Maud-Yeuse Thomas

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Introduction

La machine internet

À l’évidence, internet a changé la donne et rebattu les cartes. Pour aller vite, formulons que cette nouvelle donne s’est effectuée pour changer une maldonne. Celle des discriminations, invisibilisations, discours et pratiques malveillantes, mauvaise formation des praticiens débouchant sur des mauvaises opérations. Aujourd’hui encore, certains praticiens se plaignent qu’ils ont été mis devant le fait accompli, de « souffrir » eux aussi des maldonnes : manière naïve mais efficace pour dissimuler une transphobie ordinaire. De fait, le renouveau espéré par les personnes trans est toujours en cours. L’arrivée de la Sofect a accentué cette maldonne et investissant internet comme outil de diffusion à la manière d’une start-up. Là où son rôle est, en revanche, nettement décisif réside dans le débat permanent dans une profusion de sites, blogs, forums, et l’importance prise par l’analyse universitaire où le sujet trans est désormais investi par des auteur.es, il y a peu encore, silencieux et indifférent.

Pour qui veut creuser, les revues en ligne offre ainsi un panorama impressionnant, invalidant l’idée qu’internet accélérerait le zapping intellectuel en s’alignant sur le zapping télévisuel. Nous pouvons dire qu’à l’inverse, internet popularise la possibilité de se faire une bibliothèque personnelle. Face à la massivité du travail quotidien des normes de genre comprises comme étant des normes de sexe, internet joue tout son rôle d’espace d’expressions pour une micropopulation alors très peu visible encore dans la décennie 1990-2000. Sur le fond, internet désenclave les individus souvent isolés, permet les regroupements et surtout de revenir sur l’invisibilité de la question trans et l’ininterrogation de la dimension du genre.

Du jour au lendemain, internet raccourci les distances. En changeant de genre sur l’écran, on teste sa capacité à répondre aux normes de genre usuelles, cette fois détachées du contexte des significations prétendant à une coïncidence déterministe sexe-genre. L’on teste dans le même temps ceux et celles qui répondent aux messages. On peut trouver une communauté de destin, dire ce que l’on a sur le cœur dans un échange interpersonnel autant que la recherche d’informations et d’adresse de praticiens sans quitter son bureau. Le forum va constituer un lieu idéal pour cet échange multiple et jouer à la fois le rôle de village et de rond-point débouchant sur une multitude de routes définies et de chemins de traverse. Rien n’empêche de fréquenter plusieurs forums, bien au contraire. À L’anonymat, s’ajoute l’usage de pseudonymes. En sus, l’on peut se présenter comme une militante engagée dans un forum, un timide discret dans un autre ou encore une recherche d’une rencontre sexuelle. Internet amplifie ce que le minitel avait mis en place, propose une profusion sur des milliers de pages actualisant une sexualité trans, trop souvent oubliée.

Le forum est organisé de telle manière à ce que son espace d’expression traite non seulement les sujets pour lequel il est organisé mais encore, qu’il détienne une part substantielle des représentations. Autrement dit, que ces micro-espaces deviennent la norme majoritaire et l’expriment, à l’instar du village gaulois résistant à la puissante Rome. Le forum est alors une place du village, le lieu retrouvé des déambulations subjectives sans danger. Il n’est pas ce lieu libre de toute contrainte ou la cour des fantasmes, tel qu’aime à le décrire l’aiguillon du contrôle mais un espace minoritaire dont les habitants et les usages le muent en espace majoritaire. La règle d’or de beaucoup de forums est donc la bienveillance face à l’espace de contrôle des normes majoritaires accédant aux normes sociosymboliques dominantes, où les malveillances, agressions et prédations sont nombreuses et la ligne de conduite autant que d’une interrogation politique et parfois philosophique est une réflexion sur la fonction sociopolitique des discriminations.

Internet politique

Ce renversement normatif va alimenter un renversement politique envers les discriminations et un resserrement analytique sur les phobies maintenant la pression normative. En se généralisant, cette lutte contre les discriminations de chaque groupe assure sa présence, passe du sujet observé et transformé en un consommateur captif d’observations objectivantes, de soins, conseils, médicaments, thérapies, etc., en sujet observant dans un échange interpersonnel et transculturel. Fini le travelo et le yabon banania, l’interrogation sur la transphobie comme le racisme ouvre l’interrogation civique au quidam informatique. Internet est à cet égard un prolongement de l’espace de conformité. L’espace (presque) gratuit, tentaculaire, transculturel permet un maillage sans limites, dénoue les contraintes qui s’exercent sur les représentations minoritaires enchâssées dans une pression majoritaire hégémonique et déborde désormais presque tous les pouvoirs.

De tous les sujets, l’un d’eux émerge de manière massive et constitue le fil le plus fréquent, le plus discuté et le plus sujet aux controverses : comment les normes majoritaires nous affectent-elles dans notre vie ordinaire de telle manière qu’elles puissent se constituer comme déterministe, passer pour « normal » au point de rendre une vie invivable. Les discussions sur le sujet trans sont profondément marquées et affectées par l’idée d’un changement de sexe. Or la population trans est profondément inhomogène et va donc alimenter une discussion sans fin sur les positionnements et donc des définitions des uns et des autres. Pour la partie militante de la population trans, le sujet trans est d’abord un sujet profondément affecté par l’usage hégémonique des normes majoritaires et non par les traitements et opérations. Tous les acteurs et actrices, quel que soit le type de transition rêvée ou entreprise, sont mobilisé.es dans cette direction et l’usage qu’elles font d’Internet est largement canalisé par cet impératif des discriminations les empêchant d’accéder au lien social, à l’inverse du quidam qui a pour lui l’avantage de la neutralisation sociologique et le privilège de la symbolisation cisgenre.

Le nombre de forums va se multiplier puis le blog va progressivement apparaître quand, de sujet observé, le minoritaire devient un sujet observant et analysant. L’usage d’Internet bascule du côté de la production et diffusion de savoirs. L’ODT est issu de cette transformation.

L’usage d’internet généralise plusieurs choses essentielles : la mise en réseau facilitant la prise de contact et la prise de décision, la montée en puissance d’une militance intersectionnelle et son évolution sur une production de savoirs (faire et être) et expertises, condition pour se visibiliser dans l’espace convoité de diffusion des savoirs stratégiques. Enfin, la requête d’informations objectives maximisant la qualité des traitements, opérations, thérapies dont les acteurs/trices ont besoin.

En conclusion, internet rempli la fonction de canal social, voire de lien social, partout où les discriminations ont imposé des ruptures et violences. Multiple et tentaculaire, internet devient ce monde bis du monde réel sursaturé de conflits de groupes sociaux minoritaires désirant accéder au privilège de la neutralisation symbolique (ou naturalisation) anonyme et des privilèges socio-économiques.

La population trans peut alors se renommer, du transsexualisme aux transidentités que vont contester les acteurs historiques de la pathologisation, ceux-là même qui voyait dans internet une fuite vers les mondes de fantasmes, dissociant le réel du virtuel à l’instar de la dissociation sexe genre et voulait le contrôler, ce qui en est le corollaire. Le contexte national se trouve manifestement débordé et va d’ailleurs s’y mettre à son tour. Celui-ci est désormais en prise sur une mondialisation contestée par les acteurs du contrôle qui y voit une nouvelle fuite en avant, un nouveau hochet pour masquer les replis nationaux de type identitaristes. De manière nette, internet joue tout son rôle de créateur de nouveaux espaces de subjectivité qui sont devenus des espaces de reconfigurations.

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Mise en ligne : 4 avril 2014