Maud-Yeuse Thomas

Université Paris 8

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Recension :
Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales

Sous la direction d’Évelyne Peyre et Joëlle Wiels

D’emblée , la 4e de couverture nous met dans le bain : « Sexe» est l’un des mots de la langue française que les gens sans distinction de classe, de religion, d’apparence ou de profession, utilisent avec grand intérêt, qu’ils soient accoudés au zinc d’un bistrot ou à la paillasse d’un laboratoire de biologie moléculaire. Deux mises en scène distinctes, sociale ou scientifique; deux scénarios différents: d’un côté, les histoires d’amour ou d’imaginaire sexuel, de l’autre, les recherches biologiques. Sous ce mot de «sexe», notre langue, si riche, produit une polysémie bien fâcheuse. » Quel est ce sens polysémique, tout à la fois le plus petit dénominateur commun d’une organisation binaire de société et du rôle sexuel que nous effectuons dans la procréation et la sexualité ? Qui répond et comment répond-on ?

L’ouvrage interroge cette polysémie sexuée et sexuelle en faisant « le point sur les connaissances concernant le sexe biologique et ses variations, dont on sait désormais qu’il ne permet pas de séparer les individus en deux catégories bien distinctes. » Ici, l’ouvrage rejoint les débats des études de genre dans une évaluation de « l’impact du genre sur le développement du corps des êtres sexués et sur la construction de leur identité ». L’ouvrage opte pour une pluridisciplinarité ouverte et questionnante, non seulement entre des positions opposées mais en réinterrogeant les sciences biologiques à l’endroit de la vision nature-culture avec, par exemple, l’article sur l’alternaturalisme de Hoquet et Keutzer sur le genre et les animaux.

Il cherche à apprécier dans quelle mesure les croyances liées au genre (bicatégorisation mâle-femelle stricte, supériorité masculine, etc.) construisant le corps ont pu influencer les recherches menées sur les sexes biologiques (Hoquet repère 7 sens pour définir le sexe). Cette « fâcheuse polysémie » est généralement évacuée pour une reconduite généralisée et générique d’une différence oppositionnelle, binaire et « incommensurable » des « sexes », pour une unicité que le « sexe » ne contient nullement –sauf sur les sites de recouvrement sexe-genre partout où « l’idéologie différentialiste » les a déposés, à partir du XVIIIe. Ce qui a figé un clivage naturalisme vs antinaturalisme dans une idéologie binaire, désormais interrogé et constituant un terrain à part entière.

Les témoignages de personnes intersexes et transgenres apportent sur la question de l’identité sexuée un éclairage complémentaire qui bouscule les « réponses » que donnent la médecine et le droit reconstruisant deux catégories sexuées et sexuelles bien distinctes dans lesquels le genre, comme « processus de construction d’une différence des sexes hiérarchisée » (Marqué) disparaît dans la matérialité même du corps, tandis que l’éthologie (Kreutzer) et la bio-anthropologie (Peyre) le font apparaître. Le double processus d’assignation et d’état civil, lieux symboliques s’il en est de la fixité de « l’incommensurabilité des sexes » ne sont nullement naturels mais politiques. S’agissant des identités femme et homme, on soulignera qu’il s’agit des rapports sociaux de genre, de sexualité, de construction oppositionnelle ou mixte d’un corps-mouvement, de voix, de rapports au travail, à la filiation, à l’alimentation, à la plasticité du cerveau comme des os du squelette, aux fantasmes comme aux projections imaginaires, etc. Toutes choses que cet ouvrage cherche à réévaluer en sollicitant toutes les disciplines scientifiques sollicitant des savoirs plus anciens. Leurs descriptifs très documentés sur la période historique courant du XVIIIe au XXe sont sans ambiguïté. Le comparatif fait surgir, quasiment à chaque phrase, « l’arrière-fond historique » construisant la fabrique sexobinaire et les clivages ordonnant des espaces disciplinaires stricts questionnés sous divers angles et concepts : Hoquet avec le concept d’alternaturalisme, Marqué avec celui du corps comme mouvement socialisé, le rapport de la voix et du sexe (Legrand, Ruppli) intériorisant le genre et fabriquant du corps.

L’opposition des « sexes » est d’abord une opposition historique, s’établissant dans le long temps du XVIIIe au XXIe dans un changement de régime majeur (de la vision biblique aux rationalités scientifiques multiples se concurrençant) et dissimulant ses échafaudages par l’évidence de sa naturalité et normalité. A la manière dont Elsa Dorlin a fait apparaître une « matrice des races », les auteur.es font apparaître une matrice des « sexes » dont le principal travail de déconstruction et reconstruction d’une représentation plurielle réside dans l’observation fine d’une fabrique du corps sexué et genré binairement et sa naturalisation après coup. La binarité sociologique s’accompagne donc d’une binarisation de ce corps entièrement déterminé par les manifestations du « sexe » dans un maillage si étroit que même les plus érudits d’entre nous ont bien du mal à mettre à distance l’échafaudage dans ses dimensions reliant le travail scientifique de l’imaginaire sociohistorique. Catherine Vidal met en garde sur « l’impact des savoirs scientifiques », reposant concrètement ce que la polysémie du « sexe » et sa « réduction au biologique » apportent à l’ordre des genres et sa police invisible, soit l’obligation à la dimension politique de l’hétérosexualité excluant l’homosexualité et la dimension socioculturelle du régime cisgenre, excluant d’autres modes, dont le mode trans et intergenre.

La force de l’ouvrage réside dans le fait qu’il réinterroge le siècle des Lumières, l’établissement de rationalités spécifiques, destinées à être le moteur de la reproduction sociale via un « état des connaissances » semblant valider le prédicat sexué (Planté), en les faisant dialoguer. Le comparatif des savoirs sur les os, le squelette, le cerveau et l’alimentation renvoie bien à une sexualisation montante des représentations liée à sa hiérarchisation et son rapport à de nouveaux clivages que le XXe occidental va généraliser : le rapport nature/culture double surplombant de la condition hommes/femmes, où le premier forge une bicatégorisation du second en le renforçant jusqu’à nier la « diversité de la nature » (Kreutzer) en la binarisant à son tour. Dans cette optique, « la société modèle notre anatomie » (Peyre) dans des représentations mettant en scène des parties du corps ou sa totalité, censée montrer une « nature » différentielle et essentielle, masculine vs féminine, en créant des tiers absents. Or, si il y a bien une différence, elle n’est pas essentielle ni essentialiste et la déconstruction est d’abord scientifique, rampant là avec le clivage sciences vs militances et réinterrogeant la causalité scientifique. De proche en proche, l’examen montre toute la polysémie dudit « sexe » et sa profonde ambivalence : la nouvelle société est toujours basée sur la supériorité de la culture et de l’hégémonie d’un type particulier de masculinité et va forger les corps sexués adaptés à son régime et idéologie, rompant là avec les croyances des siècles passés et sa théologie chaud/froid tout en reproduisant une hiérarchie symboliste. Chaque grand chapitre suggère une essentialisation préliminaire et fondatrice de ce qui va devenir la « différence des sexes » au XXe, inscrivant dans le marbre de la loi dès le début du XIXe siècle, bien avant la distinction nature/culture et la grande division des rationalités scientifiques sciences naturelles/sciences sociales. Le siècle des Lumières n’est pas scientifique mais médical et idéologique, suggèrent tou.te.s les auteur.e.s, précédant et préparant le pansexualisme freudien où, avec l’invention du psychisme, c’est au tour de l’imaginaire sexuel et de l’organisation sociétale de suivre le même exemple.

Ainsi, le « sexe » des os, du squelette, des hormones, des organes génitaux, du cerveau, de la force musculaire et de la taille, etc., semblait pouvoir construire un corps sexué-sexuel unitaire mais au prix d’une objectivation dudit corps laissant l’imaginaire premier et fondateur (Castoriadis) sans objet. Au terme du premier chapitre, l’on se demande ce qu’il reste de cet imaginaire sans cesse récupéré par la permanence des métaphores sexuelles et la reconduction des « marqueurs idéologiques » (Marquié) ajoutant de la fixité à l’habitus corporel et masquant le travail des résistances (Marquié citant Certeau aux côtés de Bourdieu :164). A mon sens, son analyse pose la question complémentaire au titre de l’ouvrage : mon corps a-t-il un genre ? Oui mai lequel ou lesquels ? On ne peut que deviner le silence de ces « autres » non nommés, marqué.es par une transgression mortifère mise en scène, non créatrice, dont la société binaire aura énucléé l’imaginaire.

Le 2e chapitre commence par une formulation lacunaire, montrant tout son échafaudage : « Le sexe envahit tout le corps ». Un envahissement, loin du postulat d’Héritier malgré ou à cause d’une « valence différentialiste des sexes » en laissant au sexe la fonction mythologique de poser un ancrage absolu. Au passage, l’on comprend que le pansexualisme freudien n’est que la conséquence du pansexualisme corporel, inventé par les médecins depuis le XVIIIe et rompant avec le continuum sexué où la femme n’était qu’un « homme inachevé » (Laqueur, 1992).

En introduisant l’apport des trans et intersexes, la séparation des « individus en deux catégories bien distinctes », vole en éclat mais non l’organisation instituée d’une polarisation binaire où la « nature » est entièrement recomposée à distance des lois patriarcales. Comment dépasser ces institués ? La reconstruction du biodimorphisme par l’investigation quasi policière des transgressions accaparaient l’ensemble des savoirs et avec eux, tout l’espace imaginaire et l’édification de la relation entre hiérarchisation sociale et naturalisation de celle-ci dans la nouvelle société des savoirs. La dénonciation de cette idéologie plaçant le masculin en dominant et le féminin dans un statut ancillaire, pointe l’effacement des franchissements de genre et le discours médical sur l’homosexualisme et l’intersexualisme au XIXe avant l’invention du transsexualisme au XXe dans une filiation discriminante. Mais ces récits sont restés minoritaires, voire aveuglés par la lutte des anti et naturalistes, longtemps effacés des échafaudages idéologiques binaires. La lumineuse conclusion, « pour ne pas conclure » de Christine Planté consiste à (se) remettre au travail en se confrontant à une nouvelle « révolution copernicienne du sexe » (Gonthier). Utile ouverture aux savoirs démentant certains certitudes et expertises comme matière des inconscients culturels, consistant à réévaluer les liens entre science, marqueurs idéologiques, processus de tris et oublis de l’histoire et dans la manière même dont la science binarise par habitude (Gontier : 315, à propos du travail de Peyre), politisation des rapports entre une majorité et des minorités fantasmées que démentent des méta-analyses sur les prédispositions psychologiques (Cosette : 258) ou cognitives factices (Vidal : 91), entre « neurosexisme » et « neuro-éthique » (Vidal : 102). Comment puis-je me penser si je suis « autre », questionne Cendrine Marro (281) et quel impact sur ma vie saisie par un état civil invariant construisant un « corps juridique » (Nicot : 286 ; Reigné : 302) ? Comment se « dire simplement », (Guillot : 296), lorsque l’absence de médiations est totale, facilitant ainsi la construction d’une majorité symboliste autant que déterministe. Or, c’est précisément cette production de déterminismes majoritaires qui emportait toutes les faveurs au travers l’évidence du naturel et le naturel de l’évidence (Detrez) où l’hypothèse d’une bisexualité psychique servait avant tout à reconduire une binarité en cours d’édification, telle une Babel. La parole experte des minoritaires, aussi capitale que le projet scientifique pour rétablir ce qui est d’ordre du sociopolitique, imaginaire inclut, est rarement entendue comme une participation à l’imaginaire et pris dans une hiérarchie nullement abolie. Ce n’est pas la science qui a construit la binarité sociodimorphique mais l’imaginaire d’une classe économiquement dominante au XIXe. Mais les sciences n’ont-elles pas validé, par oubli et omission, la reproduction biosociale ? L’apport majeur de cet ouvrage permet donc de réévaluer cette question : ce n’est pas la science qui crée la différence homme/femme mais la valide ou la réfute, non sans un effort sur elle-même. Elle ne se contentait pas simplement de dire la différence mâle/femelle en interrogeant le contexte nature/culture. Désormais et fort des études de genre, elle souligne l’intrication sexe-genre comme sexe/genre, voire du point de vue situé de cet « autre » non aligné (Marro) introduisant du trouble dans le sexe (Fassin), ouvre l’horizon imaginaire imbibant les sciences analysant la nature comme une production de l’imaginaire urbain du XIXe finissant au XXIe commençant.

Table
Introduction, par Evelyne Peyre et Joëlle Wiels

Première partie: Construction du corps sexué
L’histoire du sexe ou le roman de la vie, par Evelyne Peyre
La détermination génétique du sexe: une affaire compliquée, par Joëlle Wiels
Développement et fonction des organes génitaux, par Pierre Jouannet
La détermination du sexe chez l’humain: aspects hormonaux, par Claire Bouvattier

Deuxième partie: Le sexe envahit tout le corps
Le cerveau a-t-il un sexe?, par Catherine Vidal
Le squelette a-t-il un sexe?, par Evelyne Peyre
Le bassin osseux: splendeurs et misères de la clé de voûte du corps humain, par July Bouhallier
La voix a-t-elle un sexe?, par Mireille Ruppli
Corps dansant, sexe et genre, par Hélène Marquié
Orlando barocco: variations sur le sexe d’un personnage lyrique, par Raphaëlle Legrand

Troisième partie: Cultures/natures: la femelle et le mâle
«Sélection sexuelle» et différenciation des rôles entre les femelles et les mâles chez les animaux, par Franck Cézilly
Des animaux en tout genre, par Michel Kreutzer
Alternaturalisme, ou le retour du sexe, par Thierry Hoquet

Quatrième partie: De l’identité aux représentations
L’évidence du naturel et le naturel de l’évidence, par Christine Detrez
Différences psychologiques entre femmes et hommes et rôles sexuels: un lien factice?, par Louise Cossette
L’identité: une construction personnelle aux prises avec les normes de genre, par Cendrine Marro
Sexe, genre et état civil: vers des droits humains nouveaux?, par Stéphanie Nicot
Me dire simplement, par Vincent Guillot
La notion juridique de sexe, par Philippe Reigné
De la révolution copernicienne du sexe, par Josiane Gonthier

Pour ne pas conclure, par Christine Planté
Postface : du genre au sexe, par Eric Fassin

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Mise en ligne : 6 avril 2015

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