Karine Espineira
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication
Maud-Yeuse Thomas
Chercheure indépendante
Ce qui opère la différence entre transsexué.es et intersexué.es n’est pas la technique mais l’influence décisive du modèle binaire. La décision sur le fait d’opérer les intersexués ou IS[1] tient aux conditions socioculturelles et psychologiques d’une « biobinarisation » de la vie humaine et l’organisation administrative de notre société, et non au fait du corps intersexué. Décision totalement inféodée à l’idée qu’il n’existe que deux sexes biosociaux et deux types d’identités (homme/femme) définies par le modèle biblique (Adam et Eve) et le paradigme pansexuel freudien. De même du genre inféodé au paradigme sexuel tel que celui-ci opère une transformation, de biologique (mâle/femelle/intersexué) en culturel (femme, homme, trans’, intergenre, androgyne). Si nous parlons, dissertons et spéculons abondamment sur l’androgynie psychique, nous n’avons que très peu d’idées, d’exemples concrets sur ce que cela peut/ne pas être, comment le vivre, le représenter et surtout, s’il existe des personnes concrètes. Le documentaire de Marie Losier[2] expose un cas très singulier, très fort, non reproductible ( ?) de « panadrogynie », une identité fondée sur l’acte d’amour et de création. En ligne d’horizon, la « normalité », instance ordinaire réglée.
Nous connaissions déjà des IS[3]. Nous avions rencontré Vincent Guillot lors d’ateliers aux UEEH, pour l’ODT (Dossier CIM[4]). A Nice, nous rencontrons deux membres actifs de l’association Orféo, Ollie et Raphaël. La question intersexe a ceci d’étonnant qu’elle est restée inentendue malgré l’ouverture que M. Foucault lui aura donnée[5]. La valse des chiffres n’aide guère mais une information peut retenir l’attention et la réflexion. Dans chaque endroit contenant plus de 600 personnes[6], au moins un.e intersexe est présent.e. Comment vivent-ils-elles, quelles sont leurs identités, quelle grammaire rend compte de leur existence ? De nombreux pays en Occident ont instauré un moratoire avec les associations intersexes. Leur condition est-elle toujours celle d’Herculine transformé.e en Abel ? Que penser de l’argumentaire classique d’une nature indocile, en « erreur » et inconnue qui va à l’encontre même de l’idée naturaliste ? La raison n’est plus inconnue mais il a fallu rencontrer des intersexes. Les écouter. Cesser aussi de les plaindre de ce sort inconnu, cette « erreur de nature », violenté.es par un discours et un silence pathologisants, pour entendre ce qu’ils et elles en disent de cette condition, des traitements et médecins. Comment grandit-on ? Comment sont formés les médecins ? Vincent Guillot dans son atelier en 2006 aux UEEH[7] nous donnait cette information. Sur les quelques « années de médecine, le sujet [des intersexuations] sont traitées avec les autres monstruosités en une heure » chrono. En consultant des sites médicaux sur les intersexuations, non seulement l’information allait dans le sens de la poursuite du modèle médical et des transformations mais encore la question du genre y avait un sens tout particulier. Réfutant brutalement les transidentités sous le seul chapeau du transsexualisme (le changement de sexe dans un paradigme pathologique), beaucoup d’intersexes réfutent la vision (pourtant partagée par des intesexué.es) de deux genres, vont jusqu’à nier qu’il y ait un changement de sexe. D’où ce rejet entre intersexués opérés ou non, entre intersexués et trans’ à l’instar du clivage transsexe/transgenre ?
Nous avions déjà rencontré des personnes intersexuées lors des après-midi de l’ASB[8]. Deux personnes s’étaient présentées et avaient en commun d’avoir été traitées et opérées au cours de l’enfance. L’une dans le sens fille, l’autre dans le sens garçon, suivant là le protocole Hopkins que décrit V. Guillot. Or leur développement de genre ne correspondait pas à leur transformation médico-chirurgicale. L’intersexe-assignée-femme se vivait comme homme et l’intersexe-assigné-homme se vivait femme. Elles se retrouvaient devant un psychiatre pour transsexualisme à l’âge adulte en demandant un traitement médico-chirurgical lu comme « inversée ». D’autres personnes effectuant ce type de démarche pour recouvrer leur corps intersexué se trouve de même « transsexualisé » par le corps médical. Nous avons demandé un papier à Charlotte qui vit actuellement cette situation. Nous découvrons que les trans’ comme les intersexué.es se cramponnent à une idée pathologique de leur identité, faute d’identifications, de lieux et liens, de signes et normes leur permettant de se construire selon leur développement propre sur le long temps du devenir.
XXY, Lucia Puenzo
XXY est l’histoire d’Alex[9], adolescent unique d’un couple en Argentine. Ils ont décidé de s’isoler face à la pression sociale, aux médecins désireux d’opérer plus que d’aider Alex et ses parents (surtout ses parents ?), face à la bêtise de l’ignorance et la violence des rapports sociaux de sexe. Parmi les scènes de violence, l’une d’elles marque tout particulièrement. Alex marche seul.e sur la plage, se fait rattraper par un groupe de quatre garçons qui la déshabille de force. La réalisatrice expose là le paradigme sexuel binaire : voir le sexe, c’est savoir qui est qui, comment se comporter, quels codes utiliser, quelle grammaire employer. La scène évoque un viol et à considérer la réaction normale d’Alex, ille vit un viol. Seule l’intervention d’un garçon, copain de ceux-ci mais surtout ex-meilleur ami d’Alex y mettra fin. Les trans’ vivent de telles choses, ce qui ajoute une difficulté à leur existence déjà compliquée. Cette scène illustre le bas de niveau de violence permanente qui contraint les atypies personnelles à se cacher et échapper aux contraintes d’assignation les renvoyant à des situations d’échec, à un discours négatif et pathologisant. Pour les intersexes, à la mutilation de leur corps et psychisme. Le film se concentre également sur le second personnage, le père d’Alex, biologiste marin qui a prit la décision de s’établir dans un endroit isolé, loin de la ville ; Isolement exprimant l’allégorie de l’éloignement et la métaphore de la société en minuscule pouvant exprimer tour à tour le sentiment de liberté et d’étroitesse, de dépendance et d’autonomie toujours reprise et à reconquérir. S’il semble parfois distant, c’est qu’il lui faut ne jamais prendre de décisions à la place d’Alex même si des médicaments (corticoïdes) encombrent les tiroirs de son enfant. Contre toute apparence, le père occupe une place centrale depuis cette distance de témoin sage lui permettant d’asseoir ce qui lui paraît le plus fondamental et, dans le même temps, la plus labile et problématique, le devenir. Il assoit une autorité paternelle en la faisant tomber de son piédestal vicié. La mère d’Alex vient incarner l’enfantement mais également, dans son effacement feint autant que social, croit-elle, la sécurité de la conformité comme horizon normal et comme valeur partagée. Celle-là même qu’incarne le chirurgien qui vient consulter Alex et demander la nécessaire autorisation parentale. Alex choisit « de ne pas choisir », arrête son traitement masculinisant, refuse toute intervention en gardant à la fois ses seins et un pénis fonctionnel. En définitive, Alex vient incarner la triple dimension transgressive renvoyant à trois tabous et trois débats contemporain : une identité intersexe (distincte de l’intersexuation elle-même que nous appelons « intergenre »), homosexuel (il pénètre analement le fils du chirurgien) et queer (identité labile pouvant se transformer, incluant ou non des changements corporels).
La règle et l’exception
Dans un documentaire sur les intersexué.es, l’on voit une institutrice dans une classe de très jeunes enfants. L’un.e est intersexuée.e, élevé.e par ses parents dans une optique ouverte de son devenir, pouvant choisir à l’âge adéquat telle ou telle orientation identitaire ou encore ne pas choisir (comme Alex dans XXY). L’institutrice explique aux enfants que l’on peut être les deux et donc lever le doigt à chaque fois quand la question en cours s’adresse aux filles puis aux garçons. Rondement et simplement menée, la médiation convient manifestement aux enfants. De même de ses parents qui, dans la magasin, vont dans les rayons fille et garçon. On a ici un exemple simple de médiation adulte, créateur d’identifications mixtes avec lesquelles cet enfant pourra grandir, opter pour l’un ou l’autre genre ou conserver cette mixité. Son identité ne dépendra pas d’une identité pathologique médicalisable ou sacrifier l’une d’elle puisqu’un modèle d’identification mixte lui permet d’aborder sereinement sa relation avec ses parents et l’extérieur.
Dans une autre scène, (nous sommes dans une école) l’on nous montre un adulte qui nous explique que les enfants sont « cruels entre eux ». Il pose à priori une règle intrinsèque aux enfants, sans limites et sans surveillance de la part des adultes alors même que sa fonction et rôle est cette médiation et ce rôle de respect des règles communes. Les intersexué.es ne seraient-ils.elles pas compris.es dans les « règles communes » ?
Avec cet enfant au devenir ouvert qui semble se rapprocher physiquement et socialement plus de la fille et du féminin, nous voyons en direct comment l’on se construit. D’une part, l’éducation nous plaçant dans une assignation d’une voie unique ; d’autre part, cette « identité personnelle » composée sous de multiples préférences canalisées par les parents, donnant lieu à une mixité de genre.
Nous avons beaucoup échangé dans la salle avec Ollie et Raphaël sur la question de la règle et limite manifestement transgressée (entre autre) par des médecins et éducateurs au nom d’une conception dans un cadre totalement légal. Ainsi, Christiane Völling dont le chirurgien a pratiqué une hystérectomie afin de forcer son assignation dans le sens d’un homme-fabriqué. Des années plus tard, elle intente et gagne son procès contre ce chirurgien. C’est le cadre légal qui s’y trouve ainsi attaqué et le débat de l’assignation forcée qui est soulevé. Nombre d’intersexes sont farouchement opposés à l’idée d’un eugénisme[10] et y préfère la formulation d’une lutte de reconnaissance pour leurs droits 1/à disposer de leur corps et identité dans le cadre des droits de l’Humain faute d’une inscription dans la tradition et dans l’administration et la législation à l’instar des trans’ et donc la ligne d’horizon est l’autonomie existentielle; 2/à disposer d’une prise en charge médicale donc la ligne d’horizon est la normalité.
Reste que, face à l’incroyable feuilleton de l’Occident face à la sportive Caster Semenya en 2009 n’indique nullement que la défense de ces droits soient correctement défendus dans un cadre éclairé et sain, tenant compte des trajectoires d’existence. Le feuilleton commence avec les critères visuels tant sa silhouette se rapproche du morphotype XY (mâle). Il se poursuit par une dénonciation de ses concurrentes. Il s’agit donc pas d’une suspicion de dopage. C. Semenya a été assignée fille et se définit comme femme. La logique binaire, derrière cette affaire de prestige international, pousse très fort à la régulation dominante. Le monde du sport de haut niveau, sorte de bastion de la catégorisation sexuée, entend énoncer lui aussi des « principes éthiques » en autoréférence à eux-mêmes. Des « tests de féminité » sont demandés pour confirmer… qu’elle est intersexe, s’est identifiée et construite comme femme. Aurait-t-on demandé des tests de « masculinité » s’« il » avait été assigné-homme et s’était construit en/comme homme ?
Ecole, sport de haut niveau apparaissent comme des lieux-relais institutionnels et symboliques où la bicatégorisation sexuée est réaffirmée. Ici un type de féminité sportive, étalon d’une féminité générique par le morphotype et chromosome, enjeu de régulation d’un fondationnisme scientifique. La personne, à fortiori l’exception, disparaît pour que la notion absurde de « vrai » ou de « scientifique » puisse trouver toute place et surtout à la place des personnes. On saisit dans ce cas pourquoi le « passing » soit cet enjeu d’anonymisation par le critère de surface qu’est le morphotype dès lors qu’il introduit une variable non équationnelle et invalide un modèle unique et unifié.
Le mode intergenre
Curtis Hinkle a écrit ce texte (nous avons produit ensemble deux courts entretiens[11]) : Pourquoi la communauté intersexe a-t-elle besoin de la communauté intergenre ?[12] Article qui pose la base d’une culture intergenre. D’emblée, il inscrit le corps intersexe en lien avec une identité intergenre tout en préservant sa dimension labile du devenir humain, n’hésitant pas à rompre franchement avec la scolastique essentialiste et jetant des ponts avec les transidentités. Nous sommes des personnes, non des corps, écrit-il. Mais il exposait déjà les luttes internes entre intersexué.es essentialistes et non-essentialistes, le problème central de l’arraisonnement social par le pouvoir médical en cernant le nœud conceptuel liant biologie et pathologie dans un panel fermé de définitions limitées par un discours médical pansexualiste. Nous sommes là dans le même champ que les transidentités colonisées par le même discours, les mêmes tenants et aboutissants et la même instrumentalisation d’une définition pansexuelle sans au-dehors culturel, spirituel et symbolique où nous pourrions nous re-construire hors des rapports de force et de définition.
C. Hinkle l’inscrivait ainsi : « Il n’est pas possible d’exister socialement sans avoir un genre. Le genre est comment nous nous percevons en relation avec les autres dans un contexte social. En d’autres termes, c’est notre interprétation la plus basique de notre place d’après ce que nous ressentons et comment nous nous identifions au plus profond de nous-mêmes. »
Un paradoxe explosif. Alors même que l’identité intergenre se construit sur la base des expériences du corps et semble donc s’édifier sur une dimension essentialiste -définie par cette scolastique dans l’ancrage au corps sexué-, le pouvoir médical s’est agrippé à une pratique interventionniste -soigneusement dénoncée et pathologisée dans le transsexualisme. Le « paradigme Hopkins » (V. Guillot) se double du paradigme beauvoirien du devenir et sa controverse d’époque trans-intergenre pour ne pas avoir à interroger le paradigme binaire. C. Hinkle conclut ainsi : « Qu’avons-nous à offrir à la société si nous arrêtons quelques traitements médicaux et disparaissons à nouveau tandis que la société continue à nous catégoriser de force et insiste pour que nous respections des normes qui ne sont ni réalistes, ni naturelles, en utilisant violence et propagande sexiste pour conserver ce système inhumain? ». Nous luttons manifestement contre un dogme et un pouvoir dont l’assignation n’est que le rouage d’une idéologie. Mais celle-ci s’est faite société et Histoire.
[1] IS : intersexué.es (acronyme souvent utlisé par les intersexué.es)
[2] The ballade of Genesis and Lady Jaye, 2011.
[3] S’affirmant comme tels.
[4] http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/pages/Vincent_Guillot_Accompagner_ou_stigmatiser-4487986.html
[5] Herculine Barbin, dite Alexina B, édition de Michel Foucault
[6] Xénius, Arte.
[7] Université d’Eté Euroméditerranéenne des homosexualités. Le portrait de Vincent Guillot figure dans le film L’ordre des mots de Cynthia et Mélissa Arra, http://lordredesmots-le-film.blogspot.com.
[8] Association du Syndrome de Benjamin fondée en 1995.
[9] Pour être fidèle à l’identité souvent complexe et labile des intersexué.es et en particulier le personnage d’Alex (un prénom neutre, diminutif d’Alexandre, Alexandra, Alexina), j’ai choisi l’usage des deux grammaires. J’utiliserai le pronom ille.
[10] Au double sens scientifique et politique. Eugénisme se rapporte 1/ aux « Science et technique consacrées à l’amélioration des caractères génétiques des populations humaines. ». 2/ aux différents débats voyant dans cette « amélioration » des reproductions idéologiques tendant à reproduire les intérêts, comportements et différenciations cloisonnées entre groupes sociaux validant ainsi une hiérarchisation de la société naturelle (darwinisme social).http://fr.wikipedia.org/wiki/Eugénisme