Isabelle Flumian, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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Affiche du festival, juin 2013


Comprendre comment le corps nous construit et construit nos relations au autres, au monde. Comprendre les questionnements autour de la notion de Masculin/féminin : Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ? Peut on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ? On s’aperçoit que ce que l’on croyait figé est extrêmement mouvant. Et aborder ce sujet c’est comprendre sa complexité. 

(extrait de l’édito du festival L’art des corps de Lagorce)

De « l’identité » des passages

Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas

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(Photo, Emisphères)

 

A la demande d’une association, Pas de panique, nous sommes intervenues à Lagorce, minuscule village en Ardèche. Notre constat : le débat, pour peu qu’il corresponde à un interrogation profonde d’époque, réinterroge désormais à la fois ce qui compose nos identités et le lien social. Nous nous sommes appuyées sur cette expérience pour cette chronique du temps présent.

Est-ce une affaire de biologie ? De vocabulaire ? Une idéologie ? Une construction ?

A toutes ses questions, répondons « pas seulement », d’où cette « complexité » qui semble surgir alors qu’elle est déjà notre monde multiculturel et multi-identitaire ; partout où cette multitude se croise chaque jour dans l’espace public en étant soigneusement (re)genré pour adhérer aux normes publiques de genre et n’est jamais dite, entièrement absorbée par la symbolique du sexe d’où semble partir et se déployer. Il s’ensuit ce brouillage instrumentalisé dans l’espace médiatique par l’assaut contre les « théories du genre » et, ce qui nous intéresse ici, un dialogue d’aller et retours sur l’approche culturaliste que propose les études de genre. Comment passer du sexe au genre ? Que passe-t-on ? L’exposition d’Emilie (Emisphères) nous montre ce qu’il en est des graphies regenrées selon des envies, sensibilités, introspection. D’emblée, ces personnes semblent venir d’un espace hors-norme travesti. Sont-elles des femmes, des hommes, des travestis, des queers ? Emilie répond, non, juste « XXY ». Elle pousse l’indétermination au paroxysme des chromosomes prétendant dire, depuis cette détermination minuscule, invisible mais déterminante, ce qu’il en est dela biologie et n’est pas du côté du genre. Or n’est-ce pas là l’un des piliers de la modernité ? On se souvient du démenti d’Elisabeh Badinter, « XY, l’identité masculine ». Plus récent, l’analyse de Anaïs Bohuon sur le monde du sport, les tests de féminité et la Sud-africaine Caster Semenya. De quoi ce « XXY » est-il le nom ? Il ne surgit, non du corps et des éventuelles sexualités, mais de ce lieu anthropologique par excellence : l’identité. Et ainsi, cette question, lors du débat après le film de Ludwig Trovato : « Mais qu’est-ce que ce « genre » dont vous parlez, quelle différence entre sexe et genre ? » Ici, c’est moins le « transsexualisme », saturé de termes médicaux, que la norme qui devient problématique dans cet écart béant entre tradition et modernité, entre mondes encore fixes et mondialisme pressé qu’analyse Z. Bauman. Le trouble est ici à son comble. Remplacer le sexe par du genre revient-il à l’effacer ? Pour nombre d’entre nous, aucun doute. L’effacement de cette « frontière » biffe la frontière elle-même où il s’ensuit une perte de sens manifeste que d’aucuns ont analysé comme psychose. Défaite par une science dont la mission devait en confirmer la réalité surplombante, elle vient à défaire le surplomb attendu. XX ou XY ne fait pas de nous des femmes ou des hommes si nous ne le sommes pas. Ludwig dit sa complexité, changer de genre, et d’une partie des caractéristiques de la sexuation secondaire, mais non de sexe. Voilà qui dit le genre et ce que le genre fait au « sexe social » sans toucher au sexe biologique.

On l’imagine, public perplexe donc mais public curieux, fasciné mais non tétanisé : qu’en est-il de la limite à la liberté individuelle, me demande un bénnévole du festival. Se perd-on si l’on n’est plus limité, encadré ? La problématique du trans et sa pratique et théorie sont déjà comprises à ce stade en ce qu’elles reposent les questions anciennes, abattent la frontière supposée qu’occupait silencieusement le genre dans le clivage homo/hétérosexualité que Kevin Voinet met en scène dans ses clips. Comment aborder un tel sujet, au-delà de la simple figure d’un transsexualisme fabriqué « à coups d’hormones et d’opérations mutilantes », dit ce médecin dans « Je suis née transsexuelle » (1995, de Béatrice Pollet) ou d’un travestissement dont la fonction est de maintenir une frontière homo/hétérosexualité ? Plus ardu : quel est le corps de l’intersexe ? Si le corps n’est plus cette origine d’une nuit des temps, quel est-il ? En suis-je ce simple locataire de part l’indisponibilité sociojuridique, ou ce propriétaire de ses fonctions comme le soumet le questionnement féministe ? Pourquoi y a-t-il de l’indisponibilité ? Notre corps est-il ce que fait notre sexualité et, dans ce cas, comment continuer à dire et croire que le corps nous construit ? Qui est ce nous ? Ce qui surgit du corps ou de la relation, d’un rapport d’ordre des normes sur le corps, la sexualité, la différence entre les sexes ou son différent hiérarchique, sa mécanique injuste, inégalitaire ?

Peut-on refuser de se définir ? La liberté sexuelle est-elle un enjeu politique ?

Le genre surgit ici de manière nette. Nous nous nommons, nous fondons en tant qu’humanité au côté des déterminismes biologiques. L’humain ne se fonde nullement comme mâle ou femelle mais bien comme femme(s) et homme(s). Ajoutons : comme androgyne(s), intergenre(s). Le sens prédomine la matérialité corporelle, la sexualité et la procréation nous en rapproche. Mais s’il existait d’autres identités que l’ethno-anthropologie a analysé dans d’autres sociétés non-binaires ? L’édito nous questionne encore, insistant :

« Pourquoi notre société française, occidentale est elle si catégorisée, si « binarisée » ? Pourquoi doit-on s’identifier à un genre sexuel ? Que se passerait-il si on pouvait ne pas avoir à choisir entre il ou elle ? Qu’est ce qui est normal ? Quel est le référent ? »

Le corps ne serait-il donc pas (plus ?) le référent, ce point de départ à ces identités et sexualités ? Il s’ensuit cette remise en question qui peut être pour certain.es remise en cause et c’est le cas si l’on s’en tient aux multiples polémiques, des manuels SVT au mariage pour tou.te.s et aux compagnes actuelles où s’affrontent non seulement la tradition à la modernité mais encore des logiques scientifiques, des disciplines de la nature contre des disciplines sociales et humaines. Tant que l’homosexualité était ce « manque » que prétendait décrire une vision sociobiologiste, opposée à une hétérosexualité naturelle, nul doute : la liberté sexuelle par laquelle l’identité peut espérer atteindre un épanouissement, même temporaire et fugace, est bien cet enjeu débordant largement la seule sexualité. En un mot, cette épaisseur reliant le corps et ses corpus faisant « société ». Ainsi, « L’homme est indiscernable de son corps qui donne l’épaisseur et la sensualité du monde », phrase de David Lebreton que reprend Emisphères, titre de l’exposition d’Emilie. Le débat actuel sur le « Genre » ne fait pas exception puisqu’il rend visible ce qui tient du genre, ce qui le fonde dans/par l’articulation du genre à une tradition naturaliste. Mais que faire du trans, cet espace des transitions, traversées, reformulations de cette articulation lorsque la tradition bouge ? Fortement ancré dans une binarité et inégalité structurelles, ce débat peut surmonter les réflexes et clivages ordonnant hiérarchiquement et maintenant un tel édifice sans les esquiver, devant « déconstruire » cette « coïncidence sexe-genre » en tradition  pour pouvoir la « reconstruire ». Enjeu donc dans ce « malaise ». Beetwen the 2 de Tanvi Talwar n’esquive pas la question fâcheuse : « la conception du film est née de la gêne et peur de l’auteur envers les trans-sexuels. », écrit la réalisatrice.

L’enjeu dressé aujourd’hui des identités complexes et mouvantes aux côtés des identités monistes et fixes ne peut se rabattre en une modernité versus traditionalité, Occident vs non-Occident. L’étonnement, la curiosité faisaient place aux difficultés à aborder un type de savoir qui semble surgir de l’espace urbain, propre à sa logique de métamodernité en ligne dans un village où précisément les téléphones portables, cet outil de l’hypermodernité en ligne, sont muets. Etonnement mais aussi malaise dans le rapport aux « anciens » et sa hiérarchie naturaliste, non pensée. L’art des corps n’est donc pas une réponse univoque et se déploie en tant qu’interrogation des lieux et leurs usages culturels comme économiques.

L’art des corps est avant tout un art de vivre-ensemble que l’équipe de Lagorce (petit village de 200 habitants) autour d’Annie Goy ont investi et su montrer. A lui seul, le « Cabaresto » (mot-hybride de Cabaret et restaurant) en incarne la volonté et la voix gouailleuse de Danielle, élue aboyeuse, fidèle Madame Loyale écumant les rues et caves de Lagorce. Nous sommes accompagnées par Isabelle, élue médiatrice des Tablées (joli terme rapelllant le rituel de la parole autour d’une tablée), distribuant la parole pour ce qu’elle est : un don collectif à exprimer. 


Sur le fond

Isabelle Flumian

(Médiatrice des Tablées au festival de Lagorce)

 

Maud nous a posé une question qui n’a pas fini de tracer son sillon en moi :

Si nous pouvions ôter de nos identités tous les attributs sexuels secondaires, ainsi que tous les éléments culturels de genre qui nous constituent et nous ont constitué : que resterait-il ?

J’ai dit pendant la tablée qu’il m’était bien difficile de concevoir ce qui resterait ; que ça semblait être de l’ordre de l’inconcevable. Impression que mon genre « me colle à la peau » depuis l’exclamation primordiale « c’est une fille ! », le jour de ma naissance.

J’ai d’ailleurs un récit familial sur ce premier jour. Dont ma grand-mère paternelle est l’héroïne. Elle avait elle-même accouché de 2 garçons. Et j’étais la première de ses petits enfants. En ce temps-là, déjà, elle souffrait des jambes, et se déplaçait avec quelques difficultés. Le mythe dit que sous le coup de la joie, emportée par l’émotion, proférant en VO des « Santa Maria Benedetta ! », elle s’est précipitée dans les étages de la clinique…alors que ma mère et moi étions logées au rez de chaussée…

Bref.

Je ne trouvais pas d’impressions sensorielles, d’émotions qui m’auraient atteinte sans passer par le filtre de mon genre : j’ai écouté, senti, compris, coléré, craint, me suis réjouie ou désespérée, j’ai touché, été touchée…aussi en tant que femme. Et jamais en tant qu’être humain non genré. Donc tout ce qui me constitue s’est constitué autour d’un noyau genré. 

Sensible au vertige engendré par la question, je l’ai colportée. Je ramène une réponse qui m’a paru évidente une fois entendue, comme le « rien » me paraissait évident tant que je ne me posais la question qu’à moi-même :

il resterait le souffle ; la respiration.

Et je me dis du coup que peut-être, les cieux étoilés, les soleils couchants et les clairs de lune, ce que leur contemplation me fait, pourraient peut-être aussi compter parmi « ce qui resterait ».

C’est étrange, non ? Que les réponses se promènent du tréfonds de l’être, de l’essence de la vie, aux confins atmosphériques, voire cosmiques…

Autre écho :

Hors tablée, les débats se poursuivaient au Cabaresto.

Je garde en mémoire la récurrence des perplexités vis-à-vis de la trajectoire de Ludwig. De l’expression d’une certaine incompréhension sur cette distinction genre/sexe, incarnée dans une vie humaine. Les récits de trajectoires transexuelles nous stupéfient, nous édifient, ne cessent de nous enseigner des doutes sur ce qui semblait évident ou « naturel ». Le fait que Ludwig décide de « vivre une vie d’homme », dans un corps de femme partiellement transformé dépasse, pour certains d’entre nous, nos possibilités d’empathie.

L’auteur nous donne beaucoup d’indications, nous montre plusieurs facettes de ce qu’il est : des photos d’adolescence, des trajectoires de création audiovisuelle, des points de vue d’amis, de proches, de sa mère. Il retourne avec nous, pour le film, dans le village sicilien natal, la confrontation avec son père, des représentations de jeux sexuels,…

Et l’ensemble peine à faire un « tout » dans la représentation des spectateurs qui en parlent. Il y a toujours un aspect qui semble nous dire que nous n’avons pas compris l’ensemble, qui réfute une hypothèse d’entendement…

Une œuvre d’autant plus perturbante que la sincérité y scintille comme un diamant.

La violence de la mise à nu du père, pour les spectateurs. La séquence au cours de laquelle Ludwig parviendra à faire dire à son père qu’il ne l’a pas reconnu et ne le reconnaît toujours pas comme fils a été perçue comme violente dans sa longueur, violente par ce « forçage » médiumnique via la caméra, qui ne lâche pas le père comme s’il était prisonnier entre deux lamelles sous un microscope. La légitimité du fils était discutée, même si elle était aussi explicable par une violence (plus forte ? équivalente ?) de n’être pas reconnu.

      Le film de Jan Fabre « Quando l’uomo principale è una donna », a occupé une partie significative des échanges de la seconde tablée. Des réceptions contrastées se sont exprimées, allant de la fascination au dégoût.

L’interjection

Au cours des tablées, pour donner la parole à une personne qui l’avait demandée, lorsque je ne connaissais pas le prénom de cette personne, je me suis entendue la solliciter par un « Monsieur », ou « Madame », et, si la personne était jeune « Mademoiselle ».

Je me suis déçue moi-même, d’assigner un genre supposé à chacun(e ), à haute voix et en public.

Je me suis déçue aussi avec le « Mademoiselle », que j’ai personnellement œuvré à rayer de mes bulletins de salaires, relevés de caisses d’assurance maladie et bancaires. Je ne me voyais néanmoins pas interpeller une vraiment jeune femme par un « Madame ».

A un moment donné, une personne, peu « genrée » (je dis peu, car j’avais une hypothèse dominante, mais pas exclusive…), avait visiblement des choses à dire. Alors je lui ai proposé : « Oui ? Vous souhaitez dire quelque chose ? ».

Et cette manière de faire à son égard ne m’a pas plu davantage. Trop impersonnel. Alors excusez-moi (M’ssieursdames !!!!!), mais le langage me pose problème.

Karine nous a raconté comment elle s’y prenait avec un(e ) ami( e) au genre fluctuant. Qu’elle fonctionnait au feeling et employait selon les moments « il », « elle », ou « iel » (une invention permettant de concilier personnalisation du pronom, et double genre).

D’une part ça ne m’aidait pas avec des personnes dont je ne connais pas les choix. D’autre part, nous ne partagions pas (encore) les codes, nous autres attablés !!!

Sur les tablées

Heureusement que nous n’étions pas dans un lieu de passage. Que nous étions dans un lieu où l’on pouvait entendre, se concentrer sur l’écoute.

Il était précieux d’avoir avec nous Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas qui ont réussi quelque chose de rare : éclairer nos questionnements plutôt qu’y répondre. C’est-à-dire qu’elles nous ont apporté des clés sur l’histoire, les représentations médiatiques et culturelles du transexualisme ; ont formulé en termes accessibles à tous quelques problématiques sociétales liées à l’intersexualité et l’intergenre. Elles ont aussi beaucoup écouté et nous ont dit ce qu’elles avaient entendu de nous.

 Bref, tout sauf nous dire ce qu’il fallait penser : « chapeau bas ! ».

Le débat après Ludwig

Une partie des questions portaient sur le « hors champ », le « hors cadre ». Le film amène des questions. Selon moi, il n’y a pas à regretter l’absence de l’auteur. Les questions auxquelles il aurait (ou n’aurait pas) répondu, ont leur valeur en tant que questions. Nous aurions peut-être été plus « renseignés », informés, voire enseignés, par des réponses sur l’après, l’avant, les choix de ou de ne pas…

Mais la valeur de l’œuvre et de sa présentation ne réside pas dans l’histoire de vie de l’auteur. Mais dans ce que nous fait de voir ce que nous voyons, d’entendre ce que nous entendons, de comprendre ce que nous comprenons, dans le miroir qu’il nous tend, dans nos vies qui s’y reflètent et s’y réinterprètent. De le partager, de le mettre en culture, d’en faire culture. Et personnellement c’est ce qui m’intéresse.

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Ludwig Trovato


 Mise en ligne, 30 août 2013.