elle-même l’éthique qui la guide. Le juridique en défère donc à cette institution pour établir les pratiques standards et s’autoréguler. Résultat, on ne peut reprocher à la médecine d’avoir erré, puisqu’elle peut affirmer qu’elle a agi au meilleur de sa connaissance (et sa connaissance, comme on et elle le sait bien, vaut mieux que celles des personnes concernées). Pas plus qu’on ne peut lui exiger réparation pour les torts qu’elle a causés en «pensant bien faire». Par exemple, le Dr. Grumbach affirme, lors d’une entrevue:

Because so much has changed, clinicians who have built careers on treating intersexuals advise against judging past events through « year 2000 » glasses. « We look through the retrospectoscope and say, ‘My God! How did we do that?' » says Mel Grumbach, a pediatric endocrinologist who was a fellow at Hopkins in the early 1950s and is now a professor emeritus at the University of California at San Francisco. « It’s not fair. A lot has changed since then. We must learn from the advances that have been made rather than point fingers.«  (Hendricks, 2000, mon emphase)

Par conséquent, les personnes intersex(ué)es ne peuvent exercer dans l’enfance de consentement pleinement et librement éclairé sur les interventions qu’elles subissent, pas plus qu’elles ne peuvent, une fois rendues à l’âge adulte, se prononcer sur les protocoles – à moins de prendre des gants archi-blancs ainsi que toutes les précautions possibles pour ne pas heurter l’ego médical, et surtout à moins de ne jamais évoquer les droits humains et de demander leur respect. Les personnes intersex(ué)es sont donc appelées à se taire et à se résigner à avoir été des essais et des erreurs dans la courbe d’apprentissage médicale. Se contraindre ou être poussé vers le silence ne devient rien d’autre que d’être lancé dans les poubelles médicales. À cette violence s’ajoute la mesure des véritables dispositions des professionnels médicaux s’investissant dans la prise en charge intersexe. Les professions de compréhension s’avèrent affectées et non sincères, ajoutant l’insulte à l’injure. 

[11] Par «superposition du jugement médical sur le bien-être des personnes intersex(ué)es», j’entends le fait que les professionnels médicaux ont souvent présumé pouvoir cerner comment les personnes intersex(ué)es qu’elles ont pris en charge répondent aux interventions non consenties. Soit par le biais de leur silence, soit par celui de déductions : une personne qui maintient l’identité assignée et se marie avec une personne de «l’autre sexe» que celui fabriqué représente un résultat positif et doit forcément ne pas avoir de problème avec ces interventions (Karkazis, 2008). À ceci s’ajoute la façon dont les rares études de suivi ont été effectuées, soit par le contrôle sur la détermination des indicateurs, la qualification du matériau et son analyse. Par exemple, les médecins ont souvent jugé par eux-mêmes les résultats cosmétiques, et ce, immédiatement après les opérations. Si des équipes récentes tentent de mener de nouvelles études de suivi d’ampleur, elles posent toujours le problème du conflit d’intérêt des chercheurs qui se trouvent à évaluer leur propre pratique, ainsi que celui de l’insensibilité au rapport de pouvoir dans lequel ils se trouvent et la façon dont celui-ci peut orienter des résultats. À titre d’exemple, le témoignage de Walcut (1995/1996):

Occasionnally she [la psychologique médicale participant à l’étude de suivi] would tell me, ‘we want to know what you’re experiencing, what you’re feeling’. But there just wasn’t a space there to talk about these kinds of things. She’s talking about ‘when you get married…’ I guess I could talk with these counselors more than anybody else, but I just couldn’t open up. I was sometimes suicidally depressed, especially with the hormone pills, but I just answered ‘fine’, when they asked how I was. (p. 11)

Par «l’emploi d’euphémismes et de formules minorantes ou subjectifiantes», j’entends, pour le premier, l’utilisation de termes tels que «sursensibilisés [oversensitized]» plutôt que troublés ou affectés par ce que Alexander (1997) et Tosh (2013) identifient comme des agressions à caractère sexuel :

«Finally, quite a few patients with intersex conditions are chronically oversensitized by frequent genital examinations (47), especially in teaching hospitals, which in some appears to add to difficulties with courtship and sexual functioning.» (Meyer-Bahlburg, 1999, p. 1845).

Comme exemples de minoration se trouvent ces occasions où les expériences d’agressions à caractère sexuel sont réduites à des «fantasmes de viol» (Gueniche et al., 2008) ou invalidées comme «de grossières erreurs d’interprétation» :

From the viewpoint of a child, hospital tests and procedures, especially those that appear arbitrarily imposed without explanation, may be experienced as the nosocomial (associated with a hospital or clinic) equivalent of abuse. Routine genital examinations and exposure are especially likely to fall into this category, particularly if there are medical bystanders. If exposure of the genitals or genital play at home or school has been forbidden and perhaps punished, the hospital examination is all the more gruesome and upsetting. Postoperatively, genital surgery also may seem like a form of abuse. No matter how erroneously misconstrued, the long-term effects of what is experienced as nosocomial abuse may be severe or lifelong (Money, 1994, p. 106-7)

Finalement, la subjectification est lorsqu’on situe l’origine des émotions et ressentis dans la personne et non dans les gestes qui ont été posés à leur encontre. Ce processus, plus subtil, ce traduit notamment par l’emploi de «les personnes qui se sont senties endommagées» plutôt que «les personnes qui ont été endommagées», tels que Hiort et al. (2014) le font : « (…) the many individuals with DSDs who feel damaged by the treatments they received (…) (p. 6-7)».

[12] «Pétage de bretelles» est une expression québécoise qui illustre l’autosatisfaction et l’autosuffisance. Pour quelques exemples de ce pétage de bretelles, consulter Kessler (1998).

[13] Par exemple, Dix Poppas, qui a reçu des reconnaissances pour son engagement professionnel dans l’urologie pédiatrique (voir : URL http://www.nyp.org/physician/dppoppas, consulté le 17 juillet 2016). Pourtant, il pratique non seulement des interventions non consenties, mais est également l’auteur d’examens de sensibilité clitoridienne non éthiques pratiqués sur des enfants intersexués (voir : URL

https://www.thestar.com/life/parent/2010/06/23/cornell_surgeon_under_attack_for_sex_testing_on_girls.html, consulté le 17 juillet 2016).

[14] Voici d’autres exemples, qui sont loin d’être exhaustifs. Les premières réactions aux revendications intersexes datent de 1995-1996. Elles ont aussitôt été invalidantes :

Natalie Angier. 4th February 1996. «Intersexual healing: An anomaly finds a group». The New York Times

Physicians who treat intersex infants have varying responses to the intersex society. Dr. John Gearhart, a urologist at Johns Hopkins University, dismissed its members as « zealots » and refused to discuss the organization. Dr. Heino Meyer-Bahlburg of the Columbia University College of Physicians and Surgeons said that while he sees the society as serving an essential function as a peer-support group, he thinks that intersexuals’ medical conditions may lead to problems no matter what is done or not done. To blame all sorrows and complications on physicians, he said, is unfair and simplistic. It is the unhappy ones, the disgruntled ones, doctors say, who have joined the intersex movement. Those who have had a good experience and a satisfactory outcome are unlikely to seek emotional support. To which the advocates say, if there are happy intersexuals out there, they have yet to speak up.

American Academy of Pediatrics. October 1996. «News Release: American Academy of Pediatrics Position on Intersexuality»

N.B.: Ceci est le premier communiqué de presse en réaction aux préoccupations et revendications des personnes intersexes, qui réclament la cessation des interventions non consenties :

AAP Press Release

The American Academy of Pediatrics, a voice for children for over 60 years, is aware of the concerns and sensitive to the needs of intersexuals.

– Intersexuals are individuals who are born with anatomical characteristics of both males and females.

The Academy is deeply concerned about the emotional, cognitive, and body image development of intersexuals, and believes that successful genital surgery minimizes these issues.

– Research on children with ambiguous genitalia has shown that a person’s sexual body image is largely a function of socialization, and children whose genetic sexes are not clearly reflected in external genitalia can be raised successfully as members of either sexes if the process begins before 2 ½ years

– Management and understanding of intersex conditions has significantly improved, particularly over the last several decades.

From the viewpoint of emotional development, 6 weeks to 15 months seems the optimal period for genital surgery.

Christine Toomey. 28th October 2001. «The worst of both worlds». Sunday Time Magazine

The British Association of Paediatric Surgeons recently set up a working party to look at new guidelines for the treatment of babies born with intersex conditions, and it is expected to advise against early genital surgery. But some physicians are indignant that their medical judgment should be called into question regarding the best treatment for patients. Philip Ransley, for instance, dismisses activists against early surgery in the United States as ‘green-wellied loonies’.

Ransley argues that anyone who recommends a blanket policy of ‘Don’t do anything, wait and see’ is failing to grasp the different treatment each condition requires. ‘Part of the problem with the debate is the use of sweeping generalizations that do not apply in specific cases,’ he says. ‘The surgery for most of these conditions changed radically between 10 and 15 years ago; nobody has sufficient information yet to know if those changes have been beneficial.‘

Vincent, Catherine. 8 août 2009. «Ni lui ni elle, alors qui?». Le Monde. http://www.lemonde.fr/vous/article/2009/08/08/ni-lui-ni-elle-alors-qui_1226800_3238.html

Le corps médical évoque les souffrances psychiques des parents et des enfants qui, non opérés, verraient croître le fossé entre leur corps et leur identité sociale ? Elles rétorquent que c’est faire peu de cas des souffrances physiques de ceux qui, après avoir subi parfois plusieurs opérations mutilantes, n’accèdent pas pour autant à une sexualité épanouie. Quand ils ne découvrent pas, une fois devenus adultes, que le sexe qu’on leur a assigné n’aurait pas été celui de leur choix.

« Ce débat est complètement biaisé, et il est en train de s’éteindre », affirme le docteur Claire Fékété, chef du service de chirurgie pédiatrique viscérale de l’hôpital Necker Enfants Malades (Paris) et spécialiste de ces malformations. « Il a été initié par des adultes de 30-40 ans, eux-mêmes porteurs de DSD, qui avaient été traités et opérés à une époque où on ne disposait pas des moyens thérapeutiques actuels, et qui demandaient à juste titre qu’on ne fasse rien plutôt que cela. Mais les progrès, depuis, ont été considérables, dans le diagnostic comme dans le pronostic. La cause d’un DSD peut aujourd’hui être identifiée dans 85 % des cas. Et la plupart du temps, on peut alors évaluer de façon assez formelle comment l’adulte se comportera après la puberté. »

Sinon, j’ai déjà développé des réflexions sur cette dimension, seule (Bastien Charlebois, 2015) ou avec Vincent Guillot (Bastien Charlebois et Guillot, 2016).

[15] Pour une introduction aux conséquences négatives des interventions non consenties, voir Alexander (1997), Gosselin (2012), Guillot (2008), Hester (2006), Holmes (2008), Jones et al. (2016), Kessler (1998), Kraus et al. (2008), Raz (2016), Tamar-Mattis (2014), Tosh (2013). Je suggère également la lecture des témoignages de personnes intersexes auprès du sénat français, le 9 mai 2016 : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20160509/femmes.html (consulté le 17 juillet 2016)

[16] Merci Mauro Cabral de m’avoir fait prendre conscience de ce point. Auquel on peut ajouter la pratique de raccourcis. Ainsi les perspectives critiques intersexes sont-elles souvent faussement représentées lorsqu’elles sont évoquées. Outre les problèmes contenus dans les autres questions de l’enquête de suivi effectuée par Meyer-Bahlburg et al. (2004), Holmes (2008) relève par exemple comment la question faisant référence aux revendications des groupes intersexes constitue un présupposé infondé et ne renvoie à aucun écrit. La question se lit comme suit : «Some people say our culture should permit a third gender in addition to male and female so that children born with unfinished sex organs (ambiguous genitalia) would not have to be declared male or female and would not have to have operations performed on their sex organs. Do you agree?» (p. 1617). J’invite les lecteurs à s’informer des revendications intersexes, qui ont en réalité depuis longtemps tourné autour des suivantes, sans être nécessairement aussi élaborées : http://ilga-europe.org/what-we-do/our-advocacy-work/trans-and-intersex/intersex/events/3rd-international-intersex-forum (consulté le 17 juillet 2016)

[17] L’aura de prestige dont jouit la profession médicale fait en sorte que bien des observateurs arrivant sur le terrain des enjeux intersexes présument l’existence d’une grande diversité de positions et de dispositions chez les professionnels médicaux s’investissant dans la prise en charge intersexe, en plus d’une grande capacité à l’autocritique et au décentrement. Les raccourcis de professionnels médicaux sont donc protégés par la méconnaissance des dynamiques culturelles et institutionnelles médicales fortement portées sur l’autoprotection et le refus d’émission de critiques même privées de supérieurs ou publiques de collègues

Karkazis (2008) offre une bonne description de la culture médicale et des difficultés qu’éprouvent les résidents ou les juniors à remettre en question les pratiques des séniors. Certains professionnels médicaux résistent néanmoins à cette culture, mais ne sont pas tenus en grande estime par leurs pairs. Plus concrètement, ils ne seront pas invités sur les panels, seront peu cités ou critiqués pour leur «parti-pris». Par exemple, la Dr. Justine M. Schober se voit critiquée par Kenneth Zucker (2001), tenu en grande estime dans le milieu de la prise en charge des enfants non conformes dans le genre :

Schober conducted telephone interviews of 10 adults, who were diagnostically heterogeneous with respect to physical intersexual conditions, regarding various aspects of their psychosexual development, as well as “satisfaction” with their physical appearance, including the genitalia. The participants were all members of the Intersex Society of North America, a patient led activist group that has been critical of the medical treatment of individuals with physical intersexual conditions.1 In reporting the data Schober does not appear to recognize that her findings give credence to the view that members of the Intersex Society of North America constitute an unrepresentative subgroup of individuals. (p. 1507-1508, mon emphase)

L’ironie est grande considérant le fait que plusieurs professionnels médicaux en faveur des interventions non consenties se sont félicités de leurs résultats suite à des «études de suivi» comprenant un échantillon aussi bas. Ceux-ci ne seront cependant pas critiqués pour leurs biais par leurs pairs.

Les quelques médecins qui se démarquent à critiquer les pratiques et, dans certains cas, à reconnaître les droits humains sont les Dr. Justine M. Schober, Dr. Sarah Creighton, Dr. Blaise-Julien Meyrat, Dr. Mika Venhola (voir : https://www.youtube.com/watch?v=2FWlWbTWVVA, consulté le 17 juillet 2016) et Dr. Judi Herring (voir : https://www.youtube.com/watch?v=ERtkQJC3B4Q, consulté le 17 juillet 2016). Le Dr. Blaise-Julien Meyrat a d’ailleurs souligné à plusieurs reprises que seule la contrainte extérieure exercée sur la pratique médicale ferait cesser les interventions non consenties sur les enfants intersexués. Dans ce récent article de La Tribune de Genève (2 août 2015) écrit sous la plume de la journaliste Caroline Zuercher, il affirme :

«Je préconise de ne pas le faire, mais ces interventions existent encore en Suisse, regrette le Dr Blaise Meyrat, chirurgien pédiatrique au CHUV, à Lausanne. Les choses évoluent assez peu dans le monde médical.» Selon lui, cette réticence s’explique par «une crainte d’admettre qu’on s’est trompé». «A mon sens, seule la peur du juge pourra faire bouger les choses, poursuit-il. Il faut prévoir un délai de prescription suffisant pour que les victimes puissent porter plainte à l’âge adulte.» (source : http://www.tdg.ch/suisse/docteurs-pouvaient-j-garcon-fille/story/16092478, consulté le 17 juillet 2016).

Malgré la participation de Meyrat à la rédaction du rapport «Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel : Questions éthiques sur l’intersexualité» de la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine de Suisse (2012), les recommandations de cesser les interventions non consensuelles n’ont pas été entendues par ses collègues. La Suisse a été critiquée par deux fois lors des révisions périodiques du Comité des droits de l’enfant de l’ONU (CRC/C/CHE/CO/2-4; 2015), ainsi que du Comité contre la torture de l’ONU (CAT/C/CHE/CO/7; 2015).

[18] S’il y a eu peu de poursuites jusqu’à ce jour, ce n’est pas l’intérêt qui manque parmi les personnes intersex(ué)es. Parmi les motifs pour lesquels elles sont rares se trouve d’abord le délai de prescription, qui est très court (au Québec, il s’agit de trois ans). Or, les interventions non consenties ayant lieu dans l’enfance – et ayant pour plusieurs été effectuées sous le sceau du silence –, l’accès à la justice devient presque impossible. Ensuite, les personnes intersex(ué)es ne sont pas sans savoir que les professionnels médicaux peuvent se défendre en affirmant qu’ils ne faisaient que suivre une pratique standard. Et finalement, mais non le moindre, les personnes intersex(ué)es désirant poursuivre sont souvent dans une position de grande vulnérabilité physique, mentale et économique en raison des interventions non consenties qu’elles ont subi. Elles savent que devant elles, les équipes médicales disposent de beaucoup plus de ressources et d’un corps non grevé par cette injustice. À notre connaissance, trois procès sont en cours ou ont eu lieu (deux en Allemagne, un aux États-Unis). Le premier, terminé, a donné gain de cause à Christiane Völling. Les seconds, M.C. vs Aaronson et Michaela Rabb vs. Uniklinikum Erlangen sont en cours. Karkazis (2008) rapporte la crainte de poursuites comme obstacle à la mise sur pied d’études d’impact et comme facteur d’échec de la North American Task Force on Intersexuality (NATFI), qui n’exista qu’entre 1999 et 2001. 

Nous savons l’affirmation du conflit d’intérêt choquante. Pour la comprendre, il faut savoir d’abord que la réponse médicale standard aux critiques intersexes et aux requêtes de cessation des interventions non consenties a été de persister dans leurs pratiques. À tout le moins quelques modifications techniques auraient été apportées et le sceau du silence levé. Ceci ne résout cependant pas la critique de fond : le fait que ces interventions ne soient pas nécessaires et qu’elles ne soient pas consenties. Ensuite, je tiens de trois sources différentes étant en contact avec le milieu médial, que certains cliniciens ont affirmé craindre la perte de revenus, et ce, en Allemagne, en France et aux États-Unis. Davis (2011) recueille formellement ces propos lors d’entrevues auprès de médecins prenant en charge les enfants intersexes :

While Dr. F. problematized binary views, she was also pessimistic when asked about the possibility for change citing moving beyond binaries would be « almost a dream of utopia, to think about our society even getting to that point » because « urologists would have less work, so there would probably be some… you know… « 

span>The surgical modification of intersex genitalia is an incredibly lucrative practice for urologists because the surgeries are imperfect and often require revisions and modifications, or more directly, reoccurring visits to a costly operating room. (p. 167)

[19] À titre d’exemples, la lettre composée par Ahmed et al. (2013) en réponse au Rapporteur spécial sur la torture et autres traitements et pratiques inhumains et dégradants (disponible ici : http://interactadvocates.org/endocrinologists-respond-to-un-statement-on-genital-normalizing-surgery/), ainsi que la lettre soumise par Cools et al. (2016) au Haut-Commissaire des droits de l’Homme du Conseil de l’Europe.

[20] Ceci vient tout juste de changer au Québec. Avec le soutien du Centre de lutte contre l’oppression des genres et l’aide d’une personne intersexe commençant à s’impliquer, nous avons pu mettre sur pied un groupe mensuel de rencontre par et pour les pairs. Nouvelle activité du Comité visibilité intersexe, c’est un début. Reste cependant à fonder des services de soutien individualisés et approfondis.

[21] Ceci vient tout juste de changer. Au cours de la dernière année, des organisations intersexes ont reçu quelques fonds. Dans la plupart des cas, ils demeurent cependant minimes.

[22] Dans un contexte où nous sommes peu nombreux à être actifs, l’appropriation est plus dangeureuse que pour des populations marginalisées ou opprimées plus établies. Se faire caractériser autrement que ce que nous sommes comporte le risque de faire dévier l’attention vers des enjeux qui ne nous touchent pas ou peu. Il devient ensuite très difficile de redresser le tir, alors que les modifications corporelles non consenties constituent une grande violence dont l’arrêt n’est pas un bel objectif idéaliste «une fois la révolution du genre atteinte», mais une urgence pour l’ici et le maintenant. Malheureusement, il arrive trop souvent que les responsables de cette appropriation soient des personnes trans, qui plaquent une identité de genre sur l’intersexuation et minimisent la violence des interventions non consenties.

[23] Miranda Fricker (2007) décrit bien ce processus à travers le concept de marginalisation herméneutique, qui est une forme d’injustice herméneutique :

J’explique ce type d’injustice épistémique comme étant le fruit d’un manque collectif de ressources herméneutiques – c’est-à-dire un manque dans nos outils partagés d’interprétation sociale. Ce n’est pas par accident que le désavantage cognitif créé par ce manque affecte inégalement les différents groupes sociaux. Ou plutôt, ce désavantage inégal dérive du fait que les membres des groupes qui sont les plus désavantagés par ce manque sont, à un certain degré, herméneutiquement marginalisés, c’est-à-dire qu’ils participent inégalement aux processus par lesquels des sens sociaux sont générés. Ce type de marginalisation peut se traduire par des cadres collectifs de compréhension structurellement préjudiciables à l’égard de certains contenus ou styles : les expériences sociales de membres de groupes herméneutiquement marginalisés demeurent inadéquatement conceptualisées et incomprises, peut-être même par les sujets eux-mêmes. S’ils n’ont pas de prise adéquate sur ce qu’ils tentent d’exprimer, leurs tentatives de communication ne sont pas accueillies comme rationnelles, leur style d’expérience étant inadéquatement comprise. (2007 : 6-7, traduction libre)

[24] Eux-mêmes ne spécifient pas les critères d’évaluation à partir desquels ils estiment qu’une pratique devrait être cessée (Machado el al., 2015). Sinon, ils déterminent eux-mêmes les questions de recherche, les indicateurs, le processus de cueillette de donnée, la qualification des données, leur interprétation et leur analyse, de même que leurs conclusions. Par conséquent, les indicateurs déterminés reflètent leurs ancrages culturels et personnels et plaquent ce qu’ils présument important sur les personnes intersex(ué)es (Holmes, 2008; Karkazis, 2008; Kessler, 1998; Machado et al. 2015, Raz, 2016).

[25] Les professionnels médicaux Peter A Lee, Amy B Wisniewski, Laurence Baskin, Maria G Vogiatzi, Eric Vilain, Stephen M Rosenthal et Christopher Houk, soumettant une position également endossée par le Drugs and Therapeutics Committee of the Pediatric Endocrine Society, affirment: «Since long-term outcome data are limited, some of the recommendations for deferral of surgery until the individual can give full consent can be viewed as lacking medical evidence and may therefore constitute a type of medical experimentation.» (2014, p. 4). À noter, ces professionnels sont considérés comme des experts bien en vue dans leur domaine. Concernant la déférence du juridique au médical, voir Karkazis (2008) et Sauvé (2015).

[26] Qu’on me comprenne bien. J’adore la masturbation intellectuelle. Mais certaines formes sont indécentes.

[27] Ce doute lancinant est une expérience qu’ont connue beaucoup de personnes gaies, lesbiennes et bisexuelles lorsqu’elles ont lutté contre leur pathologisation. Je n’ai pas vérifié si c’était le cas, mais je ne m’étonnerais pas non plus que plusieurs personnes trans y sont parfois confrontées.

[28] Mauro Cabral est un activiste intersexe et trans bien connu, co-directeur de Global action for trans equality (GATE), coorganisateur du Troisième forum intersexe international et leader de l’initiative de dépathologisation intersexe au sein de la classification internationale des maladies (ICD), auprès de l’OMS.

 

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Le quiz du genre – Minnie Bruce Pratt

Minnie Bruce Pratt

http://www.mbpratt.org/


Ce texte est l’un des articles publiés dans l’ouvrage :

CORPS VULNÉRABLES VIES DÉVULNÉRABILISÉES

Cahiers de la transidentité, vol. 6
Sous la direction de Jean Zaganiaris, Ludovic Mohamed Zahed, Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira

Maud-Yeuse Thomas et Karine Espineira tiennent à rendre particulièrement hommage à Leslie Feinberg à travers ce magnifique texte de Minnie Bruce Pratt. Au même titre que les écrits de Kate Bornstein ou de Sandy Stone dès les années 90, les travaux de Leslie Feinberg nous ont conduit à repenser nos transitions et à nous affanchir des normes exercées sur nos devenirs identitaires, à une parole engagée et située, respectueuse mais sans concession. Enfin, à penser nos existences au sein des mondes des femmes et des hommes et de leurs relations multimillénaires.


Ce texte sera aussi publié sur le blog Badasses Zine

ainsi que sur le blog de Minnie Bruce Pratt.


Le quiz du genre

 

Texte traduit de l’anglais (USA) par Noomi B. Grüsig[2] (p. 179-194).

 

Quiz, n. [ ? suggéré par L. quis, qui, que, quoi, quid, comment, pourquoi, mais encore]. 1. [Rare], une personne bizarre [queer] ou excentrique. 2. une plaisanterie ; un canular. 3. un questionnaire, un examen oral ou écrit, souvent informel, pour tester les connaissances de quelqu’un.

Webster’s New World Dictionnary of the American Language 

 

En 1975, quand je suis pour la première fois tombée amoureuse d’une autre femme, et que j’en étais consciente, j’étais mariée à un homme, depuis presque dix ans, et j’avais deux petits garçons. Tout le monde était choqué par le tournant que je prenais dans ma vie, y compris moi-même. Tout le monde – de l’avocat qui gérait le divorce jusqu’à mes quelques amies lesbiennes – voulait savoir : Est-ce que j’avais déjà ressenti ça auparavant ? À quel moment avais-je réalisé que j’étais « différente » ? Quand avais-je commencé à « changer » ? Et l’État de Caroline du Nord, dans lequel je vivais, voulait tout particulièrement savoir : Est-ce que je comprenais bien que je ne pourrais pas être à la fois mère – une honnête femme – et lesbienne – une femme perverse ?

Afin de répondre à leurs questions et aux miennes, j’ai fait ce que fait peut-être chaque personne qui s’identifie comme lesbienne ou gay au moment où elle se rend compte qu’elle est lesbienne ou gay. J’ai regardé en arrière et analysé ma propre vie pour y déceler des indices de souvenirs pouvant m’être utiles dans ma lutte à travers ce labyrinthe de questions : je ne me sentais pas « différente », mais est-ce que je l’étais ? (Et différente de qui ?) Est-ce que j’avais changé (par rapport à quoi ?). Est-ce que j’étais hétérosexuelle pendant mon adolescence et étais devenue lesbienne seulement à l’aube de mes 30 ans ? Est-ce que j’avais toujours été lesbienne, mais que j’avais été contrainte à l’hétérosexualité ? Est-ce que j’étais une lesbienne moins authentique que mes amies qui avaient « toujours su » qu’elles étaient attirées affectivement et sexuellement par d’autres femmes ? Quel genre de femme est une femme lesbienne ? Est-ce que j’étais une « vraie » femme ?

Au milieu de toutes ces analyses, je me suis souvenue de ma première amitié, quand j’avais cinq ans et elle aussi, avec une fille blanche qui vivait à deux pas de chez moi, un garçon manqué. Je ne lui avais pas parlé depuis la fin du lycée, quand nous avions eu notre Bac dans notre petite ville de l’Alabama, mais j’ai su de ma mère qu’elle ne s’était jamais mariée. J’étais surprise de voir à quel point je me souvenais bien d’elle. Puis un soir, alors que je faisais lecture de mes poèmes dans une librairie de Birmingham, elle est entrée, grande et superbe dans ses bottes de cow-boy, portant une chemise blanche au col ouvert et un pantalon bien taillé – telle la gouine butch qu’elle s’était avérée être. C’était quelqu’une qui m’avait connue toute petite, mais elle avait été aussi choquée que tout le monde quand elle a su que moi aussi je m’étais finalement avérée être lesbienne.

Quand je l’ai retrouvée, je me suis aussi retrouvée face à de nouvelles questions qui m’amenaient à nouveau à me retourner et à regarder en arrière : Comment était-il possible qu’en ayant grandi dans une ville bondieusarde, raciste et anti-femmes, nous nous étions toutes deux construites dans nos vies en tant que lesbiennes ? Pourquoi avait-elle été la première personne en dehors de ma famille pour qui j’avais eu des sentiments aussi intenses – quelqu’une qui n’était pas seulement lesbienne, mais une lesbienne butch ? Comment nous étions-nous reconnues à cette époque, alors que nous n’avions même pas les mots pour dire qui nous étions ? Quelle marque avions-nous chacune laissé à l’autre ? Et qui étions-nous l’une pour l’autre, à cinq ans ? Étions-nous « butchs » et « fems » ? Étions-nous « garçon » et « fille » ? Pourquoi étais-je invisible dans ses souvenirs ? Pourquoi se rappelait-elle de moi comme d’une « fille » mais pas comme d’une « lesbienne » ?

Je me suis à nouveau retournée sur nous deux, sur ces deux filles. J’ai vu la corde du cerf-volant se détendre entre mes mains, j’ai vu le cerf-volant tomber et se froisser, je l’ai vu se précipiter vers moi et m’entraîner avec elle dans le vent, avec le cerf-volant. Je lui ai dit : « Mais au bout de quelques années, je ne te voyais plus. Tu jouais tout le temps avec les garçons. Moi, j’avais peur des garçons. » Et elle a répondu, « Mais ce que tu ne savais pas, c’est que moi j’avais peur des filles. » Tout au long du collège et du lycée, elle était tombée éperdument et pitoyablement amoureuse de filles hétéros qui étaient agressivement féminines, mais le jour du bal de promo, elle était sortie avec le capitaine de l’équipe de football. Ce jour-là, je me suis assise calmement, un peu sonnée et gênée, et seule, dans une robe de bal de promo rose sans bretelles, emplie d’une puissance précoce mais incapable de naviguer à travers cette pièce pleine de danseurs et de danseuses qui, comme moi, désiraient et méprisaient la force des femmes.

Vingt ans plus tard, ces questions s’étalaient devant moi : Est-ce que mon allure féminine – l’inclinaison de ma tête, ma façon de poser les questions, le timbre de ma voix – était liée à mon désir sexuel ? À ma perception de moi-même en tant que femme ? En quoi les identités butchs et fems dans lesquelles nous avions évolué en grandissant étaient liées au masculin et au féminin ? Et qu’est-ce que les gestes et les signes de masculinité et de féminité avaient à voir avec nous en tant que femmes ?

La fois suivante où je suis retournée à la maison, elle a organisé d’autres retrouvailles, un dîner avec des personnes homos que nous avions connu dans nos années de lycée. Ce soir-là, nous étions cinq, toutes et tous blanc-he-s, un réseau d’ami-e-s autant soumis à la ségrégation que l’avait été notre éducation, n’étant jamais allé-e-s à la rencontre des étudiant-e-s Noir-e-s à l’école de l’autre côté de la ville. Nous n’avions jamais su grand-chose des nombreuses vies cachées dans notre ville, et maintenant nous nous retrouvions, prêt-e-s à les découvrir : Moi et la femme qui avait été ma première amie, presque mon premier souvenir. Et aussi ma meilleure amie du lycée, qui était aujourd’hui lesbienne et mère. Mon premier petit copain, qui était maintenant un homme gay si doux que je me souvenais pourquoi j’avais voulu être sa copine. Et un autre homme gay qui vivait toujours dans notre ville natale. Nous nous sommes raconté des ragots sur les personnes sur qui nous avions flashé, sur les personnes à qui nous avions tenu la main en cachette, et qui avaient flirté avec nous en retour.

La liste de ces gens est devenue incroyablement longue, bien plus que je ne l’aurai pensé si j’avais dû dire qui était « lesbienne » ou « gay » dans ma petite ville d’environ 2000 habitant-e-s. Il y avait cette camarade de classe, depuis longtemps mariée, qui après son diplôme avait eu une liaison avec une professeure de gym. Et il y avait cette autre camarade de classe qui était allée d’une amante à une autre jusqu’à ce que sa porte d’entrée soit fracturée au milieu de la nuit. Il y avait cette professeure de catéchisme dont la fille, mariée sur le tard, était sortie avec une fille qui, des années plus tard, avait eu une liaison avec la mère-professeure. Il y avait aussi ces garçons qui l’avait tous fait avec les uns ou avec les autres, ou qui avaient maté les ébats de certains dans l’église ou dans le presbytère, avec le fils du prêtre. Il y avait cet homme gay qui en rentrant chez lui une nuit avait trouvé sur le seuil de sa porte une enveloppe remplie de photographies d’un de ses partenaires marié accompagnées d’une invitation à comparaître.

Nous avons parlé de ce quiz hétérosexuel obligatoire au lycée, auquel il n’y avait que deux réponses possibles, qui n’offraient que deux chemins à emprunter : straight ou homo, hétéro ou queer. Choisir l’un nous permettrait de nous extirper du labyrinthe qui mène à l’âge adulte, choisir l’autre nous mènerait directement en enfer. Mais il semblait que notre score final officiel n’avait finalement pas grand-chose à voir avec nos vies secrètes, avec quelles mains se posaient sur quels culs, avec les rêves que nous avions enterré, au point mort, dans nos cœurs. L’institution de l’hétérosexualité existe sans aucun doute, mais sa pratique quotidienne – au moins dans ma ville natale du Sud profond – semblait soudainement moins rigide que ne le laissaient penser les photos de mariage entre un homme et une femme imprimées sur le fin papier jaune de l’hebdomadaire local.

Pourtant, la loi et les mœurs étaient habituellement suffisamment fortes pour faire en sorte que nos vies publiques correspondent à la photo. Les frontières de l’hétérosexualité renforcent les autres institutions – y compris celles de race et de classe – dont les délimitations sont aussi souvent niées. Dans le journal local, j’ai vu des photos du shérif et de ses adjoint-e-s devant le tribunal, versant du whisky confisqué dans les caniveaux des rues jusqu’à ce que la ville empeste l’alcool de contrebande. Mais il n’y avait aucune photo de ma petite amie dans sa maison, à genoux dans la cuisine avec une mère quasi brisée par la pauvreté. Aucune photo de son père envoyé en prison pour avoir essayé de les sortir de la misère en vendant de la liqueur de contrebande. Quand mon père blanc est mort à la maison de retraite du canton, le journal a publié une version de sa vie, parlant de sa carrière de joueur de base-ball semi-professionnel et de son boulot à la scierie. À aucun moment il n’a été fait mention de lui buvant le whisky de contrebande, ni de ses théories racistes sur qui était en train de prendre le pouvoir dans le monde. La femme Noire qui m’a élevée est morte de l’autre côté du couloir, dans la même maison de retraite. Dans le journal, il n’y a eu aucune mention de sa vie ni de sa mort, aucune référence aux enfants qu’elle a maternés, rien sur ses filles ni sur ses petits-enfants.

Quand je me suis fiancée à un homme, le journal local a publié une annonce avec une photo de moi, impeccable et féminine, prête à être une épouse. Sur celles et ceux d’entre nous qui se sont retrouvé-e-s lors de notre petite réunion queer, il n’y avait aucun registre public dans notre ville – aucune colonne dans les chroniques hebdomadaires de Greenpond ou de Six Mile – ni aucune mention de celles et ceux que nous avions aimés fidèlement pendant cinq ans, dix ans, ni des enfants dont nous avions pris soin dans nos familles. Mais au plus profond de nos corps, nous savions que nos parcours n’aboutissaient pas à une impasse, à un mur blanc, à une page blanche. Nous avions parcouru notre chemin à travers nos propres vies.

La dernière fois que je suis retournée à la maison, j’ai présenté mon nouvel amour à ma première petite amie et les ai regardés se saluer chaleureusement. Après des années à avoir aimé des lesbiennes butch, je me suis mise avec une femme si stone dans sa masculinité qu’elle pouvait passer, et qu’elle passait parfois, pour un homme queer. Je n’avais pas le langage nécessaire pour parler d’elle ou de notre relation. J’ai dû apprendre à dire que j’étais tombée amoureuse d’une femme si transgenrée, d’une femme qui présentait tant de contradictions supposées entre son sexe de naissance et son expression de genre, que quelqu’un-e d’un côté du pâté de maisons pouvait l’appeler « M’dame » tandis que quelqu’un-e de l’autre côté l’aurait appelé « M’sieur ». J’étais en train de comprendre que j’étais plus compliquée que je ne l’aurais jamais imaginé. Je commençais à démêler le fil de ma personne à travers l’enchevêtrement des mots : femme et lesbienne, fem et genre féminin.

Ce soir-là, j’ai regardé en arrière vers ma première amie, une fille brûlée par la honte ressentie par sa mère. Par les réprimandes des marche-comme-une-fille et des ne-parle-pas-si-fort-et-ne-sois-pas-tant-en-colère (et déteste-toi suffisamment jusqu’à presque devenir folle). J’ai regardé en arrière vers moi-même, vers l’enfant flirtant sur les photos, la tête inclinée et le regard oblique. Vers l’enfant à qui ses professeurs demandaient de faire un choix impossible : être intelligente ou être une fille, être une fille ou être forte (et déteste-toi suffisamment jusqu’à presque quitter ton corps). Nous nous étions toutes les deux assises dans la poussière à la récréation, pieds nus, bataillant avec acharnement, main dans la main, avec le désir de terrasser l’autre. Comment avions-nous réussi à survivre assez longtemps pour nous revoir à nouveau ? À survivre assez longtemps pour grandir et devenir des femmes pour qui le mot femme ne réussit pas à décrire adéquatement les changements et les tournants qu’ont pris nos corps et nos vies, à travers le sexe et le genre ?

Personne ne s’était tourné vers nous pour nous proposer de nouvelles questions : Combien de façons y a-t-il de qualifier le sexe d’une fille, d’un garçon, d’un homme, d’une femme ? Combien de façons y a-t-il d’avoir un genre – de la masculinité à l’androgynie à la féminité ? Existe-t-il une connexion entre les sexualités lesbiennes, bisexuelles et hétérosexuelles, entre le désir et l’émancipation ? Personne ne nous a dit : les chemins se séparent, et se séparent encore, vers de nombreuses directions. Personne ne nous a demandé : de combien de façons peut varier le sexe du corps, selon les chromosomes, les hormones, les organes génitaux ? De quelles manières peut se multiplier l’expression de genre – entre le foyer et le travail, devant l’ordinateur et quand on embrasse quelqu’un-e, dans nos rêves et quand on marche dans la rue ? Personne ne nous a posé la question : Quels sont vos rêves quant à la personne que vous voudriez être ?

En 1975, quand je suis pour la première fois tombée amoureuse d’une autre femme, et que je savais que c’était ce que je voulais, je commençais tout juste à me considérer comme féministe. Je prenais conscience du nombre de pièges dans lesquels pouvait être pris le corps féminin – agressions sexuelles et viols, violences conjugales, nos sentiments se transformant dans la honte de nos corps. Je prenais conscience de comment les corps des femmes pouvaient être utilisés pour produire des enfants sans notre consentement, pour satisfaire le « plaisir » de quelqu’un d’autre à nos dépens. Et le plus important, je commençais à être capable d’expliquer bon nombre d’événements de ma propre vie qui m’étaient jusqu’alors incompréhensibles.

Je réussissais à me remémorer et à identifier des schémas dans certaines situations qui à l’époque n’avaient pas trouvé de sens – comme les remarques sexuellement suggestives d’un collègue – et dans des situations qui ne m’avaient pas semblé importantes – comme la fois où un journaliste m’a interviewée pour mon travail et m’a posé des questions sur comment je gérais la garde de mes enfants. Pour la première fois de ma vie, je me suis comprise comme une femme, comme une membre du « sexe opposé », d’un groupe de personnes sujettes aux discriminations et à l’oppression – et capable d’y résister. J’étais capable de situer mon corps et ma vie dans le dédale de l’histoire et du pouvoir.

L’oppression des femmes a été une révélation pour moi, et l’émancipation des femmes était ma liberté. Il y avait une euphorie formidable dans le fait d’appartenir à ce mouvement de libération, dans le fait de se rassembler entre femmes pour explorer les moyens qui nous mèneraient à l’émancipation. Dans les cercles de prises de conscience, dans les groupes politiques, dans les manifestations culturelles, dans les collectifs littéraires – dans toutes sortes de groupes et de lieux dédiés aux femmes, nous identifiions les différentes façons dont l’oppression avait entravé nos vies.

Et nous avons lu les théories de femmes qui avaient des idées sur comment mettre un terme à l’oppression des femmes comme classe de sexe. J’ai trouvé quelques auteures qui analysaient les relations entre le développement économique capitaliste et l’oppression des femmes. Mais la plupart des théories auxquelles j’avais accès étaient anhistoriques et monoculturelles. Elles appuyaient l’idée que la solution viendrait dans l’élimination des différences entre les femmes et les hommes. Certaines proposaient d’abolir les distinctions dans le fonctionnement biologique – comme Shulamith Firestone qui suggérait de créer des utérus artificiels pour éliminer les fonctions biologiques féminines qu’elle considérait comme la base de la définition de l’homme et de la femme, et des inégalités qui en découlent. D’autres pensaient que la solution viendrait dans la disparition des modes d’expression de genre, des schémas de féminité et de masculinité. Caroline Heilburn défendait l’androgynie, l’élimination des polarités des « rôles de genre » qu’elle considérait comme responsables des inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes. Andrea Dworkin militait pour un changement des pratiques sexuelles dans le but de se débarrasser des images et des actes qui, selon elle, perpétuaient les catégories de genre homme et femme, et ainsi la domination et la soumission.

Je trouvais ces théories convaincantes. Peut-être qu’éliminer les différences de sexe ou transcender les expressions de genre permettrait de mettre fin à la femme comme catégorie opprimée. Mais, concrètement, ces théories n’expliquaient pas d’importants aspects de l’oppression que je vivais en tant que femme dans ma vie quotidienne. J’ai été enceinte deux fois et j’ai donné naissance à deux enfants. La façon dont les docteurs m’ont traitée m’a juste amenée à me demander : « Si des utérus artificiels existaient, dans quelles mains est-ce que cette technologie serait administrée, et pour les profits de qui ? ». Et ces deux enfants se sont avérés être deux garçons, chacun d’eux possédant, au moment de ses deux ou trois ans, son propre mélange de masculinité et de féminité. Était-il possible de les entraîner à l’androgynie ? Était-ce là la compétence qui leur permettrait d’agir contre les rapports de pouvoir injustes qui existent dans le monde ? En ce qui concerne les rapports sexuels, c’était la chose la plus plaisante que j’avais vécue dans ma relation à un homme ; mon mari ayant soigneusement essayé de me donner du plaisir. J’aurais eu davantage de plaisir si mes activités sexuelles n’avaient pas été entachées par la peur de la grossesse – et par la honte que je ressentais en tant que femme vis-à-vis des choses que j’aurais pu vouloir faire. Mais le pénis de mon mari ne dominait pas ma vie. Au lieu de ça, je m’inquiétais du pouvoir qui se trouvait entre les mains des hommes blancs qui me faisaient passer des entretiens d’embauche dans de grandes institutions, puis qui finalement préféraient protéger leur statut économique en ne m’embauchant jamais.

Et quand je me suis dressée contre les adversaires déclarés de ma libération en tant que femme, je n’ai trouvé que peu d’aide dans les théories que je lisais. Dans ma ville de Caroline du Nord, j’ai affronté lors de débats des femmes de droite qui fustigeaient l’Amendement pour l’Égalité des Droits, et qui basaient leur tactique en discréditant le mouvement de libération des femmes précisément sur cette idée de l’élimination des différences de sexe et de genre. Elles accusaient : L’égalité des droits, ça veut dire des toilettes unisexes. L’égalité des droits, ça veut dire le mariage homosexuel. En disant cela, elles voulaient dire : Si vous remettez en cause les frontières de genre, vous allez rendre les femmes encore plus vulnérables aux abus car cela entraînera une disparition des cadres qui protègent les femmes. Elles voulaient dire : Si vous remettez en cause les frontières de genre, vous allez vous retrouver avec des hommes et des femmes qui adopteront le comportement du sexe opposé et qui en seront content-e-s.

Je ne savais pas comment répondre à leurs propos venimeux, à leurs accusations qui trouvaient un écho à travers tous les États-Unis en rejoignant une large campagne antiféministe concertée. Les premiers slogans que j’ai appris en rejoignant le mouvement des femmes étaient « La biologie n’est pas une destinée » et « On ne naît pas femme, on le devient ». J’avais lu des théories féministes qui analysaient comment les emplois, les tâches ménagères et les sentiments étaient répartis entre les hommes et les femmes en fonction du sexe. Mais, je n’avais pas – tout comme le mouvement réformiste principalement blanc et de classe moyenne supérieure qui avait soutenu l’A.E.D. – une analyse du sexe, de l’expression de genre, et de la sexualité qui soit suffisamment poussée et complexe pour répondre à ces attaques de la droite.

Nous aurions pu dire, dans ces débats, que la réponse aux violences subies par les femmes ne se trouvait pas dans l’illusion d’une protection conditionnée à la limitation de leurs activités, mais dans un mouvement au sein duquel les femmes apprendraient à riposter, avec leurs allié-e-s, afin de nous protéger nous-mêmes, et d’évoluer de manière plus sure dans le monde en général. Nous aurions pu répondre que la séparation entre homme et femme était conçue pour maintenir la domination d’un sexe sur l’autre dans un système économique au sein duquel certains s’enrichissent financièrement en profitant d’une guerre entre les sexes. Nous aurions pu répondre que la femme n’était pas l’opposée de l’homme, et que l’émancipation passerait par une traversée de toutes les frontières arbitraires liées au genre, afin de nous permettre de nous placer à n’importe quel endroit de notre choix dans le continuum entre la masculinité et la féminité, dans tous les aspects de nos vies.

Dans des cadres plus privés au sein du mouvement de libération des femmes, nous avancions ces arguments. Mais dans des espaces publics hostiles, c’était controversé de proposer même les changements les plus minces dans les comportements « normaux » des hommes et des femmes. Car c’était une remise en question des fondements de la « civilisation ». L’aile réformiste du mouvement de libération des femmes avait de profondes réserves quant au fait d’amener les problématiques lesbiennes et transgenres sur la place publique. Elle traitait par ailleurs les problématiques de race et de classe avec réticence et de manière inconsistante, voir ne s’en préoccupait pas du tout. Pour ces réformistes, une victoire impliquait seulement un élargissement partiel et infime des vieilles frontières officielles définissant ce qu’était un comportement acceptable pour « la femme », et qui était une femme « respectable ».

Certaines de ces réformistes acceptaient de limiter leur définition du genre féminin et de la féminitude en raison de leurs allégeances aveugles à leurs propres positions de classe et de race. Pour d’autres, c’était une décision stratégique ; elles pensaient qu’une définition politique de la femme qui gommerait les différences permettrait de sécuriser plus de territoires pour plus de femmes dans ce monde hostile. Elles espéraient bâtir d’abord un bastion fortifié, puis seulement ensuite construire un cadre propice à une émancipation plus large. En réalité, l’exclusion des femmes qui troublaient les contours de ce qui était considéré comme une façon légitime d’être une femme – en raison de leur race, de leur classe, de leur sexualité, de leur expression de genre – a transformé les espaces du mouvement de libération des femmes en des endroits plus étroits et plus dangereux, affaiblissant ainsi cet aspect du mouvement et accentuant ses limites, dans ses fondements mêmes.

Au final, je me suis éloignée du mouvement réformiste pour me rapprocher d’actions politiques et culturelles qui embrassaient les complexités de la femme. Le groupe au sein duquel j’ai commencé à m’impliquer était, dans un premier temps, constitué de femmes majoritairement blanches, issues de la classe ouvrière et de la classe moyenne, et lesbiennes. Mais nous avions été profondément influencées par les mouvements Noirs de libération et pour les droits civiques. Nous considérions que la liberté de toutes les femmes était inextricablement liée à l’élimination du racisme. De plus, nous avions appris du travail politique et théorique réalisé par des féministes et lesbiennes racisées qui nous ont montré comment questionner – et replacer dans un contexte historique et économique – les nombreuses catégories de « différence », y compris celles de race, de sexe, de classe et de sexualité.

Mais même lorsque nous redéfinissions le mouvement de libération des femmes en lui permettant de s’élargir à travers ces connexions, ces démêlages et ces retissages, nous n’avions toujours pas exploré pleinement le sexe et le genre. Il restait des questions sans réponses, et des questions qui n’avaient encore jamais été posées, au sujet de la « masculinité » et de la « féminité », du « masculin » et du « féminin », de « l’homme » et de « la femme ». Nous portions avec nous beaucoup d’idées reçues et de valeurs négatives que la société en général avait assignées à des notions telles que la femme, le féminin, l’homme, le masculin – des idées qui servaient à restreindre les comportements des femmes et à empêcher toute analyse de comment la « masculinité » et la « féminité » ne sont pas la source des oppressions de sexe, de race et de classe.

Souvent, quand une lesbienne était perçue comme « trop butch », on pensait qu’elle était, au moins en partie, machiste et misogyne. Elle pouvait être rejetée de son collectif lesbien pour cette raison, ou se voir refuser l’entrée dans un bar lesbien. Fréquemment, une lesbienne qui était « trop fem » était perçue comme une femme qui n’avait pas encore émancipé son esprit ni libéré son corps. Lors de débats ou de petites altercations quotidiennes avec une amie lesbienne ou une amante, elle pouvait être discréditée – comme je l’ai souvent été – et voir ses idées rapidement balayées par des remarques comme « Tu agis juste comme une femme hétérosexuelle ». Au milieu de tout ça, des lesbiennes qui étaient butchs, fems, ou de toute autre expression de genre entre les deux, essayaient de déchiffrer lesquels de nos comportements reflétaient malgré tout les schémas opprimants que nous avions assimilés au sein d’une culture qui hait les femmes. Ces questionnements étaient présents en 1982, dans la ville de New York, quand une coalition regroupant des femmes de toutes sexualités a organisé la conférence annuelle « The Scholar and the Feminist » dans le but d’analyser les intersections complexes entre plaisir et danger qui existent dans la sexualité des femmes et dans leur expression de genre. Elles ont été condamnées sans appel et qualifiées de « déviantes sexuelles » et de « salopes » par un groupe de femmes qui militaient contre la pornographie, et qui s’identifiaient elles-mêmes comme de « vraies féministes ».

À peu près à la même époque, j’enseignais les études féministes dans une université d’État près de Washington, D.C. Un jour, dans ma classe, nous discutions de la vie lesbienne en général, et des dynamiques et expressions de genre butch/fem en particulier. J’étais habillée de façon décontractée, mais dans mon style fem. La femme blanche à ma gauche était musclée, grande, avec des cheveux courts et une veste en cuir noire ; elle venait à l’école tous les jours en Harley. Elle a affirmé avec force : « Les butch et les fem, ça n’existe plus aujourd’hui ». C’était une situation caractéristique, de bien des façons, du milieu lesbien-féministe dans lequel je vivais dans les années 1980. En tant que femmes et en tant que lesbiennes, nous voulions nous sortir des pièges qui nous étaient tendus parce que nous étions des personnes sexuées comme femme. Nous voulions échapper aux valeurs négatives auxquelles nous étions assignées de par notre genre. Nous ne voulions pas être des femmes – comme définies par la société – alors nous devions nous débarrasser de la féminité. Nous ne voulions pas être opprimées par les hommes, alors nous devions nous débarrasser de la masculinité. Et nous voulions mettre un terme au désir imposé, alors nous devions nous débarrasser de l’hétérosexualité.

Pour certaines lesbiennes, choisir l’androgynie était un moyen de sortir de ces pièges, tout comme pratiquer une sexualité « égalitaire et mutuelle » – une tentative pour éliminer les tendances « masculines » et « féminines » que nous voyions chaque jour les unes chez les autres. Un autre moyen était d’expliquer que l’hostilité à l’encontre des lesbiennes « masculines » et des lesbiennes « féminines » était le résultat de l’homophobie, plutôt qu’une conséquence des préjugés qui conditionnent le type d’expression de genre qui était approprié pour une femme « respectable » et pour une femme « libérée ». Pour beaucoup, la réponse était de nier la peur profonde qui existe dans la société, et donc en nous-mêmes, liée à la fluidité de sexe et de genre.

La peur peut prendre différentes formes. Dans les petites annonces de rencontres publiées dans les journaux gays et lesbiens, on trouve encore aujourd’hui des annonces qui disent « pas de butch, pas de drogues » – une phrase assimilant les femmes qui défient les normes de genre à l’autodestruction, et qui n’est rien d’autre que la version lesbienne des petites annonces où des hommes gays précisent « vrais mecs uniquement, pas de folles ». Les discussions sur la sexualité excluent souvent les couples butch/butch et fem/fem qui sont considérés comme trop homoérotiques ou trop queer. Certaines d’entre nous qui se revendiquent butchs ou fems refusent parfois d’être identifiées à des personnes comme nous qui vivent aux extrêmes du genre. Il arrive quelquefois qu’une lesbienne légèrement sophistiquée dise lors d’une soirée : « Je suis fem, mais je ne suis pas comme elle » – rejetant ainsi une femme qui, selon elle, « va trop loin » dans sa féminité.

Nous savons, du fait d’être en vie aux États-Unis au vingtième siècle, qu’il existe une répression sévère à l’encontre des personnes qui traversent les frontières de sexe et de genre, et des sanctions terribles qui affectent les femmes qui vivent et revendiquent librement leur identité de femme. Ce n’est pas vraiment un scoop de toute façon, puisque les institutions de pouvoir sont basées, au moins en partie, sur un contrôle des différences – de sexe, de genre, de sexualité. Après, il ne faut pas se demander pourquoi certaines cherchent un refuge dans la modération, dans l’assimilation, dans les expressions « normales » de sexe et de genre. Mais être modérée signifie « respecter les limites ». Et qui définit les limites dans lesquelles on vit ?

Et malgré la répression et les sanctions qui accompagnent le franchissement des limites, nous continuons à vivre, chaque jour, avec toutes nos différences contradictoires. Je suis toujours là, indéniablement « féminine » dans mon apparence, et terriblement « femme » dans mon vécu personnel – et indécemment « masculine » dans mes préoccupations politiques et dans ma persévérance à écrire de la poésie qui s’étend au-delà de la sphère du foyer à laquelle sont habituellement cantonnées les femmes. Je suis là, moi à qui l’on a assigné un sexe « féminin » sur mon certificat de naissance mais qui ne suis pas considérée suffisamment femme – puisque lesbienne – pour avoir la garde des enfants que j’ai accouchés avec mon corps de femme. En tant que fille blanche élevée au sein d’une culture ségréguées, on attendait de moi que je sois « une jeune fille bien comme il faut » – réprimée sexuellement et soumise aux hommes blancs de ma classe – tandis que d’autres, les femmes à la peau plus sombre, étaient condamnées et traitées de « filles faciles », ce qui permettait de s’emparer de leurs corps et de les exploiter. J’ai travaillé à l’extérieur de la maison pendant au moins une bonne partie de ma vie depuis mon adolescence – chose que certains qualifieraient de masculine. Mais aujourd’hui je suis enseignante, un travail considéré comme convenable pour une femme, aussi longtemps que je ne dis pas à mes étudiant-e-s que je suis lesbienne – une sexualité considérée comme trop agressive et « masculine » pour être en adéquation avec ma « féminité ».

Je me considère formellement comme lesbienne, mais pas d’une façon reconnaissable par le monde hétérosexuel qui présume que les lesbiennes sont forcément « garçonnes ». À moins que je n’annonce être lesbienne, ce que je fais souvent – à mes étudiant-e-s, aux chauffeurs de taxis curieux, lors de lectures de poésies – on suppose généralement que je suis hétéro. Mais dans le milieu lesbien dans lequel j’évolue, à moins que je ne « butchise » un peu mon style, je suis parfois suspectée d’être trop féminine pour être lesbienne. Et que ce soit dans le milieu lesbien ou en dehors, il y a une autre hypothèse que certain-e-s défendent : Aucune « vraie » lesbienne ne pourrait être attirée par autant de masculinité – car la masculinité de ma partenaire lesbienne joue un grand rôle dans mon attirance.

Comment puis-je réconcilier les contradictions de sexe et de genre qui existent dans mon corps, dans mon vécu et dans ma vision politique du monde ? Nous nous voyons toutes et tous offrir la chance, à un moment ou à un autre, de nous échapper de ce casse-tête. On nous offre la bonne réponse Vrai ou Faux. On nous donne le questionnaire à remplir. Mais les cases que l’on coche, M ou F, les catégories homme et femme, ne contiennent rien de la complexité que représentent le sexe et le genre pour chacune et chacun d’entre nous.

[J’ai écrit des histoires et des récits] qui sont des contributions à une nouvelle théorie relative à cette complexité qui apparaît aux croisements : entre le féminisme du mouvement de libération des femmes étasunien ; les écrits de femmes racisées publiés au niveau national et international ; les idées queer du mouvement de libération lesbien, gay et bisexuel ; et les pensées émergentes du mouvement de libération transgenre – un mouvement qui inclut les drag-queens et les drags kings, les personnes transsexuelles, les personnes travesties, les he-shes et les she-males, les personnes intersexes, les personnes transgenres, et les personnes de genre et/ou de sexe ambiguë, androgyne ou divergent. Ces intersections mettent en lumière le fait que chaque aspect de l’expression de genre et du sexe de quelqu’un-e n’est jamais totalement masculin ou féminin. J’ai retrouvé de nombreuses strates de ma propre expérience dans cette théorie, et je suis exaltée de voir les connexions qui se font entre moi et les autres au fur et à mesure que je me rends compte, de plus en plus clairement, à quel point l’oppression de genre et son émancipation affectent tout le monde, à quel point mon combat en tant que femme et en tant que lesbienne recoupe et rejoint les luttes d’autres personnes opprimées pour leur genre et leur sexualité. Un-e ami-e a un jour dit à propos de cette exaltation : « C’est comme être libéré-e d’une cage alors que je ne savais même pas que j’y étais enfermé-e ».

C’est une théorie qui explore les infinités et les fluidités du sexe et du genre. La femme Africaine-Américaine qui mange des sushis à la table juste à côté pourrait être une femme au plus profond de ses os, de ses mouvements, de sa voix, mais ça ne veut pas forcément dire que ses organes génitaux sont de sexe féminin. Si le mec Philippin canon qui vit dans l’appartement du dessus ressemble à un hétéro, ça ne veut pas forcément dire que ses préférences érotiques sont tournées vers « l’autre sexe ». La femme blanche assise à côté de vous dans la salle d’attente du médecin pourrait être née de sexe masculin, et avoir une histoire complexe d’hormones et de chirurgies. Ou elle pourrait être née de sexe féminin et avoir une histoire différente mais toute aussi complexe d’hormones et de chirurgies. La personne que vous croisez dans le métro et que vous percevez comme un homme blanc en costard pourrait être née de sexe féminin, pourrait se considérer elle-même comme une lesbienne butch, ou pourrait s’identifier lui-même comme un homme gay. Le M et le F sur le questionnaire n’ont aucun intérêt.

Maintenant je suis là, debout, bien loin de là où je suis née, bien loin de l’hôpital ségrégué de l’Alabama dans lequel une infirmière a coché la case F sur mon certificat de naissance. Bien loin de ma première petite amie tomboy et de notre façon de jouer ensemble, sautant pieds nus dans les flaques d’eau de pluie. Bien loin de qui j’étais en tant qu’épouse et mère, il y a de cela presque vingt ans, quand je commençais à remettre en question le destin qui m’était assigné en tant que femme. J’ai vécu ma vie aux États-Unis au vingtième siècle, au milieu de grandes vagues de changements sociétaux : les mouvements des droits civiques et de libération Noirs, le mouvement de libération des femmes, le mouvement de libération lesbien/gay/bisexuel, le mouvement de libération transgenre. Les théories développées par chacun de ces mouvements ont complexifié nos remises en question des catégories de race, de sexe, de genre, de sexualité et de classe. Et ces théories nous ont permis d’améliorer notre capacité à lutter contre des oppressions qui sont imposées et justifiées via l’utilisation de ces catégories. Mais nous ne pouvons pas mettre la théorie en pratique sans prendre le temps de la dénicher dans les pérégrinations extravagantes et déroutantes de notre vie quotidienne. [J’écris des histoires et des récits] pour donner chair et souffle à la théorie.

 

La version originale de ce texte constitue l’introduction du livre S/HE, écrit par Minnie Bruce Pratt, publié en 1995 par Firebrand Books et réédité en 2005 par Alyson Books.

Pour la présente édition : © 2015 Minnie Bruce Pratt, traduction publiée avec l’aimable autorisation de l’auteure.


[1] Minnie Bruce Pratt est une auteure et poète lesbienne américaine, militante anti-raciste et anti-impérialiste, professeure, mère et grand-mère, et a été la compagne de Leslie Feinberg durant 22 fabuleuses années LGBT. Elle est l’auteure de plusieurs livres regroupant essais et récits, ainsi que de plusieurs recueils de poésies, dont aucun n’est à ce jour traduit en français.

[2] Serveuse-plongeuse, traductrice autodidacte, taulière du blog Badasses Zine.

Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile

Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile

Entretien avec l’association chilienne Organizando Trans Diversidades. Nous avons opté pour une publication en espagnol et en français. Cet entretien a été mené avec Michel Riquelme, (Presidente Asociación Organizando Trans Diversidades). Il répond au nom d’OTD et quand il parle en son nom propre il le souligne. Nous avons traduit OTD par « Organiser les diversités trans », la traduction littérale serait « organisant les trans diversités ». Le verbe « organiser » est un verbe d’action qui associe ici l’idée de « construire les diversités » non pas en les créant de toutes pièces, puisque les diversités préexistent, il s’agit de leur donner un espace commun d’existence, d’épanouissement et de revendication.

Michel RiquelmeMichel Riquelme


Observatoire –
Hola amig*s de la revista Le Trans y de OTD Chile.  Este año publicaron la primera revista de temática transgénero impresa en Chile. ¿Podría presentar vuestra asociación y la revista?

Observatoire (français) – Bonjour les ami.e.s,  de la revue Le Trans et de l’association OTD Chile. Vous avez publié la première Revue thématique trans au Chili (août 2015). Pourriez-vous nous présenter cette revue et votre association ?

OTD Chile – Organizando Trans Diversidades – OTD Chile – es una asociación de personas transgénero de base comunitaria e inspiradamente transfeminista. Tenemos una asamblea de 22 socies, la mayoría personas trans y trabajamos en 6 líneas de acción que son Desarrollo Comunitario, Lesgislación y Política Pública, Consultoría y Capacitación, Educación y Cultura, Política Internacional y Salud Integral Trans.

La revista Le Trans, primera revista de temática transgénero impresa en Chile, se enmarca en la línea de Educación y Cultura, que junto al #TransFest, Festival por la Despatologización de las Identidades Trans, son las principales actividades culturales que hemos llevado a cabo el año 2015.

Le Trans es sin duda un paso crucial hacia la producción de cultura desde una perspectiva trans en Chile. Voces trans plasmando cómo es para nosotros estar en el mundo y pudiendo incidir en ese mundo que históricamente nos ha ocultado y anulado.

OTD Chile (français) – OTD Chile (Organiser les diversités trans) est une association communautaire de personnes transgenres et d’inspiration transféministe. L’association est gérée par une assemblée de 22 membres et nous avons 6 axes d’action sur lesquels nous travaillons : Développement communautaire, Législation et Politique publique, Consultation et Formation, Éducation et Culture, Politique Internationale et Santé Trans.

La revue Le Trans, première revue à thématique transgenre imprimée en ligne, s’inscrit dans l’axe Éducation et Culture, qui aux côtés de #TransFest, Festival pour la Dépathologisation des Identités Trans, sont les principales activités culturelles que nous avons portées en 2015.

Le Trans est sans aucun doute un pas décisif dans la production culturelle depuis une perspective trans [un savoir situé trans] au Chili. Les voix trans disent comment c’est pour nous qu’être dans en ce monde et comment pouvoir avoir agir sur ce monde qui historiquement nous a occulté et éliminé.

Revue Le Trans

Revue Le Trans


Observatoire –
¿Cuál es el contexto social y político chileno hacia las personas trans?

Observatoire (français) – Quel est le contexte social et politique du Chili envers les personnes trans ?

OTD Chile – Suele ser un contexto de postergación, asombro hacia la rareza y el típico cuestionamiento que hacen las personas cisgénero cuando alguien les dice que va a dejar de ser ella o él para transitar a otro género. Siempre dicen: ¿pero estás seguro? ¿Después te puedes arrepentir? ¿Deberías ir con un especialista que te ayude?

Se han promulgado algunas políticas públicas que hablan de la identidad de género de las personas trans, en salud y una ley contra la discriminación, pero poca gente sabe cómo utilizarla y aprovecharla, lo mejor que se pueda. Aunque están los textos, hay poca preocupación de las instituciones porque de difundan y sus funcionarios se capaciten. En general no hay recursos para este tipo de educación en temas de identidades de géneros y sexualidad.

Este año con la tramitación de la ley de identidad y la aparición de niñxs trans en medios de comunicación masivos, el tema se ha instalado más en el debate público pero la visión es muy conservadora, con explicaciones psicopatológicas o desde el rol de víctima.

OTD Chile (français) – C’est un contexte d’exclusion, de mise à l’écart, d’étonnement face à la rareté et les questionnements typiques des personnes cisgenres quand quelqu’un leur dit ne plus vouloir être « elle » ou « lui » pour transitionner dans un autre genre. Ils disent toujours : Mais tu es bien sûr ? Tu pourrais le regretter plus tard ? Tu devrais aller voir un spécialiste pour qu’il t’aide ?

Quelques politiques publiques ont été votées en rapport avec l’identité de genre des personnes trans, dans le domaine de la santé, ainsi qu’une loi contre les discriminations. Mais peu de gens savent comment y recourir et la mettre à profit. Bien qu’il y ait des textes, peu de préoccupations de la part des institutions car ces préoccupations se diffusent à peine tandis que les fonctionnaires se forment. En général, il n’y a pas de ressources pour ce type d’éducation sur les sujets des identités de genres et de sexualité.

Cette année, avec l’examen de la loi sur l’identité de genre et la visibilité d’enfants trans dans les médias de masse [généralistes], la thématique s’est installée dans le débat public, mais la vision reste conservatrice, avec des explications psychopathologiques ou depuis une position de victime.
Asociación OTD junto al Servicio Salud Talcahuano capacita a Profesionales sobre Protocolo de Salud Trans


Observatoire –
¿Cómo se ha elaborada la revista Le Trans? ¿Sus objetivos? ¿Cómo fue recibida por l*s lector*s?

Observatoire (français) Comment la Revue a-t-elle été élaborée ? Sur quels objectifs ? Comment a-t-elle été reçue par le lectorat ?

OTD Chile – La revista surge de una idea del nuevo secretario de la asociación, quien es diseñador gráfico y trabajó en algunas publicaciones antes. Consiguió el apoyo de la delegación de la Unión Europea en Chile para que financiara la impresión del primer número. Con la idea en la mesa, formamos un comité editorial entre les mismes socies de OTD y fuimos proponiendo y elaborando los textos y secciones de la revista.

El objetivo principal era la visibilidad y hacer historia con un proyecto de este tipo. También lograr incidencia en algunos procesos claves para el movimiento trans en Chile como es la tramitación de la ley de identidad de género.

El recibimiento de les lectores fue fabuloso. Fue muy demandada y recibimos buenos comentarios. Tuvo el impacto de ser una experiencia inédita en Chile. Algunas instituciones también se interesaron como una forma de acercar el tema de una manera más entretenida a sus funcionaries.

OTD Chile (français) – L’idée d’une revue est venue suite à la proposition du nouveau secrétaire de l’association, infographiste et qui avait déjà travaillé sur d’autres publications. Il a obtenu l’appui de la Commission Européenne au Chili, qui a ainsi financée l’impression du premier numéro. Avec cette idée sur la table, nous avons formé un comité éditorial avec les membres de OTD et nous avons proposé et élaboré des textes, ainsi que des rubriques pour la revue.

L’objectif principal c’était la visibilité et créer l’histoire avec un tel projet. Il s’agissait aussi de réussir à influencer des processus clés pour le mouvement trans au Chili comme l’examen de la loi sur l’identité de genre.

span>La réception par le lectorat fut fabuleuse. La revue a été très demandée et nous avons reçu de nombreux commentaires. L’impact est celui d’une expérience inédite. Des institutions se sont aussi intéressées à la revue comme moyen de porter la thématique au plus près de fonctionnaires.

 

Observatoire – La dimensión política de sus acciones no hace alguna duda. ¿Cómo definiría esta política? ¿De transfeminista?

Observatoire (français) – La dimension politique de vos actions ne fait aucun doute. Comment définiriez-vous cette politique ?

OTD Chile – Parto esta respuesta con una declaración a título personal, soy feminista antes que trans. Para mí el tránsito de género sin los feminismos, no tiene ningún sentido. No me interesa transitar de género si eso no va a implicar cuestionar todas las formas de opresión basadas en el género, el capitalismo, el especismo y el racismo. Son convicciones personales que pongo en el activismo que hago en OTD y sé que otras personas de OTD también las comparten, en términos de identificarse trans feministas. Sé que no son todas, pero cada vez somos más y en general es un tema que está muy presente.

OTD se declara transfeminista a partir de este año, cuando intenciono esa palabra en las jornadas de diagnóstico y planificación con el directorio. Hubieron personas que se opusieron, otras apoyaron y finalmente quedó. Es algo que ahora igual está haciendo ruido, sobre todo por quienes declaran estar recién enfrentándose al concepto, pero es un debate que estamos dando, cuál es el transfeminismo de OTD y es un proceso genial, nos tiene muy interesades.

OTD Chile (français) – Je réagis à cette question à titre personnel, je suis féministe avant d’être trans. De mon point de vue, le changement de genre sans les féminismes n’a aucun sens.  Cela ne m’intéresse pas de transitionner si cela n’implique pas de questionner toutes les formes d’oppression basées sur le genre, le spécisme et le racisme. Ce sont des convictions personnelles que j’apporte dans l’activisme que je mène au sein de OTD qui les partage, en termes d’identifications trans féministes. Je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde, mais nous sommes toujours plus et en général ce thème est très présent.

OTD se déclare transféministe depuis cette année, quand ce terme fut proposé durant les journées de rapports d’activités et de propositions de projets avec la direction. Des personnes ont marqué leur opposition, d’autres ont soutenu et finalement le terme a été adopté. C’est aussi aujourd’hui quelque chose qui fait du bruit, surtout pour ceux et celles qui déclarent se confronter au concept. Nous alimentons le débat sur ce qu’est le transféminisme et cela nous passionne.

 

Observatoire – ¿Para usted, que es el transfeminismo? ¿Una política de alianzas entre grupos “minorizados” y oprimidos como las mujeres, los gays, las lesbianas, l*s bis, las personas intersexes, etc.?

Observatoire (français) – Qu’est le transféminisme de votre point de vue ? Une politique des alliances entre groupes minorisés et opprimés comme les femmes, les gays, les lesbiennes, les bi.e.s, les intersexes, etc. ?

OTD Chile – Para mí lo central del transfeminismo es el cuestionamiento al binario de género, la denuncia y evidencia de la violencia basada en ese binario y cómo se van tejiendo las redes con las luchas de las otras cuerpas que vienen resistiendo desde antes a las otras formas de violencia.

El transfeminismo surge desde distintas cuerpas marginalizadas de las esferas del poder en cuanto a raza, clase, género, especie; para aunar fuerzas en principios comunitarios, crear y compartir estrategias de supervivencia y cuestionamiento a los discursos y prácticas de dominación que nos pretenden explotar y/o exterminar.

OTD Chile (français) – Pour moi, le point central du transféminisme c’est le questionnement sur la binarité, la dénonciation des violentes évidentes qu’elle produit, et comment se tissent les réseaux avec les luttes des autres « cuerpa » [note de traduction : « corps », mais lire la note ci-dessous] résistants à d’autres formes de violence.

Note : Sur le terme “Cuerpa”, Stella Reyes Melo écrit : « J’utilise le terme « Cuerpa » comme une appropriation de mon corps en dépassant ce langage qu’il homogénéise et lui octroie un seul signifié, à cet appareil qui nous permet de transiter de part le monde.

“Cuerpa”: Utilizo el término “Cuerpa” como una apropiación de mi cuerpo ante todo ese lenguaje que homogeniza y le otorga un solo significado a ese aparato que nos permite transitar por el mundo.

Source : Stella Reyes Melo, “Mi cuerpa desnuda”, Mujeres contruyendo, 06.09.2015, en ligne, http://mujeresconstruyendo.com/profiles/blogs/mi-cuerpa-desnuda?xg_source=activity#_ftn1.

Le transféminisme surgit de ces différentes cuerpas marginalisées depuis les sphères de pouvoir sur les critères de race, de classe, de genre, d’espèce ; pour unir des forces dans des principes communautaires, pour créer et partager des stratégies de survie et de mise en questionnement de discours et pratiques de domination qui essaient de nous exploiter et/ou de nous exterminer.


Encuentro del Frente (FDS) en la sede del Partido Comunista de Chile

Observatoire – ¿Con cuales grupos trabajan? ¿Cuál es la agenda política: la ley sobre el estado civil para las personas trans?

Observatoire (français) – Avec quels groupes travaillez-vous ? Quel est votre agenda politique : la loi sur l’état civil pour les personnes trans ?

OTD Chile – Tenemos un grupo base conformado por personas trans y cis aliadas. Van desde los 15 a los 70 años. Es grupo comunitario que se reúne todas las semanas en nuestra sede. Después están persona trans que recién buscan información sobre el tema, que están recién iniciando su tránsito de género y buscan los servicios que consejería entre pares y facilidades que da OTD para iniciar el tránsito de género. Todas las semanas atendemos por lo menos 5 nuevas personas trans o a sus familias.

Sobre la agenda política, hemos optado por trabajar en red con otros grupos trans y grupos de diversidad sexual.  Nuestro principal foco ahora es la ley de identidad de género, que sea una ley que evite los pasos vejatorios contra personas trans y cambiar tus documentos sea lo más fácil y accesible para todas las personas.

OTD Chile (français) – Nous sommes un groupe de base formé de personnes trans et d’allié.e.s. cis de 15 à 70 ans.  Il s’agit d’un groupe communautaire qui se réunit chaque semaine à notre siège. On compte aussi des personnes trans recherchant des informations, qui entament des transitions en cherchant et ceux-là cherchent des conseils entre pairs et les facilités qu’OTD peut offrir pour initier leur transition. Toutes les semaines, nous recevons au moins 5 nouvelles personnes trans ou membres de la famille.

Concernant l’agenda politique, nous avons opté pour un travail en réseau avec des groupes trans et de diversité sexuelle. Notre objectif principal actuellement est la loi sur l’identité de genre qui doit être une loi évitant les démarches humiliantes et facilitant le changement des papiers accessibles au plus grand nombre.

Observatoire – En Francia mucha gente se pregunta porque en los países de américa latina que adoptan leyes progresistas hacia la identidad de género porque las mujeres no obtienen el derecho al aborto. ¿Qué pensáis?

span>Observatoire (français) – En France, on s’interroge beaucoup sur les pays d’Amérique Latine qui adoptent des lois sur l’identité de genre plutôt progressistes, sachant que les femmes n’obtiennent pas le droit d’avorter. Qu’en pensez-vous ?

OTD Chile – No son tantos los países que han adoptado leyes progresistas hacia la identidad de género en américa latina, pero sí creo que hay más apertura a legislar sobre este tema que sobre aborto. Puedo hablar de la realidad en Chile y acá hay mucha más apertura al tema trans que al aborto. Incluso te puedes encontrar personas trans que están contra el aborto. Es loco, pero existen y no son pocas. 

Por lo general los triunfos en avances de derechos, se deben a que un gran movimiento social los impulsó. El movimiento de mujeres ganó el aborto en Europa y ahora el movimiento trans lucha contra la patologización y leyes abusivas de Estados europeos que legislaron el cambio de sexo hace décadas o algunos que nunca lo hicieron y se producen muchos atropellos a los derechos humanos de las personas en el proceso.

En Chile, la lucha trans comenzó hace una década y estamos viendo los frutos de esa lucha incluso solidaridad de otros movimientos sociales que se han sensibilizado con nuestra realidad y también nos apoyan. Sin embargo, en el tema del aborto, lamentablemente no ocurre lo mismo. Siempre ha sido el movimiento feminista y de mujeres quienes han empujado el tema y muy pocas veces apoyan otros movimientos. También existe mucha más resistencia de los fundamentalismos religiosos contra el tema del aborto, incluso más que contra los temas trans o del matrimonio igualitario. La iglesia católica a través de sus redes de poder ocultas en los partidos políticos sigue teniendo mucho poder en estos temas que siguen llamando valóricos. El ejemplo más claro es el partido de la democracia cristiana, que se dice de centro, es de derecha y frena todos los proyectos de ley que considera van en contra de la familia hetero cisgénero conservadora.

OTD Chile (français) – Il ne s’agit pas tant des pays qui ont adopté des lois progressistes concernant l’identité de genre en Amérique latine, mais je crois en effet qu’il y a plus d’ouverture à légiférer sur ce thème que sur l’avortement. Je peux parler de la réalité chilienne. Ici il y a affectivement plus d’ouverture sur la question trans que sur l’avortement. Par ailleurs, tu peux même rencontrer des personnes trans contre l’avortement. C’est dément, mais elles existent et elles ne sont pas rares.

Plus globalement, les succès sur les droits sont le résultat de l’impulsion d’un grand mouvement social. Le mouvement des femmes a obtenu l’avortement en Europe et aujourd’hui le mouvement trans lutte contre la pathologisation et les lois abusives d’Etats ayant légiféré sur le changement de sexe il y a des décennies ou d’autres qui ne l’ont jamais fait et qui génèrent des atteintes aux droits humains envers les personnes en transition.

Au Chili, la lutte trans a débuté il y a une décennie et nous voyons le fruit de cette lutte incluant des solidarités d’autres mouvements sociaux qui se sont sensibilisés à notre condition et qui nous appuient. Sans aucun doute, pour la question de l’avortement, il n’en va pas de même. Depuis toujours, le mouvement féministe et des femmes ont impulsé ce thème mais elles-mêmes ont rarement soutenues d’autres mouvements. Les résistances religieuses existent et sont le fait de fondamentalistes plus opposés à l’avortement, qu’a la question trans ou le mariage pour tous. L’Église catholique, avec ses réseaux et pouvoirs occultes dans les partis politiques a toujours beaucoup d’influence sur des thèmes dits essentiels [note de traduction : au sens d’idéologiques]. L’exemple de la Démocratie chrétienne est des plus éclairant, il se dit du centre mais il est de droite et freine tous les projets de loi estimés aller contre la famille hétérosexuelle cisgenre conservatrice.

Valeurs de l’association : Transparence – Respect de l’intégrité des personnes – Camaraderie – Professionnalisme – Honnêteté et intégrité. Source : OTD.


Observatoire –
OTD es una estructura muy inclusiva. ¿Cómo se construido esta inclusividad?

Observatoire (français) – OTD est une structure inclusive. Comment s’est construite cette inclusivité ?

OTD Chile – Claramente las organizaciones las construyen las personas que la sostienen. Con esta nueva OTD, hemos intentado reflexionar sobre las prácticas de poder y los discursos anteriores con los que no estábamos conformes. Con la forma en que se tomaban las decisiones y hasta donde presionar con el discurso hacia los objetivos que queríamos. Cómo ser realmente una asociación sustentada en trabajo de base y cultura organizacional y no sólo una ONG más con un equipo reducido que funciona hasta que dura el proyecto de tal o cual financiadora. En todo caso es un proceso de nunca acabar, es algo que debes estar trabajando a diario en cada práctica, en cada comunicado, en cada reunión, el pensarte la organización de la que quieres formar parte. El trabajo hacia adentro es tan importante como el trabajo hacia afuera.

OTD intenta ser inclusiva pero ha sido todo un tema y siempre discutimos por eso. Hemos tenido problemas con personas trans o incluso cis que creen que porque nuestro nombre dice trans diversidades acá puede entrar cualquiera, incluso personas que derechamente tienen prácticas machistas, sexistas, misóginas, racistas y de otras formas de opresión. Son temas que estamos dialogando constantemente, por ejemplo ¿qué pasa si una persona trans de derecha anti aborto pide asociarse ?

OTD Chile (français) – Clairement, les organisations sont construites par les personnes qui les soutiennent. Avec la nouvelle OTD, nous avons initié une réflexion sur les pratiques de pouvoir et les discours antérieurs avec lesquels nous n’étions pas en conformité : avec les pratiques décisionnaires et jusqu’où faire pression sur les discours concernant les objectifs que nous souhaitions : comment être réellement soutenue par le travail de base et une culture organisationnelle et non pas seulement comme une ONG, avec une équipe réduite fonctionnant tant que dure le projet de tel ou tel financeur. Dans tous les cas, c’est un processus sans fin, tu dois être là chaque jour dans ta pratique, chaque communiqué, chaque réunion, de penser l’organisation à laquelle tu souhaites prendre part. Le travail en interne est aussi important que le travail envers l’extérieur.

OTD tente d’être inclusive, mais cela a été toute une question et c’est un thème dont nous parlons encore. Nous avons eu des soucis avec des personnes trans mais aussi avec des personnes cis qui croient que parce que notre nom d’association dit diversités trans, que n’importe qui peut entrer, y compris des personnes ayant clairement des pratiques machistes, sexistes, misogynes, racistes, ou d’autres formes d’oppression. Ce sont des questions que nous abordons constamment, par exemple : que faire si une personne de droite anti-avortement demande à adhérer ?

Observatoire – ¿En Chile, se notan disensiones entre asaciones más integracionistas y otras más reivindicativas?

Observatoire (français) – Au Chili, existent-ils des dissensions entre associations intégrationnistes et d’autres plus militantes ?

OTD Chile – Todo el tiempo.  Siempre está esa tira y afloje entre grupos que se conforman con lo que les ofrece el Estado y otros que están empujando la cerca constantemente. En el tema trans por lo general tenemos conflictos con un grupo histórico liderado por gays que suelen ser conservadores respecto a los avances en despatologización y en las negociaciones con el gobierno. También en los paradigmas que sustentan los discursos del movimiento. Para ellos todo es binario y sólo hay hombres ymujeres.

OTD Chile (français) – Constamment. C’est toujours tendu entre groupes qui se conforment à ce que leur offre l’État et les autres qui exigent plus. Sur la question trans en général, nous sommes en conflit avec un groupe historique dirigé par des gays qui ont l’habitude d’être conservateurs par rapport aux progrès dans la dépathologisation et dans les négociations avec le gouvernement. Et aussi dans les paradigmes qui soutiennent les discours du mouvement. Pour ceux-ci tout est binaire : il y a seulement des hommes et des femmes.


Observatoire –
Tendríamos muchas más cuestiones a formular, pero “las buenas cosas tienen siempre un fin” (Un dicho francés). ¿Algo que desee añadir? ¿Una cuestión que falta?

Observatoire (français) – Nous aurions beaucoup d’autres questions à poser mais comme on dit en France : toutes les bonnes choses ont une fin. Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose ? Une question manquante ?

OTD Chile – Sólo agradecer la entrevista, el interés por nuestro trabajo y felicitaciones por la iniciativa de generar conocimientos sobre el tema trans desde las propias personas trans.

OTD Chile (français) : Je voudrais vous remercier pour cet entretien et l’intérêt que vous portez à notre travail. Félicitations pour votre initiative de générer des savoirs sur les questions trans depuis le point de vue des personnes trans.

Observatoire – Muchísimas gracias Michel Riquelme. Nuestros agradecimientos a todo el equipo de OTD Chile. Gracias por existir.



En hommage à l’artiste, écrivaine et activiste trans Mara Rita Villarroel.
En homenaje a la artista, escritora y activista trans Mara Rita Villarroel.

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