La semaine dernière nous apprenions le décès de Rubis Karima de l’association Les Myriades Transs de Limoges. Elle a mit fin à ses jours. Nouvelle victime d‘une certaine transphobie d’Etat qui s’exprime entre autres par les affres subies par de nombreuses personnes pour l’obtention d’un état-civil, qu’elles soit prostituéEs ou pas, opéréEs ou pas, françaisEs ou pas. Il nous semblait important d’avoir ici une pensée pour elle. Les réseaux nous rapprochent et toute nouvelle victime devient un sujet dramatiquement familier.
–Entretien avec Manon Lilas
Bonjour Manon. Nous te remercions d’avoir accepté notre demande d’entretien. Le Strass fait parler de lui, la prostitution fait parler d’elle. Les réseaux sociaux fourmillent de « pour » et « contre », la polémique n’étant jamais loin dans la plupart des cas. Pour ainsi dire, symboliquement on en vient souvent aux mains.
Nul n’ignore que pour une partie des groupes transidentitaires, la question de la prostitution est importante et ne doit pas être éludée ni être stigmatisée par avance. La position est en résumé : « Nulle crainte, nous savons que c’est une réalité de nos groupes, une réalité qu’on ne peut éluder au risque de reproduire involontairement à notre tour des stigmatisations et des discriminations à ne pas y prendre garde ».
Pour en revenir au Strass, nous avons donc des questions à vous poser et probablement de votre côté « des choses à nous dire » sachant qu’on ne va pas entrer dans le détail mais tacher d’avoir une vision globale des enjeux qui sont les vôtres.
ODT – Peux tu nous rappeler les origines du Strass ?
Manon – Comme on peut le lire sur le site[1], le STRASS ou Syndicat du TRAvail Sexuel existe depuis 2009 en France. Il a été créé par des travailleurSEs du sexe lors des Assises européennes de la prostitution qui se tenaient alors à Paris ; y étaient rassembléEs des travailleurSEs du sexe, rejointEs par des juristes, des travailleurs sociaux, des sociologues, etc.
ODT – Si l’on devait rappeler le contexte des « lois Sarkozy », l’expression « chasse aux putes » ne semble pas dénué de sens. On sait qu’en repoussant la prostitution loin des grands axes on a précarisé la situation des personnes en situation de prostitution qu’elles soit subie comme pour les femmes exploitées et violentées par proxénètes et réseaux criminels ou choisie en tant que métier comme pour les travailleurs et travailleuses du sexe. Provoquons : « cette chasse aux putes » pour l’ordre moral, pour une société conservatrice ? Est-ce que tout a débuté avec les lois dites Sarkozy ?
Manon – La chasse aux putes : En fait, nous avons toujours été chassé(e)s, voir enfermé(e)s (les maisons closes en sont un exemple), on a toujours voulu faire des lois pour les TDS[2] mais sans nous concerter ! Mais plus récemment nous avons eu droit à la Loi pour la Sécurité Intérieure de Sarko[3], qui a été présentée comme anti-proxo (on a voulut nous faire croire que si on mettait des amendes aux TDS, leurs proxo seraient emmerdés par ce manque à gagner et cesseraient leurs activités…bienvenue chez les Bisounours…). En fait cette loi est une loi anti-migratoire tout bêtement. La quasi-totalité des TDS arrêtées sont des migrantes…qui sont renvoyées dans leur pays lorsqu’elles sont en situation irrégulière…C’est de la que vient le chiffre de « 80% des TDS sont des migrantes », c’est bêtement basé sur les chiffre de la police qui ne s’intéresse qu’aux migrantes !
ODT – À suivre l’actualité sur le web 2.0, la presse écrite et le média audiovisuel, vous provoquez le débat à tel point qu’il devient parfois passionnel quand il devrait rester sur la scène de la raison. On sent un « ordre moral » parfois entre les lignes. Qui vous combat et sur qui pouvez-vous compter ?
Manon – Il y a un courant qu’on pourrait qualifier comme tu le dis « d’ordre moral » : « la prostitution c’est mal », « faut pas vendre son corps c’est pas bien », « vous brulerez en enfer !! ». Je pense que je n’ai pas besoin de te faire un dessin ! Il y a aussi ceux (qu’on retrouve en général plus à gauche) qui pensent que « vendre son corps » est le pire de ce qu’entraine le capitalisme… Oui, en plus d’être complices du patriarcat, nous sommes complices du capitalisme.
ODT – Tu as une anecdote à ce sujet d’ailleurs.
Manon – Oui, un jour un homme m’a sorti que j’irai « bruler en enfer avec les dirigeants de Coca-Cola car l’amour c’est free connasse ».
ODT – L’Insulte c’est « free » aussi à ce que l’on voit. Sinon du côté des courants féministes, des LGBTIQ en plus du soutien connu d’Act Up et Acceptess-T ?
Manon – Pour les féministes, certaines sont contre nous (OLF et cie…) et d’autres nous soutiennent (Elisabeth Badinter par exemple). Pour le milieu LGBT, je sais que nous avons des associations qui nous soutiennent et d’autres qui ne peuvent pas nous voir !
ODT – Par quelle autres questions vous sentez-vous concerné-e-s ?
Manon – Les autres questions de société dans lesquels nous sommes concernés sont l’homosexualité, la transidentité, la lutte contre les MST/IST (directement liée à nos conditions d’exercice), l’immigration…Mais aussi le féminisme en général.
ODT – Nous savons qu’il est parfois difficile d’avoir un discours soit expert, soit politique et militant, soit théorique, soit tout à la fois… Et d’incarner à la fois ce que l’on est, c’est-à-dire un être humain. Nous avons pensé avoir une petite phrase de quelques membres du Strass. Te concernant, peux-tu nous parler un peu de toi cette fois ?
Manon – 25ans, pute depuis 4 ans. J’ai commencé durant mes études d’infirmière et continué après mon diplôme. J’ai choisi ce boulot car il m’intriguait, j’ai essayé et ça m’a plu. Soyons franches, je ne m’attendais pas à un rendez-vous d’escort comme le font miroiter les médias. Tu sais un sosie de Richard Gere, dans un palace, avec comme cadeau des Louboutins. Non. Moi ça a été dans une première classe minable, un jour de pluie avec un petit gros et pas très malin mais gentil !
Je ne vivais pas mal mon boulot, personne n’était au courant à part quelques amis, mais c’est vrai que les discours que j’entendais sur la prostitution, la plupart du temps, n’étaient pas très sympa, voir blessant. Puis, un jour, suite à un problème avec les flics je suis allée trouver l’association Grisélidis à Toulouse…où j’ai trouvé un discours et des gens qui collaient parfaitement à l’idée que je me faisais de mon boulot ! On va dire que ça m’a permis de prendre de l’assurance dans ma vie de tous les jours mais aussi face à mes clients (je connaissais mes droits, donc plus de tentatives d’intimidation ou de chantage). Et j’ai pu enfin parler avec des gens qui vivaient ou avaient vécu les mêmes choses, partager mes problèmes, mes interrogations…ou quelques fois juste pour se raconter des anecdotes rigolotes !
ODT – Manon, on ne vas pas s’acharner sur toi pour ce qui concerne l’actualité du Strass. Je crois que les lecteurs peuvent s’ils le souhaitent se rendre sur le blog du Strass pour s’informer plus amplement de vos positions et actions. Nous te remercions de ta confiance et pour le temps que tu nous a si gentiment accordé.
Sur le net : http://site.strass-syndicat.org
[1] http://site.strass-syndicat.org
[2] Travailleurs-Travailleuses Du Sexe.
[3] LSI ou Loi Sarkozy II, 18 mars 2003.
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Questions à Thierry Shaffauser
Nous avons trois questions avec le libre choix de répondre qu’à une seule. Les voici :
1 – LE message que tu souhaiterais faire passer en ces « temps agités » ?
2 – Est-ce que la gauche ne rate pas le « train du progrès » de société avec les retours de la « morale » ?
3 – Est-ce qu’il te semblerait scandaleux de rapprocher la visibilité et la reconnaissance des travailleurs et travailleuses du sexe de celles des trans ?
Thierry Schaffauser a choisi de répondre aux trois questions :
1 – LE message : peut-être le respect pour l’autodétermination des femmes et des minorités. La libre disposition du corps ne doit pas s’arrêter au droit a l’avortement. Nous avons la capacité de prendre des décisions pour nous-mêmes, même quand ces décisions sont difficiles a prendre.
Les femmes ont été déniées le droit de vote par peur qu’elles soient manipulées par l’Église car elles n’avaient pas la capacité. Je pense que tout être humain est doué de raison et de prendre ses propres décisions.
2 – De quelle gauche parle t’on? Je ne suis pas sur. Je pense que le problème numéro de la gauche française c’est l’universalisme républicain. Je ne sais pas si c’est donc la morale le problème. Davantage une impossibilité de reconnaitre aux putes leur capacité d’analyser leur propre oppression sans l’aide » de ceux qui pensent savoir comment nous libérer. Pour moi, le problème c’est plus une démarche un peu coloniale de vouloir apporter la civilisation au monde et éduquer le peuple sur des valeurs de dominants.
3 – J’oserais beaucoup plus de comparaisons avec les luttes trans. Pas que sur la question de la visibilité. Il y a un réel risque de pathologisation des putes avec cette pénalisation des clients, et notre statut d’inadaptés sociaux. Les faux experts psys et autres continuent de vouloir décider à notre place sur l’usage de nos corps et de nos sexes.
Liens :
Le blog de Thierry Schauffauser : http://thierryschaffauser.wordpress.com/
L’article de Thierry Schauffauser dans le nouvel observateur : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/598549-madame-vallaud-belkacem-vous-devez-ecouter-les-travailleurs-du-sexe.html
L’entretien que Morgane Merteuil a donné à Libération : http://www.liberation.fr/societe/01012375851-elle-travaille-aux-corps
A l’occasion de la parution de «Libérez le féminisme !», Morgane Merteuil, les éditions l’Editeur, 144 pages, le 6 septembre 2012 : http://next.liberation.fr/sexe/2012/09/04/le-feminisme-prosexe-proporno-proputes-de-morgane-merteuil_843615
Le liens vers Myriades Transs pour pas oublier que la question de la précarité, due à l’absence de droits, ça concerne les Trans comme les putes, et que, parfois, le destin se finit tragiquement (on pense à Karima) : http://www.association-les-myriades-transs.eu/Association_Les_Myriades_Transs/Bienvenue_a_lAssociation_Les_Myriades_Transs.html
–Réflexions
Il y a peu, on m’a demandé quelle était ma position sur la question de la prostitution. J’ai pris du temps pour y réfléchir bien que certaines pensées soient très spontanées. Je n’ai donc pas l’inconscience d’ignorer la traite des femmes et leur exploitation dans la marchandisation de leur corps à leur corps défendant, la violence, le viol et le proxénétisme puisque ce sont les premières images qui s’imposent à moi. Impossible par conséquent de s’opposer aux luttes pour remédier à ces situations inacceptables et dramatiques, sachant qu’aucun mot ne sera jamais assez fort pour les décrire. Mais il se trouve qu’au fil de mes engagements associatifs et militants, je me retrouve avec pas mal d’amies de « 20 ans » qui sont « putes » comme ils et elles disent. Les plus jeunes sont tous et toutes au Strass.
Je me suis un jour retrouvée à l’occasion d’un colloque, face à un conflit de taille entre une féministe de la première heure (j’écris cela avec un très grand respect) et une travailleuse du sexe (même respect). Chacune argumentait et le public qui réagissait sans retenue tranchait pour l’une ou l’autre. Un match de boxe ou un match de catch ou cours duquel le KO était recherché. Tout cela pourrait paraitre qu’une banale anecdote si je ne précisais pas que femmes étaient toutes deux mes amies. Je respectais et comprenais les arguments et raisonnements de l’une et l’autre. Mais le constat au final, était celui de l’inconciliabilité des points de vue. Cet événement m’a bouleversé émotionnellement et intellectuellement. Il me fallait comprendre.
La situation du Strass n’a pas été sans me faire songer à celle des trans, la question de l’abolition ou de la non abolition n’a pas été sans me faire songer à celle de l’opération ou de la non opération. Allez dire à l’ensemble des groupes trans : « Votre demande-là c’est beaucoup de trouble dans le genre et à l’ordre public [des ordres symboliques]. Vous vous déclarez tous et toutes hommes ou femmes : alors c’est l’opération pour tout le monde ou rien », ce qui a été bel et bien sous diverses formes une réalité qui commence tout juste à donner lieu à théorisation. Allez dire aux différents groupes trans : « votre demande-là, c’est contre nature. Plus aucune opération ne sera autorisée ». Irrémédiablement le tout ou rien, on le voit.
Prenons le mariage homosexuel ou la parentalité. Comment réagir si le « mariage gay » devenait une obligation pour tous les couples gays et lesbiens, ajoutons-y une prohibition à la bisexualité, ici encore une réalité qui ne dit pas son nom dans bien des dimensions intra-communautaires. Et par dessus le marché, doublons ce mariage d’une injonction à la parentalité. Quel renversement ou quelle cuisine pour ironiser !? Si le mariage est autorisé pour ceux et celles qui le souhaitent, nous devons assurément nous en réjouir et aux autres de ne rien nous imposer.
Autre cas de figure : « les trans ça n’existe pas ». Je ne parle pas des « vrais femmes et des vrais femmes issus de la transidentité » qui ont bien le droit de se reconnaître dans un système que d’autres jugent patriarcal, sexiste, binaire, violent et inégalitaire. Seuls trans qui durant près de quatre décennies ont eu le droit d’exister tandis que les autres « identités flottantes », « homos invertis », « travestis », n’existaient pas. Ceux là mêmes qui depuis la fin des années 1990 dénoncent l’ordre symbolique, qui ont greffé le T à de nombreux sigles. Trans parfois féministes, altermondialiste, écologistes, anarchistes ou encore pacifistes. Assis à la table même des ministères on n’existait pas face à nos interlocuteurs. Dans combien de groupes, y compris face à l’opinion publique la présence physique ne suffit pas à gagner « la simple reconnaissance d’existence » ?
Au-delà des lobby réels ou supputés des uns et des autres, j’ai voulu comprendre ce qu’était le Strass, qui étaient ces personnes dont on dit au final qu’elles n’existent pas quand bien même elles sont face à nous en nous parlant les yeux dans les yeux.
Un beau matin, j’ai posté un message du Strass et cela a suffit à faire fuir une partie « d’ami-e-s ». Je venais tout juste de lire « Mais oui c’est un travail, Penser le travail du sexe au-delà de la victimisation »[1], et avec une certaine naïveté je pensais que tout le monde se questionnait. Ce dernier événement m’a conduite à m’interroger et à creuser, à revenir sur mon a priori, et ce qui pourrait s’inscrire sous la notion d’imprégnation symbolique. J’ai lu « Vous aimeriez que votre enfant vous dise qu’il veut se prostituer ? », et là je me rappelle que mon père avait répondu par la négative aux questions : « Aimeriez-vous que votre enfant vous dise vouloir devenir « une femme » ? Aimeriez-vous que votre enfant soit « trans » ? ». La mort aurait été préférable de son point de vue, au moins il aura répondu à celle question positivement. Nos points de vue sur les situations de prostitution ou des travailleurs et travailleuses du sexe quels sont-ils en toute honnêteté ? Vie, mort, dialogue,conflits, négociations, fin de non-recevoir ?
Karine Espineira
[1] PARENT Colette, BRUCKERT Christine, CORRIVEAU Patrice, NENGEH MENSAH Maria, TOUPIN Louise, Mais oui c’est un travail, Penser le travail du sexe au-delà de la victimisation, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2010, 137 p.