Maud-Yeuse Thomas


Pour un cadre générique des transidentités

 

 

Cadre de société/cadre de théorie

Il est manifestement toujours difficile de distinguer qui contribue à l’émergence du transsexualisme dans notre société, quelle en est –ou sont- la (les) cause(s). A ceci, trois difficultés majeures :

– la superposition socioculturelle sexe-genre dans nos représentations et sa naturalisation ;

– le système d’opposition binaire homme/femme, masculinité/féminité (mode « ou ») ;

– « l’expertise médicale » de « l’identité sexuelle » comme indice de la différence des sexes.

A cet égard, le transsexualisme fonctionne comme un franchissement manifeste des normes et représentations socioculturelles et le classement du DSM et CIM en contient tous les échos dans l’énoncé même : trouble du comportement, de la sexualité, de la conduite, inversion(s), dysphorie… D’où cette proximité culturelle du « trouble » (affection, maladie, désordre, dysphorie, dysharmonie…), de la transgression (des normes, du comportement, conventions, mœurs…) ou relevant d’un développement inattendu et inentendu.

Deux pistes de lectures :

– le transsexualisme est une adaptation particulière dû au contexte historique et culturel obligeant à ce franchissement « psychiatrique » (pour vivre un genre de préférence, le sujet est conduit à souhaiter le changement médico-chirurgical sous l’œil d’une « expertise médicale ») ; l’intégration anonyme est le sujet sous-jacent ;

– le transsexualisme est une variation du développement culturellement inattendue dans notre société et rendue impossible (sauf franchissement, point 1) ; l’épanouissement est le sujet sous-jacent.

Il découle dans notre société que « vivre dans l’autre sexe » équivaut à accepter de changer (chirurgicalement ou non) de sexe. L’obligation de cette intervention pour changer de papiers (d’identité) fermant le cercle et obligeant les transgenres à une stérilisation et une mutilation. Or, ces deux identités ont un point commun : le changement socioculturel de genre, préalable au changement de sexe. La conception d’une « nature de l’humain » par la seule voie de « l’identité sexuelle » en tant que rituel organisant l’accès à l’humanisation a conduit à ignorer le développement psychique et social via l’antécédence du genre ; plus spécifiquement les devenirs-trans.

La définition donnée par R. Küss et J. Breton en France traduit cette conception et le contexte « binaire » de société (il n’y a que deux sexes et ils constituent deux sexes sociaux) :

Il s’agit d’un désir de vivre et d’être accepté en tant que personne appartenant au sexe opposé.

le transsexuel a la conviction d’appartenir au sexe opposé au sien.

L’appartenance au sexe opposé constitue le sujet en opposition à son propre vécu. Le « transsexuel » n’a nullement cette « conviction » décrite ici mais d’être soi, de se sentir bien dans telle identité, telle place, tel rôle, ce qui conduit à vouloir être accepté en tant que personne. Mais pourquoi donc vouloir la surdéterminer par le sexe ?

Cette caractérisation est effectuée par le cadre binaire de notre croyance en deux sexes compris comme étant deux catégories sociopsychologiques (composant la différence biologique des sexes) ; secondement, le développement via le « genre de préférence » lors de l’enfance est nié et/ou uniquement attribué au transsexualisme alors que Robert Stoller théorise une distinction sexe et genre et l’antécédence du genre comme mode de développement psychique et social. Son analyse porte sur le développement lui-même. Les déploiements théoriques et pratiques qui ont suivi constituent un cadre de pensée global sur le développement et le devenir humain mais la focalisation sur un devenir-trans « pathologique » distinct d’un devenir-générique « normal » a été maintenue.

Cela a une conséquence culturelle : concrètement, lorsque nous parlons d’orientation sexuelle, nous pensons immédiatement à l’homosexualité, lorsque nous parlons de préférence de genre, nous pensons transsexualisme (ou identités trans). La focalisation a produit son effet de distinction radicale, validant sans examen le clivage majorité/minorité. Tout se passe comme si,

– seuls les trans avaient une « identité de genre » ;

– elle est présentée comme étant en concurrence/conflit avec leur identité sexuelle ;

La distinction entre « identité de genre » et « identité sexuelle » n’a pas été correctement analysée et surtout, alors que l’on légitime ces changements relevant d’une thérapeutique, l’écoute des personnes concernées est manifestement « passé à la trappe ». D’où ce clivage majorité/minorité, professionnels de la santé/usagers et le fait que, dans les attendus du protocole se trouvent toujours :

– la distinction hétérosexualité/homosexualité et le comportement post-transition où l’on attend de la personne sur le plan de la sexualité compris comme « fondateur » de ce que la personne « est » (biologisation du « moi profond » inconscient);

– une superposition du modèle binaire homme/femme, MtF/FtM des trajectoires trans et intersexe sensés relever de la « réalité » ;

– la subordination aux changements de papiers aux traitements médico-chirurgicaux  (exclusion des personnes transgenres et identité mixtes);

– une personne mariée avant transition doit divorcer post-transition pour recevoir ses papiers

– l’âge légal avant tout suivi.

On attend manifestement de la transition une conformation aux attendus binaires :

           – il n’existe que deux sexes et le transsexualisme n’est qu’un état transitoire,

           – cisgenre (superposition sexe-genre),

          – originel (le sexe est antérieur au genre),

          – stabilité du genre fixé post-transition

          – hétérosexuel (refus du mariage homosexuel qui se formerait avec une personne trans).

Cela traduit le cadre sous-jacent du socle binaire de la société et ses représentations majoritaires et non un « vivre-ensemble » et un épanouissement de l’individu » partout postulés. Ce modèle de société contient en lui son principe d’exclusion/pathologisation des « autres » qu’il classifie. Le refus de lire les attendus queers en tant que réponse sociétale et philosophique maintient ces attendus socioculturels à distance d’un débat qui serait lui, « rationnel et scientifique ». Ou du moins, « médico-légal ». Il en découle ce conflit intellectuel et théorique binaire vs queer qui ne prend pas en compte la population concernée, comment est-elle « concernée » et par quoi (quels attendus ?).On s’en tient à une « souffrance clinique » et l’on en déduit le transsexualisme. En fait, ce qui est déduit sont les conditions de discrimination, d’isolement, des ruptures dans la vie des trans., des stigmates dans le champ de la prise en charge au nom du « bien » des individus eux-mêmes.

Seuls les transsexes sont « pris en charge » au détriment des transgenres ou d’autres formes d’identités. L’inconnue de cette population non pris en compte dans les études comparatives, voire inétudiée, tend à produire l’effet « exception à la règle » sans examen ni de « l’exception » ni de la « règle ».

Le cadre d’élaboration, d’analyses et de lectures critiques sur l’homosexualité et aujourd’hui des transidentités, invalidant l’échelle d’observations, la méthodologie et le cadre théorique validant une pathologisation et psychiatrisation, reste innentendu. Il en découle un divorce dont nul ne peut profiter.

L’expert et l’usager

La psychiatrisation apparaît pour les concerné-es comme un système double de modélisation de l’identité et de contrôle social. Le cadre des « équipes hospitalières » dans un tel contexte ne permet pas un cadre apaisé, d’où les soubresauts actuels. Le choix d’un médecin non discriminant et le « choix » d’une identité singulière (quel qu’elle soit), permettant un cadre thérapeutique pacifié, ne sont pas pris en compte.

L’hyperfocalisation sur le « changement de sexe » en tant que « tabou culturel » masque tous les « changements de genre », comprime le fait trans aux seuls transsexes et renforce le monopole psy comme seule apte à répondre au sujet trans.

Dans cette population, seules les personnes suivies sont comptabilisées. En découle plusieurs points fixant l’inégalité du classement lui-même.

– les autres demandes sont écartées des « suivis » sans aucune proposition d’un autre suivi et/ou accompagnement et plus largement un réexamen des croyances, théories, représentations ;

– la dépendance à un diagnostic de type social (autre que médical, le diagnostic différentiel est largement accepté par la communauté trans) non précisé, jouant sur l’effet masse : majorité vs minorité ;

– dépendance à une « souffrance cliniquement constatée » dans un inexamen, voire un déni de la discrimination et la stigmatisation qui constitue le tissu même de la souffrance.

Cette nouvelle situation d’identités-tiers (« queers ») n’a pas reçu de modification du côté de la réception institutionnelle uniquement centré sur le transsexualisme en tant qu’exception culturelle au modèle cisgenre-hétérosexuel. Et ce malgré l’identité transgenres et l’examen des attendus culturels sur les intersexes.

Les notions d’affection, trouble, dysphorie, créé un effet-gouffre qui vient s’additionner aux ruptures dans leur existence. L’effet-maladie dans ses effets performatifs, créé la croyance confuse en une maladie ou un trouble intérieur et endémique. Le tabou social du « travestissement » transféré dans le champ médical a multiplié les effets-trouble(s). Le fait que chez un très grand nombre d’intervenants (psychiatre, psychanalyste…) pense que le travestissement est une transgression, symptôme d’un « trouble du comportement », n’aide pas à distinguer ce qui de l’identité sexuelle ou de l’identité de genre (quand cette distinction est acceptée et posée) est causal.

Dans la période 1975/1995, toutes les associations notent que les personnes ne correspondant pas à la lecture du protocole sont écartées des suivis et se découvrent sans suivi ni accompagnement, livrés à eux-mêmes. Les associations vont remplir ce vide et devenant de fait, le lieu de cette indétermination psychosociologique. L’arrivée du queer en France donne  un cadre et un contenu théorique aux « identités-tiers » non prises en compte, y compris par les trans

Des « savoirs minoritaires » se constituent toutefois dans ce creuset « LGBTIQ » totalement méconnu des instances, même dix ans après ses premières formulations. En témoigne l’inintérêt des praticiens pour les débats, conférences et initiatives de la communauté LGBTIQ, voire la stigmatisation des « militants » qualifiés de « libertaires » par de très nombreux commentateurs.

Concrètement, l’apport des associations est très varié. Rapport à la parole et l’affirmation de soi, interrogation sur le support théorique, interrogation des attendus du protocole et le rapport patient/psychiatre, examen des alternatives à la psychiatrisation et examen du modèle binaire. Ajoutons le dialogue avec les « groupes culturels » proches (travestis, intersexes, androgynes, intergenres, whatever) et l’organisation des opérations à l’étranger pour les personnes refoulées des suivis puis des personnes en suivi avec une interrogation plus poussée sur le « retard de la France » en matière d’accueil et de progrès chirurgicaux.

Transsexualisme et droit ; implications sociales

L’article 57 du Code Civil dispose :

« l’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant et les prénoms qui lui seront donnés… ». C’est l’examen des organes génitaux externes du nouveau-né qui détermine :

– l’appartenance à l’un ou l’autre sexe,

– la reconnaissance de cet état par la société (Etat Civil),

– l’attribution de prénoms, le plus souvent sans ambiguïté quant au sexe de celui qui le porte.

La notion « d’appartenance à l’un ou l’autre sexe » a généré cette notion de « sexe opposé » qui prétend caractériser le transsexualisme et plus largement les transidentités. Malgré les très nombreux travaux sur le genre, nous en restons à une définition issue d’une tradition (et non d’une définition médicale ou « psy ») déjà en but aux clivages entre comportement et sexualités, au travestissement et la notion de « troisième sexe » qui apparaissent au XIXème siècle.

L’assignation générique sur le critère du « sexe » apparaît comme le cadre général de société et de modélisation de l’identité (qui l’on est, comment l’est-on, quels rapports aux autres, à la détermination de sa sexualité, de son comportement, etc..). Il fixe et détermine le rapport à « l’état d’indisponibilité de la personne », ce qui revient à fixer la personne homme ou femme de manière intangible, « originelle » à la naissance de l’enfant, tout en postulant une construction du « moi vécu » (ce qui est le cas de la psychanalyse). Cette conception du « moi sexué » qui serait préalable au « moi vécu » est typique d’une conception et hiérarchie de société où la figure de l’opposition (« sexe opposé », « genre opposé ») est centrale. Cette conception s’est maintenue malgré toutes les transformations au cours du XXème et elle devient concurrente d’une conception très XXIème siècle du « moi » multi-identitaire et multi-appartenance, au devenir ouvert.

Après les féministes, trans et intersexes contestent la modélisation générique ne tenant pas compte de leur présence et des évolutions du XXème siècle, notamment l’invalidation féministe sur au moins deux points principaux :

– invalidation du rapport naturel, biologique, entre sexe et genre ;

– rapport personnel, subjectif au corps qui soit « sien », c’est-à-dire réellement vécu.

La lecture queer y ajoute le volet de la construction subjective du corps en fonction du vécu et des représentations culturelles, ce qui constitue manifestement un changement de paradigme. Ces conceptions invalident l’idée d’un « moi profond » moulé dans/par le corps (ou les fonctions corporelles) pour le resituer dans la relation intersubjective dépendant du contexte socioculturel. La critique répondant à un « moi éparpillé » ou « indéterminé sexuellement » sans oublier une littérature sur un « effondrement de la société » consiste pour l’essentiel d’une réponse sécuritaire appliquée à des « minorités ».

Sur le plan du droit, le changement de papiers passant par le TGI, s’il permet de nouveaux papiers facilitant l’intégration ordinaire, ne modifie pas ce rapport culturel du « corps fondateur » et ne peut « rattraper » une vie rendue difficile, souvent solitaire en raison des discriminations et des impacts de la stigmatisation. L’enfant nié dans l’expression de son genre ne peut que, à l’âge adulte, vouloir recouvrer son devenir mais il reste amputé de ce refus radical. Le refus de penser le transsexualisme  (au sens de se vivre avec un genre de préférence distinct du genre d’assignation) a conduit à devoir traiter sur le mode de l’urgence à l’âge adulte :

– il est totalement dépendant du changement médico-chirurgical (transsexes et intersexes), ce qui ne valide que cette approche « médico-légale » de la société binaire ;

– obligation légale du divorce d’un mariage contracté avant transition au risque de ruptures familiales (derrière cette obligation, se profile le clivage hétéro/homosexualité) ;

– le changement est indiqué en marge de l’acte de naissance, de qui permet à de très nombreuses mairies, de repérer les personnes transsexuelles et d’inférer sur leurs demandes (notamment lors du renouvellement tous les 10 ans de la carte d’identité) en imposant l’acte intégral et non un extrait, d’où un recours obligé à un tiers (juriste, association ou autre).

Un statut d’exception médicalisé ne peut que déboucher sur des attendus et réponses d’exception masquant les individus. Ces attendus sous-jacents doivent être interrogés dans leur contexte et non au seul regard d’une théorie médicale sur l’identité sexuelle qui serait fondatrice de ce que l’individu est/ressent et vit en « nature » ou en « essence ». La coïncidence sexe-genre en tant que paradigme culturel unique et invariant a vécu. Nos pantalons, jupes, rouge à lèvres et cravate n’ont rien à devoir avec nos chromosomes, gènes et hormones mais tout à voir avec une histoire de nos cultures. « La biologie ne peut pas servir à fonder l’organisation sociale », analyse Thomas Pradel (immunologiste et philosophe des sciences[1]). Comment pourrait-elle servir à fonder une définition de ce qu’est l’homme et la femme ?

Un classement ne peut que prendre en compte et préciser les attendus socioculturels de son époque faute de quoi l’éthique qui doit siéger en toutes circonstances sera invalidée.  La conséquence immédiate en est le savoir constitué et très logiquement la réponse et régulation qu’on en attend. Le récent exemple dans le récent rapport de la HAS indique une situation de fermeture.

Si l’objet de ce débat est le « vivre-ensemble » culturel et philosophique et non les représentations attachées socialement à une opposition historique (homme/femme, masculinité/féminité, blanc/noir…), tous ces attendus doivent être reformulés. A cet égard, les socialités queers ont largement innovées en déconstruisant le rapport historique sexe-genre utile socialement et ancré historiquement mais éthiquement indéfendable dès lors qu’ils s’agit de santé, a fortiori « psychique » et de vivre-ensemble.


[1] Thomas Pradel, « La biologie ne peut pas servir à fonder l’organisation sociale » (article), La Recherche n°446 – Novembre 2010.