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Droits des femmes, droits des trans

Droits des femmes, droits des trans : CEC et Droit à l’avortement

Karine Espineira

Crédit : Sophie Labelle

Préambule

La contribution suivante contient des extraits d’une étude menée depuis 2016 sur les politiques transféministes dans plusieurs régions du monde. Cette étude est en attente de publication, elle est soumise à droit d’auteur.

L’intérêt de publier cet extrait dans le dossier de l’ODT consacré au fondationnalisme biojuridique, n’est pas d’opposer « un camp » par rapport à un autre ou de jouer la carte du groupe le plus discriminé, voire même de jouer contre son propre camp, mais de montrer que les luttes pour les droits sont et créent des tensions selon les contextes sociaux appréhendés. Droits des femmes et droits des trans sembleraient se concurrencer si l’on se contente d’une lecture rapide des événements et l’on passerait ainsi côté des effets des dispositifs de contrôle des corps et des identités, qu’ils soient législatifs, juridiques, moraux, religieux, etc. Pour comprendre une partie des conflits entre des groupes opprimés, dont la logique voudrait qu’ils soient alliés, la question à poser est : « à qui profite le conflit ? ». Celle-ci n’est pas dénuée de sens, aussi triviale puisse-t-elle paraître au plus fort des tensions.

S’il semble aisé de pointer en direction du quidam anti-avortement et/ou anti-trans, comment presser là où ça fait mal, sans provocations et violences gratuites, si nous nous recentrons dans nos relations inter-groupes ? Il semble nécessaire de pointer en direction des membres de groupes eux-mêmes opprimés et de parvenir à accepter qu’il existe des « anti-quelque-chose » ou des « anti-ce-qui-n’est-pas-comme-eux » partout. Comment expliquer les débordements de féminismes radicaux anti-trans par exemple ? Peut-être faut-il aussi envisager des débordements lexicaux du côté des trans sous prétexte de légitime défense ? Qui fait donc ici le jeu du patriarcat ? Un camp ou l’autre ? Ou plus simplement, le patriarcat bénéficie-t-il de l’existence même d’un tel conflit ? Nous parlons de tensions entre des personnes opprimées ou en lutte pour leurs droits au sein d’une organisation sociale, ou plutôt un système socio-politique (lire Christine Delphy), dans lequel les pouvoirs sont cumulés, favorisant la domination d’une classe de genre sur l’autre. Dans un système binaire, nous parlons de l’oppression des femmes. Dans un système débinarisé, nous pouvons inclure d’autres populations, dont les personnes trans qui en refusant l’assignation, certes font et défont du genre, mais contestent avec force le même système d’oppression tout en souhaitant apporter leurs analyses à la pensée féministe. Certaines féministes approuvent cet engagement à leurs côtés, d’autres pas. Tout comme il existe des personnes trans féministes et d’autres pas.

Osons les mots des conflits à décrire, car nous parlons de griefs et de reproches, de rancœurs et de rancunes, de haines et de dégoûts viscéraux, de violences physiques et symboliques envers les personnes dont les demandes de droits bousculent des conceptions naturalistes, essentialistes, normatives, rigoristes, religieuses, morales, traditionalistes et nationalistes, des corps, des identités et des sexualités.

CEC et Droit à l’avortement

Nous ne pouvons pas aborder tous les droits pour chaque partie mais deux s’imposent tant dans l’actualité internationale que dans des questionnements entres féministes et personnes trans : le droit à l’avortement et le droit au changement d’état civil. Depuis la loi en Argentine, une question à multiples facettes nous a souvent été posée : pourquoi les droits des trans avec le CEC[1], des gays et des lesbiennes avec le mariage et l’adoption, mais pas le droit des femmes à l’avortement ? On verra aussi que la visibilité actuelle des questions trans, dans les médias comme dans l’agenda politique LGBTIQ[2], est parfois considérée comme se réalisant aux dépens de la visibilité ou de l’intérêt pour les luttes féministes, et des lesbiennes féministes particulièrement. Cette idée nous conduit à envisager l’exercice suivant : comparer de façon empirique l’évolution des droits des personnes transgenres et les droits des femmes. D’emblée, il semblerait que les droits de ces dernières progressent moins vite. Du droit de vote à l’égalité salariale en passant par la parité, le droit à l’avortement et à la contraception, on doit constater que les femmes luttent depuis la fin du XIXsiècle [pour faire court] et ces droits ont été acquis progressivement et de façons inégales selon les régions du monde. Il semble qu’il n’existe aucun pays respectant strictement l’ensemble de leurs droits.

L’histoire du droit à l’avortement, à elle seule, montre qu’un droit n’est jamais un acquis ad vitam æternam et que des sociétés qui légifèrent en faveur des transidentités sont encore intransigeantes vis-à-vis du droit à l’avortement. Trois exemples : le 2 avril 2015, Malte adopte une loi progressiste sur l’identité de genre (Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act)[3] mais le pays interdit totalement l’interruption volontaire de grossesse ; le 15 juillet 2015, l’Irlande fait de même avec la loi Gender Recognition Bill tandis que l’avortement n’est envisagé que sur demande et accordé dans certains cas ; le 9 mai 2012 la loi Argentine (Ley de Identidad de Género), première de ce type, faisait les titres de la presse mondiale ; pourtant, quatre ans plus tard, dans l’Argentine de 2016, les femmes luttent toujours pour obtenir le droit à l’avortement, encore interdit ou restreint dans la zone Amérique Latine et Caraïbes.

Pour autant, la situation des personnes trans n’est pas enviable partout et les trois cas de lois progressistes soulignés ne doivent en aucun cas laisser penser que la situation est devenue idéale du jour au lendemain. Par exemple, en 2015 l’Argentine comptait toujours de nombreux exemples d’agressions et de meurtres de personnes trans (Marcela Chocobar, Fernanda Olmos, ou Diana Sacayán l’une des figures historiques du mouvement trans argentin). Notons que le pays voisin, le Brésil, est par ailleurs le pays où l’on compte le plus d’assassinats de femmes comme de femmes trans (486 entre 2008 et 2013 selon l’organisation non gouvernementale Transgender Europe[4]). En 2014, la sociologue Berenice Bento a d’ailleurs proposé le terme de transféminicide pour désigner la politique généralisée et intentionnelle d’élimination de femmes trans dans un pays où le parlement a fini par reconnaître le féminicide le 3 mars 2015 ; l’Institut Sangari[5] et la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO) indiquent que 43 654 femmes ont été assassinées au Brésil entre 2000 et 2010[6]. La « carte de la violence » (Waiselfisz, 2011 : 1) au Brésil indiquait un taux d’homicide de 4,25 pour 100 femmes, et qu’entre 1998 et 2008 plus de 42 000 femmes avait été assassinées (entre 3500 et 4000 par an). Dans son article Brésil, pays du transféminicide : une expression de la place du féminin dans nos sociétés (2014), Bérénice Bento parle d’une « violence plus cruelle à l’égard du féminin » car « le féminin représente ce qui est dévalorisé socialement », précisant : « quand ce féminin est incarné dans des corps nés avec un pénis, il se produit un débordement de la conscience collective, structurée autour de la croyance que l’identité de genre est l’expression du désir de chromosomes et d’hormones ». Femmes et femmes trans sont tuées par des individus pour lesquels le féminin est dévalorisé et pour lesquels il vaudra toujours moins que le masculin.

Du côté des femmes trans dont on ne finit de leur reprocher d’être nées « mâle » ou « avec un pénis », on sait qu’elles ont fait appel aux techniques médicales depuis le début du XXe siècle avec les références à Dora Dorchen ou Lili Elbe, qui toutes deux furent suivies à des degrés divers par Magnus Hirschfeld, et que les politiques trans sont récentes (1990 et 2000). De plus, si l’on retient le critère du changement d’état civil comme la clé des accès à la santé, à la prévention, au logement ou encore à l’emploi, les mouvements trans ont obtenu leur principale revendication dans un certain nombre de pays depuis 2012 : Argentine (2012), Belgique (2017), Bolivie (2016), Canada (2016), Colombie (2015), Danemark (2014), Grèce (2017), Irlande (2015), Malte (2015), Mexique (2015). Certaines avancées, probablement à relativiser, remontent au début des années 2000 avec le Gender Act au Royaume-Uni (2004), la Ley de identitad de genéro en Espagne (2007), la Loi relative à la transsexualité en Belgique (2007), la Lei de identidade de gênero au Portugal (2009), la Ley derecho a la identidad de género en Uruguay (2009). Si l’on prend ces mêmes pays aux mêmes périodes sur la question de l’avortement, nous obtenons :

Argentine : L’avortement est considéré comme un délit sauf en cas de viol, de danger pour la santé de la mère ou de malformation du fœtus. Comme dans d’autres pays, la pénalisation oblige les femmes à s’engager dans l’avortement clandestin[7].

Canada : L’avortement est illégal jusqu’en 1969, puis permis en cas de danger pour la vie de la femme. En 1988, l’arrêt Morgentaler dépénalise l’avortement à l’échelle fédérale. Depuis, plusieurs tentatives de restreindre le droit à l’avortement ont échoué comme avec le projet de loi Mulroney en 1989.

Colombie : L’avortement est partiellement autorisé, depuis sa dépénalisation en 2006 après cinq tentatives de loi depuis 1979. On retient encore trois situations connues : le viol, la malformation du fœtus et le pronostic vital ou la grossesse mettant en danger la santé et/ou la vie de la femme[8].

Danemark : L’avortement est légalisé en 1986, jusqu’à 12 semaines d’aménorrhée ; c’est-à-dire en l’absence de règles, ce qui correspond à 10 semaines de grossesse.
Au-delà, l’avortement est autorisé si la vie ou la santé physique ou psychologique de la femme sont menacées.

Irlande : En 1983, le pays a adopté un article dans sa constitution pour protéger la vie de l’embryon et de la femme. Lors du traité de Maastricht en 1992), l’Irlande a négocié une mention garantissant qu’aucune disposition des traités européens n’affecterait l’application de l’article de la constitution sur le droit à la vie des êtres à naître.

Malte : l’avortement est illégal. Considéré comme un délit, il est passible de 18 mois à 3 ans de prison.

Mexique : L’avortement dépend des différents États. Si depuis 2007, la ville de Mexico a légalisé l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse, plusieurs états interdisent l’avortement (comme la Basse Caroline depuis 2008, rejoignant les états du Sonora, et de Chihuahua). En 2009, l’État de Colima rejette pour sa part une tentative de légalisation.

Royaume-Uni : l’avortement est légalisé avec l’Abortion Act en 1967 avant de se voir restreint en 1990 avec le Human Fertilisation and Embryologie Act. Comme en Italie, au Luxembourg et en Finlande, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol, sur indications médicales ou difficultés socio-économiques.

Espagne : l’avortement a été légalisé en 2010. En 2015, le pays interdit l’avortement aux mineurs après avoir risqué un recul significatif en 2014 et un retour à la situation d’avant 1985 et 2010. L’Espagne, comme Chypre et la Pologne n’autorisent l’avortement qu’en cas de risque pour la santé ou la vie de la femme et en cas de viol.

Belgique : Depuis 1990, la loi dite « loi Lallemand-Michielsen » a dépénalisé l’avortement sous conditions dont le délai maximum de la 12e semaine, l’état de détresse constaté, etc.

Portugal : Suite au référendum de 2007, les femmes obtenaient le droit d’avorter aux frais de l’État jusqu’à la dixième semaine de la grossesse, mais en 2015, le parlement restreint à nouveau le droit à l’avortement tandis que la loi sur l’identité de genre de 2009 se voit améliorée.

Uruguay : Il faut attendre 2012 pour que le Sénat propose un projet de loi dépénalisant l’avortement (jusqu’à douze semaines et sous certaines conditions) ; le pays rejoint Cuba et la Guyane qui étaient jusqu’alors les seuls pays à avoir dépénalisé l’avortement dans la zone Amérique Latine et Caraïbes[9].

Ce comparatif ne prend pas en compte de nombreux pays dans le monde[10]. En France par exemple, malgré des velléités de mouvements conservateurs, le droit à l’avortement a toujours été très défendu depuis la Loi Veil de 1975. En revanche, le pays est réticent à légiférer sur la question de l’état civil depuis les propositions du Sénateur Caillavet dans les années 1980. La loi « Justice du XXIe siècle », votée le 12 octobre 2016 et décrite comme facilitant le changement d’état civil pour les « trans » et son décret d’application (n° 2017-450 du 29 mars 2017), est très loin des lois promulguées en Argentine, en Irlande, à Malte ou encore au Canada. Le cas de la Pologne est aussi intéressant, car le pays a failli suivre le mouvement des lois progressistes pour les transgenres le 7 août 2015, mais le veto du président Andrzej Duda a stoppé net la promulgation d’une loi pourtant votée par le parlement. On retiendra que le pays a restreint l’avortement en 1993 après l’avoir autorisé sous certaines conditions durant le régime communiste (depuis 1956). Le débat s’est à nouveau enflammé depuis 6 octobre 2016 avec le rejet de la proposition de loi visant à interdire totalement l’avortement.

Si nous relevons des tendances et conjuguons les moindres constats au conditionnel, il nous paraît éclairant d’engager ce comparatif. Nous savons aussi qu’il y a aussi des pays où les droits des trans et des femmes sont quasi inexistants. En Malaisie, au Koweït et au Nigeria par exemple, l’avortement est soit illégal soit très restreint et l’on pénalise aussi le fait « d’imiter »[11], ce qui revient à pénaliser toute expression de transidentité.

Le leurre des ultimes frontières ou derniers tabous

Un tel panorama ne doit pas laisser penser que les droits des trans effacent les droits des femmes, quoique l’argument soit central dans les conflits entre des mouvements transgenres, transféministes et féministes radicaux. Dans nos précédentes études sur la construction médiatique des transidentités, il n’a pas été rare de rencontrer les expressions « derniers tabous » et « ultime frontière » pour parler du changement de sexe, de l’atteinte aux lois de la nature (la sexuation) ou d’éthique en rapport avec la question de la libre disposition du corps. Les « opérations des transsexuels » paraissaient ainsi limite indépassable quant à ce qui pouvait être pensé comme transformation corporelle ou atteinte à l’intégrité corporelle. Au-delà des effets symboliques et des effets de médiatisation, il nous semble qu’au final « la question transsexuelle » a été plutôt banalisée malgré l’aspect spectaculaire toujours lié aux opérations chirurgicales dans les imaginaires sociaux et médiatiques. En revanche, il semble que les questions liées à la procréation et la filiation (contraception, avortement, PMA, AMP, GPA) semblent être toujours des enjeux civilisationnels plus importants qui convergent vers le corps de la femme. Si pour faire usage de discours médiatiques nous devions adopter les expressions d’ultime frontière ou de dernier tabou, ce serait pour parler du corps des femmes et non du corps des trans au regard des outils législatifs que de nombreuses sociétés mettent en place et en œuvre pour contrôler la procréation et la filiation. De nos jours, les corps trans qui défraient encore la chronique sont ceux qui procréent[12] à l’image de Thomas Beatie, sacré « premier homme enceint » dans les médias[13].

L’évidence du constat accompagne aussi le schéma risqué de faire des personnes et de leurs conditions de vie des objets dont on ne dessine plus que les contours. Si on comprend qu’à l’échelle d’une vie les personnes trans considèrent que le droit n’avance jamais assez vite, à l’échelle de l’histoire de telles prises de hauteur semblent aussi nécessaires pour contextualiser et analyser des événements de cette même histoire.

Avec Paisley Currah nous avons cette approche en commun. Dans l’introduction du volume III de la revue Transgender Studies Quaterly intitulé Trans/Feminism (n° 1-2, 2016 : 1), l’auteur indique que ces dernières décennies, les mouvements transgenres et leurs revendications semblent avoir avancé à une vitesse étonnante quand d’autres questions comme celles des mouvements des femmes avancent plus lentement (égalité salariale), voire connaissent des régressions comme l’accès à l’avortement. Dans l’opinion publique, les « transgender rights » sont perçus comme avançant rapidement et dans le bon sens mais ils sont aussi souvent compris (à tort) comme étant aussi des « woman rights ». Dans le contexte états-unien, Paisley Currah analyse ce phénomène comme la conclusion de luttes culturelles au cours de ces quarante dernières années. Les discours libéraux des années 1970, valorisant l’inséparabilité entre les mouvements pour la liberté sexuelle et de genre, ont été mis en pièces et ont été reconstitués suivant la logique d’une identité politique affirmant et revendiquant la reconnaissance de minorités sexuelle et de genre, mais pour lesquelles la misogynie qui structure la vie des femmes reste en grande partie inintelligible, car à l’extérieur du périmètre du projet libéral d’inclusion[14]. S’appuyant sur les travaux de Jones & Cox (2015 : 42, 3), Paisley Currah indique qu’aux États-Unis, 72 % de la génération du millénaire (années 1980-2000) est favorable aux lois anti-discriminations en faveur des transgenres et que près de 73 % de cette génération est favorable aux gays et lesbiennes, mais que seulement 55 % de cette génération estime que l’avortement devrait être légal (22 %) ou autorisé dans certains cas (33 %).

Miche Riquelme, de l’association transféministe chilienne OTD Chile, donne un autre exemple : « Il ne s’agit pas tant des pays qui ont adopté des lois progressistes concernant l’identité de genre en Amérique latine, mais je crois en effet qu’il y a plus d’ouverture à légiférer sur ce thème que sur l’avortement. Je peux parler de la réalité chilienne. Ici il y a effectivement plus d’ouverture sur la question trans que sur l’avortement. Tu peux même rencontrer des personnes trans contre l’avortement. C’est dément, mais elles existent et elles ne sont pas rares »[15]. Les rapports annuels de Amnesty International sont prolifiques en statistiques dont celle des personnes favorables à l’interdiction de l’avortement. On pense à l’Irlande ou encore à l’Argentine, deux pays ayant légiféré aussi bien sur le mariage gay (ou pour tous et toutes), l’adoption ou encore le changement d’état civil déclaratif, et dont les populations étaient encore en 2013 et 2014, majoritairement opposées à la légalisation de l’avortement. Mais il semblerait que la tendance s’inverse concernant l’Irlande d’après le rapport 2015 d’Amnesty. Au Chili par exemple, le législateur a débordé son opinion publique en avançant vers la dépénalisation partielle de l’avortement en 2017.

La question de l’évolution des droits est centrale car si des solidarités vont de soi, des concurrences semblent pourtant émerger du sentiment de dépossession de la critique féministe des rapport sociaux de sexe (le genre), des différents groupes d’action collective, en lutte et mobilisés.

Ce que nous proposons, c’est d’engager une réflexion sans violences sur les droits de tou.te.s, d’éclairer les alliances et les solidarités comme les malentendus et les conflits qui prennent parfois la forme de « guerres de territoires ». Les lignes suivantes constituent un aperçu de cette réflexion qu’il faut resituer dans un contexte plus large, celui de l’existence de personnes et de leurs droits face aux imaginaires institués tels la non-disposition des corps et des états-civils. Il ne faut lire nulle provocation « intellectuelle » dans l’idée qu’on ne doit pas cantonner la notion de « non-disposition » à la seule question trans d’une part ou à la seule question de l’avortement d’autre part. Puisque, pour nous inspirer de Cornelius Castoriadis, c’est l’institution imaginaire de la société (1975) que nous devons interroger collectivement, tout en indiquant que ce travail d’interrogation est aussi un processus très intime.

Tel un inventaire à la Prévert, proposons quelques questions : Comment expliquer que l’on puisse être un homme ou une femme politique et mépriser les classes dites populaires ? Être un migrant discriminé et être xénophobe envers d’autres nationalités de réfugiés ? Être trans et être homophobe ou anti-avortement ? Être homosexuel.le et être transphobe ? Être ouvrier-ouvrière et être fan des têtes couronnées ou des puissant.e.s de ce monde ? Être médecin et se laisser aller à un refus de soin ? Être croyant.e et adhérer à l’idée que des gens n’ont pas le droit d’exister ? Être une personne cumulant le plus de privilèges possibles et imaginables et pourtant mépriser l’ensemble des personnes et des être vivants de la planète ? De cette liste de questions ou d’interminables exclamations, plus ou moins triviales, il ressort une montagne de contradictions entre ce que nous croyons être, ce que nous pensons devoir être, et ce que nous sommes dans la somme de nos actions. Sommes-nous condamné.e.s à être à la fois discriminé.e.s et discriminant.e.s ?

 

Notes :

[1] Changement d’État Civil.

[2] Lesbienne, Gays, Bis, Trans, Intersexes, Queers.

[3] Le changement d’état civil est accepté sur auto déclaration. La loi supprime toute obligation d’opération de réassignation sexuelle, de traitement hormonal, de stérilisation, d’évaluation psychiatrique.

[4] [En ligne], http://tgeu.org/. « Voir » notamment la page Trans Murder Monitoring, http://tgeu.org/tmm-idahot-update-2015/. (Consulté le 13.09.2016)

[5] Julio Jacobo Waiselfisz, « Caderno Complementar 2 – Mapa da violência 2011: homicídios de mulheres no Brasil », Mapa da Violência 2011. Os Jovens do Brasil, J. J. Waiselfisz, Brasília: Ministério da Justiça, Instituto Sangari, 2011, [En ligne], http://mapadaviolencia.org.br/pdf2011/homicidio_mulheres.pdf. (Consulté le 11.09.2016)

[6] Roger Flores Ceccon, Lilian Zielke Hesler, Stela Nazareth Meneghel, « Femicídios: Narrativas de crimes de Gênero », Seminário Internacional Fazendo Gênero 10 (Anais Eletrônicos) , Florianópolis , 2013, [En ligne], http://www.fazendogenero.ufsc.br/10/resources/anais/20/1387481817_ARQUIVO_RogerFloresCeccon.pdf. (Consulté le 11.09.2016)

[7] Felitti Karina, « L’avortement en Argentine : politique, religion et droits humains », Autrepart, n° 70, vol. 2, 2014, p. 73-90.

[8] Fabiola Miranda-Pérez, Angélica Gómez-Medina , « Quelle reconnaissance des droits sexuels et reproductifs au Chili et en Colombie ? », Autrepart, n° 70, vol. 2, 2014, p. 23-39, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-autrepart-2014-2-page-23.htm. (Consulté le 25.08.2016)

[9] Lire : Niki Johnson, Alejandra López Gómez, Graciela Sapriza, Alicia Castro y Gualberto Arribeltz, “(Des)Penalizacion Del aborto en Uruguay:  Practicas, actores y discursos, Abordaje interdisciplinario  sobre una realidad compleja”, 2011, [En ligne], http://209.177.156.169/libreria_cm/archivos/pdf_31.pdf. (Consulté le 19.09.2016)

[10] Lire entre autres ouvrages :  Les droits reproductifs 20 ans après le Caire, Autrepart, Revue de sciences sociales du Sud, n° 70, vol. 2, 2014.

[11] Neela Ghostal, Kyle Knight, « Droits en transition », Human Right Watchs, Rapport mondial 2016, [En ligne], https://www.hrw.org/fr/world-report/2016/country-chapters/285171. (Consulté le 16/09-2016)

[12] Laurence Hérault (dir.) L’expérience transgenre de la parenté, P.U.P., 2014.

[13] Lire : Laurence Hérault (dir.), L’expérience transgenre de la parenté, P.U.P., 2014. Karine Espineira, « Étude comparative des traitements médiatiques de Thomas Beatie et Rubén Noé Coronado : Enfanter en homme », p. 27-39.

[14] Paisley Currah, « General Editor’s Introduction », Trans/Feminism, Talia M. Bettcher & Susan Stryker (ed.), TSQ: Transgender Studies Quaterly, Duke University Press, vol. 3, n° 1-2, 2016, p. 1-4, p. 1. (Ma traduction)

[15] Entretien du 3 mars 2016. « Entrevista/Entretien con Michel Riquelme y OTD Chile », traduit de l’espagnol par Karine Espineira, Observatoire des transidentités, publié le 01.05.2016, [En ligne], https://www.observatoire-des-transidentites.com/2016/05/entrevista-entretien-con-michel-riquelme-y-otd-chile.html.

Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire

Maud-Yeuse Thomas

Sociologue

(Logo STP : K. Espineira)   (Logo Intersexe)


Les Marches trans&Inter 2014

Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire

(Affiche : Existrans)

À l’occasion de la marche des trans 2014 (entres autres, l’Existrans à Paris[1], STP : 45 villes dans le monde entier[2]), c’est l’occasion de revenir sur le cadre de société. Tout d’abord, sur le langage, la manière de dire nos réalités. Dans cet article[3], Marie Piquemal veut résumer en quelques lignes le «parcours du combattant » trans :

« Sur sa carte d’identité, il a 27 ans, s’appelle Cédric, c’est un homme. Mais depuis quatre ans, il a l’apparence d’une femme. Il prend un traitement hormonal qui lui a fait pousser les seins, n’a plus de pomme d’Adam depuis une récente opération, a rééduqué sa voix chez un orthophoniste et s’est fait épiler de manière définitive. »

Il… Cédric… pour sous-titrer le fond du problème : « se mutiler pour pouvoir accéder au tribunal » (Piquemal) dans un raccourci grinçant, reflétant parfaitement la manière dont nous sommes décrit.es et, par l’occasion, traité.es. Mais pour dénoncer une situation insupportable, doit-on prendre de tels raccourcis sensationnalistes ? Le point 11 des revendications de l’Existrans tente de préciser les rapports face à ce type d’article très commenté dans les jours suivant l’Existrans. Autre article : « La prise en compte par les médias du kit de l’Association des Journalistes LGBT (AJL) pour le respect des personnes trans et Intersexes. »[4] : « John Bunsoy a été entendu par les enquêteurs après le meurtre de Jeffrey Laude, un transsexuel de 26 ans qui se faisait appeler Jennifer. » Pour les transidentitaires, c’est là un double meurtre puisqu’on lui enlève post mortem sa véritable identité. Ce fait illustre surtout un colonialisme économique et théologique comportant de très forts enjeux politiques faute de loi : « A Olongapo, les Américains apportent un peu de vie, et le portrait de Georges Washington sur des billets verts. » : une double transformation d’une identité de genre et cette société convertie en un « pays de fervents catholiques ». Toutefois, Marie Piquemal place l’enjeu décisif à l’endroit du champ juridique et non pas du champ médico-psychiatrique, illustrant le déplacement du fait trans, non sans en maintenir l’indisponibilité de l’état de la personne masquant l’invariant administratif des états civils conduisant à un impératif des opérations que l’on prétendait éviter au nom de la nature et de l’éthique médicale. Plus encore à l’impératif de la stérilisation en contournant l’éthique générale par une « éthique de conviction » que remplit parfaitement « l’exception trans ».

L’exception nationaliste française

Toute l’aire occidentale tourne désormais autour de ce redoublement où l’impératif psychiatrique se joint à l’impératif juridique pour obtenir, de gré ou de force, cette « conformité » et aboutir à la vraie opération exigée : une stérilisation que le CECOS[5] ratifie, renvoyant la demande à une « médecine de convenance »[6]. Opérer ou enfanter, il faut choisir ! On ne veut pas « d’effet Thomas Beatie », analyse Laurence Hérault[7]. Après une longue période d’immobilité, protégé par une indisponibilité étatique et fermant les yeux sur l’éthique de convenance de praticiens et politiques conservateurs, le droit se mobilise pour maintenir une conformité entre apparence (de la personne genrée) et l’état civil (basé sur la tradition du sexe social d’appartenance coïncidant au « sexe de naissance »). Pour tous les acteurs/trices trans&intersexes, le sujet de fond est la protection de tous les sujets-citoyens et l’abandon des postures psychiatrisantes et discriminantes où les CECOS pour justifier leur refus « éthique » nie le processus de pathologisation :

« Les personnes transsexuelles ne sont pas malades, ainsi leurs traitements ne sont-ils pas envisagés par les CECOS comme une nécessité médicale, mais comme relevant d’un libre choix, qui ne justifie pas une prise en charge de leur fertilité », explique Loïc Ricour, chef du pôle santé pour le Défenseur des droits.

Le double impératif juridique et psychiatrique est nié quand la totalité des textes, y compris les propositions de loi, recourent à l’exigence d’un diagnostic (de transsexualisme ou de dysphorie) en appelant à une «irréversibilité » masquant la stérilisation sur laquelle l’Etat veut fermer les yeux. Il y a là deux fronts institutionnels conservateurs usant chacun de leurs positions hégémoniques dans une violence d’État que digère parfaitement la démocratie.

Les trois premiers points du communiqué de presse de l’Existrans[8] placent les demandes dans un ordre précis, mettant en avant l’impératif juridique commandant en cascade tous les autres impératifs. Il s’appuie sur une protection faisant cesser violences et arbitraires et une demande citoyenne d’une responsabilité étatique d’y répondre :

Le changement d’état civil libre et gratuit devant un officier d’état civil, sans condition médicale (ni stérilisation ni suivi psychiatrique), sans homologation par un juge ;

Le libre choix des parcours médicaux, sur la base du consentement éclairé, avec le maintien des remboursements en France et à l’étranger ;

Le démantèlement des équipes et protocoles hospitaliers et la formation des médecins et chirurgiens français pour un suivi médical de qualité, respectueux et dépsychiatrisé ;

En 1, une loi s’inspirant de l’Argentine et des principes de Jogjakarta ; en 2, les conditions concrètes pour des transitions régies par les conditions de vulnérabilité, de violences et d’arbitraires ; en 3, la mise en cause d’un des piliers principaux de cette violence sourde dans la société où l’on perpétue le lien transsexualisme-psychiatrisation reproduisant le schème homosexualité-psychiatrisation. Comment appliquer ces points ? L’ampleur du travail est de la taille du projet démocratique pour des citoyens-acteurs. « Mais malheureusement ces parlementaires, malgré les belles intentions affichées, n’ont encore une fois pas su se mettre à l’écoute des associations trans’ et intersexes. »[9] Coline Neves indique que le droit tend à reprendre les tenants et aboutissants de la psychiatrisation pour dire ce que sont les «transitions» afin de trier dans la population transidentitaire en multipliant les conditions d’arbitraires.

Tous les ingrédients, après le contexte du mariage dans un contexte d’un retour au religieux et de chômage structurel, sont là pour amplifier une violence sourde en violences prêtes à exploser. Pour l’Existrans, signalant la réponse politique et juridique du Danemark et d’Argentine, les propositions veulent agir très en amont sur la pauvreté, le déclassement et le recours à la prostitution dans un cadre où 80% de la population trans en Argentine étaient déscolarisées. Dans un article[10] sur les traitements retardants proposés à des adolescent.es trans, on peut lire ainsi : (…) « la question se pose de savoir si des enfants ou des adolescents ont une capacité de jugement suffisante pour prendre une telle décision aux conséquences imprévisibles. À l’âge où la puberté et les hormones perturbent déjà l’équilibre des jeunes, la pertinence de ces traitements hormonaux semble plus que douteuse. ». Seuls les adultes savent mais sur quels savoirs ou quelle foi ? L’existence des « jeunes » est renvoyée au silence au motif qu’ils sont jeunes.

Un article parmi d’autres, permi par la dénonciation d’une « idéologie transformant les filles en garçons (et inversement) à l’école » (des manuels SVT au programme ABCD, du mariage pour tous aux campagnes contre les IMS de SOS Homophobie), s’étayant sur une conception naturaliste ou sexualiste des identités sociales. Dans une vision naturaliste, on peut ainsi écrire que « les hormones perturbent déjà l’équilibre des jeunes », faisant disparaître d’un coup de baguette endocrinologique les conditions écrasant les enfants trans et intersexe, la violence des attentes pour une hétérosexualité et hétéronormativité obligatoires. Celle-ci n’est nullement interrogée, validant ainsi la seule certitude qui vaille : l’ininterrogation des schèmes référents et l’assise anhistorique validant des notions naturalistes pour une fabrique d’adultes hétérosexuels. Le consentement de la personne trans adulte est renvoyé au filet sécuritaire déployé dans toute sa violence par la fronde conservatrice reprenant en les simplifiant les nosologies psychiatriques pourtant contestées sur le fond dans le monde entier.

Si le DSM V a entériné la classification du précédent opus (DSM IV), c’est en raison des remboursements permis par une prise en charge économique et non sur un corpus scientifique solidement établi ou une éthique de société. Celui est pris non pas pour le « sexe biologique », simple étayage du naturalisme, mais pour la notion de sexe d’État régulant l’invariant des états civils. Ces dénonciations sans contenus scientifiques, font rejoindre le bouclier thérapeutique de la Sofect (Espineira, 2011[11]) aux manifestants contre la « théorie du genre » à l’endroit des « limites » que des praticiens et auteurs érigent sans jamais situer leur parole et expertise, surfocalisant sur des questions pour des réponses tranchées sans études ni terrain mais annonçant des cautions scientifiques. Ici un psychiatre atterré par le « prosélytisme » des homos et trans, là ce chantage sur un désir d’enfant dont toute la société estime qu’il est un droit inaliénable.

 

De la loi de la majorité

En un mot, il s’agit toujours de parler à la place de, laissant intactes les violences croisées de la famille à l’école, laissant grandir l’enfant dans le silence, sans tenir compte des déscolarisations attisant et renforçant les violences familiales. La Gauche, nullement préoccupée de ses promesses (« n’engageant que ceux-elles qui y croient ») peut rejoindre l’oscillation de la Droite se positionnant tantôt sur une démocratie sexuelle (Fassin) purgée de toutes perversités (notamment d’une homosexualité comme contenant idéologique de la pédophilie et zoophilie), tantôt dans son combat contre l’Islam. Un article insiste sur ce point, faisant jouer ce balancement et pouvant conclure : « Transsexuels et intersexes pourraient-ils se sortir de leur rôle de clientèle captive de la gauche française en s’intéressant sincèrement au libéralisme ? »[12] Les trans, des libéraux qui s’ignorent devant se convaincre qu’ils n’obtiendront rien d’une gauche conservatrice ? Sus aux pauvres ? L’auteur oublie simplement de souligner la pauvreté liée aux déscolarisations, au sentiment d’inquiétude profond et aux désancrages familiaux. On dira plus simplement que tous les partis ont toujours instrumentalisé les plus vulnérables, faisant jouer la loi de la majorité.

L’analyse des exposés des motifs pour une loi sur l’identité de genre en préparation (Delaunay puis Benbassa) n’en finit pas de dénoncer la faiblesse de réponses, l’isolement de la France, la situation désastreuse des trans… pour reculer et maintenir une possession que valide Gauche et Droite : « on peut légitimement se demander en quoi le genre d’un individu devrait garder la moindre importance pour l’État.» (Sedra). Réponse : contrôler les états civils, c’est contrôler la définition du mode cisgenre majoritaire de la population ; c’est aussi contrôler la définition du « syndrome transsexuel » : « au regard de ce qui est communément admis par la communauté́ scientifique, la réalité́ du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence » (Proposition de loi Benbassa[13] reprenant les termes de René Küss en 1978). Il n’est question que de la population transsexe, d’où le chiffre très bas en France (10 000 à 15 000 personnes en France – proposition Delaunay). La définition s’est constituée sur l’entrée pseudo-scientifique où le «genre est opposé au sexe», biffant le tarvail et les conclusions des études de genre. La « communauté scientifique » n’est autre que le protocole psychiatrique de la Sofect armée du DSM et soutenue par les institutions, mettant en avant les recommandations de la CNCDH[14] de ce qu’il faut faire (l’Ethique ?) et que l’on ne suit pas (le réel des rapports de force). Ladite CNCDH a d’ailleurs été recalée, simple consultation d’une simple commission face à la Sofect autoproclamée « société scientifique ». Le genre constitue bel et bien une politique de dé-comptage de la plus haute importance puisqu’il conditionne toutes les représentations (cisgenres, transgenre, intergenres et queers) et donc la manière de « penser la coïncidence sexe-genre » à l’heure du conflit « symbolique » entre « théorie de genre » et études de genre. La poursuite d’une ignorance de fond conduisant à mettre l’Argentine en ligne d’horizon, faisant croire à une marche vers un décisif progrès social.

L’horizon argentin

Rappelons que la loi sur l’identité de genre en Argentine a été mobilisée sur le constat sociologique d’une déscolarisation massive, d’une pauvreté et vulnérabilité et non du fait d’être trans ou non, comment et pourquoi l’on est trans ou non. Il s’agit d’une décision consécutive d’une politique sociale ; rappelons que le T en Argentine, ne fait pas la différence entre travesti, transgenre et transsexe et mise sur le plus petit dénominateur commun des politiques publiques, le lien social et le niveau de vie protégeant ou exposant aux violences, tandis que la France milite pour sa majorité en nombre et symbole. Cette loi est issue du contexte socio-économique ultralibéral mondialisé et non d’un groupe particulier. La réponse est ici d’autant plus saisissante qu’elle s’appuie sur des facteurs macroéconomiques conduisant la société argentine vers une aire ultralibéraliste à marche forcée, faisant croire à une ouverture sur des minorités pauvres et des droits occultés. Puisque l’on ne peut défaire ni le genre ni l’instrumentalisation des plus vulnérables, gagnons plus pour acheter opérations et papiers. Pragmatisme ou cynisme ordinaire ? N’oublions pas pour autant les violences collatérales des divers agendas s’entrechoquant. De nombreuses fois, il a été analysé que, pendant que l’on s’occupait d’une ultraminorité, le dossier de l’IVG restait en souffrance en Argentine et avec lui, la mainmise dans un contexte traditionaliste. En bref, les féministes se rappellent aux trans du monde entier qu’elles ne disposent pas toujours de leur corps, sont toujours menacées dans leur existence… pour les mêmes raisons que les trans : inégalités socioéconomiques, mainmises par l’élitisme des savoirs/pouvoirs, privatisatons de l’accès aux soins. Les femmes ont raison de s’inquiéter, non de cette loi minuscule mais de l’effacement organisé de leur condition. En filigrane, une priorisation et privatisation d’existences décidées depuis les centres de décision et dont les miettes départagent les plus vulnérables.

L’Argentine comme modèle avant-gardiste pour les trans ? Ce n’est donc pas aussi simple mais il figure avant tout en Europe comme un modèle d’un courage politique inédit par une femme présidente, Cristina Kirchner. Il redonne à une catégorie d’individue.e.s particulièrement discriminé.e.s au moins une chance de retourner à l’école et peut-être de freiner la descente vers la pauvreté, facteur sur lequel les arbitraires au pouvoir se sont toujours appuyés en faisant appel à ladite communauté scientifique, nullement interrogée. La revendication de l’Existrans, l’OII et STP sur la dissolution des équipes hospitalières repose sur une demande de justice, avant tout en raison des malveillances que nous constations déjà à l’ASB[15] il y a 25 ans. Le contexte de frondes contre la « théorie de genre » étant un contexte particulièrement efficace pour détourner l’attention des théories « psys » sur le « transsexualisme » et « l’homosexualité », objets nullement « médico-légaux ». Le point 2 de l’existrans s’y attache précisément et le point 3 l’affiche ouvertement. Mais sans solution de remplacement, préconisé dans le point 4, la continuité des malveillances à l’abri des pouvoirs et tout débat du lien entre pauvreté, déscolarisation, émigration forcée et transidentités, va se poursuivre, faisant le lit des psychopathologisations où la dépsychiatrisation du langage de la Sofect fait illusion puisque son pouvoir émane de son articulation aux centres de décision conservateurs.

4. La formation et la sensibilisation des personnels en contact avec les personnes trans et Intersexes (santé, éducation, social, administratif, justice, prisons, etc.), en lien avec les associations trans et Intersexes.

Qui va faire cela et avec qui ? La suite des revendications, reprenant les points de l’Existrans depuis sa naissance (1997), dresse un portrait impressionnant dans l’ampleur de ce qu’il reste à faire en portant une attention soutenue à ce qui va se dégrader. C’est-à-dire, tout. La formation des praticiens et institutions est placée à juste titre en lien avec la société dans ses rapports de force plus qu’une société citoyenne responsable, d’où la profusion d’expertises professionnalisées face aux chantiers minuscules, de sensibilisation « militante » forcément bénévole, ce pourquoi le rattachement symbolique à la Gauche reste fort malgré l’immense dépit. L’accès au travail et à son maintien dans les périodes de transitions reste un point particulièrement difficile à négocier, y compris et pour une fois, pour la couche moyenne de la population, généralement à l’abri lors des périodes de croissance. En faisant un tour d’horizon des raisons profondes de ces revendications, outre ces renvois répétitifs aux exceptions à consonances psychiatriques et aux jurisprudences que l’on dénonce sans pouvoir s’y attaquer, l’acuité de ces revendications tient aux agendas qui ne les ont jamais pris en compte. Le droit va-t-il reprendre ce qui a été « déconstruit » dans le huis clos d’une pseudoscience qui l’avait prise « en charge » et ce qui dans la santé psychique des individus a été sciemment détruit pour le cantonner à des figures de la folie ou du trouble ? Quel programme et protocole pour les enfants que le DSM veut désormais psychiatriser, quel suivi médical spécifique dix-vingt ans après la transition ? Tout indique la suite d’un déni de démocratie par des élites à des postes de décision. Aussi, la 18e marche se succédera par une 19e puis… La double question trans&inter est une question universelle régulée par des exceptions locales nationalisées.

Le droit contre l’égalité à la suite de la psychiatrie ?

Ces marches et revendications sont le fruit d’une attente à une société meilleure et n’ont jamais produit la moindre violence contre des individus. Les marches des trans et intersexes sont fondamentalement sociales et pacifiques, loin des manifestations du type Mariage pour tous dont le but essentiel et premier est d’empêcher que tous les citoyens soient égaux devant la loi face aux mêmes droits et devoirs. Pour accéder à l’utopie d’une société égalitaire, le pluralisme politique reste le seul garant et, de fait, la lutte des trans&intersexes ressemble à s’y méprendre à une reconquête du lien social pluraliste. Mais celui-ci n’est pas près d’aboutir. La marche de l’Existrans annonce 5000 manifestants[16]. Autant dire, une miette dans un océan. Combien dans le monde ? Les discriminations sociétale et étatiques pèsent plus lourd. Reste donc, en effet, le pouvoir d’autonomisation qu’offre l’argent de la société libérale face aux silences, déscolarisations, agressions et violences, à l’intérêt constant de l’État pour ce « sexe social » et ce retour aux boucliers thérapeutiques et théologiques comme rempart aux peurs que l’on agite.

(Affiche STP : Karine Espineira)


[1] http://existrans.org.

[2] Le 18 octobre 2014, plus de 90 actions ont eu lieu  dans 45 villes à travers le monde, coordonnées par 108 groupes et organisations sous la Campagne STP. Actuellement (octobre 2014), STP compte avec le support de 390 groupes et réseaux activistes d’Afrique, Amérique Latine, Amérique du Nord, Asie, Europe et Oceania.http://www.stp2012.info/old/fr.

[3] Marie Piquemal, 05.09.2014, Libération, URL : http://www.liberation.fr/societe/2014/09/05/pour-les-trans-le-changement-d-identite-a-la-merci-du-tribunal_1093796.

[4] « Meurtre d’un transsexuel aux Phlilipines : le port  d’Olonpongo, vaste bordel américain, déserté », AFP, 19.10.2014,  URL : http://www.lexpress.fr/actualites/1/styles/meurtre-d-un-transexuel-aux-philippines-le-port-d-olongapo-vaste-bordel-americain-deserte_1613177.html.

[5] Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains.

[6] http://www.lavie.fr/actualite/bioethique/procreation-des-transsexuels-la-pointe-du-debat-sur-la-pma-24-01-2014-49036_394.php.

[7] Intervention au colloque Transidentité  et cancer, cancéropole de Toulouse, septembre 2014.

[8] http://existrans.org/?p=244.

[9] http://yagg.com/2014/10/14/droits-des-trans-un-vrai-changement-detat-civil-libre-et-gratuit-cest-possible-par-coline-neves/.

[10] http://www.theoriedugenre.fr/?Aux-Pays-Bas-des-enfants

[11] Karine Espineira, « Le bouclier thérapeutique : discours et limites d’un appareil de légitimation », in Revue Le sujet dans la cité, n°2, Habiter en étranger, 2011.

[12]J. Sedra, « La 18e marche Existrans  pour les droits des personnes trans et intersexes, 20.10.2014, Contrepoints.org, https://www.contrepoints.org/2014/10/20/185209-la-18eme-marche-existrans-pour-les-droits-des-personnes-trans-et-intersexes

[13] Proposition de loi présentée au Sénat, 11.12.2013.

[14] Commission nationale consultative des droits de l’homme.

[15] Association du Syndrôme de Benjamin fondée en 1994.

[16] http://yagg.com/2014/10/18/plusieurs-milliers-de-personnes-defilent-pour-lexistrans/.

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Mise en ligne : 31 octobre 2014

Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire
Les Marches trans&Inter 2014. Des transidentités à l’utopie d’une société égalitaire
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