K. Espineira, M-Y. Thomas,  A. Alessandrin

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Sofect, du protectionnisme à l’offensive institutionnelle

Rappel des faits

Fin juin 2013, l’université Paris 7 annonce la création d’un DIU (Diplôme Inter-Universitaire) de prise en charge du « transsexualisme ». Ce diplôme, en lien avec les universités de Lyon, Marseille de Bordeaux, c’est-à-dire en lien avec les principaux protocoles hospitaliers, est labélisé par la SOFECT (SOciété Française d’Étude et de prise en Charge du Transsexualisme), instance elle-même largement discutée. On y retrouve tous les praticiens français -ou presque- dont des noms connus et controversés comme Mireille Bonierbale, Colette Chiland, Marc-Louis Bourgeois et d’autres en provenance des sciences humaines. Enfin, quelques associations sont aussi citées comme intervenantes (on reviendra sur leurs caractéristiques).

Par ce papier, nous entendons porter un regard critique, et quelque peu désabusé, sur la manière dont le « transsexualisme » tel que défini par la SOFECT s’institutionnalise en France, à l’opposé de ce que souhaitent, de ce que font, les personnes et les associations trans. De ce point de vue, les dernières revendications de l’Existrans ou de STP semblent bien éloignées du programme de ce DIU. De même, les espoirs ouverts par les récentes conclusions de la CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme) apparaissent en contradiction avec les positions défendues par les intervenant.e.s et organisateurs/trices de ce diplôme.

Le contexte est générateur par défaut de cette nouvelle annonce : promesses électorales non tenues, recul de la gauche présidentielle au moment du mariage pour tous, affairisme de HES[1], division des associations, violences de minorités réactionnaires contre les minorités sexuelles. Dans le déclin de la puissance étatique par émiettement, les places sont vacantes pour remplir ce rôle. La présidente d’honneur, C. Chiland,  déjà auteure très prolifique, transformait des luttes civiques en « propagande nazie » dans la plus parfaite indifférence. Or cette stratégie rappelle celle d’une Mercader agitant des « hérésies » et en appelait au suicide « que les trans devraient s’accorder »[2]. La même propose aujourd’hui des colloques sur les « violences à l’école » mais nul enfant trans à l’horizon des « pratiques genrées » et « violences entre pairs »[3]. Le « devenir homme ou femme » s’exemple de l’exception trans, nourrissant une vision sexologique du monde. L’analyse réellement universaliste de Françoise Sironi[4] nous met en face : utopie ou dystopie.

Une institutionnalisation sujette à controverse

La constitution de ce DIU sonne comme l’institutionnalisation d’une clinique du « transsexualisme » pourtant critiquée par de nombreuses recherches récentes (Sironi 2011, Alessandrin 2012, Espineira, 2012, Segev 2012) qui mettent en cause la maltraitance et l’obsolescence des protocoles français. Aux côtés des chercheurs, de nombreuses associations mettent elles-aussi en avant la nécessité de porter un regard critique sur la SOFECT et sur les protocoles, non seulement sur les relations patients-praticiens qui s’y déroulent mais, plus généralement, sur le monopole qu’exercent ces protocoles aux niveaux du droit, de la sécurité sociale et des représentations sociales pathologisantes qu’ils véhiculent. Plus problématiques sont les différents noms qui apparaissent dans la liste des formateurs. Colette Chiland, présidente d’honneur de la SOFECT, à qui le diplôme laisse 2h30 d’interventions sur l’histoire du transsexualisme en France, 2h30 sur « les troubles de l’identité sexuée chez l’adolescence » et 2h30 sur « les troubles de l’identité sexuée chez l’enfant ». La même Chiland écrivait en 2005 qu’il était « déconcertant, effrayant, non pas qu’il aurait été une caricature de femme, un travelo sans talent, il n’était rien, ni homme ni femme, il attirait l’attention en se présentant comme un repoussoir à la relation » ? Ou en 2003 que « tous souffrent. Ils en sont même si pathétiques qu’ils finissent par entrainer avec eux les médecins dans un affolement de la boussole du sexe »… Autre intervenante de ce DIU, Mireille Bonierbale, présidente de la SOFECT, à qui le DIU propose, 1h de présentation, et 5h sur les organismes (WPATH, CNAM, HAS … et SOFECT). Cette dernière ne s’était-elle pas interrogée en 2005, avec N. Morel Journel et B. Mazenod, tous deux présents dans ce DIU, sur les « épidémies de transsexualisme » qui suivaient les émissions télévisées à ce sujet ? De même n’avait-elle invoquée à ses côtés le prêtre et psychologue Tony Anatrella pour rappeler que « il n’est pas possible d’être humain sans être homme ou femme et que ne sachant plus quoi privilégier, la société peut aller vers une régression. Ainsi l’éducation androgyne fabrique des asexués qui se rabattent sur des pulsions partielles, la violence étant souvent au-devant de la scène » …

Le soubassement d’une vision sexologique de la société et des devenirs n’est autre que le socle théologique. L’enjeu vise à démontrer que l’enseignement au sein ce DIU pluridisciplinaire et multi-site, ne restitue en rien les controverses qui animent les communautés scientifiques et militantes, nationales et internationales, à ce sujet. Mais, au contraire, qu’il restreint son point de vue aux seules équipes existantes en France.

Quelques aperçus sur la formation

Fort de cette « pensée sexologique » (Bonierbale) du monde, on renoue avec la sexologie début XXe siècle proposant des « pré-requis en sexologie » et ses « aspects psychologiques et psychopathologiques » (Bonierbale -Session 1). D’emblée, la formation y inscrit une « neurobiologie des comportements sexuels » (C. Boulanger) et une « éthique en sexologie » et propose des lectures sur le « comportement sexuel et ses bases étiologiques » (M. Aubry) pour se prolonger avec des « types d’attachements et construction de l’affectivité et de la sexualité (M. Chollier). En un mot, réaffirmation d’une pensée où sont proposés une formation sur le « développement psychosexuel de l’enfant » et une « construction de la personnalité, crises et cycle de vie » (C. Pénochet – Session 2). Mieux : sur « Les différents concepts de désir, de l’imaginaire, de la séduction et l’érotisme et du sentiment amoureux (C. Pénochet). Enfin, le programme (Session 2) s’élargit : « Culture, religion et sexualité » (G. Durand).

Ces diverses préludes sont complétées en Session 3 et 4 par un programme sur les sciences sociales : « Le féminisme et l’évolution des représentations de la sexualité » (Bonierbale) et « Le genre ; concepts actuels de Genre, identité de Genre, identité sexuelle, identité sociale, rôles sexuels, homosexualité » (Bonierbale, A. Gorin). Comment ces deux champs interviennent-ils pour proposer une réponse sociologique et politique distincte, voire concurrente, d’une « pensée sexologique » ? L’analyse de l’inégalité structurelle de société permettant la psychiatrisation des exceptions culturelles s’oppose ici frontalement à une pensée théologique en la dépolitisant.

La session 5, fort de tous ces « pré-requis » généraux, peut débuter  sur « La plainte sexologique, le symptôme sexuel et la demande du patient, l’anamnèse » (M.H. Colson). Il s’agit de réaffirmer le trouble dans un champ précis et lui seul afin de pourvoir à la disparition programmée d’une psychiatrie sans psychiatres, et d’un trouble sans malades. Comment faire revenir ce public insaisissable sous la houlette institutionnelle ? Sous cette question, l’aspect juridique : comment maintenir une indisponibilité de l’état de la personne (et de son corps) permettant l’indisponibilité des caractéristique de l’état civil ? En un mot, comme restaurer une invariabilité totale ?

Sarkozy aussi avait fait de « l’ouverture »

Il reste cependant quelques points « d’ouverture » dans ce DIU. Le mot « ouverture » n’est pas anodin. Il rappelle la politique du début de mandat de Nicolas Sarkozy, lorsque ce dernier avait fait entrer au gouvernement des élus non UMP. Il en va de même pour ce DIU. L’une des premières ouvertures est associée aux « aspect paramédicaux et infirmiers ». A cet endroit précis, aucun nom de praticien hospitalier n’est visible. Nous ne sommes pas certains que cet enseignement sera bel et bien ouvert à des professionnels externes à la SOFECT ou aux protocoles Français (sur ce sujet, comme sur l’ensemble de la formation, la dimension internationale, c’est-à-dire la dimension comparative, est absente).

Autre élément « d’ouverture », la présence d’association. 4 associations, qui doivent confirmer leur présence, semble participer à ce DIU : Le PASTT (Groupe de prévention et d’action pour la santé et le travail des transgenres, Mutatis Mutandis, Collectif Trans Europe et l’ORTrans. Nous aimerions revenir sur au moins deux des associations pressenties (Mutatis Mutandis et le Collectif Trans Europe) et rappeler qu’aucune des associations de ce DIU ne participe à l’Existrans (dont la liste des signataires est disponible sur le lien en première page). C’est dire que ce DIU s’entoure d’’association ami.e.s ou tout du moins d’associations moins critiques. Ceci n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait Colette Chiland : « Depuis quelques années s’est développé un mouvement transgenre ou trans qui se définit comme n’ayant plus rien à voir avec le transsexualisme calme, bien élevé et caché, attendant poliment que les juges et les professionnels médicaux leur donnent le traitement bienfaisant dont ils avaient besoin pour poursuivre leur vie dans l’ombre de la société normale » (2006). Mépris et populiste viennent remplir cet échec de la psychiatrie à juguler et faire disparaître le fait trans que commentait P-H. Castel dans La métamorphose impensable. Sur les associations Trans-Europe et Mutatis Mutandis, on serait en mesure de se poser la question de l’existence propre de ces associations qui, pour l’une, repose uniquement sur une présidente active (notamment sur les réseaux sociaux), et pour l’autre vient de connaître une schisme interne avec la création de l’association trans 3.0.

Enfin, peut-être pourrait-on entrevoir une réelle ouverture du côté des humanistes (au sens de « sciences humaines ») présents dans ce DIU tels le sociologue Éric Macé (à qui l’on doit des textes critiques vis-à-vis du concept de transsexualisme ou de la SOFECT). Si l’on pourrait croire qu’une critique « du dedans est aussi forte qu’une critique « du dehors », le nombre d’heures laissées aux sciences humaines sur l’ensemble de la formation n’inaugure rien en termes d’une réelle « ouverture »

Du bouclier thérapeutique au principe de précaution : qu’en disent les « usagers »[5]

Because difference is not disease.
Because nonconformity is not pathology
Because uniqueness is not illness[6] 

Quelques mois avant l’annonce du DUI, des acteurs de terrain ont appris que le Conseil National Professionnel de Psychiatrie (FFP : Fédération Française de Psychiatrie) s’alignait sur les positions de la Sofect pour contester la classification soumise à consultation. Nous parlons du processus de révision de la Classification Internationale des Maladies, de l’Organisation Mondiale de la Santé. Autre champ institutionnel, autre champ de bataille dans lequel la SOFECT semble influente et où la parole des usagers à peine à porter.

La FFP comme la Sofect estiment que la contestation des usagers s’inscrit dans une « confusion des registres sociologiques et culturels et des registres médicaux ». La création du DIU tient-elle de la contradiction, du paradoxe ou de la stratégie ? Associations et collectifs trans comme associations et conseils de psychiatrie n’ignorent plus les positions des uns et des autres prenant le plus souvent la forme d’un débat terminologique : gender identity et identité sexuelle, transsexualism et transsexualité, apport des Gender studies et des épistémologies féministes, etc. D’un côté le « Bouclier thérapeutique[7] » (un appareil de légitimation) est déployé dans le déni, tandis que de l’autre est avancée l’idée d’un parcours de vie spécifique plus ou moins politisé et théorisé.

En 2004, année de la classification ALD 23 (Affection Longue Durée, dans la nomenclature de la Sécurité Sociale en France), à l’initiative du Groupe Activiste Trans (GAT) est convoquée une Assemblée Générale des associations et collectifs trans qui votent la « dépsychiatrisation ». Nul n’ignore que les trans demande une déclassification sans démédicalisation et par conséquent sans « déremboursement ». Nous parlons donc plus largement d’une dépathologisation, terme qui va suivre des routes inattendues.

Les acteurs de la psychiatrie en responsabilité de la prise en charge des personnes trans y voient une problématique exclusive à leur travail clinique comme suit : « une erreur de la nature » avancée par le ou la patiente, « trouble » ou « incongruence » qui exige un traitement palliatif impliquant un « principe de précaution ».  Cette dernière notion est questionnante. Le principe de précaution a été avancé lors du Sommet de la Terre (« Sommet de Rio » : Conférence des nations Unies sur l’environnement et le développement, du 3 au 14 juin 1992) et il n’est pas formulé, dans un sens scientifique : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Ce qui pourrait passer pour une nouvelle inscription dans le bouclier thérapeutique peut cependant être repris par les « usagers » à leur compte.

Détaillons en premier lieu les problèmes avancés par les médecins pour qui il s’agirait de dépister : une maladie mentale (du domaine des psychoses) ; des vulnérabilités (psychologiques, environnementales, médicales) ; des risques de santé (opérations, prises d’hormones) ; des attentes irréalistes et « regrets post-traitement » ; des fragilités sociales (« banalisation du genre » comme un « choisi »).

Le même principe de précaution envisagé cette fois depuis les « associations d’usagers » impliquerait un autre processus de « dépistages » : les effets symboliques, psychologiques et sociaux des définitions médicales (stigmate, opprobre, pathologisation) ; la « standardisation » de la prise en charge (un diagnostic unique) ; la « transsexualisation globale » des personnes trans d’autres cultures et de tous âges[8].

D’un côté on craint que le « transsexualisme » – non plus considéré comme « trouble mental » – vienne rejoindre l’homosexualité qui, elle, n’a pas de liens avec les soins médicaux. Les « usagers » (dans le cas français comme avec les associations et collectifs[9] : OUTrans[10] – Paris, Chrysalide[11] – Lyon, STS[12] – Strasbourg, l’ANT[13] – Nancy, SC et l’Observatoire Des Transidentités[14] – Marseille, ou encore Trans 3.0[15] – Bordeaux, ou comme GATE[16], STP[17] et TGEU[18] entre autres structures internationales) disent pourtant sans ambiguïtés la diversité des parcours de vie trans et des « demandes » qui ne correspondent pas à « l’offre » des tenants de la prise en charge. La revendication contre la « stérilisation forcée »[19] devrait être considérée avec sérieux et non disqualifiée sous le prétexte d’une « banalisation du genre ». L’argument selon lequel que seule une psychiatrie expérimentée serait apte au diagnostic différentiel est largement remit en cause par les travaux du psychologue clinicien Tom Reucher on l’a vu, mais aussi par la pratique du terrain comme avec le groupe santé trans de Lille qui a valeur d’exemple quand le parcours de vie passe par l’intervention d’une bienveillance médicale. Depuis trois ans des médecins de toutes spécialités, en collectif, sans l’aide de la psychiatrie, travaillant de concert avec des associations locales, le centre LGBTIQF « J’en suis, j’y reste », la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, ont accompagné près de 45 personnes dans leurs parcours médicaux et sociaux. Cette expérience de terrain ne doit pas être minimisée. Un autre point qui plaide en faveur du « principe de précaution » depuis une posture trans : le « protocole » à  sens unique isole peut être aussi les personnes du social. Une écologie des milieux responsable ne l’ignore pas.

Bien que la Sofect et ses alliés s’en défendent, l’analyse des discours démontrent que des professionnels de la santé, tout scientifiques qu’ils soient dans leur champ de compétence ou se prétendant comme tels, ne sont pas non plus isolés de « leur monde » et à l’abri des imprégnations symboliques de leur éducation, de leur vécu, de leur culture et des structures socio-sémio-historiques.

L’épisode récent d’un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (décembre 2011,  communiqué le 7 mai 2012), est à cet égard significatif[20].

Le rapport lui-même a suscité approbations et désapprobations sur le terrain, mais reprend de très précieux éléments comme les recommandations Hammarberg (2009) qui se réfèrent aux principes de Yogyakarta (ou Jogjakarta, 2007). L’introduction en particulier nous rappelle le « bouclier thérapeutique ». C’est en effet, dit ce rapport, après les propositions du 27 avril par le ministère devant les seules associations présentes, qu’un comité de consultation (représentants médicaux, associatifs et administratifs) s’est réuni à deux reprises (28 septembre et 10 novembre 2010), tandis que se crée la Sofect « fédérant les équipes hospitalières publiques et quelques psychiatres libéraux ». Le rapport ajoute : « Les travaux ont été interrompus sur le constat d’un dialogue impossible entre représentants désignés par les associations et par les médecins, dialogue à peine initié au travers de ces deux seules réunions (…) Face à l’impossibilité de poursuivre la discussion et au blocage de la situation, le Ministre de  la Santé a saisi l’Inspection Générale des Affaires Sociales (…) » [21]. Sous le terme « blocage », il faut lire lobbying ou lutte d’influence de la part d’une des parties. On apprend en effet que des représentants de la Direction Générale d’Offre de Soins étaient devenus membres de la Sofect durant les rencontres. Et le rapport de poursuivre : « La création de la Sofect est alors apparue pour les associations comme pour les représentants de l’État, comme une tentative de préempter le débat, de s’octroyer le monopole de la prise en charge des trans en définitive, de tuer dans l’œuf l’ouverture recherchée au départ »[22].  Sans l’étude attentive de la parole des experts de la question trans dans les médias comme dans la littérature scientifique, serions-nous capables  de saisir de tels enjeux idéologiques, au-delà ou en deçà des descriptions techniques ?

Nous incluons bien entendu les questions de Genre dans ces enjeux idéologiques, et faisons nôtres ces propos du sociologue Jean-Claude Kaufmann quand il écrit : « Le débat démocratique est très souvent beaucoup moins une recherche sans a priori de nouvelles connaissances qu’un affrontement aveugle entre groupes d’opinions fermés »[23]. Tentative, parmi d’autres, d’arraisonnement de la question trans ?

« Défaire le genre », c’est aussi défaire les modélisations. “Changer son image d’abord”, dit-on en marketing. Les colloques de ces dernières années en France, centrés sur l’identité de genre (examen compris de la transidentité) ont à peu près tous ignoré l’expertise transidentitaire, hormis quelques témoignages en tables rondes. La journée d’études organisée par l’OMS le 17 décembre 2010 fait exception sinon tournant : le poing sur la table  de Tom Reucher, Maud-Yeuse Thomas ou Vincent Guillot face aux représentants de la Sofect. Un amphithéâtre de La Sorbonne était ce jour-là le théâtre – le vase clos – d’enjeux de savoirs et de pouvoirs : experts trans de la question trans contre experts de la prise en charge[24].

La Sofect telle une machine électoraliste sait s’adapter, rapidement et sans bruit. Quand on pointe ses résistances aux sciences sociales, elle recrute des acteurs en sciences sociales. Quand on lui reproche de ne pas tenir compte des associations et collectifs, elle s’allie des associations dont nous avons dits que leur représentativité est plus que discutable. Mutatis a connu un schisme et ses positions homophobes, entre autres positions condamnables, l’ont isolé. Trans Europe repose sur une page Facebook avec des milliers d’ « amis » faisant office de « membres » et de caution, avec une personnalité aux commandes, au fort relationnel, qui l’impose partout. Enfin Ortrans est connue pour avoir été formée par la frange la plus conservatrice de feu l’ASB. Les choix de la Sofect interrogent beaucoup. Ces associations de « gentils usagers » qui représente-elle ? Des « transsexuel-l-e-s utiles et dociles » ? De même, quand les associations demandent une formation du corps médical, la Sofect ne dit rien mais agit. Coupant l’herbe sous le pied de l’associatif elle propose sa version de la formation et là où elle se révèle fine stratège c’est que la moindre de ses initiatives porte toujours la marque institutionnelle.

Nous disons bien que la Sofect est une machine de guerre, telle une entreprise forte de ses actionnaires qui attendent d’elle soit efficace. Et elle l’est. Peu importe les moyens, seul le résultat compte. Elle sait encaisser, faire le dos rond et repartir mieux armée. Les associations et les « usagers en colère » se retrouveront toujours en porte à faux, toujours en déficit de crédibilité face aux pouvoirs publics, face à l’institutionnel, « la marque d’une grande marque » dirait-on dans un cadre ultralibéral. L’ouverture aurait été d’oser approcher et associer les associations et les collectifs les plus actifs. Les outils d’auto-support sont aujourd’hui et portés un peu partout en France (SAS et Arc-en-Ciel à Toulouse, OUTrans à Paris, Chrysalide à Lyon, Trans 3.0 à Bordeaux, STS à Strasbourg, l’ANT à Nancy, le GEST à Montpellier, sachant que plusieurs des associations de cette liste non exhaustive ont des actions qui couvrent plusieurs régions). Comment ne pas penser au collectif de médecins et d’associations de Lille ? La Sofect répliquera qu’elle ne trouve pas l’occasion d’un dialogue. Non, ce n’est pas le dialogue le problème, c’est l’incapacité de la Sofect à accepter et à composer avec d’autres discours que le sien. Le désaccord a été, est et sera toujours disqualifiant tant que qu’elle ne se départira pas de l’idée de « fabriquer des transsexuels » trouvant grâce aux yeux des médecins.

L’état des lieux de l’associatif français, pour se cantonner à lui seul, montre que sur le terrain, on trouve des courants hétérogènes, parfois contradictoires, des réseaux pluriels, mobilisés au nom d’idéologies et de constructions identitaires souvent adverses. Cette plasticité correspond donc bien plutôt, quant aux transsexuels et transgenres, au mode herméneutique de l’invention de soi. On prend ainsi peu à peu la mesure d’une transidentité co-construite, institutionnalisée par exemple entre journalistes et trans, chacun « donnant des gages » à l’autre pour s’entendre, à défaut de se comprendre et respecter. Le sociologue Miquel Missé estime que le modèle médical de la transsexualité (ce que nous appelons l’ « institué transsexe », Espineira, 2012) est normatif et « qu’il conditionne les personnes trans dans leur façon d’être dans leur vie et dans leur corps. Le fait de penser la transsexualité comme un trouble mental oriente les personnes trans vers la condition de malades, de patients. Cela les condamne à se lire depuis cette position [note de traduction : « position » au sens de condition] »[25]. Missé souligne encore à travers une référence à l’un de nos écrits ce que les personnes trans attendent de leur médecin : « Nous demandons aux médecins de redevenir des médecins. S’ils se préoccupent de nous, que ce soit pour nos taux d’hormones ou l’évolution de nos cicatrices, mais non pas pour mesurer si nous sommes suffisamment hommes ou femmes, ou pour ce qui pourrait se passer si nous décidions de n’être aucun des deux »[26].  

Parler de la Sofect est toujours un exercice périlleux sauf à la considérer comme une formation militante qui étudie aussi les personnes trans sous cet angle. Elle le prouve à chacune de ses initiatives qui sont toujours une réponse graduée aux mouvements associatifs. Il est bien question de savoir et de pouvoir.

Conclusion : ceci n’est pas la formation demandée par les associations !

On aura souvent entendu les associations trans demander une formation aux praticiens en charge des opérations et des transitions. Mais ce diplôme « d’expert en transsexualisme » est loin des attentes associatives qui se voient une fois de plus mises à l’écart de ces formations, lesquelles excluent d’emblée les controverses, pourtant violentes, qui animent l’espace des transidentités. En ce sens, nous exprimons une crainte ainsi qu’une déception. Une crainte d’abord : celle de voir des futurs acteurs professionnels formés par une SOFECT très largement critiquée. Une déception enfin : que la force de frappe institutionnelle de la SOFECT n’aie pour contradicteurs qu’un archipel d’associations trans non-unifiées.

Reste le fond : quelle vision de société quand celle-ci accepte les violences inhérentes à la fabrique d’exceptions quasi ethniques dont on sait aujourd’hui, avec les faits entourant le mariage universel, ce qu’il en coûte socialement ? Comment parler encore d’éthique dans le déni du pluralisme ? Non seulement, la « métamorphose » est devenue pensable mais encore, elle s’enseigne. L’on nous rapporte qu’in vivo, l’on rit et se gausse de ces « castrés, mutilés et châtrés » volontaires que l’on fait mine d’accompagner (« Choisir son sexe au XXIe siècle », Colloque Bordeaux, septembre 2013). Derrière le savoir, le mépris. L’éthique médicale a fondu sous l’impact de l’épreuve au réel et se fait pouvoir. Le métasavoir qui visait à rendre impossible de telles transformations s’est avéré un piège mortel pour des milliers de transidentités, et s’est retourné sur son inertie : il s’agit désormais de les rendre possible au risque de produire plus de « transsexes » qu’il y en a. Mais nous savions déjà tout cela. 

Programme : URL : http://www.fmc-marseille.com/upload/du-med/etude-sexualite-diu-prog.pdf

Site ressources : http://www.fmc-marseille.com


ERRATUM (décembre 2013)

Suite à la publication de notre article sur le DIU de « transsexualisme », nous apprenons que l’association ORTrans, contrairement à ce que le site internet du DIU annonçait ne participait pas à cette formation. L’association ORTrans rappelle ainsi que :

– nous n’avons aucun lien avec l’association Sofect.

– nous condamnons les équipes hospitalières qui verrouillent le système de santé et de prise en charge des personnes trans.

– à l’inverse nous travaillons pour le libre choix du médecin (pour que, par exemple, un chirurgien hospitalier soit accessible à toute personne, quelque soit la forme de son parcours).

– ainsi que pour qu’une formation sur le sujet trans soit enseignée par/accessible à tout médecin sensible à ce thème (libéral ou hospitalier dès l’instant que sa pratique est respectueuse de la diversité des profils trans et que sa compétence est reconnue).


[1] À qui nous donnons par cet écrit de nouvelles raisons de figurer sur leur liste-noire.

[2] Patricia Mercader, L’illusion transsexuelle, Ed. L’Harmattan, 1994.

[3] Patricia Mercader, Genre et violence dans les institutions scolaires et éducatives, URL : http://www.univ-lyon2.fr/actualite/actualites-scientifiques/genre-et-violence-dans-les-institutions-scolaires-et-educatives-496703.kjsp.

[4] Françoise Sironi, Psychologies des transsexuels et des transgenres, Ed. Odile Jacob, 2011.

[5] La base de ce chapitre provient d’un article adressé à l’Organisation Mondiale de la Santé : « Une brève histoire d’une révision (ce qui se fait et se défait) ? », Karine Espineira, avril 2013.

[6] Kelley Winters, GID Reform Advocates, http://gidreform.org/

[7] Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique, discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la Cité, « Habiter en étranger : lieux mouvements frontières », Delory-Momberger C., Schaller J.-J. (dir.), Revue internationale de recherche biographique, n° 2, Téraèdre, Paris, 2011, p. 189-201.

[8] Lire  « Minding the body: situating gender identity diagnoses in the ICD-11 », de Jack Drescher, Peggy Cohen-Kettenis Peggy et Sam Winter  (2012) et « Controversies in Gender Diagnoses », de Jack Drescher, LGBT Health, vol. 1, n° 1, 2013.

 International Review of Psychiatry; Early Online, 1-10

[9] Liste non-exhaustive, il existe d’autres groupes et associations. On voit à travers les villes citées que l’ensemble du territoire est couvert.

[10] En ligne, URL : http://outrans.org

[11] En ligne, URL : http://chrysalidelyon.free.fr

[12] En ligne, URL : http://www.sts67.org

[13] En ligne, URL : http://www.ant-france.eu/ta2-accueil.htm

[14] En ligne, URL : https://www.observatoire-des-transidentites.com

[15] En ligne, URL : http://trans3.fr

[16] Global Action for Trans* Equality. Ici aussi je dois me situer en précisant que j’ai participé aux derniers travaux du Gate Expert Group. En ligne : http://transactivists.org

[17] Stop Trans Pathologization, campagne internationale pour la dépathologisation. Je dois de préciser que je fais partie de l’équipe de coordination depuis 2010. En ligne : http://www.stp2012.info/old/

[18] Transgender Europe. En ligne : http://tgeu.org

[19] Depuis 2010, L’Existrans, l’ANT et la plupart des associations françaises considèrent cette question, tout comme STP-2012 à l’international entre autres.

[20] Précisons que je n’ai pas été entendue quoique recommandée comme personne ressource par plusieurs acteurs du terrain (au moment du contact établi avec l’IGAS, fin octobre 2011, la consultation était close.

[21] IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales), Évaluation des conditions de prise en charge médicale et sociale des personnes trans et du transsexualisme, rapport établit par Hayet Zeggar et Muriel Dahan, décembre  2011, p. 11.

[22] IGAS, op. cit. p. 55.

[23] Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2004, p 322.

[24] Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas, Transidentités, histoire d’une dépathologisation, Ed. L’Harmattan, 2012.

[25] Miquel Missé, Transexualidades : Otras miradas posibles, Egales, 2013, p. 52. J’ai traduit ce passage de l’espagnol.

[26] (Espineira 2010 : 4), Miquel Missé, op. cit. p. 51.


Mise en ligne : 4 octobre 2013.