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Étiquette : Performer

Entretien avec Lazlo Pearlman, performer

Rachele Borghi

Glenn Le Gal

 

 

Lazlo

Photo by Kendra Kuliga, Cielo Production 


Rachele borghi est activiste et militante Queer. Elle est géographe,actuellement postdoctorante à l’université de Rennes 2. Elle étudie le rapport entre espace et identités Queer, le concept de performance et  sa mise en espace, les pratiques de contra-sexualite et la dissidence sexuelle (en particulier le mouvement post porno). Sa première performance s’appelle degen(d)ereted euphoria.
 
Glenn Le Gal est militant queer et féministe, travaille au Planning Familial et prépare une thèse en psychologie clinique à l’Université Rennes 2.
 

LAZLO PEARLMAN, MON AMI

 

« Are you happy ?» « Yes, thank you, this is a beautiful question. My happiness is about life, not about gender». C’est par cette phrase prononcée dans le film « Fake orgasm », que l’approche et la philosophie de Lazlo Pearlman sont résumées.

Une vie de performeur, activiste et enseignant dédiée à la rupture d’avec les préjugées, les idées reçues et les dogmes concernant le genre et le sexe.

Le corps de Lazlo est un corps queer, qu’il utilise pour porter son message de libération des contraignantes normes de genre. La rencontre avec Lazlo Pearlman est chargée d’émotions ; d’une part son corps, impossible à encadrer ou étiqueter comme l’exige l’hétéronormativité ; d’autre part son attitude, sa façon d’aborder les gens et de les faire entrer dans un autre monde. Même si ses performances ont l’effet d’une bombe, Lazlo provoque l’explosion par la douceur, les sourires, l’ironie et la tendresse. Les bombes qu’il fabrique ont le parfum des fleurs et le poids des plumes. Lazlo ne fait pas irruption dans la tête des gens, il gratte à leur porte et demande doucement la permission d’entrer. C’est pour cette raison que son travail est si bouleversant, si fort, si touchant. Il fait tomber toutes nos réserves, tous nos préjugés, toutes nos idées reçues sur les « femmes » et les « hommes ».

Ce qu’il arrive à transmettre avec ses performances(1) ce n’est pas le rejet et la peur pour un corps hors-norme, mais plutôt la liberté d’habiter un corps qui sort des binarismes, de la dualité. Son charme réside dans l’impossibilité de le définir. Son corps musclé, ses tatouages, son sourire charmant, l’intensité de son regard, sa tête rasée et sa chatte épilée poussent les gens qui le rencontrent et qui assistent à ses performances à laisser de côté la plupart des idées reçues sur le genre et le sexe.

En regardant ses performances et ses strips sur scènes, on est tenté de fermer les yeux et de les rouvrir juste après pour être sûr que ce qu’on voit est bien réel ; cette prise de conscience déclenche un vrai « tremblement de terre », qui laisse entendre la rumeur de nos certitudes qui s’écroulent. Mais en observant les décombres de nos constructions sur le genre et le sexe, on n’a pas envie de pleurer ; on a juste envie de respirer cet air nouveau, cette bouffée d’oxygène qui se libère dans l’air. 

Et à ce moment-là, la question qu’on a envie de lui poser n’est plus : « Es-tu un homme une femme ? », « Es-tu hétéro ou homo ? ». On a juste envie de lui demander « Veux-tu devenir mon pote ? »…

 

FAKE ORGASM

Dans un cabaret, un homme vêtu de paillettes présente les participantes à un concours. Sur scène, seule au micro, des femmes sont invitées à prendre la parole, pour expliquer leur choix de participer à ce concours de « faux orgasme ». Dans une ambiance joyeuse, sous les encouragements, se succèdent plusieurs femmes, qui disent dans quel contexte et pourquoi elles simulent l’orgasme. Puis elles partagent avec le public leur performance sous les applaudissements. L’animateur de cet étrange spectacle est Lazlo Pearlman, et si le début de ce film peut en perturber plus d’un.e, on comprend rapidement le sens de cette scène d’ouverture. En effet, le film nous plonge dans la vie de performeur de Lazlo, ses différents spectacles, ses doutes, sa démarche politique et artistique, ainsi que ses coups de gueule.

Et le premier coup de gueule, nous le découvrons lors d’une discussion agitée avec la performeuse et activiste feministe Maria Llopis(2). Elle interroge sa démarche, lui reproche de rire des femmes qui simulent, et pointe l’ambiguïté d’un tel propos sur la sexualité féminine. La discussion est agitée, et Lazlo lui répond qu’il ne s’agit pas de rire aux dépens des femmes, mais de dédramatiser la sexualité, de faire avec la réalité du vécu de chacune, et surtout d’écouter ce qu’elles ont à en dire.

Ce moment clef du film dévoile toute la démarche de Lazlo. On est prévenu.e : Lazlo Pearlman, malgré les apparences, ne propose pas un égocentrique biopic sur sa vie et son œuvre, mais plutôt une exploration de son projet politique à partir de l’entremêlement de la fiction et des situations réelles dont elle s’inspire.

Construit comme un documentaire, le film met en scène des situations vécues lors de ses performances, ses déambulations dans la ville à la manière des films de Monika Treut, tandis qu’il nous narre en voix off ses questionnements et ses doutes. Le tout est agrémenté d’un sens esthétique maîtrisé, une ambiance de film noir, où l’on suit Lazlo tel un détective privé qui chercherait à découvrir là vérité sur nous-mêmes, sur notre rapport à la sexualité, au genre et au désir. Assurément, on prend plaisir à le suivre et l’on se sent vite invité à le rejoindre dans son enquête.

Si le film aborde assez tôt la place de son identité trans dans ses spectacles, Lazlo n’est pas ici dans une démarche identitaire. Il cherche plus à affirmer un rapport aux autres et au désir qu’un rapport à sa propre transition. Il le confirme en regrettant que le public soit plus intéressé par sa transition et son vécu que par l’expérience qu’il est en train de leur faire vivre. Lui cherche à obtenir quelque chose d’eux/elles, une remise en question de leurs propres genres, un questionnement de leurs désirs. Tout au long des performances, il adapte le spectacle avec la précision d’un orfèvre pour arriver à faire bouger le public de son piédestal de certitudes. Sans violence, avec séduction et douceur, il parvient progressivement à transformer le spectateur.e en acteur.e de sa propre vie, de son propre désir. Et progressivement nous aussi, spectateur.e.s du film, nous sommes séduits et entraînés dans la danse.

La démarche de Lazlo Pearlman est très singulière, parce que non moraliste. Loin de pointer l’intolérance, l’indélicatesse et l’ignorance de son public, Lazlo accueille le trouble avec patience, n’exige rien des spectateur.e.s, si ce n’est qu’ils/elles ouvrent leurs esprits aux flots d’émotion qu’il tente de susciter. Son projet politique prend appui sur l’expérience subjective de chacun.e, et fait le pari que chaque personne possède en elle le potentiel pour se révéler à soi et aux autres. Ce qu’il convoque, c’est une éthique du désir, accessible à chacun.e pour peu qu’il/elle se pose les bonnes questions. Cette douceur, cette séduction et cette confiance en l’être humain, nous ouvre les portes d’une démarche ambitieuse, réfléchie et positive, qui offre des perspectives militantes très enthousiasmantes, et donne envie de danser…

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Photo by Jeri Poll

 

INTERVIEW : un après midi avec Lazlo Pearlman

 

Quel est le point central des tes performances ? La ligne directrice de ton travail ? Y a-t-il un leitmotiv? (3)

Oui, il y a un élément central, un noyau autour duquel mes performances sont construites. Sans parler de tout le background culturel, je peux dire que la chose qui m’intéresse le plus c’est le moment où se produit dans la tête des gens qui assistent à mon spectacle l’explosion, le bouleversement.

Je fais des performances depuis mes 10 ans, donc bien avant que je comprenne quel était mon genre ou quoi que ce soit… [rires] Déjà avant ma transition, je performais toujours des rôles masculins, et j’étais déjà en rupture avec la norme.

À l’époque, il y avait les dragkings, les spectacles queer étaient peuplés par des cross cast, c’est à dire des hommes qui performaien (4)t des rôles féminins et des femmes qui performaient des rôles masculins ; moi aussi je l’ai fait. Mais après ma transition, je ne pouvais plus le faire parce que je ne provoquais plus de rupture avec la norme juste en restant sur scène. Alors, je ne savais pas bien ce que je pouvais faire…

J’ai donc passé six ans hors scène, à diriger les spectacles, parce que je ne savais pas encore quelle était la place de mon corps sur scène.

Au début, je n’avais pas envie de parler de transsexualisme, ce n’est pas central dans mon travail. Mais en même temps, je sentais que les gens ne pouvaient pas réellement comprendre le sens de mon travail sans savoir que j’étais trans. J’ai donc commencé à me déshabiller sur scène. Je pensais que c’était ma raison de le faire. Mais plus je le faisais, plus je me sentais insatisfait…

Ok, c’est bien qu’ils sachent que je suis trans, c’est bon pour la visibilité trans, etc. Mais en même temps, j’ai pensé que si j’étais obligé de parler de visibilité trans pour le reste de ma vie, je me tirerais une balle ! [rires] Mais en même temps, je n’arrivais pas à arrêter de me déshabiller…

Et alors, j’ai progressivement compris que ce que je recherchais dans mon spectacle, c’est cet instant où les spectateur.e.s me regardent et voient un homme normalement genré, jusqu’au moment où je me déshabille… Et ils sont alors si bouleversés qu’il y a un instant de rupture, où on a l’impression que tout peut être remis en question. Les spectateur.e.s ne comprennent pas ce qui leur arrive, et ils n’arrivent pas encore à remettre leurs pensées en ordre, à substituer quelque chose de clair et défini à leur trouble. Et j’ai alors compris que c’est cet instant précis qui m’intéressait. À partir de là, mon travail a été de repérer et de comprendre cet instant. Après chaque choc, les êtres humains – et la nature en général – cherchent à se réorganiser, à remettre de l’ordre dans le chaos. On cherche dans notre tête à sortir de cet espace indéfini, causé par des questions qui n’ont pas forcement de réponses. Et alors les questions fusent, du genre : « D’accord, mais… pourquoi portes-tu des lunettes ? Et pourquoi portes-tu des boucles d’oreilles ? Dis-moi : es-tu hétéro ? Es-tu gay ? Quel est le sujet de ta recherche ? C’est à propos de toi, à propos de moi ?» etc.

À cet instant mon hypothèse c’est qu’inconsciemment, ce qu’ils/elles cherchent à faire, c’est se sécuriser en rationalisant ce qui vient de leur arriver en partant de moi : « Si je te comprends toi, alors mon monde est clair. » Ce qui m’intéresse, c’est mener les gens à admettre qu’ils/elles ne comprennent pas, et que c’est ok, s’ils/elles ne comprennent pas. Peut être que c’est bien de ne rien comprendre, peut être que c’est même une chose importante. C’est à ce point là que je veux amener les gens. Voilà ce que je cherche à faire.

En ce moment, j’essaie de trouver des moyens de ne pas le faire exclusivement avec la nudité. J’ai commencé une thèse, j’étudie ce qui suscite ce moment-là, afin de mieux l’explorer. J’essaie de trouver d’autres façons de déclencher cela pendant le spectacle, pas seulement par le choc de la nudité de mon corps. Mon travail tourne autour de ça ces temps-ci. Par exemple, par l’humour et le spectacle, on peut arriver à ce résultat. Je ne cherche pas seulement l’effet coup de poing en pleine face, ou la sidération. Parce que je ne veux pas leur dire « Va te faire foutre ! », mais plutôt « Allons baiser ! » (5).

 

T’est-il déjà arrivé de susciter des réactions violentes de la part des gens ?

Non, il n’y a jamais eu de violence physique, plutôt différents genres d’agressivité, et encore pas vraiment… Le genre de réactions agressives, c’est… Tu as vu les réactions lors de la projection du film ? La première, et surtout la seconde : il y avait ce type qui est intervenu, mais c’était plus de la provocation gratuite (6)...

Ce n’était pas vraiment agressif, je l’ai plutôt vécu comme un défi. Lors des projections, ce genre de personnes représente le plus grand défi, car ils/elles ne peuvent pas faire quoi que ce soit, et ils/elles sont impuissants à dire ce qui leur arrive, mais on sent que c’est violent à l’intérieur ! Ils/elles ne savent pas comment faire pour l’exprimer, même s’ils/elles essaient d’en dire quelque chose. Et dans ce cas, il est inapproprié de répondre violemment, on ne peut pas simplement les « bousculer »…

Il arrive parfois que les gens s’en aillent, ou ne m’adressent pas la parole. Dans le film [Fake orgasm] il y avait des scènes tournées à Barcelone. Il y a eu des moments très intenses pendant le tournage, les gens qui y assistaient se rendaient compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Parfois, je percevais une certaine méfiance vis-à-vis de certaines scènes. Il n’était pas si simple être entouré d’autant de personnes, surtout parce qu’il y avait une caméra. Beaucoup de monde s’approchait pour avoir son quart d’heure de gloire… Mais il y a eu aussi une femme qui m’a dit qu’elle était dégoûtée par moi. C’était une femme américaine avec son copain qui m’a dit « Tu es dégoûtant ! », je lui ai répondu « Merci ! ».

Pour moi, le contact avec les gens est un moment très fort. Durant les premières prises du tournage de la scène dans les rues de Barcelone, je regardais les gens dans les yeux, mais c’était trop intense pour moi, je ne savais que faire de ce que je voyais dans leur regard, et je ne me sentais pas capable de continuer la scène de cette façon. L’équipe du film est hétéro, ce sont des anarchistes hétéro, très ouvert.e.s d’esprit, mais d’une certaine façon, normatifs. J’ai donc essayé d’expliquer à mon metteur en scène, après la première prise, que j’avais besoin d’un espace « safe », que je ne me sentais pas en sécurité (même si c’était mon idée à l’origine). Lui m’a répondu : « Ne t’inquiète pas, c’est Barcelone, c’est l’Espagne, tout le monde s’en fout, c’est légal ». J’ai dû passer 45 minutes à essayer lui expliquer la différence entre ce qui se passe dans un corps queer et un corps masculin hétéro. Il me disait « ok ok ok… ». Mais il n’avait pas compris, jusqu’au jour suivant, où nous faisions d’autres prises. J’étais plus entouré, mais personne ne surveillait vraiment ce qui se passait, et un type s’est approché de moi en riant, il m’a claqué les fesses et est reparti. J’ai dit à mon metteur en scène : « tu as vu ce qui s’est passé ? ». Il m’a répondu que non, ils/elles étaient tou.te.s trop absorbé.e.s par les aspects techniques. En revoyant les bandes, il était sidéré de ce qui s’était produit. Moi, je n’étais pas choqué par ce qui venait de se passer, mais simplement, il aurait tout aussi bien pu me mettre un coup de couteau. Ce type était juste un abruti, il n’était pas assez fou pour me poignarder, mais c’est toujours une éventualité dans ce contexte…

Mais bon, quand les gens ont une réaction agressive, je pense que la plupart du temps c’est surtout en réponse à un bouleversement, un choc en pleine face, et pour eux/elles ce n’est pas amusant, joyeux ou agréable. C’est différent pour chaque personne, mais il faut en tenir compte.

 

En même temps parfois il peut y avoir des réactions d’euphorie, une réponse euphorique au sentiment de liberté suscité par la possibilité d’effacer la norme de genre…

Oui, c’est aussi ce que beaucoup de gens disent. Dans mon dernier spectacle avec Nadège (7) je fais des choses « très romantiques » : je danse avec des fleurs, j’ai aussi un portemanteau, je fais mon strip et j’y accroche mes habits, puis je danse avec le portemanteau, qui devient mon partenaire. Puis, vers la fin du spectacle, je sors de la scène et je vais dans les coulisses. Les spectateur.e.s pensent que le spectacle est terminé, la musique change. Mais moi je descends dans le public et je commence à observer les gens ; je cherche à créer une connexion, une interaction avec eux/elles.

Donc l’ambiance change encore. Je commence à pousser les gens les un.es avec les autres pour les faire danser, moi-même je danse avec l’un.e ou l’autre et à la fin tout le monde danse. Sur une dizaine de représentations, presque toutes les personnes qui m’ont adressé la parole m’ont dit : « Ha… Je me sens dans un autre monde là… ». L’euphorie se voyait sur leur visage, et ils/elles ne m’ont plus posé aucune question concernant mon genre ! […].

Je fais ça pour casser l’espace conventionnel entre moi et le public, une situation de « voyeurisme » entre ma performance et les gens qui regardent ; je veux les inviter à participer avec moi à ce spectacle, qu’ils/elles se sentent impliquées. Je les incite à me dire « oui », en quelque sorte ! [rires] De cette manière souvent, il se crée une ambiance douce et romantique. Si c’était agressif, ça ne fonctionnerait pas de la même façon, je pense. En général, j’arrive toujours au moins à obtenir que les gens disent « Wow ! ». Et il arrive parfois que des gens se déshabillent aussi…


De façon spontanée ?

Oui, certaines fois spontanément, d’autres fois un peu moins. Il y a parfois quelqu’un.e qui me demande : « Est-ce que moi aussi je peux enlever mes vêtements ? » Et je réponds : « Oui ! Bien sûr que tu peux, vas-y ! » [rires].

La première fois que je me suis parti en tournée, j’étais dans un squat à une fête après un festival à Bordeaux. C’était vraiment un public très varié, j’ai fait ma première performance là-bas. Pendant le show, j’ai commencé à danser et à me balader pour observer les comportements des gens à mon égard. Je me suis retourné, et il y avait ce groupe de cinq ou six lesbiennes hippies cinquantenaires, qui se sont déshabillées, c’était fantastique ! Et ensuite, de jeunes pédés ont retiré leur haut, c’était un drôle de choix, mais c’était bien…

 

Pour les gens se déshabiller et rester nu représente parfois un geste libératoire, par exemple, pour assister à la performance de Diana Pornoterrorista pendant la ladyfest de Rome (8), le public devait pouvoir se déshabiller pour y assister, et c’est ce qui peut provoquer une émotion très vive, un bouleversement intense pour le public…

Oui, c’est réellement intéressant, parce qu’il y a un choix à faire. S’ils veulent observer, ils/elles doivent participer et se déshabiller. Ils/elles ont un choix à faire, et c’est ce qui les libère. Dans ce que je sais du travail de Diana, c’est tout à fait cohérent, il y a une exigence envers son public… Moi je ne suis pas comme ça, je suis plutôt dans l’invitation, la séduction… C’est une question de personnalité, je pense… Mais les deux techniques peuvent fonctionner, je ne dis pas ! [rire]

 

T’est-il déjà arrivé de performer dans un espace public?

Pas réellement, je ne suis pas sûr que la promenade dans les rues de Barcelone, que l’on voit dans le film, soit tout à fait une performance, mais là j’étais en effet dans un espace public… Je n’ai jamais fait des strip dans un espace public, ou peut-être il y a longtemps, mais je ne me souviens pas bien…  C’est une chose que je crains beaucoup, je n’envisage pas ce genre de performance parce que je me sentirais trop vulnérable.

 

Et dans des lieux institutionnels (comme les universités ou les musées) ? Tes performances ont un potentiel de subversion de la norme très fort. Mais comment rejoindre un public plus vaste, plus ‘normé’? Nous aimerions comprendre si et comment il est possible de propager l’approche queer et la ‘queerness’ dans des milieux (hétéro)normés. On a l’impression que souvent il y a deux contextes parallèles, qui ne se croisent que rarement. Comment faire la connexion? 

Je pense que c’est une question importante. C’est la question. Et la meilleure réponse que je puisse donner pour l’heure s’est produite la nuit dernière : une des personnes qui a le plus apprécié ma performance avec Nadège a été Bruno (9), l’agent de sécurité, que je considérais comme une personne hétéronormée. Il n’arrivait plus à s’arrêter de parler avec moi et Nadège. C’était vraiment chouette, autant d’amour et d’enthousiasme… J’ai pensé que si j’avais fait le spectacle tout seul, ça n’aurait pas été pareil, Bruno ne l’aurait pas aimé autant. Ce qui a joué, je pense, c’est que bien que confronté à mon corps a-normé, il croyait voir une relation hétérosexuelle. Quand moi et Nadège jouons ensemble, ce que les spectateur.e.s voient d’abord c’est un couple dans une relation hétérosexuelle, cela leur permet de s’identifier, de se sentir plus à l’aise et proches de moi. Et cette empathie est le point de départ de mon travail suivant…

Si l’on veut qu’un public hétéronormé, ou l’espace public, ou ce que tu veux, soit ouvert à notre discours, nous devons leur permettre de nous rejoindre, pas les forcer. Ça ne fonctionnerait pas, je pense. Je crois que les techniques de choc, le « Vas te faire foutre, et débrouille-toi avec ça ! » dont je parlais tout à l’heure, c’est un réflexe culturel ; mais il ne permet pas de faire bouger les esprits, c’est d’ailleurs la réaction la plus courante dans ce genre de situation, et je ne pense pas que cela permette de faire changer la façon de penser des gens. C’est un peu l’expression : « On n’attire pas les mouches avec du vinaigre… ». Donc je pense que nous devons offrir, si nous voulons recevoir. Tout ce que nous avons à dire doit être parlé dans le langage de celui/celle à qui nous l’adressons.

 

Ce que tu fais c’est de la « performance queer démocratique »…

Hé bien j’aimerais bien être démocratique, car je voudrais que les gens apprécient ce que je fais, et le public queer également. Mais je considère plus le mot queer comme un verbe que comme un adjectif. Ce qui m’intéresse, c’est de « queeriser » les choses, c’est ce que je veux faire. Quant à « être queer », si tu me pousses à me définir, je te dirais que je suis queer, mais ce n’est pas ça que je veux dire. Faire des shows pour des populations queer, ça peut être très sympa, chaud et très festif. Mais ce n’est pas ce que je veux faire principalement. En tout cas, mon objectif principal n’est pas de faire se sentir les queers fort.e.s et sûr.e.s d’eux/elles. Le problème, c’est que tout le monde préfère se sentir fort et assuré. Moi, je n’aime pas les espaces séparés. Ça ne veux pas dire que je suis ami avec tout le monde, mais au-delà, créer des espaces queer, des moments pour les queers, ne m’intéresse pas. Je cherche à queeriser des espaces, à queeriser des moments, et c’est ouvert à tout le monde, parce que tout le monde… Tout le monde est queer ! C’est juste qu’ils/elles ne le savent pas encore. Ils/elles pensent qu’ils/elles doivent être normaux/ales, qu’ils/elles doivent suivre une voie normative, mais ils/elles n’ont pas à le faire, et ils/elles ne sont pas normaux/ales ! Donc oui, c’est important pour moi d’être le plus accessible et démocratique possible dans mon travail. Je n’arriverais jamais à toucher 100% de mon auditoire, je ne serais jamais convainquant pour des fondamentalistes chrétiens ou autres, et je m’en fiche, d’ailleurs… Mais je cherche à créer un espace de connexion autant que possible. D’un autre côté, certaines personnes, qui préfèrent les performances hardcore n’aiment pas non plus mon travail, je suis trop sage pour eux/elles, donc ils/elles ne suivent pas mon travail, ils/elles sont à un autre point de cet espace, où je ne suis pas. Et leur travail est important, et donne de l’assurance à celles et ceux qui en ont besoin… Mais ce n’est pas du tout ma démarche, ça n’est vraiment pas mon objectif…

 

Qu’est ce que tu penses du travail des performeuses post porno, comme celui d’Annie Sprinkle, ou Diana Pornoterrorista ?

Je pense que le travail d’Annie Sprinkle est tellement plein d’amour qu’il a le potentiel de s’infiltrer dans des endroits où d’autres types de travaux ne le pourraient pas. Quoi que vous pensiez de ce qu’elle fait, qui que vous soyez, elle embrasse tout le monde. Et pour Diana, je n’ai pas vu son travail depuis si longtemps qu’il m’est difficile d’en dire quelque chose. L’extrait que j’avais vu à San Sébastian était si dur que je n’ai pas pu le regarder, du coup je ne peux pas dire grand-chose. Je ne dis rien contre son travail, c’est juste que je n’ai pas pu regarder… Je peux parler plus facilement du travail de Maria Llopis, qui est une amie. J’aime bien son approche, qui est très accueillante, ouverte et exploratoire. Elle utilise sa subjectivité, son propre corps, ses désirs et intérêts pour travailler de façon très courageuse, et très… chaude.

 

Ton travail aussi est très chaud et courageux…

[rires] Oui, je sais, on me l’a déjà dit ! Je suppose qu’il est chaud et courageux… Le courage est un chouette truc qui vient de l’intérieur, mais suis-je courageux ? En tout cas, je ne suis pas fragile, j’ai appris que je pouvais faire beaucoup de choses sans me briser, je sais que je peux aller dans certains lieux et faire toutes ces choses, même si on me fait mal, je tiens le coup… Donc je prends le risque…

 

Quel est ton rapport au féminisme ? Penses-tu appartenir à la mouvance du transféminisme (10), comme le définit Beatriz Préciado ?

Oui, j’adhère complètement à ça. Pendant longtemps, je n’ai pas su dire si je pouvais me définir comme féministe, car le féminisme me semblait lutter de manière inchangée et selon les mêmes principes immuables depuis les années 80. Mais le monde autour avait changé, et le vocabulaire ainsi que les stratégies de luttes devaient donc nécessairement évoluer… Mais le féminisme ne semblait pas avoir changé, ou alors pas assez. Le discours s’adaptait, mais gardait la même base logique, du genre : « les femmes sont moins payées, les femmes sont moins ceci, les femmes sont moins cela… ». Et pour moi, ce n’est pas un bon argument.

Ces arguments sont vrais et c’est terrible, mais d’un point de vue militant ce n’est pas efficace. Parce que désormais, la culture a assimilé ce langage et l’a récupéré pour mieux le rejeter. C’est pour cette raison, je pense, que le féminisme traditionnel semble démodé. Et d’une certaine façon, à l’instar du travail de Beto [B. Preciado], il faudrait une volonté de comprendre la façon dont le pouvoir et l’oppression fonctionnent pour chaque personne, parce que chacun.e d’entre nous y est soumis.e.

[…] La performativité créée de l’intérieur et de l’extérieur [des limites] dans les sujets et les objets. Donc le transféminisme peut être compris comme le mouvement de ces objets hors des limites, car tout le monde ne se situe pas forcément dans une subjectivité bien assurée…

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Quelles sont tes références théoriques (si tu en as) ?

Oui, j’en ai, et j’en découvre de plus en plus depuis que j’ai commencé ma thèse. Je suis très influencé par tout ce qui tourne autour la culture foucaldienne, et ce qu’elle signifie pour toutes les questions de savoirs/pouvoir, des agencements de l’espace et de leur limite intérieur/extérieur… Et aussi Butler, Ces corps qui comptent… Je viens juste d’acheter et j’ai hâte de lire Giving an Account of Oneself (11), qui traite plus d’éthique que de genre. Sinon, je suis arrivé un peu sur le tard, surtout via l’équipe du film et Jo Sol, à l’Anarchisme. Guy Debord, La société du Spectacle. C’est que je lis en ce moment. Je suis un autodidacte, et je pense que c’est le début de mon apprentissage. Quand j’ai commencé mes études, en discutant de mes performances avec les autres, ils me disaient : « Ha oui, tu devrais lire cet auteur.e, ou celui-ci, ou encore celle-là, et aussi ça… ». Alors j’ai commencé à les lire et là j’ai réalisé que : « Ho mon Dieu ! Quelqu’un.e a déjà dit tout ça ! Et ils/elles en ont même dit plus… Et je ne suis pas d’accord avec celui-là ! Et tiens, celles deux là vont bien ensemble… ». J’ai réalisé à quel point la philosophie pouvait être excitante ! J’avais cette idée très romantique de la lecture philosophique, mais je n’osais pas m’y mettre. Et cette exploration m’a permis de découvrir tout ce savoir disponible sur place, et j’ai aussi pensé que cela manquait aux gens.

On passe notre temps à réinventer la roue, en quelque sorte, mettre en avant des idées radicalement nouvelles qui ont pourtant déjà été pensées vingt-cinq ans ou même soixante ans plus tôt… Et en lisant tous ces auteur.e.s, on pourrait tellement étendre nos possibilités, nos techniques, nos pensées… Je souhaite qu’il y ait un grand mouvement de convergence entre philosophie et militantisme, qu’ils puissent marcher main dans la main, avec les performances et le queer, parce que je pense qu’ils ont tant à s’apporter les un aux autres… Donc, je suis encore jeune en philosophie, mais je suis super enthousiaste et excité !

 

Es-tu dans une démarche de « réconciliation » entre le milieu universitaire et le milieu militant ? Comment fais-tu pour gérer en même temps ton travail universitaire et ton travail militant

Certain.e.s font le pont entre les deux, bien que je ne sache pas vraiment combien il existe de « queer studies »… Aux États-Unis, on a beaucoup de « cultural studies », qui permettent de travailler ensemble la théorie et le militantisme. La plupart des travaux et des références que j’utilise sont dans cette veine, et ce sont les chercheur.e.s de ces dix-quinze dernières années qui ont élaboré ces contenus à la fois militants et universitaires, à partir de leur engagement subjectif. Si tu t’engages dans ce type de travail, tu dois défendre tes convictions et ta subjectivité plus que la neutralité de l’observation extérieure.

 

Souvent, on reproche à certain.e.s chercheur.e.s d’être trop « engagé.e.s », de n’avoir pas assez de « recul » vis-à-vis de leur terrain. En même temps, on pense que les gens « engagé.e.s » ne sont pas légitimes à « produire une connaissance scientifique ». Qu’est ce que tu en penses ?  Y a-t-il une possibilité de réconciliation/contamination entre milieu militant et milieu académique ?

Je pense qu’on aimerait bien dire que la légitimité est une mauvaise chose, mais c’est faux, nous vivons dans une culture, nous vivons en société et c’est important. Mais s’il y a contamination, cela peut parfois être très excitant. Dans mon champ de recherche il y a contamination, c’est très positif et c’est la raison qui m’a permis de faire ma thèse, et de travailler sur mes performances au-delà de toute récupération ou mise en boite rétrospective de mon travail.

Merci beaucoup, c’était formidable !

Merci à vous, c’est si fun de parler de soi… [rires]

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(1) http://www.lazlopearlman.com/video.cfm

(3) Propos recueillis pendant le séjour de Lazlo Pearlman à Rome à l’occasion du Festival « Agender » (9-11 décembre 2011).

(4)  On prefere employer le verbe performer, bien que son usage dans la langue française ne soit pas consolidé.

(5) En anglais il y a le jeu de mot entre « fack off » et « fuck me ».

(6) Lazlo fait ici référence à une intervention d’un homme pendant la discussion après la projection de Fake Orgasm au cours du festival « Agender ». Il a essayé d’amoindrir et de ridiculiser le travail et la position de Lazlo.

(7) Nadège Piton est performeuse, artiste et comédienne. Elle est partner de Lazlo dans beaucoup de performances. Avec Beatriz Preciado et Erik Noulette elle dirige le projet « Bodyhacking » http://bodyhacking.fr.

(8) Rome, 16-18 septembre 2011.

(9) Nom de fiction.

(10) Pour Beatriz Preciado le transféminisme est caracterisé par l’alliance du féminisme avec les questions que soulèvent les transidentités…

(11) New York: Fordham University. Press, 2005.


Mis en ligne, 6 septembre 2012.

Queer Arts

Lazlo

Photo by Kendra Kuliga, Cielo Production 

LAZLO PEARLMAN, MON AMI

Rachele Borghi

Glenn Le Gal

 

«Are you happy ?» « Yes, thank you, this is a beautiful question. My happiness is about life, not about gender». C’est par cette phrase prononcée dans le film « Fake orgasm », que l’approche et la philosophie de Lazlo Pearlman sont résumées.

Une vie de performeur, activiste et enseignant dédiée à la rupture d’avec les préjugées, les idées reçues et les dogmes concernant le genre et le sexe. 

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Entretien avec Naïel Lemoine

Photographe

Qu’est- ce qu’être Trans?
Qu’est-ce que la/les militances? Pour quoi? Pour qui? Comment?..
Qu’est que l’Art?

Sans les coucher sur le papier, on présuppose que ces trois thèmes font l’objet d’un consensus au niveau de leur contenu, ce qui est loin d’être le cas.

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Entretien avec Abdella Taïa

      Entretien par Jean Zaganiaris

TAAAUL~1

Auteur de Une mélancolie arabe (Seuil, 2008) et Le jour du roi (Seuil, 2012, Prix de Flore), Abdellah Taïa vient de publier son dernier roman Infidèles aux éditions du Seuil. Connu pour avoir fait son coming out au Maroc et pour revendiquer publiquement son homosexualité, Abdellah Taïa est un écrivain important du champ littéraire contemporain.

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