Lucie Gosselin

Anthropologue

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À la demande de l’Observatoire Des Transidentités, c’est avec plaisir que je tenterai dans ces quelques pages de résumer l’essentiel de mon article Internet et l’émergence du mouvement intersexe : Une expérience singulière, celle de l’Organisation internationale des Intersexué∙e∙s (OII)1 paru à l’origine en 2011 et d’approfondir certaines observations que j’ai pu faire par la suite sur l’importance de l’utilisation d’Internet pour le mouvement intersexe ainsi que dans les parcours de vie personnels.

Rendues invisibles par le système biomédical, la législation et la culture familiale, les personnes intersexes ont commencé depuis une vingtaine d’années à revendiquer leur identité dans l’espace public et à s’organiser en associations visant à la reconnaissance de leur spécificité. Dans ce processus, Internet joue un rôle important pour le réseautage, le transfert de l’’information et la diffusion des revendications (mettre fin aux interventions chirurgicales cosmétiques et à la stigmatisation, contribuer à la visibilité dans l’espace public, faire connaître le vécu et orienter les décisions juridiques et politiques) ainsi que pour l’autodétermination des personnes de commencer à s’identifier comme intersexes à un certain moment de leurs vies.

La création de ces associations n’aurait pas été possible sans le libre accès aux nouvelles technologies de l’information et plus particulièrement à l’Internet. Ces association évoluent dans le contexte décrit par Castells dans Le pouvoir de l’identité qui explore les mouvements sociaux et la politique « tels qu’ils résultent de l’interaction entre la mondialisation (qu’impulse la technologie), le pouvoir de l’identité (sexuelle, religieuse, nationale, ethnique, territoriale, sociobiologique) et l’État (avec ses institutions) » (Castells, 1999, p. 13). Les nouveaux moyens de communication ont donc permis le réseautage d’individus qui étaient auparavant très isolés dans leurs milieux.

La présence de personnes intersexes dans la société peut sembler à priori très marginale; pourtant, « En 2000, l’American Journal of Human Biology publiait un article qui évaluait à 1,728 % les conditions les plus fréquemment associées à l’intersexualité (Blackless, Charuvastra, et al., 2000, p. 159), mais les chiffres varient selon les sources qui signalent qu’entre 1,7 et 4 % de la population serait intersexe ». (Kraus et al., 2008, p. 8) En admettant qu’il n’y ait que 1,7 % de la population qui le soit, cela touche quand même un nombre considérable de personnes.

C’est le système biomédical qui contribue le plus largement à l’invisibilisation de l’identité intersexe, non seulement en normalisant les corps et en étiquetant l’intersexualité comme une anormalité, mais aussi en imposant la norme des deux sexes comme « naturelle ».

Avant l’avènement d’Internet, les personnes intersexes étaient isolées et ne se connaissaient pas entre elles. La possibilité de se percevoir comme intersexe en était d’autant plus infime puisqu’elle ne connaissait souvent que le syndrome médical qu’on leur avait attribué, et parfois même pas, éludant du même coup le concept même de l’intersexualité dont on ne parlait jamais. En conséquence, les premières associations de soutien et les plus nombreuses sont celles qui regroupent les personnes diagnostiquées par un même syndrome médical.

Depuis une vingtaine d’années, grâce à la révolution technologique Internet, plusieurs associations de personnes intersexes se sont constituées indépendamment des groupes de soutien liés à un syndrome ou à une condition médicale en particulier; c’est-à-dire que ces associations regroupent des personnes ayant reçu des diagnostics différents, certaines incluent également des personnes non intersexes considérées comme des alliées2.

Même si ces associations ne véhiculent pas toutes les mêmes conceptions du sexe et du genre, leurs revendications convergent vers certains buts communs :

  • le principal est de faire cesser les interventions chirurgicales de normalisation sur les bébés à la naissance comme s’ils souffraient d’un problème de santé urgent. En effet, le traitement des bébés intersexes est un paradoxe dans un système légal qui interdit formellement les mutilations génitales. Ce paradoxe est mis en évidence quand on opère rapidement des enfants qui n’ont aucun problème physiologique afin de normaliser leur sexe; ce qui est pratiqué en Occident depuis les années 1950;
  • soutenir les personnes intersexes dans leur vécu individuel et mettre fin à la stigmatisation;
  • se manifester sur la scène publique et mettre fin à l’invisibilisation des personnes intersexes imposée par la normalisation des corps et le secret entourant leur condition;
  • faire connaitre le vécu des personnes intersexes et pouvoir orienter les décisions politiques les concernant.

Intersex Society of North América (ISNA)

La première association importante regroupant les personnes intersexes sans distinction concernant les différents diagnostics médicaux est fondée en 1993 par la militante américaine Cheryl Chase aux États-Unis. « The Intersex Society of North America (ISNA) was founded in 1993 in an effort to advocate for patients and families who felt they had been harmed by their experiences with the health care system »3. Les buts de cette association sont de mettre fin au secret et à la honte qui entoure l’intersexualité ainsi qu’aux chirurgies pratiquées sur les jeunes enfants dans un but de normalisation morphologique. Elle met en place un forum de soutien pour les personnes intersexes et effectue un travail remarquable de sensibilisation auprès des intervenants du système biomédical ainsi que dans la population en général. Uniquement anglophone, l’ISNA se consacre essentiellement aux enjeux états-uniens concernant l’intersexualité et travaille de concert avec le milieu médical.

Dans les années qui suivent, certaines critiques sont adressées à l’ISNA par les militants. L’une d’entre elles se rapporte au fait que les experts médicaux ont trop de pouvoir au sein de la direction de l’organisation. Ces experts véhiculent une vision étroite de l’intersexualité la réduisant à une maladie. Ensuite, l’adoption de la nouvelle appellation Disorders of Sex Development (DSD)4 par l’ISNA en 2006 et sa diffusion dans le milieu médical états-unien ont été vécues comme une trahison par de nombreux militants qui refusent de se considérer en fonction de cette classification des maladies. Une autre critique importante s’adresse à un principe de base de l’ISNA qui affirme que « Intersexuality is primarily a problem of stigma and trauma, not gender »5; en effet, pour de très nombreuses personnes intersexes, le genre et les catégories binaires de sexe sont un enjeu majeur, elles les maintiennent dans l’invisibilité et ne leur permettent pas d’exprimer leur identité particulière.

Conséquemment à ces critiques et à tous les problèmes qu’elles ont provoqués au sein de l’organisme, l’ISNA mis fin à ses activités en juin 2008.

Organisation internationale des intersexué∙e∙s (OII)

En 2003, Curtis Hinkle, un militant états-unien intersexe, traducteur de métier et francophile, s’associe à deux Québécois pour créer une association francophone enregistrée au Québec comme association sans but lucratif : l’Organisation internationale des Intersexué∙e∙s, le site Internet en français6 est mis en ligne en avril 2003. L’un des buts poursuivis par la création de cette association était de se situer hors de la sphère médicale. À ce moment, il n’existait pas beaucoup de documents de vulgarisation sur l’intersexualité en français; depuis, de nombreux articles ont été traduits ou écrits en français par des militants de l’OII. Le travail de l’association fait boule de neige et l’équipe de départ s’adjoint rapidement plusieurs collaborateurs, souvent des militants aguerris engagés dans les luttes féministes, trans et intersexes, de nombreux pays européens; puis une version anglaise du site est créée dont le forum est très actif puisque des Américains, des Britanniques et des Australiens y participent. Un volet espagnol s’ajoute au site par la suite, nourri par des militants d’Amérique latine. Son site Internet devient multilingue et regroupe des personnes intersexes des cinq continents.

Des groupes régionaux sont créés OII France, OII Australie, Orféo, etc. Chacun travaille de façon autonome dans son pays en tenant compte de son contexte législatif et culturel particulier afin de faire connaitre et avancer la cause de l’intersexualité. Tous ces groupes régionaux organisés en réseau sont constamment informés grâce au site de l’OII qui devient ainsi un portail international de l’intersexualité7.

L’OII dénonce le système de la binarité des sexes et le fait qu’il n’y ait que deux catégories de sexe reconnues dans nos sociétés. Cette organisation considère que la vision hétéronormative du monde est le fondement social des traitements imposés aux personnes intersexes, c’est-à-dire la normalisation imposée des corps sans consentement et de la marginalisation dont les personnes intersexes sont victimes. Cela explique l’engagement de ses membres dans la lutte contre l’hétéronormativité et l’essentialisation des catégories de sexe et de sexualités. Cette organisation s’allie donc avec les féministes, les trans, les queers, les lesbiennes, les gais et les personnes bisexuelles que l’OII considère comme des alliés puisque leurs expériences chevauchent celles des personnes intersexes (médicalisation des corps définis comme maladifs, au sexe inachevé8, lutte pour le respect de l’intégrité et de la réappropriation du corps).

Pendant de nombreuses années, l’OII fait un travail de fond auprès des personnes intersexes et de leurs proches par l’intermédiaire de son site Internet en brisant l’isolement et en apportant un soutien psychologique. Le site informe aussi les personnes sur les aspects médicaux et sociaux de leurs conditions et publie les activités, conférences et écrits reliés au sujet. Par l’intermédiaire de son forum, les personnes intersexes partagent leurs connaissances médicales et les expériences vécues avec le système de santé et elles s’échangent des informations souvent bien plus pertinentes que celles données par des médecins qui ont peu de connaissances sur le sujet. Le site s’adresse aussi aux parents d’enfants intersexes. Ils s’entraident, se conseillent et peuvent profiter de l’expérience des membres intersexes adultes qui leur donnent une rétroaction sur leur enfance et leur adolescence. Cette rétroaction aide les parents à mieux comprendre le vécu et la situation de leurs enfants et à prendre les décisions adéquates pour leur avenir. Ces échanges constructifs comblent une grande lacune du système de santé au sein duquel les parents ne bénéficient d’aucun groupe de support ni des informations complètes et nécessaires à une décision éclairée.

En plus des nombreux ateliers, conférences et manifestations organisés par des membres de l’association, l’OII a été à l’origine de trois événements plus importants dont ses membres sont particulièrement fiers. À l’été 2006, l’OII s’est fait connaitre dans le milieu LGBT en animant un atelier intitulé À qui appartiennent nos corps ? Les droits humains et les personnes intersexuées lors de la Conférence internationale sur les droits humains LGBT associée aux 1ers Outgames mondiaux Montréal 2006. Le même été, du 16 au 19 août, sous l’impulsion de membres européens de l’OII sont organisées les 1res Universités d’Été des Intersexes et Intergenres d’Europe tenues à Paris. C’est au cours de cette rencontre qu’émerge l’idée, entre Cynthia Kraus9 et quelques militant∙e∙s, de la parution d’un numéro spécial de Nouvelles Questions féministes sur le thème de l’intersexualité paru en mars 2008 avec la collaboration de plusieurs membres de l’OII. De plus, depuis 2005, grâce à l’initiative des membres de l’OII, une journée est désormais consacrée à l’intersexualité le 8 novembre de chaque année, date anniversaire de la naissance d’Herculine Barbin10, devenue l’icône du mouvement intersexe dont les mémoires furent publiés en 1978 par Michel Foucault11.

Depuis 2012, le site original ne fonctionne plus parce que l’instigateur du projet ne pouvait plus s’en occuper, mais un autre site francophone a été mis en ligne12 en 2013 par quelques militant∙e∙s qui ont repris en main l’OII. Illes se sont investi∙e∙s avec des militant∙e∙s d’autres organisations qui a mené en décembre 2013, entre autres, au 3e Forum International intersexe de l’ILGA au cours duquel 35 organisations de personnes intersexes de 30 pays ont produit la déclaration de Malte qui est supportée par d’autres organisations, y compris par des alliés13.

Grâce au travail des militant∙e∙s et à l’importance de l’Internet qui leur permet de s’organiser comme jamais auparavant, des événements comme le forum de l’ILGA sont devenus possibles, l’intersexualité est de plus en plus connue dans la population et la lutte concernant les revendications intersexes s’intensifie, le milieu médical doit commencer à en tenir compte davantage même si la bataille n’est pas encore gagnée et que beaucoup de travail reste à faire.

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Références

Blackless, M., Charuvastra, A., Derryck, A., Fausto-Sterling, A., Lauzanne, K. et E. Lee (2000). « How Sexually Dimorphic Are We? Review and Synthesis », American Journal of Human Biology, vol. 12, p. 151-166.

Castells, M. (1999). Le pouvoir de l’identité. L’ère de l’information. Paris, Fayard.

Foucault, M. (1978) Herculine Barbin dite Alexina B. Paris, Éditions Gallimard.

Goldschmidt, R. (1917). « Intersexuality and the Endocrine Aspect of Sex », Endocrinology, vol. 1, no. 4, p. 433-456.

Kraus, C., Perrin, C., Rey, S., Gosselin, L. et G. Guillot. (2008). « Démédicaliser les corps, politiser les identités : convergences des luttes féministes et intersexes », Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, no 1, p. 4-15.

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1. Gosselin, L. (2011). Internet et l’émergence du mouvement intersexe. Une expérience singulière, celle de l’Organisation internationale des intersexué-e-s (OII). Minorités sexuelles, Internet et santé. J. D. J. J. Lévy, B. Ryan et C. Thoër (dir.). Québec, Presses de l’Université du Québec : 199-209.

2. Il sera question de deux de ces associations seulement dans cet article.

3. Http://www.isna.org/, consulté le 19 août 2009.

4. Désordres du développement sexuel (DDS) en français.

5. Http://www.isna.org/, consulté le 19 août 2009.

6. http://www.intersexualite.org/Index.html

7. À ce jour, nous avons recensé des consultations du site provenant de 94 pays différents.

8. À ce sujet, voir Kraus, C., Perrin, C., Rey, S., Gosselin, L. et Guillot, G. (2008) « Démédicaliser les corps, politiser les identités: convergences des luttes féministes et intersexes », Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, n° 1, p. 12.

9. Maître d’enseignement et de recherche en Études genre et en Études sociales des sciences à l’Université de Lausanne.

10. Celle-ci est une hermaphrodite du XIXe siècle qui fut obligé de changer de sexe par le système juridique de son époque et qui finira par se suicider.

11. Foucault, M. (1978) Herculine Barbin dite Alexina B. Paris, Éditions Gallimard.

12. oiifrancophonie.org

13. Voir http://oiifrancophonie.org/318/conclusion-du-3eme-forum-international-intersexe-de-lilga-manifeste-du-troisieme-forum-international-intersexe-du-1er-decembre-2013/.

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Mise en ligne : 4 avril 2014