Karine Espineira
Chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication
Transidentités & Média(tion)s
Exemples de modélisations médiatiques, sociales, médiaculturelles et géographiques
Cet exposé est un exercice d’une « géographie imaginaire », sur la base d’une partie de mes recherches sur les modalisations sociales et culturelles des transidentités. En outre, la partie concernant le bois de Boulogne est un extrait d’un travail plus vaste et plus abouti considérant « une naissance médiatique du bois de Boulogne » comme l’un des « mythes fondateurs de la condition des trans ». Un contexte sociohistorique duquel on ne doit pas exclure les travailleurs et travailleuses du sexe, les personnes en situation de prostitution. »On peut parfois mal faire en croyant bien faire »…
Travaillons sur les représentations issues des imaginaires sociaux et médiatiques. Comment fabrique-t-on des modèles, des typologies, des stéréotypes ?
Sur la base d’un corpus constitué à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), j’ai rassemblé plus de 880 documents dont une partie illustrent bien entendu cet exercice qu’est d’imaginer une géographie des imaginaires comme des espaces de médiations comme de représentations.
Je dois aussi donner une précision importante. En rapport à la culture du terrain transidentitaire, je parle des personnes dans le genre exprimé ou revendiqué à l’opposé de la tradition médicale. J’utiliserais aussi les termes: transgenre, transidentité, ou trans’. J’utiliserais aussi le terme “travesti” qui fait sens dans la culture sud-américaine entre autres, mais aussi par rapport à son utilisation par les médias (journalistes, commentateurs) et les institutionnels (police, médecins).
On pourrait poser une géographie des médias qui recenserait tous les supports véhiculant et diffusant de l’imaginaire et de l’information, comme la littérature, la presse, la radio, la télévision, l’internet. A chacun d’eux correspond un contexte sociohistorique. Chacun d’eux révèle et détient une partie de l’histoire des trans dans l’imaginaire social, dans l’imaginaire médiaculturel.
Au début du siècle le magazine Voilà consacre pendant cinq semaines en octobre et novembre 1934 (des numéros 185 à 189) la rubrique Vice-versa à la vie de Lili Elbe sous le titre Un homme change de sexe ; D’après les documents authentiques et scientifiques réunis par Nils Hoyer. Ce même Niels Hoyer sera l’auteur de la première biographie d’une transsexuelle, parue en allemand et traduite en anglais sous le titre Man into Woman : An Authentic record of a Change of sex, en 1933.
Citons encore le cas de la peintre parisienne Michel-Marie Poulain. Opérée en 1946, elle orchestre sa publicité dans la presse et qui eut l’avantage de la distinguer parmi « les nombreux peintres de la bohème de Montmartre » : les titres des articles sont le suivants : le Matisse d’Èze-village a changé de sexe, cette élégante brune n’est autre que Michel-Marie Poulain, ancien dragon, peintre et père de famille. Ces titres sonnent familièrement soixante ans après : retenons la médiatisation d’une personne trans’ par elle-même, l’intérêt des médias avec la presse populaire, ainsi que les termes de la présentation retenus par lesdits médias, c’est-à-dire construire un abime entre le point de départ et le point d’arrivée. On appel cela un élément de spectacularisation.
En décembre 1952, Christine Jorgensen fait la une du New York Daily News qui annonçait son récent « changement de sexe » au Danemark sous le titre « Ex-GI Becomes Blonde Beauty ». Le traitement de la transsexualité devient multimédia avec Christine Jorgensen: presse écrite, radio, presse filmée et cinéma.
Voici d’abord un extrait d’un document de la presse filmée à sa descente d’avion. Un document diffusé massivement.
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Autre extrait, d’un film auquel Jorgensen a apporté son concours comme consultante : The Christine Jorgensen Story, réalisé par Irvin Rapper, États-Unis, 1970.
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Même lieu, même événement en apparence. Mais les versions diffèrent et il en découle différentes inscriptions dans les imaginaires.
Nous allons nous intéresser à une autre géographie : l’inscription des trans dans la prostitution via l’imaginaire social et l’imaginaire médiaculturel. Pas n’importe où. Pas ni n’importe quand. Les écrans de télévision donnent à voir le bois de Boulogne durant la pandémie du sida, associant travestis, transgenres, transsexuelles, nationalités étrangères et VIH[1]. Il faut voir cet exposé comme une triangulation et l’on constate que tout converge vers des zones bien délimitées dans l’espace, le temps et l’imaginaire.
Rappelons dans notre géographie des médias que le lieu comme place dite de prostitution de travestis brésiliens existe en tant que tel dans la presse populaire, notamment les reportages de Paris-Match dès les années 1970.
La télévision va mettre du temps à s’intéresser à la question, mais quand elle fera cette démarche la spectacularisation laisse sans voix. Du jour au lendemain, le Bois et le Sida retiennent l’attention des pouvoirs publics et des médias alors que les associations de support et de prévention sur le terrain depuis des années.
Au plus près du lieu, on sait que le bois de Boulogne a été toujours été un lieu de socialité, de loisirs pour promeneurs, pêcheurs, et familles en pique-nique, en journée ensoleillées et le dimanche. Depuis le début du siècle, la nuit, il a aussi été un lieu de socialités et de rencontres pour travestis ou trans. Depuis les années folles comme l’illustre cette référence : La garçonne et l’assassin. L’ouvrage des plus intéressants car il a été documenté avec photos, lettres, journaux intimes, documents judiciaires, et les procès verbaux des arrestations.
Dans le cadre précis de notre recherche, le bois existe à la télévision depuis 1984, avec un sujet du magazine « Aujourd’hui la vie », intitulé Hommes de jour belles de nuit. Des personnes fréquentent le bois et expliquent leur « double vie ». Quatre ans plus tard, la fiction prend lieu et place au bois, une enquête du commissaire Maigret. Il faut noter que toutes les fictions policières s’intéressent tôt ou tard au Bois, ajoutant la dimension du fait divers à celle de la marginalité.
Le format d’information de type JT (journal télévisé) va surtout s’intéresser au Bois de 1988 à 1992. C’est ce constat qui m’a poussé à tenter de comprendre les mécanismes de cet intérêt intense pour le bois de Boulogne. La pandémie du Sida ne suffit pas à expliquer le phénomène. Le format JT va concentrer à lui seul plus de modélisations que tous les autres genres réunis.
Un sujet du journal télévisé de 13 heures de TF1, le 16 août 1988, associe Sida et le Bois. Une enquête menée sur les lieux, explique que la prostitution des travestis fait de la place un lieu à « hauts risques » sur des images de prostituées à demies nues, les défilés de voitures, etc. Les plans montrent l’action policière à travers des contrôles de papiers. Le bois est déjà désigné comme un lieu de non doit où la police est débordée, le préservatif, symbole de la protection et de la prévention, jonchent le sol.
Les sujets des journaux de 20h montrent tous des extraits du magazine « Carnets de route : les chemins de la prostitution » dont on va parler. On note toujours les images du ballet des voitures dans les allées du bois, etc.
Le 8 juin, TF1 diffuse un nouveau sujet sur les « maisons closes ». Mêmes images, mêmes plans nocturnes et les commentaires sont les suivants : « C’est en voyant le boulevard du Sida comme elles appellent, ce Bois de Boulogne fréquenté par des travestis toxicomanes et séropositifs pour la plupart et par des honorables pères de famille, que Michelle Barzach a eu l’idée de rouvrir les maisons closes ». On connait la polémique qui va suivre sur tous les fronts.
Parlons du magazine Carnet de route. Le documentaire s’ouvre sur images revues et revues depuis des jours dans les journaux télévisés de toutes les chaînes : « Paris, la nuit. Haut lieu des plaisirs et des vices. Attraction internationale, fourmillant de trafics et de tous commerces : le Bois de Boulogne. C’est le plus grand bordel du monde à ciel ouvert (…) Maîtres des lieux, les travestis. Ils ont chassé les filles à coup de couteaux. Les clients ne savent toujours à quel sexe ils ont affaire (…) le Bois est un chaudron à Sida (…) Ils sont 400 à peu près à travailler au Bois. Avec la drogue et le Sida, ils ne vivent pas vieux. Les derniers arrivés viennent de Colombie, les plus anciens du Brésil ». On ne notera jamais assez l’importance des ces images et de ces commentaires dans leur reprise par les différent journaux télévisés de l’époque. Notons encore la focalisation sur un lieu, sur une population étrangère, sur des personnes «hors sexe» ou justement «sur sexe».
L’histoire médiatique du Bois n’est pas terminée. Un an plus tard, le 14 décembre 1991, sur TF1 on retient ce commentaire : « Les chiffres n’ont pas de valeurs statiques ou scientifiques, c’est ce que reconnaissent les policiers auteurs d’un rapport sur la prostitution travestie au bois de Boulogne à Paris. Ce rapport indique au moins une tendance, la grande majorité des prostituées serait séropositive et le virus du Sida se propagerait ainsi de façon inquiétante ». Le commentaire reprend sur le démenti de Médecin du monde qui n’aurait en aucun cas mené cette enquête pour la police. Le projet de la fermeture du Bois a fait son chemin cependant.
« La fermeture du Bois de Boulogne » évoquée dans le journal de 20 heures d’Antenne 2 dit qu’il s’agit de lutter contre la contamination du Sida par les prostituées et les travestis, que le préfet aurait décidé d’interdire la circulation automobile dans le Bois à la nuit tombée. On a des doutes sur l’efficacité de cette mesure mais on comprend bien que c’est l’accès au lieu géographique qui prime au final. On pense aussi aux politiques consistant à chasser la prostitution de la cité et à la contenir aux frontières des villes c’est-à-dire en banlieue et au-delà. Ici encore beaucoup de données : les mêmes images et expressions déjà citées. Seuls les chiffres changent quelque peu. Une nouvelle fois les incontournables images et expressions des journaux télévisés depuis trois ans déjà pour justifier la fermeture du bois.
Le soir de la fermeture, les journalistes s’attroupent devant la mise en place des barrières. On parle de « bataille du bois de Boulogne », d’opération dite de « nettoyage » ayant pour but de « contrarier le client », on parle encore de « moralisation et de lutte contre le Sida », d’« Un événement international à la hauteur de la réputation du Bois ». Le lieu est donc la place d’une bataille dont les enjeux seraient de santé autant que moraux. Il faut contenir le Sida et les travestis dans une sorte de zone en quarantaine.
A 20 heures, le journal d’Antenne 2 du 29 février 1992, va accorder une place aux associations de prévention et de support comme Act Up et Aides avec la manifestation de militants contre l’installation des barrières. Les militants d’Act Up scandent « Non aux barrières », « On arrête pas le Sida avec les barrières » sur des images les montrant défaire ces barrières. Les militants de Aides dénoncent aussi la fermeture du Bois et l’échec de cette politique.
On sait que cette fermeture ne fera pas long feu mais ce pic de médiatisation de juin 1988 à janvier 1992 laisse des traces qu’il conviendrait d’analyser encore et encore. On s’étonne aussi que si peu de place ait été accordé aux associations de terrains quasiment inexistantes dans les sujets. Ces quelques révérences sont bien peu de choses si l’on considère les quatre années de médiatisation du bois. Cet aperçu illustre les événements mais elle n’en donne pas toute l’ampleur. Avec le recul, probablement que plus d’un journaliste serait surpris de ce traitement si particulier…
Que penser des expressions « chaudron à sida », « plus grand bordel à ciel ouvert du monde », « allée du Sida » ? De même, comment ignorer l’inscription des trans’ étrangères – dites toxicomanes, violentes, parfois tricheuses et, prêtent pour de l’argent, à diffuser le Sida à leurs clients, par ailleurs bons pères de famille ?
La réalité est en effet une situation particulière : la pandémie du Sida, l’état des connaissance en cette période, la mobilisation des scientifiques et des institutions médicales, des réseaux communautaires, des association, la situation des travailleuses du sexe en général, du Bois en particulier, leurs spécificités culturelles et sociales. Cet exposé on ne le retrouve que de façon très minoritaire dans les journaux télévisés quand le Sida est associé au Bois.
Aujourd’hui à l’analyse de ces images « stigmatisation et discrimination » viennent à l’esprit dans une synthèse qui nous mène à l’idée de la naissance du Bois de Boulogne comme l’un des mythes (sans juger de la véracité de la contamination cela va de soi) de la pandémie du Sida mais aussi d’une société qui découvre l’un de aspects de la condition des trans’ sans se poser pour autant les bonnes questions.
Suite à cette phase de médiatisation, l’intérêt pour le bois va redevenir de l’ordre du fait divers comme avec le meurtre de « travestis » comme diront les médias, ou l’illustration du parcours de tel ou tel personne qui serait passée par le Bois. On pourrait passer du temps à débattre sur l’influence des images véhiculées par les médias dans la construction des représentations, mais personne ne saurait quantifier exactement les effets produits sur les collectifs et l’individuel. On nous apprend à nous trier les uns les autres…
Peut-on concevoir une géographie des imaginaires qui pourraient s’incarner dans l’espace et le temps ? Peut-on imaginer des espaces sociohistoriques, physiques, médiatiques et les croire pourtant intimes ?
[1] Une part de la deuxième partie de cet exposé avait fait l’objet d’une communication intitulée : Le Bois de Boulogne : Exemple d’une modélisation médiatique,sociale et culturelle VIH-Transgenres-Etrangères lors de la plénière organisée par Viviane Namaste et Kouka Garcia, dans le cadre de la Sixième Conférence Francophone VIH/SIDA, du 25 au 28 mars 2012, Genève, Suisse.
Mis en ligne, 31 mai 2012.