Vincent Guillot
(V. Guillot – crédit, C. et M. Arra,
réalisatrices documentaire L’ordre des mots)
Cet article a fait l’occasion d’une intervention de son auteur au Colloque International (22 et 23 juin 2011). Mon corps à-t-il un sexe ? Détermination du sexe et contraintes du genre. Organisé par l’Institut Émilie du Châtelet.
Lorsque l’on m’invite comme témoin, j’entends « tu es moins, nous sommes plus ». Je ne peux donc que me dire, me dévoiler et en retour vous direz qui nous sommes. Or il me semble qu’au sujet de l’intersexualité, la question n’est pas « celuiquiestmoins » mais « celuiquisepenseplus ». Ce n’est pas nous que vous interrogez mais vous que vous n’osez pas questionner ; votre corps, votre sexe, vos pratiques sexuelles et amoureuses, vos fantasmes et vos phobies. De façon récurrente, tant le corps médical qu’universitaire pose la question intersexe comme extrêmement compliquée. A mon sens il n’en est rien, c’est vous qui complexifiez, qui êtes compliqués.
Mais comme j’ai accepté votre invitation, je vais essayer de me dire simplement.
J’ai été déclaréE de sexe masculin et n’ai jamais réfuté cette assignation même si je n’y ai jamais adhéré. À quoi bon puisque je n’existe pas. Seulement, toute mon enfance a été un questionnement sur le fait que l’on me dise ce que je ne suis pas, que je dois m’y conformer mais n’y crois pas : c’est ce que j’ai appelé ensuite le paradigme intersexe [1]. Je ne me suis jamais détesté, j’aime mon corps et ce que je suis, ma famille m’aime aussi comme je suis. Au-delà du fait qu’en permanence j’étais, et parfois suis encore, rejeté dans un « no human land », gomméE, niéE, ma souffrance provient d’ailleurs et est ancrée dans mon corps du fait des traitements médicaux qui furent violemment imposés à mes parents et à mon corps. Je suis le troisième d’une fratrie de six et ai passé une bonne partie de mon enfance à l’hôpital ou en convalescence sans que ni moi, ni ma famille ne sache, ne puisse comprendre, du fait du discours médical ambiguë, de quoi il en retournait. Près d’un demi siècle après, c’est toute ma famille qui souffre encore profondément: Ils en portent les cicatrices psychiques et quant à moi en plus de cela j’ai des cicatrices physiques qu’il faut régulièrement reprendre car la plomberie fatigue. Je n’en veux à personne, pas même aux médecins car je sais maintenant qui je suis, je peux me dire donc j’existe. Simplement, les médecins ont abîmé mon corps et sont intervenus physiquement sur mon corps pour anticiper la souffrance psychologique présupposée de mes parents, déplaçant ainsi la question et créant chez eux une souffrance bien plus lourde et durable: Le traitement médical de l’intersexualité ayant cette particularité d’intervenir physiquement sur le corps sain mais non conforme d’un tiers (l’enfant) pour réduire la souffrance psychologique d’un autre tiers (les parents)[2][3]. Si cela fonctionnait nous pourrions nous en contenter mais hélas au lieu de régler le problème cela ne fait qu’ajouter à la douleur d’avoir un enfant non conforme aux attendus sociétaux, une autre souffrance bien plus durable pour les parents, le doute, la lourdeur d’avoir à porter une enfance hyper médicalisé sans en connaître les tenants et les aboutissants, d’avoir à porter un tabou créé de toute pièce par le paradigme Hopkins[4]. Finalement j’ai compris qu’au sein de ma famille, j’ai la place la plus enviable, je suis le moins touché par cette affaire, que se sont mes parents et mes frères et sœurs qui ont le plus souffert, qu’ils en souffrent encore alors que moi, hormis mon corps rendu inutilement valétudinaire, je m’en sors bien contrairement à bon nombre d’intersexes.
Je regarde toujours avec perplexité la façon dont le corps médical traite de l’intersexualité. Même si les frontières commencent timidement à bouger, le regard qu’ils portent sur leur pratique reste stochastique. Si en plus on regarde en miroir les modifications hormono-chirurgicales effectuées en faveur des trans la question devient abyssale. Récemment j’ai eu l’occasion de voir une metadioplastie effectuée par un chirurgien lyonnais. Cette technique loin d’être parfaite donne des résultats satisfaisant lorsque qu’elle est pratiqué par des médecins étrangers compétents[5], j’ai également eu l’occasion d’en voir. Or celle de Lyon n’est finalement que la fabrication d’un « bourgeon génital » et ne permettra jamais de remplir les fonctions pour lesquelles elle était demandée[6]. Je me pose donc la question de savoir pourquoi certains praticiens transforment des « bourgeons génitaux » en sexe pseudo féminins et d’autres en fabriquent de toute pièce? Par ailleurs, j’ai eu l’occasion à de nombreuses reprises de voir des sexes féminins fabriqués tant pour des trans que pour des intersexes. Les unes les ont demandés, les autres n’ont pas choisi puisque cela a été fait pendant la petite enfance. Pour les trans qui ont eu la possibilité d’accéder aux services de chirurgiens étrangers compétents, le résultat est parfait et fonctionnel. Pour les intersexes, cela ne ressemble pas souvent à des sexes féminins et est de plus source de souffrances tant physiques que psychiques.
La littérature médicale est abondante sur les intersexes. Les praticiens y font généralement le constat de leur insatisfaction, se posent des questions, mais ne remettent jamais fondamentalement en cause leurs pratiques. Ils citent leurs patientEs, leurs souffrances, leur insatisfaction, mais reportent très souvent les raisons de ces reproches sur les parents et surtout sur la mère[7] sans jamais se poser clairement la question de leur pratique et des informations volontairement parcellaires données aux patients et à leurs familles[8]. Certains témoignages sont effroyables tant la douleur des patientEs est grande. L’une d’entre elles parle de viol au sujet des séances de dilatation. Elle le dit très clairement. En commentaire, le praticien parle de fantasme de viol[9] comme s’il lui était impossible de voir, d’entendre la réalité crue de cet acte thérapeutique qui n’existe que parce qu’il y a eu intervention chirurgicale non consentie par la personne concernée et sans autre but que de soigner la souffrance psychique des parents. Il y a eu pénétration sans consentement du sujet, il s’agit véritablement d’un viol vécu comme tel et rapporté par la plupart des personnes confrontées à ces dilatations dans l’enfance.
Toutes ces études reposent sur le postulat qu’il ne peut y avoir que des hommes ou des femmes[10] comme si les identités alternatives n’existaient pas, comme si les gender studies n’existaient pas et pire encore comme si nous n’existions pas. Le titre de l’article dans lequel j’ai pris le témoignage de viol est symptomatique de ce postulat: « L’identité sexuée en impasse »[11]. Or à la lecture des témoignages relatés dans celui-ci il est clair qu’il n’y a pas impasse mais re-construction[12] de l’identité de genre. Ce phénomène chez les intersexes[13] est antérieur au queer. Seulement avant Butler il y avait peu de mots pour se dire[14] Aujourd’hui encore, il faut être initié pour connaître les études de genres. Cependant, le corps médical connaît ce mouvement mais est en incapacité de le prendre en compte dans ces études. « L’identité en impasse » est vraiment symptomatique de cet état de fait[15], le doute n’est pas permis et tant pis si les mesures servant à évaluer des « femmes » XY ne correspondent pas. Le chapitre « Vie amoureuse et sexuelle » est très négatif vis-à-vis des personnes étudiées. Au-delà du fait qu’il ne relève pas que si elles ont des difficultés liées à leur sexualité c’est aussi du fait d’organes qui n’ont pas été fabriqués pour avoir des relations sexuelles, toutes les évaluations sont faites avec une grille de lecture féminine. On parle donc d’homosexualité quand elles ont des rapports avec des femmes et d’expériences sexuelle à coloration perverse. Je n’ai pas pu consulter l’étude de référence[16], mais il y a fort à parier que si la population de référence avait été masculine le résultat aurait été moins négatif même si cela ne serait toujours pas satisfaisant. De fait, il n’existe pas de grille pour lire l’intersexualité, le moins inexact serait comme évaluation de faire une moyenne des résultats homme femme de l’étude de référence mais ce serait reconnaître qu’il y a autre chose, d’autres identités sexuées, ce que refusent les praticiens.
L’intersexualité n’est généralement vue que comme une incapacité à utiliser des organes génitaux pour des usages conventionnels. Or ces usages sont restrictifs et ne prennent pas en compte la capacité des personnes à utiliser leur sexe d’autres façons. Je rencontre régulièrement des personnes qui, sans jamais se revendiquer des études de genre, sans même les connaître, ont une utilisation différente des conventions habituelles. Par exemple de nombreuses compagnes d’hommes n’ayant pas de pénis, ou en ayant un ne permettant pas la pénétration, verbalisent très clairement le fait que si elles aiment cet homme, si elles sont attirées par lui, c’est aussi pour cette caractéristique physique. Lorsque l’un d’entre eux émet le souhait d’une modification corporelle cela crée de grosses dissensions dans le couple et parfois la rupture. Je rencontre également des femmes sans cavité vaginale ou avec des cavités fabriquées mais douloureuses qui ont une sexualité non pénétrante épanouie. Enfin, je rencontre aussi des hommes qui ont un pénis ne permettant pas de pénétrer et/ou d’uriner debout qui sont satisfait de cela. À l’inverse les témoignages sont nombreux d’hommes et de femmes ayant des OGE conventionnels qui ne sont pas satisfaits de ceux-ci et font le bonheur des psy et des chirurgiens esthétiques, sans compter les hommes ayant des pénis bien plus volumineux que la moyenne et qui en souffrent énormément.
Plus que tout nous souffrons de ne pas exister, du fait que les médecins ne savent ou ne veulent pas nous dire franchement qui nous sommes et modifient nos corps sans notre consentement sans même réellement celui de nos parents car ils sont incapables de s’avouer que nous modifier c’est se projeter en nous. La question intersexe est avant tout épistémologique, elle s’inscrit dans l’histoire de la médecine, dans celle de l’assujettissement des corps non masculins et de ce fait échappe aux questionnements des médecins qui ne s’interrogent que sur leurs techniques au lieu de s’interroger sur l’histoire médicale de l’intersexualité et sur le rapport qu’ils entretiennent avec leur propre corps sexué.
[1] « Ne pas avoir le droit de dire ce l’on ne nous a pas dit que nous étions »
[2] A-M Rajon in neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence sept 2008 vol 56 n°6 page 371 et 372; A propos des parents: « … l’urgence véritablement vitale que cela suscite au niveau psychique. » ou encore « … une véritable urgence vitale, non pas somatique … , mais psychique, pour laquelle il n’existe aucune solution, sinon l’attente… ».
[3] Je n’aborde pas ici la question de l’hétéro-patriarcat, du phallogocentrisme et de la préservation d’un ordre moral, bien documentés dans les études féministes.
[4] Du nom de la clinique à Baltimore aux Etats-Unis où le docteur John Money exerçait. Il a théorisé le fait que chez tous les enfants, l’identité de genre n’est pas fixe à la naissance et ce jusqu’à deux ans; la manière dont l’adulte se vivra et se verra, en homme ou en femme, dépendant de la manière dont on l’avait élevé. Dans le cas des enfants intersexes, Money, à partir du cas John/Joan présenté en tant que réussite totale, trouve la manière de mettre en pratique et de « prouver » son hypothèse en assénant qu’il suffit d’opérer avant deux ans, et surtout de garder le silence absolu sur la différence de l’enfant, et de renforcer sans faille et constamment l’identité qui aura été décidé, pour que les enfants intersexes se conforment « tout naturellement » au sexe assigné. Cela deviendra la norme en matière de se conduire vis à vis des enfants intersexes en Amérique du Nord à partir des années 50, avant de s’exporter aussi en Europe.
[5] Qui se sont fait la main sur des corps intersexes!
[6] Uriner debout et pénétrer un vagin et/ou un anus.
[7] § 3.4.4.7: page 383 » Peu entourées, ces jeunes femmes peuvent vivre sans véritable soutien familial (surtout de la mère)… ».
[8] Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, septembre 2008 vol-56 L’annonce de l’intersexualité: Enjeux psychiques; A.Michel, C.Wagner, C.Jeandel pages 365 à 369 « « « Quand » dire et bien d’avantage, « Qu’en » dire?… Est-il utile de tout dire?…une divulgation fragmentaire peut être considérée comme une première ébauche de vérité. Elle permet de passer du secret au non-dit… «
[9] In opc p 383 K Guenich et al l’identité sexuée en impasse: » … l’émergence dans l’après coup de ce fantasme de viol réalisé avec la complicité d’une mère éplorée: « C’est sûr, une petite fille de trois ans l’emmener chez le gynécologue, toute nue, sur un drap en papier avec heu…des bougies de pénétration, non de dilatation, des gants de pénétration, je suis en train de pleurer, ma mère qui me tient, tout ça… je me dis que pour elle, ça a dû être douloureux » ».
[10] (mâles/femelles; garçons/filles)
[11] Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, septembre 2008 vol-56 l’Identité sexuée en impasse…à propos de jeunes adultes au caryotype XY nées avec une anomalie de développement des organes génitaux et élevées en fille. K.Gueniche, M.Jacquot, E.Thibaud et M.Polak pages 377 à 385
[12] (Les queers diraient dé-construction)
[13] Mais aussi chez de nombreuses personnes ayant un corps conforme
[14] Ou du moins ils n’étaient connu que d’un petit nombre puisque la littérature notamment des lesbiennes poor worker développe depuis les années trente une théorisation et un vocabulaire très riche en la matière.
[15] P 378 §2: « L’identification du sujet comme humain est imposé par la société comme reconnaissance en homme ou femme… dans le domaine de la sexualité humaine, le doute n’est pas permis: on est homme ou femme, pas les deux à la fois… »
[16] Questionnaire national sur le comportement sexuel des français. Rapport élaboré à l’appui des résultats obtenus lors de l’enquète sur le comportement des français dans une perspective de prévention du SIDA.