Questions trans, questions queers

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Pourquoi une théorie et une politique queer sur les transidentitaires ? Avons-nous besoin du modèle queer et pourquoi ? Voire une politique tout court dans la prise en charge ? La tentation est très forte dans ce groupe de repousser et réfuter tout modèle au motif que celui-ci est précisément le mur d’enceinte de leurs difficultés et enfermements et, dans le même temps, sa résolution. Disons-le nettement, le queer n’est pas cette loupe grossissante sur des particularités, exceptions (à la règle) comme l’est l’instance et clinique médicolégales mais une analyse et réflexion sur notre société. Nous sommes entrées au Zoo, moi-même et Karine Espineira, premier groupe queer né avec l’initiative de Marie-Hélène Bourcier et Marco Dell’Omodarme en 1996. L’année suivante, le groupe a publié son premier séminaire[1]. Nous étions alors loin du queer tout à la fois hyperthéorique et politique qu’il prend aujourd’hui, loin également de son influence culturelle dans le groupe trans et toutefois dans ce geste provocateur. Notre premier geste est de redonner au sujet trans une sexualité tout en soulignant sa genèse dans l’identité. Les trans sont hétéro, homo, bi… Un propos loin de la vulgate triant les uns des autres et ce discours désexualisé pour faire advenir le sujet trans par le processus identitaire.

 

Réécritures et débordements

Qu’est-ce que le queer, qu’apporte-t-il ? Pour l’essentiel, une réponse à la question de la persistance des oppositions et clivages : majorité/minorité, homme/femme, hétéro/homo, masculin/féminin justifiant une inégalité et une discrimination de fond. Le queer se présente comme une théorie sur la structure de la société démocratique moderne et du développement humain. Il repose avec force la question de la différence non plus sous l’angle biologique des sexes (la différence des sexes) mais de la différenciation.

Surgissant d’une discrimination sociétale organisant le clivage majorité/minorité, le queer agit dans un retournement d’une insulte en fierté, d’individus discriminés en socialités, identités, propositions théoriques et pratiques. Outre cette provocation, le queer fait une analyse du fait socioculturel sous dépendance d’une hiérarchie inégalitaire, homophobe et transphobe et tout particulièrement à ce qui réunit les LGTBIQ : la médicalisation de leur existence, ce moyen que se donne l’Occident pour nier/réécrire les devenirs-minoritaires et avec eux les transformations d’époque. Le précédent intersexe aurait dû éclairer l’éthique contemporaine. Il n’en est rien, la tradition prévalant sur les individus. Derrière les discours justifiant la pathologisation des identités trans, la clinique intersexe et hier cette volonté de « guérir » l’homosexualité, un même système sociopolitique de catégorisations constituant deux et seulement deux identités essentialisées, l’homme et la femme, couplées aux deux genres, le masculin et le féminin. Si classiquement, le transsexualisme est une parenthèse temporaire dans la vie d’un individu via le filtre médical d’un « horsexe clinique », la transidentité est en revanche signifiée comme/par un parcours de vie et un état d’être. En cela la déconstruction queer apporte des matériaux dans la reconstruction de la personne trans dans la société et non plus dans ses marges. La « déconstruction » est, en fait, une épistémologie globale visant à une reconstruction tout aussi globale.

Mais qu’apporte-t-il de spécifique ici ? De l’horizon pour les uns, un nouvel index pour les autres, voire une désorganisation de fond. Ces questions venues du terrain illustrent les déplacements et débordements vis-à-vis des discours pathologisants dans la prise en charge par les « équipes hospitalières ». Mais le tri entre les différentes identités trans  demeurent, d’où cette division et clivage actuels, vrais/faux trans et sa forme actuelle transsexe/transgenre où le protocole psychiatrique joue le rôle d’homogénéisation d’un profil-type, conformateur et normalisant. La clinique -trans comme intersexe- agit sur des exceptions et les considère a priori comme telles, le queer considère les exceptions que la société produit pour se donner des limites. La contestation trans vise ce discours passé au rang de contrôle légal sous la couverture d’une santé mentale car la prise en charge constitue, en elle-même, un événement considérable pour le sujet trans. Le monde pouvait bien changer, la « différence des sexes » comme instance et fait global, universel, anhistorique s’en trouvait renforcée. Aussi, la première fonction du queer est indéniablement politique : elle déstabilise l’ordonnancement binaire de la reproduction et avec elle nos croyances sur une « nature de l’humain ». En dénaturalisant la différence ses sexes, elle vient dans le même geste dénaturaliser la société toute entière et nos chères identités, rend visibles la fabrication contextuelle des « déviances » comme indexation à une hiérarchie, les arrache à ce qui paraissait spécifique, la clinique, et le resitue sur le terrain des normes. Son premier geste est donc de resignifier le « déviant » et lui redonner son existence propre. A sa charge de se repositionner lorsque l’autonomie se dispute à l’intégration. Mais le queer vient déstabiliser également le fait trans : nombre d’identités utilisent le terme trans, faisant déborder son sens clinique et le sort du contexte clinique et légal. Trans se comprenait comme étant le parcours médico-chirurugical et légal centré sur le changement de sexe et, après 1992, de papiers d’identité. Seule-es étaient/sont « trans » ces parcours et changements en instaurant un clivage brutal, vrai/faux, primaire/secondaire. Le queer resitue les « identifications de genre trans » (Eric Macé[2])  en aval des éventuels changements et surtout leste la question trans des questions de genre et féministes. Se pose donc la question de ce sens et l’actualité qui le fait déborder du creuset initial de la psychiatrie légale dans une logique médicale d’exception pour une socialité plurielle, non alignée sur le mode cisbinaire et fort de la contestation et l’analyse féministes. 

Son impact le plus décisif est d’avoir ouvert en grand la boîte de Pandore des identifications (y compris dans les rangs des homosexuel-les), rompu avec la pathologisation et permis les identités alternatives. On sort de ce clivage vrais/faux, primaire/secondaire pour un continuum des genres ou variations de genre. Sur le terrain, lesdits trans, officialisé-es par le seul fait de changer chirurgicalement et légalement de sexe se retrouvant à partager une sorte de label dont ils/elles ne voulaient pas. Après avoir milité depuis les années 80 pour faire remplacer le terme, une défense vient le revaloriser. Serait-il désormais positif de se dire trans, voire une « identification de genre trans » non alignée sur le mode binaire et non inféodé à une prise en charge ? Une fierté serait-elle née dans cette lutte contradictoire dans l’opposition subjectivités/société globale, anonymat/singularité? Qu’en est-il de cette idéologie du « corps nu » désormais médicalisé ? Quel est le statut du corps ?

Un fait saillant du terrain émerge. Dans la contestation trans de la décennie 2000, le terrain est devenu intergénérationnel, très varié dans les identifications et trajets. Il s’est surtout politisé. L’égalité des droits s’invite dans ce champ fermé, exclusif et restrictif et l’on invente le « corps trans » dans une socialité ouverte. Chacun peut savoir que « je suis » trans. Dans cette multiplication, le sujet est devenu acteur et proposition et revient sur ce qui l’a nié et dépossédé tout en étant pris en charge. Il prend une parole qu’il veut sienne, encore à signifier et préciser, voire à inventer dans le doute, et non plus cette parole confisquée, pathologisée, rabattue sur le moule de l’anonymat hétéronormé. Ecrire son histoire, c’est reprendre pied comme l’on est dans le monde, signifier à autrui l’importance décisive de la reconnaissance mutuelle dans le lien social, indépendamment des apparences. Le conflit, tout particulièrement dans les forums trans, comme mode de positionnement est suffisamment répandu pour s’y arrêter. Le terme, historiquement puissant, de « collabos » est fréquemment utilisé et vise une disqualification d’une partie de ce terrain ainsi que des chercheurs en sciences sociales qui viennent, après les « psys », s’interroger sur les conséquences sociales et culturelles que la culture trans[3] véhicule désormais. Est-ce une nouvelle appropriation et réécriture de leurs existences déjà stigmatisées ? La déconstruction du transsexualisme médico-chirurgical et juridique déferait-elle la justification de l’opération de conversion sexuée ? Le groupe semble toujours se vivre sous la dépendance d’une stigmatisation et en premier chef, cet échange paradoxal d’une psychiatrisation contre une prise en charge dont la fonction va de l’économique aux fonctions sociales de l’intégration. Mais cette dernière est loin d’être contestée par tout le groupe et l’essentialisme[4] a une fonction puissante de reconstruction de soi dans un univers sécurisant, fixe ou l’anonymat est protecteur. Avoir vécu à l’ombre de soi-même pendant si longtemps se résout toujours, au moins dans un premier temps, par une acceptation des conditions d’une réponse et avec elle, la disqualification –voire la stigmatisation- de ses plus proches dans la misère et la solitude ontologiques et la défense des limites –même barbelées- du placard valant pour pré carré.

Remodélisations théoriques et pratiques en cours

Nature ou culture ? Notre conception semblait ne pas vouloir trancher, y apportant cet essentialisme désormais contesté. S’il n’y a pas une nature déterministe ou une essence constitutive de l’individuation, qu’en est-il du modèle cisgenre opposant masculin et féminin ? Des figures androgynes et transitions trans et intersexe ? Le modèle cisgenre apparaît lui-même comme un carrefour de constructions dont le centre serait la naturalisation-essentialisation après-coup. L’innovation majeure du queer est sans nul doute cette interrogation du cadre historique et une analyse critique sur la société, nos conceptions sur l’identité et le développement humain[5]. Pour rappel, le modèle binaire repose sur l’idée qu’il n’existe que deux sexes produisant deux genres « coïncidants » et deux sexes sociaux et s’accompagne d’une modélisation cisgenre (antécédence du sexe sur le genre et coïncidence en nature ou essence du genre au sexe) et d’un système politique, le patriarcat ; le queer postule une performativité construite du genre et du sexe sans antécédence déterministe, soumis à un modèle global de genre contextuel et variable selon les cultures et les trajectoires d’existence et un panel non limité de variations de genre incluant des identités labiles, fluctuante, voire multiple. Le genre devient ici un effet de constructions permanentes et l’on parle de « genres fluides ». Cela a une conséquence immédiate pour les identités et trajectoires trans, il dépathologise en posant avant tout, le sujet comme acteur-chercheur de sa vie et non le sujet-destin d’une norme, d’une école de pensée ou d’une système politique. Cette essence n’existe pas et l’identité est le produit de toutes les relations intersubjectives, les adhésions à des normes jugées acceptables, fixes ou non. La relation à la trajectoire trans (quelqu’elle soit) et à la sexualité avant et post-transition est un moment d’identité ou une identité en soi et non une « transition vers ». Je ne suis une MTF que sous cette lecture biosociale. Que signifie MtF ? Homme-vers-femme. Je n’ai jamais été un homme mais (au mieux) unE androgyne. Or cette identité (et population) est peu visible dans la population cisgenre[6]. Ici pèse manifestement la conception oppositionnelle supportée, voire protégée par la carapace de la tradition historique en Occident, par la stigmatisation-médicalisation de certaines identités ou, plus simplement, l’impossibilité pour l’enfant d’exister hors du cadre de son éducation qui l’assigne à une place unique, réglée par avance et fixe une fois pour toutes. De nombreux points en découle de la psychiatrisation : il pose en effet une existence que nous sommes sensé-es avoir vécue pour l’interpréter sur un mode en creux ou négatif de manque et/ou d’une fonction pathologique du narcissisme (C. Chiland par exemple). Le queer se pose ici en faux sur cette écriture et insiste sur la fonction des assignations fixes selon le sexe et l’alignement d’un genre unique et fixe sur cette assignation[7]. Elle fait de l’assignation un appareillage institutionnel d’écriture et construction des corps, inscrivant une éducation nécessaire et suffisante à partir d’une tradition constituée sur l’exemple de la biologie naturelle en contradiction avec sa propre mystique créationniste et son mode d’éducation basée sur l’opposition[8]. En somme l’assignation fixe est assurance contre toutes ses transformations et tout particulièrement culturelles et symboliques. Pourquoi ne pas considérer l’androgynie comme un état normal du développement humain ? On le comprend, l’institution de l’assignation s’en trouverait changée et avec elle les normes de genre redeviennent ce qu’elle sont –ou devraient être- : des colorations subjectives, variables ou non selon les individus et le temps et ne dépendant que partiellement du sexe biologique comme dans d’autres sociétés.

Les extensions actuelles que prennent le « queer », cette fois comme fait culturel tendent à rendre compte de toutes les identités et/ou socialisations non-binaires. Il est ici d’abord un mot pour se dire/positionner dans le cadre large d’une réflexion et analyse critique sur la société dans son organigramme et fonctionnement global fondé en histoire (le patriarcat) et en théorie (la modélisation hétérosexuelle de l’identité). J. Butler insiste sur ce point dans Trouble dans le genre : le fait trans (au sens de transidentitaire) et intersexe montre à quel point ces deux exceptions sont symptomatiques du passé de notre société, sur son fonctionnement (l’inégalité des sexes et l’asymétrie des genres, l’universalisation de son modèle et le silence sur les sociétés non-binaires) et de son présent : une médicalisation des différences comme mode de réponse et gestion dans une urgence sociale et une panique morale. Il est patent que le social se dissocie du culturel : l’existence avérée des trans et intersexes, dans toutes les sociétés à toutes les époques, n’a jamais pu trouver de réponses culturelle, administrative et/ou juridique en Occident autre que cette pathologisation préétablie. Deux idées majeures composent le conflit sociologique et intellectuel.

1.     la queer théory postule que « l’identité » est en même temps et toujours une réalité et une fiction socialement construites et demande quelle société voulons-nous en sachant quelle part congrue reste-t-il pour les individus minoritaires dans le contexte d’une domination d’un genre sur l’autre ; elle insiste sur l’articulation sexe et genre comme étant indépendante psychiquement l’une à l’autre dans un devenir ouvert mais les soudant à un modèle hiérarchique et inégalitaire de société [9];

2.     la métaphysique universaliste et majoritaire de la « différence des sexes » a produit par exclusion l’exception transidentitaire et intersexuée en les réduisant à des singularités « médicolégales » et superposant cette lecture sur des personnes qu’elle appelle des « transsexuel-le-s » et « intersexuelles ».

Posons donc deux références fortes :

La thèse binaire ne se considère pas comme une modélisation mais comme un modèle surplombant (naturel, politique ou autre). S’agissant du transsexualisme, une thèse psychiatrique excluante vient l’envelopper dans un hors-champ et considère le transsexualisme comme une entité nosologique et non une identité, c’est-à-dire l’expression d’un développement et vécu. Chez les transidentitaires, les transsexes sont minoritaires en termes de nombre mais majoritaires en termes de représentation, de reconnaissance et médiations, fabriquant ainsi cette sorte de « pyramide des minoritaires » (K. Espineira) allant de pair avec la pyramide des infériorisations culturelles et sociales qui va des transsexes aux travestis tout en bas de cette échelle.

 La thèse queer a un statut particulier en ce qu’elle pose préalablement un débat sociophilosophique en s’interrogeant sur les conditions de production du sujet minoritaire-précaire dans l’espace du champ « médicolégal » faute de champ social (par délégation, oubli, ignorance ou intérêt) : avant de penser le transsexualisme et plus largement les transidentités, il faut se demander quelle place la société fait aux sujets, quelles médiations de genre (positives et négatives) elles leur offrent, comment les individus s’adaptent ou non à ces médiations, mettent-ils/elles en place des « réponses propres » (Outrans a largement répondu sur ce sujet –Cf interview mois de décembre-ODT), comment s’adaptent-ils/elles à la réponse institutionnelle ?

Les conflits binaire vs queer se situent surtout dans cette réponse à l’existant actuel, prolongeant la guerre des sexes en une guerre des genres et semblent dépendre de facteurs variés : différence et conflits intergénérationnels, vécu pré-transition, adhésion à une conception unique de la différence des sexes et à une sexualité ; les « équipes hospitalières » générant une violence sur les sujets trans en les pathologisant et les psychiatrisant comme condition sine qua non à une prise en charge mais vient légitimer ce qui, dans la société, était (et est encore) considéré comme irrecevable. La « maladie » étant le passeport indispensable que le queer semble retirer d’un geste brusque. Cette violence étant reproduite en bocal à l’intérieur du groupe. L’effet le plus manifeste étant le négation d’une transphobie d’Etat et de société (tout particulièrement chez les personnes se déclarant hétérosexuels avant et post-transition sur un mode binaire). Sous la pression du protocole psychiatrique, les transsexes ont eu tendance à attirer tous les transgenres (au sens US et générique du terme ; T. Reucher avait proposé le terme trans’) sous leur parasol (20 ans que j’entends, elle s’est arrêtée en chemin, 20 ans que je rectifie, c’est son chemin, n’impose pas ton modèle.). Désormais, ce sont les transgenres, dans l’un de ces retournements d’ambiance qui proposant une reclassification-hiérarchisation de la pyramide minoritaire : les transsexes sont des « binaires, incapables d’autonomie et vendus aux psychiatres », peut-on lire et entendre. Et que dire des discours des trans’ sur ces nouveaux « non-trans » que sont les FtU/MtU et autres identités-tiers (dont la transition consiste en des modifications corporelles sur les marqueurs corporels dits « sexuels secondaires »). Le discours sur les trans est devenu le discours des trans et se voit « voler » le terme abhorré hier et qui constitue aujourd’hui le matériau de leur projection personnelle et sociale. Le queer leur ôterait-il cette labellisation et fierté en cours ? En surplomb, la violence d’époque et le contrôle de la reproduction sociale.

Ce discours a une origine et un point commun, un protocole médicolégal écrit dans l’urgence face au surgissement transsexe dans un contexte contradictoire de progrès médico-endocrinologique et chirurgical confronté à la croyance d’une origine naturelle/biosociale de nos identités[10], dans le vide socioculturel et historique de la condition trans et intersexe « suivis » par les mêmes médecins, attendus binaires de la société, du développement psychosocial humain et des rapports sociaux de genre. Le point commun : un discours naturaliste-universaliste sous le dénominateur commun du « sexe ». Un sexe fondamental, bioanthropologique, originaire et endocrinologique, formateur de votre identité sexuelle, votre rôle de genre et comportement, votre préférence pour les pantalons ou les jupes…

Que serions-nous (« nous-transsexes ») dans un contexte de queerisation des identités où sexe et genre sont construits et labiles ? Le cadre de notre légitimation s’en trouve-t-il changé ? Demanderions-nous ces traitements et opérations que le même corps médicolégal impose de fait aux corps intersexes ? Nous ne pouvons raisonnablement pas répondre à cette question. Elles seraient marquées par la spéculation. Par contre, nous pouvons répondre à la déconstruction queer : le changement de genre est avant tout une donnée sociale, une manière de signifier les transformations de sens, statut et normes, et non une essence et donnée intrinsèque aux individus qu’il suffirait de « guérir » en prenant acte d’une souffrance. Le corps transsexe et intersexe est avant tout une construction historique de la société-conception binaire dans l’usage de l’interventionnisme médico-technique et, culturellement, en ce qu’elle ne permet les changements de genre qu’à la condition, exceptionnelle et strictement encadrée, du changement de sexe et donc de sa médicalisation. La peur de voir disparaître la prise en charge médicale explique-t-elle la volonté du maintien de la psychiatrisation par les concernées (ou du moins une non-critique de ce cadre) ou ne serait-ce pas plutôt une déhiérarchisation de nos conceptions en matière d’identité qui pointe son nez ? Suffirait-il désormais, fort de labellisation « trans », de changer de genre comme de cravate ? Signe des temps, le vieil avatar de l’Etre et l’Avoir ressurgit.

 

De la volatilité de la queerisation

Voilà ce que peut apporter ce queer volatil : il pose concrètement des (brouillons-propositions de) modèles afin de se construire-socialiser comme l’on est, avec nos refoulements, erreurs, bruits, fureurs, colères… Vous vouliez un continuum des genres tel que vous n’avez pas la sensation pénible de vivre seule cette expérience depuis votre enfance et le sentiment de sauter dans le vide (ou la « transgression », cet avatar contemporain du « péché ») incluant vos penchants, préférences, goûts et couleurs de vos vestes et jupes ? Le queer ne vous dit pas comment vivre. Il vous propose d’accepter vos voisinEs sans modèle « médical » et-ou « légal » excluant. Mais comment accepter lorsque l’on a été isolé, nié depuis son enfance, réécrit en boucle fermée par un ensemble de discours malsains surfant sur la peur du changement de société, de mœurs, de conceptions, le Lacan-Freud pour les nuls dans une main, le CV de votre existence stigmatisée dans l’autre ? Comment se trouver dans ce hourvari d’époque et de discours flottants ?

Dans cette lutte contre la dépsychiatrisation qui n’en finit plus d’inféoder nos existences à des attendus socioculturels et métaphysiques exigeant de nous, contre une prise en charge, cette pathologisation transitionnelle et cet anonymat hétéronormé post-transition, elle s’oppose à son exigence. A son réel en paraphrasant Lacan, et propose l’alternative des vécus tels qu’ils sont au moment où ils sont dans cette échelle des variations de genre. Vous êtes entre deux, trois, 4, 5, 6è « sexe » ? Vous changez de genre tout au long de la journée, vous voulez adoptez un prénom d’un autre genre sans changer de sexe ni même de genre ? On le voit, nous ne sommes plus dans le transsexualisme dans son sens clinique mais tout ce que la « révolution trans » instille, à l’instar de la révolution féministe. Mais elle bute sur l’organisation pratique de la société binaire dans ses institutions. Peut-on ne pas assigner ? Ici, le débat du « tiers » (du 3e genre au 3e sexe) sort de l’hypothétique pour surgir dans le réel et bute sur l’administratif et le juridique.

Paradoxalement, la queer theory rend possible le postulat de base de la psychanalyse avant son inféodation : vous êtes ce que vous avez vécu dans votre enfance et ce que vivez sous cette influence inconsciente, profonde. Le Soi est l’expression de ce chemin vécu, tout à la fois ce Je et ce regard culturel, et non le banc public de l’assignation sur lequel l’on vous a expliqué que vous devez y être, fort d’un corps-sexe pur, non hybridé et toutefois déjà genré. Le sujet ce n’est pas un moi maladif d’un traumatisme inconscient mais cette rupture imposée à l’âge d’enfant du genre de préférence contre le genre d’une assignation[11]. Nous ne pouvons pas changer ce qui est inscrit dans cet inconscient profond, inatteignable sauf à nous énucléer nous-mêmes. S’il y a un traumatisme, il est le fait de la situation qui place un enfant dans le déni inconscient de lui-même et dans la violence de cette assignation fixe au nom d’un vivre-ensemble. Le queer s’intéresse moins aux raisons inconscientes (essentiellement théoriques) qui motive votre changement (de sexe, de genre, de prénom, de vie…) mais à ce que ces transitions font aux individus et à la société dans ses conceptions biologisantes. Au passage, les corps intersexes et les identités intergenres ont été elles aussi zappées par le goulet d’étranglement binaire, tablant sur les progrès et hybridations technomédicales tout en biffant la transformation symbolique qui siège à ce nouveau réel, créé via l’interventionnisme technique et exigeant d’eux le silence de leurs conditions faisant d’eux des corps et transitions transsexes.

La mauvaise nouvelle serait que le queer lui-même se fasse injonction et assignation à son tour. Ce n’est pas le cas. Pas encore. Mais c’est ce que le mode binaire lui prête. Sans doute, la réécriture programmatique du DSM et du CIM prête le nez aux identités trans alternatives, déconstruisant de l’intérieur ce qu’elle aura construit «  en médical » de l’intérieur, mais ne sait-on jamais. La politique queer s’avère ici pratiques permettant des investissements psychiques, culturels et sociaux là où il n’y a avait qu’une transition temporaire, entièrement centrée sur les aspects médicaux d’une transition limitée dans le temps et visant à un passage-transformation d’un sexe social à l’autre. L’invention de termes est ici écho de ces cheminements et investissements en dehors des pavés. Mais changer de modèle ne va pas de soi. Les devenirs-minoritaires en savent quelque chose.

Pourquoi la société traditionnelle n’a-t-elle donc jamais réagit ? L’histoire du féminisme et du mouvement homosexuel et leurs ruptures en de multiples conceptions et schismes nous l’enseigne amplement. Les multiples combats précédant le mouvement trans -la séparation de la société civile et les religions, le féminisme, le mouvement homosexuel- sont une réponse à la reproduction de la société patriarcale. Cet organigramme, prétendument universaliste et anthropologique, repose sur des avantages d’un groupe sociohistorique donné et daté et d’une conception donnée, le patriarcat hétérocentré. Le « sexe de naissance » ne produit pas plus votre genre que l’organisation de la société et le « trouble » qu’instille les identités et corps trans’, intersexe’ et whatever dans l’ordre binaire relève non d’une subversion-transgression mais de ces mouvements sociaux ; par ailleurs, du débat scientifique et philosophique dans un contexte de panique morale qu’instille la société dite « traditionnelle » (quand il s’agit essentiellement d’une conception et des traditions binaires), voyant la conception de son monde disputée et discutée. C. Boutin s’en émeut tout particulièrement puisqu’on la voit, après les homosexuels, ferrailler à l’Assemblée Nationale contre « l’idéologie gender », thème contemporain de prédilection des organisations catholiques ultra. Le queer pourrait bien détenir une valeur historique, à l’instar de la séparation de la laïcité et du religieux, dans la conduite de notre socioculture : une révolution conceptuelle et philosophique. Pas de doute, le queer est une nouvelle peste.

M-Y. Thomas


[1]  Q comme Queer : les séminaires Q de 1996, 1997, GKC, 1998.
[2]  Eric Macé, les conséquences de la pathologisation des identifications de genre trans, article Dossier Dépathologiser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com. Le Groupe Trans de Bordeaux a produits plusieurs colloques, articles et documents, notamment Eric Macé E. (2010), « Ce que les normes de genre font aux corps, ce que les corps trans font aux normes de genre », Sociologie, 10, 497-516.
[3]  J’entends là le travail associatif dans son ensemble ainsi que toutes les démarches individuelles visant à comprendre et accepter une condition qui soit sienne et telle qu’elle fasse du lien social.
[4] S’entend comme une théorie qui postule une essence des choses et êtres. Un homme est « homme » (une femme « femme ») dans son essence d’être.
[5] Rappelons que le travail de Robert Stoller portait sur le devenir des enfants trans et intersexe et, sur le fond, sur le développement psychique confronté au fait socioculturel. Il est autant une question sur les normes que sur ce développement dans leurs interactions croisées et contradictoires.
[6]  Or cette population est bien connue de la psychologie clinique et scientifique. Sandra Bell y a consacré une grande partie de son travail (Au-delà de l’androgynie. Quelques préceptes osés pour une identité de sexe libérée, in La différence des sexes, questions de psychologie, M. C. Hurtig et M. F. Pichevin (dir.), Éditions tierces, Paris, 1986). Un article paru dans Sciences Humaines (n°42, 1994, L’androgynie est-elle l’avenir de l’homme ?) estime de 20 à 30% d’androgynes dans la population.
[7] Lire tout particulièrement J. Butler, Défaire le genre, Ed. Amsterdam.
[8] L’idée que la femme (Eve) ait été créée à partir de la côte d’un homme primitif (Adam) invalide une origine biologique de la structure hiérarchique, patriarcale et hétérosexuelle de la société ; par contre, elle valide socialement ce modèle différentiel sur une inégalité de naissance, de développement et d’implications dans la société en justifiant une distinction des rôles, comportements, tissu émotionnel et capacités cognitives.
[9] A l’instar de chercheuses féministes (Christine Delphy par exemple), nombre d’auteurEs insistent sur l’antécédence socioculturelle du genre comme marqueur inconscient indélébile et sa dépendance contradictoire à une modélisation sociétale unique fondé en nature et un impératif socioculturel fondé en histoire.
[10] P-H. Castel en fait le motif principal de l’émergence du transsexualisme médico-chirurgical comme produit de la technosociété et conclut logiquement à un impensable culturel.
[11] Le film d’Alain Berliner, Ma vie en rose, rend ce fait tout particulièrement visible.