Arnaud Alessandrin
Docteur en sociologie

Karine Espineira
Chercheuse associée au LIRCES
Université de Nice – Sophia Antipolis

 


 

 

Transidentités : l’épreuve scolaire

 

Arnaud Alessandrin

 

 

Le 24 Octobre 2012, nous apprenions que Michel Teychenné[1] était chargé d’un rapport sur l’homophobie et la transphobie à l’école. Sa lettre de mission porte sur deux points : le souci du « vivre ensemble » (on entend, entre autre, la lutte contre les discriminations et les stéréotypes) et la prévention (notamment en lien avec la sur-suicidabilité des minorités LGBT). Mais cette mission qui se situe en parallèle d’une réflexion autour des violences scolaires, cache une réalité bien complexe. Le couple transidentité-scolarité est entaché de nombreux écueils que la recherche a peu étudié et sur lesquels il s’agit de revenir. Quelle est la prise en compte de l’altérité de genre à l’école ? Les programmes sensibilisent-ils aux questions transidentitaires ? Le corps enseignant est-il formé à ces sujets ? Et lorsqu’une expressivité trans se fait sentir, comment l’institution réagit-elle ainsi que les encadrants ? Sur la base de témoignages et de chiffres, nous tenterons de restituer ici les données accessibles et les questions qu’elles soulèvent.

1° L’école : une épreuve supplémentaire dans les parcours ?

 

Stephen Whittle, dans son enquête intitulée « Engendered penalties »[2] (« pénalités engendrées ») revient sur l’expérience scolaire des personnes trans’. Le titre du chapitre consacré à la question de l’école est significatif des épreuves qui s’y déroulent : « Le meilleur jour de ta vie ? L’école ? »[3]. Whittle débute son analyse par une comparaison avec l’homosexualité et rappelle que selon l’enquête de King et McKeown (2003) 51% des garçons et 30% des filles homosexuel.le.s ont été « opprimés » durant leurs études[4]. Ces chiffres ne sont pas sans rappeler ceux communiqués par l’association SOS Homophobie[5] qui, dans son rapport 2011, pointait du doigt une « augmentation du nombre de témoignages »[6]. Sur 72 déclarations recueillies cette année, l’association souligne que 73% des agressions ont eu lieu dans l’enseignement secondaire, 77% prenaient la forme d’insultes et 18% des auteurs d’agressions étaient des personnels de l’Education nationale. Toujours dans le chapitre « l’école de la discrimination », SOS Homophobie note que 2% des déclarations se font sous l’identification « trans »[7]. Pour ainsi dire, l’école semble être le théâtre d’épreuves desquelles découlent de multiples modes de résolution[8].

 

Toutefois, on ne saurait résumer en une phrase lapidaire la complexité des stratégies individuelles face au constat de la transphobie. Si, comme pour l’homosexualité, le placard[9] peut-être une protection, en même temps qu’un retranchement, son déploiement dans un contexte scolaire donné ne signifie aucunement un investissement similaire dans toutes les situations. Du collège à l’université, d’une filière à l’autre, d’un établissement à l’autre, tout est susceptible d’être modifié. Les situations singulières et les subjectivités individuelles invitent à des stratégies confondantes. Et si l’on ne pourra pas, dans ce texte tout du moins, investiguer de ce côté, l’on pourrait toutefois poser la question des premières expériences d’altérité de genre dans le milieu scolaire, tout en prenant en compte les « polices de genre », c’est-à-dire des « des instruments de contrôle »[10] sur le genre, qui s’exercent au sein des établissements[11], mais aussi au sein de la famille, première instance de socialisation de laquelle émane des dispositifs et des représentations en faveur d’une fabrique du genre, différenciée et hiérarchisée. Il s’agit d’appréhender l’accumulation des expériences de confrontation avec la police de genre comme facteur de cristallisation du sentiment de discrimination ou d’injustice. Olivier, jeune FtM étudiant, revient sur son expérience scolaire :

 

« A l’école tu sais j’disais trop rien. Certains savaient, enfin, mes meilleurs amis, mais pas tous. Les profs et tout ils savaient rien. J’étais comme maintenant quoi. Sauf qu’on aurait dit une fille un peu masculine. J’ai jamais eu de réels problèmes avec ça si ce n’est des insultes comme ça, mais rien de grave. Enfin si c’est grave les insultes, ça ne fait pas plaisir, mais voilà, c’est toujours mieux que de se faire agresser. »

 

Les insultes, il les connait « par cœur » et arrive à en rire. « Ils me disaient que j’étais lesbienne surtout ou masculine. J’ai même eu des « sale pédé » aussi. J’préfère « pédé » que « lesbienne » quand même (rires). » Selon lui, l’expérience de la discrimination peut pousser certains trans à ne plus oser prendre des risques. « Si je m’étais fait agressé et tout, peut-être que j’aurais été encore plus discret. » Dans son cas, tout s’est plutôt bien passé, mais il a cependant développé certaines stratégies pour parer à d’éventuels problèmes :

 

« Là, ça va, j’ai juste appris à passer inaperçu en fait. À la fac personne le sait et c’est mieux comme ça. J’évite de me faire insulter comme ça. J’sais pas. C’est peut-être que j’ai pas envie de me refaire insulter comme avant. Tu vas te dire « le type il est parano et tout ». Mais en fait c’est juste que quand ça t’arrive une fois tu crois que tout le monde peut t’insulter ou des trucs comme ça. Donc t’évites d’en dire trop. »

 

2° Transboys et Sissyboys : expériences croisées

Les expériences ne semblent pas non plus les mêmes entre Ft et Mt[12]. Toujours dans son enquête, Stephen Whittle note que 51% des Ft et 36% des Mf ont subi un traitement différencié du fait d’une expression transidentitaire[13]. Aussi, les agressions verbales sont plus souvent prononcées à destination des Ft (46%) que des Mt (30%). Stephen Whittle note cependant que l’enquête menée entre en contradiction avec d’autres. Il écrit :

« Il est habituellement admis qu’il y a moins de tolerance à l’égard des “sissy boys” ou des garcons effeminés que des filles qui affichent des attributs masculins (Zucker et al. 1997[14], Martin 1990[15], Fagot 1977[16]). Mais cependant, il n’y a pas eu de recherches effectuées sur les « tomboy » à l’école. Il persiste une croyance selon laquelle des filles masculines ne se confrontent pas aux mêmes problèmes que les jeunes garçons. Cette recherche montre clairement que cette idée est fausse »[17].

 

En effet, la différence entre Mt et Ft semble s’arrêter là puisque autant de garçons que de filles trans’ ont été victimes d’agressions physiques et des violences sexuelles. Environ 31% des personnes trans disent avoir été violentées physiquement. 4,5% d’entre elles ont été agressées sexuellement au sein de l’école. Cette comparaison entre les garçons trans et les filles trans insiste alors sur les préjugés qui hantent ces deux parcours. Nous verrions plus de filles trans que de garçons trans. Pour ces derniers, la transition serait aisée. D’ailleurs ils seraient statistiquement moins nombreux. Dans leur article sur « L’invisibilité FtM », Emmanuelle Beaubatie et Julie Guillot dénoncent ces « idées reçues » qui tendent à être contredites aujourd’hui. Elles ajoutent :

 

« Avec la visibilité des garçons trans’ émergent aussi de nouvelles formes d’identifications au genre, moins binaires, et de nouvelles configurations de la masculinité qui déconstruisent l’association entre genre et rapport de pouvoir »[18]

 

Ceci nous amène à conclure, à la suite de Joz Motmans, que lorsque la masculinité et la féminité entrent en jeu, « la conformité au genre est ‘plus forte’ que la normativité hétérosexuelle »[19]. Du point de vue du groupe de pair, l’allégeance aux normes de genre protège doublement : de la suspicion d’homosexualité et des risques encourus lors d’une expression de genre dissidente.

 

Comme l’aura montré Sylvie Ayral[20] à travers la sanction scolaire, l’institution comme l’individu jouent des codes du genre, en y investissant des labels de virilité puis d’hétérosexualité. Ce qui semble vrai pour l’ensemble des enfants scolarisés devient plus criant pour les minorités sexuelles et les minorités de genre. Dans son rapport intitulé « être transgenre en Belgique », Joz Motmans interpelle quant aux conséquences de telles ségrégations de genre. Il rappelle les enquêtes menées par Horn[21] sur l’acceptation des altérités de genre par les adolescents : « les jeunes (aussi bien hétéros que lesbigays) qui adoptent un comportement de genre non conforme sont considérés comme « moins acceptables » par les jeunes de leur âge »[22].

 

Motmans souligne aussi que l’absence de communauté au sein des établissements affaibli l’empowerment des jeunes assignés péjorativement à une identité[23]. Les actes et paroles transphobes provoquent alors l’invisibilité ou la fuite et affaiblissent de fait la capacité individuelle des jeunes trans à se prononcer dans une langue de soi moins stigmatisante ainsi qu’à faire face aux stigmates physiques et psychologiques de la transphobie.


3° « Cisgenrocentrisme scolaire » : le cas des programmes de SVT

 

Nous disons « transphobie » mais il serait plus pertinent de parler de « cisgenrocentrisme »[24], à savoir un point de vue « cis » sur l’ensemble des expressions et des expériences de genre. A ce propos, nous nommons « cisgenre » toute personne dont le genre assigné à la naissance correspond à l’expression de genre vécue. Ce « privilège cisgenre »[25] fait référence, selon Maud-Yeuse Thomas, au « schéma dit de la ‘coïncidence sexe-genre’. L’identité de genre réellement vécue correspond au schéma social sexe-genre ordinaire. Une « femme féminine » est un schéma cisgenre »[26]. Selon Julia Serano, initiatrice du concept, le « gender entitlement » des cisgenres n’est viable que parce qu’il est pensé comme « infaillible »[27] par la « naissance cisgenre ». Julia Serano écrit :

 

« Les cissexuels voudront croire que leur genre est plus authentique que le mien. Mais cette croyance est malhonnête et ignorante. La vérité c’est que les femmes cissexuelles se sentent autorisées à s’auto-nommer femme puisque (1) elles reconnaissent cette catégorie, (2) elles vivent leurs vies en tant que femme et (3) les autres individus s’adressent à elles en tant que  femme”. »[28]

Nommer « qui sont les autres » revient donc à les classer[29]. Dans l’absence nominale, le « cis » devient le neutre, le normal, au même titre que le « masculin ». Le « trans’ » est ainsi poussé du côté de l’abject, de l’anormal, du pathologique.

 

A ne jamais être prononcé, l’espace « cis » agit comme un fantôme souverain[30]. La conception neutre des cis, est toutefois -timidement- mise à mal lorsqu’un élément comme le programme scolaire décide de relativiser la binarité et la fixité des sexes. En septembre 2010, les manuels de SVT (Sciences et Vie de la Terre) comportaient un nouveau chapitre, largement discuté, sur « le genre » et « l’identité sexuelle ». On a reproché de nombreuses choses à ce nouveau programme. D’une part, il lui été objecté que le « genre » était une question plus philosophique que biologique. Mais, plus que le support de la matière qui évoquerait le « genre », c’est le « genre » qui même qui a fait polémique. « Prosélyte », « subjectif », il ne pouvait prétendre à être enseigné du fait des particularités qu’il comprenait : les intersex’, les trans’ et les homosexuels. Le particulier, les autres, en opposition à l’universel, « les normaux »[31].

Toutefois, on aurait pu critiquer d’autres éléments de ce programme. Le fait, par exemple, que le « transsexualisme » ne soit définit que médicalement. Les manuels de SVT Hachette ont par exemple décidé de reprendre une citation de Colette Chiland pour l’enseigner aux lycéens (« L’être humain est une abstraction, seuls existent des hommes et des femmes »). Or, il conviendrait de rappeler que  Colette Chiland est au cœur d’une controverse autour de ses propos jugés transphobes par les trans eux-mêmes[32] et que cette affirmation binaire du sexe et du genre n’ouvre décidément pas la voie aux identifications de genre alternatives, fluides ou tout simplement hésitantes. De plus, nous souscrivons à l’idée qu’un chapitre qui aborde les questions homosexuelles, trans’ et intersex’ sous l’aspect médical ne signe pas d’un geste inclusif les nouveaux programmes de SVT. Le genre, tout comme son altérité, nous concerne tous. En ce sens, c’est l’ensemble des programmes scolaires qui sont susceptibles d’être lus comme cisgenrocentrés. Christine Detrez, dans ces recherches sur les encyclopédies du corps à destination des enfants, avaient déjà souligné le fait que :

 

« La différence des sexes et la différenciation des rôles se trouvent, par l’explication biologique diffusée auprès des enfants, justifiées et fondées en nature. C’est à la fois par la distribution entre garçon et fille des organes décrits, mais également par le biais du langage et des métaphores employés que s’invente le naturel, et que s’effectue, sous couvert scientifique, une véritable inculcation de normes sociales ».[33] 

 

Entre injonctions sociales et rigidités institutionnelles[34], dans une traque à la contrefaçon, les parcours individuels et les subjectivités qui ne respectent plus le cahier des charges des normes de genre sont alors chargés d’expériences maltraitantes.

 

4° Apprendre en cis-scolarité

 

Dans l’article qu’il propose aux cahiers de pédagogie en 2011 (« Des élèves trans dans l’école des filles et des garçons »), David Latour écrit :

« Je suis un homme trans et je suis professeur dans la fonction publique. Avant cela, j’ai été élève et j’ai été très seul : c’est pour cette raison que je voudrais donner la parole à ceux dont la différence reste inimaginable et inouïe pour l’institution et ses représentants et qui souffrent en silence à l’école « des filles et des garçons »[35].

 

Il rappelle que « les élèves trans sont victimes de brimades et de vexations au quotidien de la part des élèves cisgenres » et que « Ne pas respecter l’identité de genre revendiquée par un jeune trans, c’est déjà le ou la discriminer ; s’en suivent le rejet, les insultes, les coups, les viols »[36]. L’enquête menée par H&S[37] et Le MAG[38] en 2010 apporte quelques éclairages chiffrés sur la question[39]. Selon les associations, 69% des jeunes trans’ (de 16 à 26 ans) ont déjà pensé au suicide ! Et si la majorité des répondants reconnaissent avoir bénéficié d’une bonne acceptation de leurs identités de genre au sein de l’école, 9% (le double pour les Mt) avouent avoir vécu des situations de rejet. L’enquête souligne alors que :

 

« Les personnes trans doivent composer avec l’institution et le milieu scolaire pour ne pas trop être en proie à des situations de transphobie. Une minorité arrive à imposer leur identité choisie à l’institution (13% de l’échantillon). Au total la moitié seulement ont fait un coming out auprès de leurs camarades ou de l’administration. »

 

Au total, 18% des situations recouvrent des « insultes ». Pour 7% d’entre elles il s’agit de « harcèlements », 6% d’« exclusions », 5% de « menaces » et autant d’agressions physiques. Les exemples sont nombreux. Ils vont du plus jeune âge à l’université. Dans le film « Tomboy »[40], c’est l’approche de la rentrée solaire qui contraint Laure, jeune fille garçon manqué, à divulguer son secret et à ôter l’identité de Michael qu’elle arborait tout l’été. Extrait :

(La mère de Laure à sa fille)

« Tu vas te faire passer pour un garçon toute l’année ? L’école c’est dans deux semaines, alors maintenant on n’a pas le choix, il faut le dire […] Je fais pas ça pour te faire du mal ou pour te donner une leçon. Je suis obligée tu comprends ? Ca me dérange pas que tu joues au garçon, ça me fait même pas de la peine, mais ça peut pas continuer… »[41].

A l’école maternelle ce sont les jouets ou les toilettes qui sont les meilleures armes des normes de genre. Pascale est la mère de Colin, jeune garçon de 7ans. Elle a récemment été appelée par la maitresse de la classe dans laquelle son enfant est scolarisé.

« Elle voulait me voir parce que Colin s’était levé lorsqu’elle avait dit aux filles d’aller aux toilettes. Qu’est ce que tu veux que j’y fasse moi. Il avait envie d’y aller, je ne sais pas. Qu’est ce que ça peut lui faire que Colin se lève pas avec les garçons ou les filles. Si y’a un problème c’est à elle de l’expliquer dans sa classe. »

Au collège : la mode et ce que le corps donne à voir comme gage de normalité. Plus que l’identité de genre, c’est l’homosexualité, sa peur ou son attrait, que l’on éprouve. Mais à force d’épreuve, la fuite devient une stratégie avouable. C’est la déscolarisation qui attend malheureusement certains adolescents trans’ qui perçoivent dans la classe ou l’établissement une épreuve qui s’ajoute aux questions des médecins, des parents, et aux siennes évidemment. En 2000, l’enquête de Rivers dévoile que 72% des jeunes LGBT ont connus des périodes de fort absentéisme à l’école[42]. Mais l’enquête de Whittle[43] montre, paradoxalement, que les personnes trans’ sont, en moyenne, plus diplômées que le reste de la population. Pour des raisons qui tiennent à un rattrapage après leurs transitions, les personnes trans’ réinvestissent l’école et notamment les cursus supérieurs offrant des options « genre ». S’ils sont trois plus nombreuses à sortir du système scolaire avec le premier diplôme décerné (16% contre 5%), les trans’ sont donc aussi plus nombreuses à obtenir un diplôme universitaire de dernier cycle (14% contre 5%), même si ceci ne les prémunit aucunement contre un taux de chômage plus fort[44]. On restera prudent quant à ces chiffres qui indiquent une situation dans le contexte anglais lequel, d’un point de vue médical, juridique et scolaire, ne s’apparente pas à la situation française. Des épreuves attendent aussi certains trans’ à l’université, au retrait, par exemple, de leur diplôme. Diane est étudiante à dans une université française. A la suite de plasties, elle décide de retirer son diplôme au secrétariat de son université.

 

« J’en avais besoin pour mes entretiens d’embauche. J’ai demandé tout simplement mon diplôme. Je l’avais eu, j’y avais droit. Mais c’est vrai que ma tête ne ressemble plus vraiment, du tout même, à celle que connaissaient les secrétaires de ma fac. Et comme j’avais changé mon prénom, impossible de récupérer ce papier. J’ai du faire sans ou expliquer la situation. C’est un parcours du combattant l’administration quand t’es trans’ ! »

 

Peu de préventions[45], peu se sensibilisation[46], peu de formations : ces éléments poussent Stephen Whittle à dresser un constat alarmant :

 

« Des recherches doivent être faites sur l’expérience des adolescents trans et leur besoin de protection contre les agressions […] Il y a un besoin urgent de projets pour assurer que les jeunes trans soient aidés afin qu’ils restent à l’école plutôt que de quitter l’école et de vivre l’école comme une ‘seconde chance’ ».  

 

Conclusion :

 

On ne peut que se réjouir de la prise en compte politique de ce problème en amont. Les normes de genre s’imposent à tous. Mais elles ne sont une épreuve que pour une minorité. Des filles qui jouent au garçon, des garçons efféminés, des trans’, dont il n’est pas question de savoir s’ils vont être opérés, mais bel et bien de reconnaître une expression et peut-être un sentiment, une identité de genre alternative ;  des enfants intersex’ aussi dont on n’a pas parlé ici mais dont on sait que l’institution scolaire ne sait qu’en faire. Plus que des annonces pour lutter contre la violence, c’est-à-dire contre un acte déjà commis, peut-être faudrait-il envisager un plan large contre ces violences qui ne sont pas que physiques mais aussi sociales et psychologiques. En prenant en compte, dans son ensemble, la question des programmes[47], mais aussi la formation des enseignants, de la maternelle à l’université, peut-être pourrons nous appréhender l’école autrement que comme un lieu régit par des polices de genres intransigeantes à l’égard des personnes trans’ aux côtés des personnes homosexuelles[48].

 

 

 

 


 

 

Angles morts et contexte Gender blind

Karine Espineira 

 

 


 

 

 

Il ne fait aucun doute que s’intéresser aux expressions de Genre à l’école conduise à envisager les angle-morts probablement nombreux que comporte ce dossier mais aussi l’institution vis à vis de cette question. Il nous est apparu, par exemple, que les questions de modes sont trop souvent reléguées à un décorum générationnel. Si nous nous intéressons aux générations des années 1970 et 1980 jusqu’aux gothiques[49] des années 1990 et 2000 par exemple. L’impossibilité à se classer et à se nommer sans se disqualifier pointe la pluralité des stratégies de « survie » comme se ranger vers l’homosexualité par défaut ou encore d’opter pour l’adhésion à des mouvements qualifiés depuis comme des « vogues » ou des « modes ».

Rappelons bien que la notion de Genre est absente, tout comme la notion de transgenre au sens de franchissement de genre. L’inscription des trans dans la culture s’effectue de façon sporadique et tient la plupart du temps au « fait divers », fort peu engageant pour les jeunes générations – en ces années où l’homosexualité vient juste d’être déclassée de la maladie mentale et dépénalisée dans quelques pays. Nous précisons ainsi que la société était gender blind[50] d’un point de vue culturel.

Certains témoignages parlent de l’adhésion au mouvement hippie dans leur adolescence en raison d’une tolérance affichée ou présumée. Le même phénomène est notable pour les mouvements musicaux punk, coldwave et new wave. La figure de David Bowie, considéré comme l’un des précurseurs de la cold wave, genre musical de la fin des années 70 qualifié de sous-mouvement de la new wave et du post-punk, est à ce propos évocatrice. Pour le désigner, l’on parle de sa « période androgyne » [51]. En effet comment ignorer les codes vestimentaires et comportementaux de ces mouvements musicaux qui ont eu aussi comme particularité d’effacer provisoirement dans l’espace médiaculturel, l’opposition de genre entre masculin et féminin ? Talons hauts et fins, maquillages outranciers ou savamment dosés, cheveux longs, corps longilignes, épilés et ainsi affirmés ont permis à des personnes trans de toutes générations – même si nous pensons en particulier aux jeunes adolescent-e-s – de vivre des franchissements de genre par procuration ou du moins de les expérimenter dans un cadre protecteur : la culture musicale et l’adhésion à une mode spécifique. Les témoignages confortant cette idée ne sont pas si rares et mériteraient une étude spécifique.   

 

 

 

 


[1] Massillon J. Michel Teychenné chargé d’un rapport sur l’homophobie et la transphobie à l’école. Journal Yagg. 24 Octobre 2012 (en ligne)

[2] Whittle S. et al. Engendred penalties. Disponible sur : http://www.pfc.org.uk/pdf/EngenderedPenalties.pdf

[3] Whittle S. et al. Op. cit. p.64

[4] King, M. and McKeown, E. Mental Health and social wellbeing of gay men, lesbians and bisexuals in England and Wales. Royal Free College and University Medical School. Londres. 2003.

[7] Une autre enquête menée par l’association en 2011 dans l’enseignement supérieur révèle que pour 13% des étudiants, l’homosexualité est une « déviance », pour 3% d’entre eux il s’agit d’un péché et pour 2% d’une maladie mentale. Enquête disponible sur : http://www.sos-homophobie.org/sites/default/files/enquete-soshomophobie-caelif-2011.pdf

[8] On entend ici l’épreuve au sens de Danilo Martuccelli. Les épreuves sont « inséparables d’un récit particulier – celui de la mise à l’épreuve justement » […] « toute épreuve apparaît comme un examen, un test (souvent non formalisé) ». Ainsi, « le propre de chaque épreuve est de défier notre résistance et nos capacités à nous en acquitter ». MARYUCCLLI D. &  LITS G. Sociologie, Individu, Épreuves. Entretien avec Danilo Martuccelli. Emulations, vol. 3, n° 5. 2009

[9] Kosofsky Sedgwick E. Epistémologie du placard. Amsterdam, 2008.

[10] DORLIN Elsa, « Les putes sont des hommes comme les autres », Presses de sc. po 11, pp. 117-132, 2003

[11] AYRAL Sylvie, La fabrique des garçons : sanctions et genre au collège, PUF, 2011. Selon elle, les sanctions renforcent les identités viriles et agissent comme des « médailles de virilité » auxquelles se référent garçons et filles au collège.

[12] On note Ft les personnes assignées femmes à la naissance et qui s’orientent  une autre identité de genre. On note Mt les personnes assignées hommes à la naissance et qui s’orient vers une autre identité de genre.

[13] Nous ne parlons pas ici de « transition » au sens d’une opération mais d’une expression de genre alternative, c’est-à-dire non binaire ou non fixe.

[14] Zucker, K. J., Bradley, S. J. and Sanikhani, M. Sex Differences in Referral Rates of Children with Gender Identity Disorder : Some Hypotheses, Journal of Abnormal Child Psychology 25 (3): 217-227. 1997.

[15] Martin, C. L. Attitudes and expectations about children with nontraditional and traditional gender roles, Sex roles 22(3-4): 151-166. 1990.

[16] Fagot, B. I. Consequences of Moderate Cross-Gender Behaviour in Preschool children, Child Development 48(3): 902-907. 1977.

[17] Whittle S. op. cit. p.66

[18] Beaubatie E. ; Guillot J. L’invisibilité FtM : aspects sociaux et politiques. La transidentité : des changements individuels aux débats de société (dir. Alessandrin A.), L’Harmattan, 2011.

[19] Motmans J. Etre transgenre en Belgique. Rapport. Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. 2009.

[20] Op. Cit.

[21] Horn, Staccy S. Adolesents’ acceptance of same-sex peers based on sexual orientation and gender expression. Journal of youth and adolescence. 36, pp. 363-371. 2007. 

[22] Motmans J. Etre transgenre en Belgique. Op. cit. p.74.

[23] Grossman et al. Lesbian, gay, bisexual and transgender youth talk about experiencing and coping with school violence : a qualitative study. Journal of LGBT youth. 6(1) pp. 24-46. 2009.

[24] Espineira K., Thomas M-Y., Alessandrin A. La transyclopédie, Des ailes sur un tracteur. 2012.

[25] Serano J. Whipping girl. Berkeley, Seal ed. 2007

[26] Thomas M-Y. Glossaire. La transidentité : de l’espace  médiatique à l’espace public, (Espineira K.). L’Harmattan, 2008.

[27] Serano J. op. cit. p.166

[28] Serano J. op. cit. p.167

[29] Delphy C. Classer, dominer : qui sont les autres ?. La Fabrique. 2008.

[30] C’est l’expression qu’utilise Jonathan Katz pour désigner le privilège de l’hétérosexualité à pouvoir agir à l’évidence sans être pronocée. Katz J. L’invention de l’hétérosexualité. Epel, 2001.

[31] On soulignera à cet égard, la diffusion d’une affiche par le Parti Chrétien Démocrate de Christine Boutin portant sur l’enseignement du genre et qui titrait : « On ne naît pas femme on le devient. Ou alors on nait homme et on devient femme. Ou bien on nait femme et on devient homme. Ou même on nait homme et on devient femme puis on redevient homme ». Une contre affiche, réalisée par H&S (Homosexualité et socialisme), intitulée « Tu ne sera pas une femme mon fils » et sous titrée « Christine Boutin », montrait un jeune homme pendu. Affiches disponibles sur :  http://www.tetu.com/actualites/france/christine-boutin-vs-hes-bataille-daffiches-choc-sur-les-etudes-de-genre-au-lycee-20163/20

[33] Detrez Christine, Il était une fois le corps… la construction biologique du corps dans les encyclopédies pour enfants. Sociétés contemporaines, Ecole publique/école privée : des frontières poreuses, n° 59/60, 2006.

[34] Lire à ce propos : Collet I. ; Grin I. En formation initiale des enseignants. Cahiers pédagogiques, n°487, 2011, p.32. Ainsi que : Petrovic C. Quand ça ne va pas de soi pour les enseignants. Cahiers pédagogiques, n°487, 2011, p.34.

[35] Latour D. Des élèves trans à l’école des garçons et des filles, Cahiers pédagogiques, n°487, 2011, p.19.

[36] Latour D. op. cit.

[37] Homosexualité et Socialisme.

[38] Mouvement d’Affirmation Gay.

[40] Tomboy, Celine Sciamma, 2011.

[41] Extrait : 1h08min.

[42] Rivers I. Social exclusion, absenteeism and sexual minority youth’, Support for Learning 15(1): 13-17, 2000.

[43] Whittle S. op. cit.

[44] Motmans J. Être transgenre en Belgique : un aperçu de la situation sociale et juridique des personnes transgenres. Institut pour l’égalité des hommes et des femmes. Bruxelles. 2009. (p.102)

[45] Dans les dernières campagnes de l’éducation nationales, on pouvait voir apparaitre un garçon aux côtés de la phrase suivante : « Voici un garçon qui aime les garçons. Mais ce garçon qui aime les garçons n’aime pas les garçons qui n’aiment pas les garçons qui aiment les garçons : Cette phrase est compliqué mais moins que sa vie d’étudiant homosexuel ». Une affiche similaire vise la lesbophobie. Aucune n’a été réalisée pour lutter contre la transphobie. Affiches disponibles sur : http://www.eduactive.info/spip.php?article489

[46] Les associations « Contact » ou « SOS homophobie » intègrent peu à peu la question trans’ dans leurs interventions en milieu scolaire.

[47] Par exemple, le dictionnaire des écoliers, mis en ligne par le ministère de l’éducation sur le site du CNDP (Centre National de Documentation Pédagogique) illustre le mot « féminité » de la sorte : définition « ce qui concerne une femme ou une fille », phrase d’exemple « Cendrillon redevient féminine quand elle se retrouve dans sa belle robe pour le bal ».

Disponible sur : http://www.cndp.fr/dictionnaire-des-ecoliers/definition-f%C3%A9minin-6500.html (consulté le 04/11/2012)

[48] Une annonce du 31 octobre 2012 du ministère des droits de femmes, pour lutter contre les violences de genre à l’école, montre la timidité avec laquelle la question trans’ est abordée : http://www.najat-vallaud-belkacem.com/2012/10/31/programme-d%E2%80%99actions-gouvernemental-contre-les-violences-et-les-discriminations-commises-a-raison-de-l%E2%80%99orientation-sexuelle-ou-de-l%E2%80%99identite-de-genre/

[49] Comme décrit par Annie Burger-Roussenac : “Goths et gothique aujourd’hui. Histoire d’une culture de jeunes à la mode” ; en ligne : http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2005-2-page-185.htm

[50] A entendre comme « aveugle à la notion de genre comme rapport sociaux de sexe ».

[51] Lire l’article de Cédric Jamet : “La figure de l’Androgyne dans le Rock. Représentation et Réalisation d’une subjectivité Queer” ; en ligne :  http://www.post-scriptum.org/alpha/articles/2006_6_jamet.htm


Mise en ligne : 01.01.2013