Eric Macé

Professeur des universités
Professeur de sociologie à l’Université de Bordeaux
Directeur adjoint du Centre Emile-Durkheim (UMR 5116)
Chercheur associé au CADIS (EHESS Paris)
Enseignant à Sciences Po Paris


Les conséquences de la pathologisation
des identifications de genre trans

 

En inventant la notion de « transsexualisme » dans les années 1950, bien qu’à partir de théories contradictoires relatives aux mécanismes de l’identifications de genre, Benjamin, Stoller et Money offraient une réponse médicale légitime aux identifications de genre trans qui voyaient dans les nouveaux traitements hormono-chirurgicaux une solution à leur désir de « passer » dans le genre souhaité. Tout le monde à l’époque pensait qu’il n’était culturellement, socialement et psychiquement pas possible de dissocier sexe et genre en raison des troubles mentaux et d’ordre public que cela représentait ; le même raisonnement étant tenu pour les nouveaux-nés avec ambiguïté génitale qu’il fallait opérer précocement afin de fixer précocement leur genre d’élevage[1].

Il en est aujourd’hui tout autrement en raison de nombreuses transformations sociales, culturelles, politiques et juridiques. D’une manière générale, nous savons, depuis le féminisme et les nombreux travaux en sciences sociales entrepris depuis, qu’il n’y a rien de plus relatif et contingent que les normes de genre, de sexe et de sexualité. D’autant plus que depuis les années 1970, nous observons un mouvement général, traduit dans le droit, de déconstruction et de recomposition des relations entre sexe, genre et sexualité : dénaturalisation des identifications de genre (« on ne naît pas ceci ou cela, on le devient »), détraditionnalisation des rôles genrés (tout particulièrement dans le droit du travail, de la conjugalité et de la parentalité), dépathologisation des orientations sexuelles (notamment depuis la retrait de l’homosexualité du DSM et de la CIM sous le coup des critiques du mouvement gay), et on peut même ajouter une tendance récente à la désinstitutionalisation du sexe, avec, sous le coup des critiques du mouvement trans, des lois au Royaume-Uni (2004) et en Espagne (2007) et des recommandations de l’Union Européenne tendant à rendre illégales les exigences de mutilation sexuelle pour l’obtention d’un changement d’état civil[2]. C’est le cas en 2010 avec la résolution 1728 du Parlement du Conseil de l’Europe appelant à ce que les lois des Etats membres garantissent « aux personnes transgenres des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale »[3]. Ces transformations vont dans le sens plus général encore d’un double mouvement historique. D’un côté, comme on le voit notamment dans le domaine scientifique et technique relatif aux questions environnementales ou biologiques, un mouvement général de problématisation politique de domaines anciennement réservés à l’expertise savante, y compris dans le domaine médical comme on l’a vu à propos du sida et comme on le voit aujourd’hui avec la critique des théories fondatrices du transsexualisme (causes embryogénésiques et psychogénésiques jamais démontrées) et du traitement de l’intersexualité (remise en cause des protocoles Money). D’un autre côté, un mouvement sociologique général de promotion de l’individuation et de ses droits contre les discriminations légales héritées de régimes normatifs traditionnels ou naturalistes. C’est dans ce mouvement général que s’inscrivent depuis les années 1990 les mouvements queer et trans qui participent de la dissociation culturelle, sociale, politique et juridique entre sexe et genre, remettant en cause les fondements même des protocoles médicaux de traitement du « transsexualisme » et des « troubles de l’identité de genre », contestant que les identifications de genre trans soient des troubles mentaux, au profit de la définition d’une expérience complexe de la « transidentité », opposant à un « devenir transsexuel » devenu incapable de les comprendre (au sens intellectuel comme thérapeutique), les multiples « devenirs trans » contemporains, rejoignant en cela les mouvements culturels féministes et gays et les nombreuses subcultures qui contestent et débordent les stéréotypes de genre de la masculinité et de la féminité, très largement relayés en cela par la mode et les représentations médiaculturelles.

On a pu constater historiquement une telle problématisation et une telle resignification avec la dépathologisation de l’homosexualité depuis les années 1970, qui avait extrait l’homosexualité (ce « douloureux problème ») d’une problématique médicale pour la réinscrire dans la problématique d’une politique des minorités et des normes sociales et juridiques de genre, qu’elles soient relatives aux questions des discriminations et du harcèlement, de la parentalité, de la conjugalité, de la procréation et de la filiation[4][5]. Il semble qu’il en est de même aujourd’hui en ce qui concerne les identifications de genre trans : tout indique, en raison de la force de la critique et de l’affaiblissement des justifications expertes, que les conditions de leur pathologisation ne sont plus réunies. C’est déjà le cas s’agissant de la conclusion du panel d’expert de révision du DSM en ce domaine, qui, après une large revue de littérature médicale et la mise en parallèle avec les conditions du retrait de l’homosexualité en 1973, font le constat d’un manque d’évidence des frontières entre le normal et le pathologique s’agissant d’identification de genre, marquant ainsi officiellement la fin du transsexualisme par ceux là même qui l’avaient inventé. Cependant, à la différence de l’homosexualité, les identifications de genre trans passent souvent par une médicalisation des transformations corporelles, ce qui est le principal motif des discussions relatives aux conséquences de la dépathologisation des identifications trans par l’APA, car cela pourrait avoir pour effet de réduire l’accès à ces soins et à leur remboursement, et donc d’avoir des effets pervers en matière de santé mentale et physique[6].

C’est ici me semble-t-il tout l’intérêt d’une discussion concernant la révision de la CIM de l’OMS car la CIM, contrairement au DSM, ne concerne pas que les pathologies mentales mais l’ensemble des pathologies, permettant ainsi cette opération consistant à dépathologiser les identifications de genre trans sans démédicaliser et même sans dépsychiatriser, si nécessaire, les particularités des parcours trans.

En effet, la dépathologisation des identifications de genre trans ne signifie pas la dépathologisation des épreuves du self des personnes trans, en raison de leur exposition accrue aux incertitudes de soi et aux épreuves sociales d’identification qui sont communes à tou.te.s[7]. Si, comme on le sait, il n’est pas si facile de se constituer en individu, et plus encore, en individu cisgenre gay ou non-gay il va de soi que les personnes trans devraient avoir le même accès aux dispositifs de santé mentale que tout un chacun, voire disposer de dispositifs propres en raison de cette exposition accrue aux risque de l’individuation, comme on peut le constater par exemple avec les taux de suicide plus élevés chez les adolescents identifiés gay. En ce sens, la dépathologisation des identifications de genre trans ne conduit pas nécessairement à un déremboursement des traitements médicaux (hormone, chirurgie) qui peuvent être considérés comme un traitement thérapeutique de la souffrance ou de la dépression relative aux difficultés à maitriser son architecture corporelle et sa configuration de genre dans les parcours trans[8], participant ainsi d’un « bien être » constitutif d’une bonne santé mentale et physique. On passerait ainsi d’une expertise psychiatrique classificatoire telle que nous la connaissons à une relation de soin psychothérapeutique et à un véritable marché de la réputation concernant la qualité des soins psychiques, endocrinologiques et chirurgicaux.

En ce sens également, la dépathologisation des identifications de genre trans n’a de sens que si le droit ne conditionne plus le changement d’état civil à une chirurgie génitale, à une stérilisation ou à un diagnostic psychiatrique mais se fonde, comme c’est la tendance en Europe, sur une déclaration et un constat de modification d’identification de genre.

Tirons en conclusion toutes les conséquences de ces dissociations et de ces recompositions concernant cette fois la question de la médicalisation des enfants intersexes. En effet, cette dissociation médicale et juridique entre sexe et genre aurait également pour conséquence de permettre une modification des protocoles de médicalisation des enfants déclarés intersexes à la naissance. Malgré quelques travaux médicaux et éthiques aux Etats-Unis et en Europe relatifs à la pertinence du maintien du protocole Money[9], les protocoles en vigueur, en tout cas en France, tendent à assigner médicalement un sexe de façon précoce en raison de la « panique de genre » des parents et de la nécessité sociale et culturelle qu’il y aurait à faire correspondre sexe et genre. Or, on le sait, ces assignations précoces de sexe se font au prix d’une médicalisation lourde que l’on peut considérer comme une mutilation sans consentement de la personne, au nom d’une urgence non pas médicale mais sociale, et dont les conséquences sur l’identification de genre et sur l’individuation ne sont pas anodines. Inversement, en proposant de dissocier sexe et genre, il devient possible de dissocier l’assignation précoce de genre à la naissance, sans laquelle ni la déclaration d’état-civil ni l’intégration sociale ne sont possibles, d’une éventuelle modification ultérieure de genre, voire d’un éventuelle modification corporelle à venir qui serait configurée, et dans tous les cas consentie, par les personnes concernées en fonction de ce que serait devenue leur identification de genre. Encore faudrait-il définir un nouveau protocole qui soit capable de conduire les parents à prendre en charge non plus le « secret » de la réassignation médicale sexe/genre mais l’accompagnement envers l’enfant et son entourage de cette dissociation entre genre et sexe. Il me semble que sur ce point la réflexion collective est moins engagée encore que sur la question des identifications de genre trans.


[1] Sur l’ensemble du raisonnement présenté ici : Macé E. (2010), « Ce que les normes de genre font aux corps, ce que les corps trans font aux normes de genre », Sociologie, 10, 497-516.

[2] Whittle S. (2006), “The Opposite of Sex is Politics – The UK Gender Recognition Act and Why it is Not Perfect, Just Like You and Me”, Journal of Gender Studies, 15, 3, p. 267–271 ; Iacub M. (2009), « Aspects juridiques actuels en France et en Europe », dans Haute Autorité de Santé, Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme en France, Rapport, p. 24-36.

[3] http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta10/fres1728.htm

[4] Drescher J. (2009), « Queer diagnoses: Parallels and contrasts in the history of homosexuality, gender variance, and the Diagnostic and Statistical Manual (DSM). », Archives of Sexual Behavior, 39, p. 427–460.

 

[6] Meyer-Bahlburg H. (2009), « From Mental Disorder to Iatrogenic Hypogonadism: Dilemmas in Conceptualizing Gender Identity Variants as Psychiatric Conditions », Archives of Sexual Behavior,  DOI 10.1007/s10508-009-9532-4.

[7] Ehrenberg A. (2010), La société du malaise, Paris, Odile Jacob ; Ehrenberg A. (1998), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob.

[8] Meidani A. (2005) « Différence « honteuse » et chirurgie esthétique : entre l’autonomie subjective des sujets et l’efficacité du contexte normatif », Déviance et Société, 2, Vol. 29, p. 167-179.

[9] Wiesemann C. et al. (2010), « Ethical principles and recommendations for the médical management of differences of sex development (DSD)/intersex in children and adolescents », European Journal of Pediatrics, 169, 671-679.