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Suite entretien avec Naiel Lemoine, photographe

Naiel Lemoine

Photographe

 

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4- On te connait moins pour ton travail sur l’urbain, ou l’urbanité, sur les paysages aussi que tu photographies : peux-tu nous en dire deux mots ? (sont-ils en lien avec tes revendications ?)

Les photographies réalisées sur le thème de l’urbain et des paysages autres, sont, en tout premier lieu, liées à une pratique photographique particulière, elle même induite par les conséquences d’une maladie.

En effet , les premières années vécues avec la fibromyalgie ont été des années, quasi sans sommeil, de douleurs incompréhensibles, de perte d’autonomie physique et de folie provoquée par le monde médical.

Après être sorti-e de l’enfer asilaire et hospitalier, deux problématiques se sont imposées à moi:

– La question du corps “enfermé” triplement (dans mon corps, dans le monde médical et la psychiatrie) qui se heurte brutalement aux normes de la toute puissante médecine française. Cette médecine qui dit quelle maladie est validée en tant que telle ou non, et qui range tout le reste dans de la psychiatrie de comptoir… Cette première problématique a d’ailleurs donné lieu, à ma première exposition, qui porte sur les questions du  corps indicible au regard des normes du monde médical, de la société, puis en lien avec le genre..).

Elle est visible ici: http://www.naiel.net/identite_cadre.htm

– La deuxième est celle, du rapport particulier au temps, qui se créé. Quand on ne dort plus, le temps s’étire à l’infini et devient un long couloir sans fenêtres, sans arrêts. Il est partout et nulle part.

Se pose alors de manière très pragmatique, la question “que faire de ce temps” quand à 4h du matin on n’est pas réveilléE mais juste encore  éveillé-e?; couplée à la nécessité d’essayer de s’échapper quelques minutes de “ce corps anarchique”, de soi.

Un matin, je suis sorti-e avec mon appareil et pendant les premières années, où que je sois, je partais dans la nuit, seul-e en essayant juste de regarder, d’écouter puis de shooter.

Cette double injonction à échapper à un corps malade et au temps infini ont fait de cette pratique, une habitude et une évasion indispensable à ma survie; comme une drogue qui vous ouvre d’autres chemins qui étaient là mais inaudibles, invisibles, inodores, impalpables dans le brouhaha du temps dit  » normal », du temps qui rime avec  boulot/ métro/boulot/dodo…

Cette pratique quotidienne a donné lieu à une première exposition ( « Errances » http://www.naiel.net/Errances_cadre.htm) puis à une autre:

(terre des humains / terre des non humains »http://www.naiel.net/hnhcadre.htm ).

La plupart des clichés pris, pendant cette période, ne sont pas sur le net, ils sont dans des cd, des dvd, des disques durs, parfois accompagnés de mots ou non, parfois sur mon blog (http://blog.naiel.net/).

Les thèmes récurrents sont l’errance, l’absence qui exacerbe la présence, les traces, les voyages dans tous les sens du terme….

J’ai une prédilection pour les gares, les lieux désaffectés, l’architecture d’un espace/temps; d’un moment, les barreaux, les chaines…

J’interroge ainsi, les traces de l’urbain dans la nature et de la nature dans l’urbain et donc les traces de ce qu’ un être humain a, à un moment donné, construit, consommé puis jeté…

Je pense que le texte de présentation de « terre des humains/ terre des non humains » en parle mieux que les quelques mots que je peux poser ici.

J’interroge aussi, comment ces lieux consommable/jetables  résistent/ se métamorphosent par et pour des personnes qu’on a bannies ou qui refusent les diktats d’une société capitaliste qui accélère son autodestruction programmée.

Donc, pour répondre à la deuxième question: oui, ces shoots sont en lien avec mes aspirations/revendications…

Ces photos témoignent de l’horreur ordinaire, de la course frénétique de ce système inhumain que j’essaye de combattre.

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5- On a pu t’entendre dans des conférences et tu dis toi même qu’il n’y a pas la question du genre, toute seule, mais en lien avec d’autres. Le féminisme par exemple. Pour toi, c’est quoi être féministe ?

Quand je dis, je suis féministE, je me dois d’expliquer ce qu’est pour moi le féminisme, parmi tous les féminismes existants. Et pour cela, je vais tout d’abord tenter d’expliquer brièvement quelle est ma grille d’analyse pour penser le monde et résister dans ce monde.

C’est une grille de lecture matérialiste, féministe, post-marxiste, dynamique, qui utilise les concepts de rapports sociaux pour penser les modes de production, de reproduction et les possibilités de changements des groupes sociaux (autrefois analysés comme séparés, immuables, naturels).

“Le rapport social peut être assimilé à une tension qui traverse la société; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir, les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux.”

 (Danièle Kergoat, “Penser la différence des sexes : rapports sociaux et division du travail entre les sexes »”in Margaret Maruani, Femmes, genre et société,  Editions la découverte, 2005).

Les rapports sociaux que sont le genre, la classe , la racisation, la génération… s’articulent les uns avec les autres , s’entrecroisent ( ils ne sont pas simplement additifs), ils sont, dit D Kergoat, « consubstantiels et co-extensifs »: « consubstantiels : ils forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales(..) et co-extensifs:  » en se déployant les rapports sociaux de classe , de genre, de race se reproduisent et se co-produisent mutuellement ».(…) » Ils interagissent les uns sur les autres et structurent ensemble la réalité du champ social ».

 (« Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in sexe, race, classe ; pour une épistemologie de la domination, Paris, PUF, 2009)

En ce qui concerne le genre (rapports sociaux de sexe) et donc les féminismes (mais pas que), je vais essayer d’être plus précisE:

Je tiens d’abord à préciser que le genre n’est pas, pour moi, la construction sociale du sexe biologique (le genre est un concept créé dans les années 50 aux États-Unis par Stoller et Money, deux psychiatres et psychologues travaillant sur le “transsexualisme” et la réassignation des enfants intersexuéEs.

Le genre préexiste au sexe et le produit en lui donnant l’illusion du naturel (tout en invisibilisant cette production).

C’est un rapport social de pouvoir qui produit et entretient le système hétéronormatif (2 genres, 2 sexes, relation hétérosexuelle avec pour but la reproduction).

Dans ce sens il fonde la société en tant qu’hétérosexuelle (cf Wittig).

En tant que dispositif créé et au service du pouvoir biopolitique, il est à détruire car il maintient l’oppression d’une catégorie sur une autre, exerce un contrôle permanent des individuEs via une grille de lecture normative qui définit ce qui est “humain” de ce qui ne l’est pas. Il exclut donc du domaine du “pensable” toute personne ne pouvant être identifiée clairement par cette grille.

Le genre (en tant que dispositif de régulation au service du pouvoir) au même titre que le sexe n’a pas de caractère naturel, rien ne préexiste à sa production.

Dans ce sens, le féminisme a pour objectif final la destruction du genre; ce qui ne veut pas dire qu’il faut ignorer ou nier la réalité des catégories sociales de genre et leur relations.

Ma conception du féminisme est matérialiste et « Wittigienne », dans ce sens « être féministE, c’est lutter pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe » ; alors que « pour de nombreuses autres cela veut dire quelqu’une qui lutte pour la femme et pour sa défense, pour le mythe donc et son renforcement » ( On ne nait pas femme, M. WITTIG, in “questions Féministes” N°8, mai 1980).

Les rapports sociaux de sexe devraient produire autant de sexes que d’individuEs, si ce système hétérosexiste ne réifiait pas en permanence, comme fait de nature, deux sexes et tout ce qui en découle.

(C’est une des limite des grilles d’analyse féministes (exceptée Wittig, le corps lesbien) de n’analyser que les constructions de « LA masculinité » et de « LA féminité » de groupes sociaux hétérosexuels. Qu’en est -il DES constructions « Des masculinités », « Des féminités » chez les pédés, les gouines…, et ce même si le mouvement homosexuel tend à s’homonormativiser sur le modèle hétérosexuel et aussi à s’homonationaliser).

C’est un prolongement des grilles d’analyses féministes, qui au sein des contraintes qui nous font advenir comme sujet, laisse à celui-ci, des marges de résistance (notamment au niveau du genre, mais qui n’est plus du genre, car le genre est binaire) dans et non pas hors du champ social.

Qui, d’ailleurs,  pourrait prétendre y échapper?

Ce prolongement peut permettre aux individuEs, dans des relations sociales (D. Kergoat distingue notamment rapports sociaux et relations sociales, dans le sens où les antagonismes ne sont pas forcement à l’œuvre dans toutes les rencontres interpersonnelles), et je pense notamment à ma construction personnelle, de créer d’autres réalités visibles et violemment  sanctionnées, mais qui peinent à entrer dans le champ social en raison du système de fabrication asymétrique du genre nécessaire au fonctionnement de la société dans la quelle nous vivons.

 

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6- La question de l’intersectionnalité revient souvent dans tes propos : “races”, classes… de futurs projets autour de ça?

Non, car je n’ai actuellement pas de projet tout court.

De plus, même si je suis questionné-e par ces entremêlements d’oppressions, je le suis en tant que personne blanche, transwhatever, de classe moyenne (si elle existe encore), avec une validité variable dans le temps et d’une génération différente de celles que je suis amené-e à croiser.

Je fréquente dans mon quotidien, des personnes précaires et de classe moyenne, valides, des lesbiennes, gouinEs, un pédé, des hétéroEs et biEs et quelques “blacks” et “arabes” (je reprends les “auto-nominations” des personnes), mais mon univers reste, je le constate, assez blanc.

De ce fait, aller piocher dans chaque catégorie, sans participer pleinement aux luttes, vies, ne fait pas partie de mes pratiques.

Cette année, je souhaitais amorcer un projet, qui me tient à cœur depuis longtemps, qui est de questionner “la validité présumée et la situation de handicap présumée” dans nos milieux, mais je n’ai pas eu l’énergie suffisante ni les contacts pour le réaliser.

Donc, si j’ai un projet à mettre en œuvre dans le futur, ce sera prioritairement celui-ci.

7- Tous les ans, ou souvent tout du moins, tu te rends aux UEEH : quel témoignage t’inspirent-elles?

Ueeh, comme/

 nostalgie/

espace/temps/ inimaginable

offert/

 à nos envies

à nos/

réalités impensables

Ueeh comme

 partages/

plaisir des rencontres/

discussions/réfle(ct)ions/

Ancrage

sur le sol d’un

patio

sur le verre/brisé

de nos montres

Découvertes/ateliers/plaisir

aller juste/

vers l’autre.

Solidarité/ la main tendue/

pour oublier/ réécrire et

Dépasser/

ensemble/

les coups et blessures reçues

d’une société

qui nous a laisséEs/

NuEs

Ueeh comme/

être

cet être qu’on ne peut

par/être

dans le quotidien de nos vies/

contraintes/

par la normalité/l’ individualité

et le profit

Comme être/

avec d’autres êtres en/

dé/construction/

en re/construction

en dé/formatage de nos/

cerveaux

re/significations de

nos corps

quand les paroles/

d’autres

résonnent en toi/

comme un /

possible

jamais imaginé car/

impensable/

 jusqu’à ces rencontres /

juste

véritables.

Ueeh comme/

 être ensemble

dans des soirées débridées

dans des ateliers passionnés

dans les gestes esquissés/

sans ambiguïté/

sur les matelas

 affalés/

d’un /calinodrome

comme des possibles/

avec vue/

 sur les calanques

comme un arrêt/

 brutal/

qui vous change à jamais /

et vous laisse

le gout du manque

Être et co-êtreS,

pour et ensemble/

construire

nos rêves et nos luttes

Ueeh pour partager /

nos vécus/ nos idées/

nos douleurs / nos cris/

nos joies/ nos amours

Ueeh comme /

populaires

comme/

 politisation

sans agressions/ sans

silences génés

comme

se repenser/

se déconstruire sans

jugements

sans peur de se perdre/

Ueeh,comme /

Nous repenser

dans la joie/

dans les conflits/

mais avec /

cette bienveillance

qui a déserté

tes dernières années…

Naïel, 29 aout 2012

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8- Je crois que tu participes aussi à l’Existrans… Tes photos disent quoi de ce moment de visibilité ?

J’ai participé à l’Existrans de 2005 à 2010, avec des motivations, des rôles et un enthousiasme différents selon les années.

Que disent mes photos de ce moment de visibilité?

Je pense tout d’abord que ce n’est pas à moi de dire ce qu’elles peuvent dire mais aux gentes qui les regardent.

Ce dont je peux parler, par contre, sont :  ma manière d’aborder les Existrans et les manifestations avec mon appareil et  ce que m’évoquent ces traces quelques années plus tard.

En ce qui concerne ma façon d’aborder les Existrans et les manifestations, elle tient plus de l’ordre du reportage; pas du reportage avec des clichés chocs, mais plus du reportage qui essaye de relayer les messages politiques de ces manifestations par le médium de la photographie.

Elle se différencie aussi du reportage dit classique, dans le sens où c’est un reportage « de l’intérieur »: je me trouve à chaque fois confrontéE à la double difficulté d’être acteurE de la manifestation et dans le même temps spectateurE attentivE. Ce sont des photographies qui sont situées, elles viennent du « dedans-dehors ».

De manière plus générale (mais je l’ai très peu pratiqué, de fait, pour les Existrans), je parcours la manifestation une première fois, en étant toujours dedans-dehors, pour essayer de shooter les pancartes, les banderoles, les slogans, les associations, groupes présentEs, les messages politiques délivrés.

Puis la seconde partie se passe au gré du déroulement de la manifestation , mais usuellement  je prends des portraits, des expressions, des moments d’humanité….

En ce qui concerne l’Existrans, de 2005 ( ma première) à 2010 ( ma dernière), je me suis apercu-e que je prenais de moins en moins de photos et que je ne prenais plus les mêmes photos:

Après 2009, je n’avais plus envie de continuer d’essayer de montrer cette apparence de pseudo-unité/ cette apparence de « communauté trans ». Il devient à un certain moment impossible de photographier côte à côte des personnes qui se sourient en se haïssant profondément.

Au fur et à mesure des années et de mes implications diverses dans ce qui est communément appelé » le monde trans », dans ses divers strates et sous groupes; quand les batailles, politiques ou non, internes déchirent les groupes, les amitiés,quand ont disparu la joie d’être ensemble pour cet unique jour de visibilité trans, la solidarité, la liberté de s’exprimer, la possibilité d’être soi tout simplement; que reste-t-il à photographier ?

 

Un charnier d’Égos démesurés drapés des immaculés Trans ou Rainbow flag ? Des sourires figés qui construisent la muselière du dicible ! La flamboyance du pseudo consensus ?….

Pour cette interview, je me suis obligé-e à rechercher dans mes cd, dvd puis disques durs, les photos prises lors des différentes Existrans et autres manifestations trans ( celles-ci ayant disparu du net, suite à la fermeture de slide.com en janvier 2012), avec une certaine nostalgie mais surtout avec un sentiment de pesanteur intense..

Que m’évoquent-elles, là, ce 24 aout 2012, soit 7 ans après la première et 1 an et demie après la dernière à laquelle  j’ai participé?

Ce regard est le regard situé d’une personne transidentitaire, sur son propre regard passé et avec sa double, voire triple, position au sein des Existrans, suivant les années ( j’expliquerai plus loin, la question des multiples positions/situations).

En 2007, j’ai réalisé très peu de photos pour cause de double  » appartenance » à l’organisation de l’Existrans et à un groupe informel.

Celles que j’ai pu réaliser à l’aide d’un petit bridge numérique, montraient , je crois, mes illusions de l’époque: l’espoir de la convergence des luttes; avec des banderoles , des pancartes, qui re-politisaient les luttes trans au sein / en les croisant avec d’autres luttes comme l’anti psychiatrie, la colonisation des minorités, le système binaire hétéropatriarcal et donc les féminismes, les questions du fichage des déviantEs de toutes sortes…

Pour résumer, il ne s’agissait pas de lutter seulement  pour des droits pour les trans ( et avec la difficile question de l’intégration-assimilation) mais contre un système politique qui attaque touTEs les anormaLEs, toutes les minorités. Il faut rappeler que 2007, c’est Sarkozy élu président en (f)rance!

C’était aussi la première fois, à ma connaissance, que se déroulaient de manière simultanée et avec les mêmes mots d’ordre, 3 Existrans, à Barcelone,Madrid et Paris ( le 07/10/2007). Cette « première » a été rendue possible grâce aux rencontres entres activistes trans castillan-ne-s, catalan-e-s et français-e-s lors des UEEH en juillet 2007 ( http://www.ueeh.net/).

Depuis, cela a conduit petit à petit à la création du réseau STP 2012 ( Stop trans pathologization, 2012 pour la sortie du DSM V prévue en 2012 mais qui finalement n’arrivera qu’en 2013) , officiellement créé en juin 2009.

 

STP 2012 regroupe à l’heure actuelle plus de 300 groupes et réseaux dans le monde et coordonne tous les ans un « international day of action for transdepathologzation », qui aura lieu cette année le 20 octobre 2012. « Le dernier octobre 2011, des groupes activistes de 70 villes d’Amerique Latine, Amérique du Nord, Asie, Europe et Oceania ont organisé des marches et d’autres actions sous la campagne STP-2012 » ( http://www.stp2012.info/old/fr).

Pour en revenir à la photographie, mes quelques shoots de 2007 disent cela: l’empowerment, la joie d’être là, la solidarité avec comme banderole de tête » contre la psychiatrisation, Résistrans » et avec une banderole d’un groupe informel  » Les normes sont trop étroites pour penser Nos réalités » qui restera gravée dans beaucoup d’esprits. Elles ne disent pas les guerres internes.

En 2008 et 2009, mes photographies m’ évoquent la rage , la joie d’être ensemble, de hurler, la fierté juste d’être, la diversité, les possibilités de convergences de luttes encore présentes  ( un croisement avec une manifestation de soutien à des sans papierEs, qui donne lieu à un die-in commun),  des revendications sans frontières ( En 2008, 11 ville européennes se sont mobilisées pour la dépathologisation trans , le même jour avec comme mot d’ordre: « Ni homme, ni femme, le binarisme nous rend malade »), l’appropriation de l’espace public, la diversité, le partage, les copain-e-s..

Il y avait encore tout cela en 2008, malgré les tensions internes qui s’intensifiaient et se cristallisaient.

2009, montre l’apparition de nouvelles associations ( Outrans, et d’autres que je ne souhaite pas citer), Bachelot et sa fausse dépsychiatrisation (et où, malgré les divers communiqués de presse des diverses associations pour expliquer, qu’en (f)rance, les trans étaient toujours soumis-e-s à la toute puissance de la psychiatrie et de ses équipes off et que rien n’avait changé, cette annonce de changement d’ALD a eu pour conséquence directe une désinformation de masse qui court encore aujourd’hui), la présence d’une association féministe ( les tumulutueuses) , la joie de se retrouver, les amourEs passagères ou durables, les générations qui se mêlent, mes amiEs, les amitiés qui se sont éteintes ou fracassées, les personnes qui changent et quittent votre quotidien, celles qui restent et vous le rendent insupportables, de nouveaux visages…la vie , quoi ! Et toujours, comme dans toutes les Existrans auxquelles j’ai participé, l’interpellation sur le VIH, la situation des séropoEs qu’on expulse et les travailleusEs du sexe.

En 2010, je n’ai quasiment pas pris de photographies (une dizaine) en raison d’une lassitude, et « d’un ciel si bas qu’un canal s’est pendu »…

Voilà ce que je peux dire aujourd’hui, de mon regard délavé sur mes regards passés sur les divers Existrans.

9- Pour finir, de manière plus personnelle peut-être, pourrais-tu nous parler de ton regard d’artiste et de militant.e sur le mouvement LGBTIQ ?

De L.G.B.T.Q.I./

ne restent que

trop souvent/

 une majorité qui décrie

ceulLEs /

encore trop/

 déviantEs

Du L et du G/

enfin/

surtout du G

dans les saunas du Marais

dans les prides/

 de juin à juillet/

la beauté/

conventionnelle/

dégouline quelque  peu

sur /stonewall

de revendications

 bien frêles

la techno a remplacé le music hall

En 2012, je

vote?

pour continuer /

d’expulser

celLes qui sont néEs

avec la peau/

 un peu trop foncée

Mariage et égalité

comme ultime/

 révolte

folles butchs et T

trop visibles

trop radicalEs

s’abstenir

quand leur avez vous

fermé /

votre porte

à grand coups de

normalité?

Et pourtant, jamais/

je n’oublie/

que du L, je suis néE/

que dans les quelques bars

de/ Paris

j’ai commencé à aimer

sans me/

haïr.

Mais, aujourd’hui/

dans les poubelles de l’oubli/

côte à côte/

 le F.H.A.R.

les Gouines Rouges et le G.A.T.

Gisent /

sous l’étendard de l’homonormativité

Pour des sous-droits obtenir/

il semble que

doivent mourir/

le souvenir du DSM

et, de touTes les déportéEs

les luttes conte un système

le féminisme/

 oublié

Et pourtant, jamais/

je n’oublie/

que du L, je suis néE/

que dans les quelques bars

de /Paris

j’ai commencé à aimer

sans me

haïr.

Mais quand , dans les journaux

les paroles de vos ennemiEs vous/

 reprenez/

parce qu’un mec trans a osé/

enfanter

quand dame Nature vous/

convoquez

pour votre dégoût et votre haine

légitimer/

Quand de vos centres, vous chassez

des séropoEs parce que

putEs, trans, gouinEs,

pédés et précaires

car /dans les vitrines de beaubourg

ça fait un peu tâche

ces gentes/

 qui viennent se réfugier

ça manque/ un peu de panache

ces gentes encore

psychiatriséEs/ stériliséEs

violéEs / expulséEs…

Vos paillettes ne peuvent-elles supporter

d’ètre un peu/

 ensanglantées/

juste/ par nos réalités?

Quand vos discours d’intégration

sous le régime de l’état-Nation/

prennent le pas /

sur la solidarité

et écrasent d’autres

minorités…

Alors oui , aujourd’hui/

j’ai envie d’oublier/

que dans cette communauté/

je suis néE

tellement j’ai envie de

gerber.

 

naiel i had a dream


*Ce texte ne concerne qu’une majorité d’homosexuelLEs et pointe les dérives des luttes pour les droits pour une  majorité et non des droits pour ToustEs.

Naïel, 30 aout 2012.

 


Mis en ligne : 6 septembre 2012.

Karine Espineira : Eléments de méthodologie

Karine Espineira

Université de Nice Sophia Antipolis
Cofondatrice et coresponsable de l’Observatoire des Transidentités


 

Couverture : La Transidentité, de l'espace médiaque à l'espace public

Avant de vos présenter un montage susceptible d’illustrer les propos de Maud-Yeuse Thomas, Ali Aguado et Éric Macé, je vais présenter la cadre de ma recherche.

J’achève une thèse de doctorat en Sciences  l’Information et de la Communication à l’Université de Nice. Je suis familiarisée avec le terrain transidentitaire depuis 1996, avec un engagement associatif qui a débuté à l’ASB. Dans la même période, je participe avec Maud-Yeuse Thomas aux « séminaires Q comme Queer » (1998). Mon parcours associatifs prend une nouvelle direction en 2005 avec la fondation, de l’association Sans Contrefaçon, et en 2010 avec la création de l’Observatoire Des transidentités (ODT) avec M.-Y. Thomas et Arnaud Alessandrin.

Cette observatoire qui est une sorte de revue en ligne a été pensé  comme un espace de théorisation et de réflexion, comme une plateforme établissant un lien entre le terrain trans et l’académie, entre trans et non trans, de tous les acteurs de la culture, du terrain de l’information, du support  et de la prévention. Ainsi nous publions aussi des universitaires et des non-universitaires, dans le cadre des études de Genre et des Trans Studies. Autant dire que nous sommes dans la diversité des points de vue, les médiacultures la multiculturalité.

Pour ma part, je travaille sur les modélisations sociales et culturelles des transidentités dans le média audiovisuel : la télévision. J’ai publié un essai en 2008 sur cette question, cet ouvrage est un prémisse à ma recherche actuelle.

J’inscris cette recherche dans les études de genre ainsi que dans de possibles Transgender Studies en France. Je me place dans la perspective ouverte par de Marie-Joseph Bertini qui souligne que les sciences de l’information et de la communication après avoir considéré les signes, les symboles, ou encore les dispositifs techniques, ne peuvent ignorer le rôle de la variable genrée dans les processus de communication.

Je m’intéresse à l’institutionnalisation des relations trans et instance médico-légale, trans et média, à travers les imaginaires sociaux. Bien entendu je renvoie à la pensée de Castoriadis. Je considère aussi les imaginaires médiatiques et je renvoie aux apports des Cultural Studies avec Stuart Hall, Éric Maigret, Éric Macé, entre autres.

Ma grille conceptuelle se décrit très brièvement ainsi :

Standing point, épistémologie du positionnement, des savoirs situés (Donna Haraway, Elsa Dorlin)

– Orthopédie sociale, Savoir et Pouvoir (Foucault, French theory)

– Médiologie : effets symboliques des effets techniques, et efficacité symbolique (Régis Debray, Daniel Bougnoux)

Je pourrais encore vous dire que ma recherche est qualitative, action, observante et dans mon cas précis – je parle de mon appartenance au terrain, à mon expérience du changement de sexe, du changement de genre, c’est-à-dire en me référant à la notion de « transsexualisme » comme concept et pratique – comme auto et rétro-observante. On voit l’intérêt que je trouve dans l’épistémologie du positionnement.

 Mon terrain on l’a compris c’est les communautés trans. Je m’appuie aussi un corpus forme sur les bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel, mais je considère désormais ce corpus comme un second terrain après trois ans de visionnage de ce qui me paraît être un champ de fouille archéologique.

 Je vais vous présenter un document, ou plutôt un montage d’un quart d’heure environ qui retrace quelques étapes de l’histoire de ce concept et de cette pratique qu’est le changement de genre oblitéré par le « changement de sexe » si cher au public, aux médias, et à certaines institutions garante de l’ordre symbolique.

Je n’ai pas choisi les extraits au hasard mais avec l’idée d’illustrer les présentations qui vont se succéder, et notamment l’invisibilité des FtMs.

Lien vers le montage :

http://www.dailymotion.com/KEUniversite#video=xpccu9

 

illustration-karine-queerweek.jpg

 


Mis en ligne : 18 mai 2012.

Maud-Yeuse Thomas : Conditions actuelles des protocoles médico-légaux

Maud-Yeuse Thomas

Chercheuse indépendante,
Cofondatrice et coresponsable de l’Observatoire des Transidentités


Conditions actuelles
des protocoles médico-légaux
(1)

La question liminaire était formulée ainsi : Deux ans presque jour pour jour après le retrait officiel des « troubles de l’identité de genre » de la liste des affections mentales de longue durée, qu’en est-il de la représentation française des transidentités ? Réponse, rien n’a changé et rien ne changera sans nous. Roselyne Bachelot n’a rien dépsychiatrisé sur le terrain. Des siècles d’indifférence ou d’oppression à l’égard des minoritaires ont permis l’escalade des pathologisations tout au long d’un XXème siècle rationnaliste. Aussi, le problème dépasse très largement le seul champ psychiatrique puisque celui-ci dépend en fait d’un contexte social que le « médicolégal » vient ordonner sur des critères rationalisables et quantitatifs (2).

L’OMS, à la suite de la proposition de réécriture du DSM V, a lancé une invitation pour une réécriture programmée de la CIM. Elle s’est déroulée à la Sorbonne en décembre 2010 (3) en présence entre autre de responsables d’asssociations et de représentantes de la Sofect. Retour analytique sur les conditions de prise en charge et leur critères au regard d’une contextualisation d’époque.

DSM IV

Identification intense et persistante à l’autre sexe (ne concernant pas exclusivement le désir d’obtenir les bénéfices culturels dévolus à l’autre sexe)

Sentiment persistant d’inconfort par rapport à son sexe ou sentiment d’inadéquation par rapport à l’identité de rôle correspondante

L’affection n’est pas concomitante d’un phénotype hermaphrodite

L’affection est à l’origine d’une souffrance cliniquement significative ou d’une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants.

Cette définition est entièrement centrée sur 1/un individu atypique et isolé ; 2/ neutralisée par rapport à un contexte de société. La « société » est le modèle dominant sous la forme d’une binarité psychosociologique postulant une identité biosociologique rationalisant a priori et après coup des comportements, rôles et places. Le cadre normatif n’est jamais présenté alors qu’il isole la personne et fracture son unicité d’existence via ces deux caractéristiques socialement et culturellement antagoniques : « identification au « sexe opposé » » ; « souffrance, malaise ou inadaptation par rapport à son sexe anatomique ».

Il n’y a plus d’individu mais une affection reposant sur l’équation de la souffrance, norme médicale justifiant et légitimant le contrôle scellant l’individu dans une contrainte au déni de soi-même ou la contrainte à la transition transsexe. L’on a scellé cet individu d’autant plus aisément que l’enfant l’a été, fabriquant une condition et un fonctionnement solitaire en lieu et place de son développement ritualisé ; situation que l’on pourra d’autant plus aisément « diagnostiquer ». Mais que se passe-t-il si l’individu ne souffre pas ou plus ? D’emblée, cette question est écartée.

Le « transsexualisme » ou « process transsexe » est résumé et cantonné à l’addition de deux facteurs dans la CIM-10 : « Trouble de l’identité sexuelle de l’enfance » (F64.1) et « transvestisme bivalent » et (F64.2) présentés comme étant deux états différents se superposant en raison d’un trouble désorganisant –et non pas organisant- la vie psychique. On ne précise jamais ce qui le désorganise : la seule explication d’une « identification au sexe opposé » se suffit.

CIM-F64.1 –  Travestisme bivalent

Ce terme désigne le fait de porter des vêtements du sexe opposé (…), de façon à se satisfaire de l’expérience d’appartenir au sexe opposé, mais sans désir de changement de sexe (…); le changement de vêtements ne s’accompagne d’aucune excitation sexuelle

CIM-F65.1 – Travestisme fétichiste

Port de vêtements du sexe opposé, principalement dans le but d’obtenir une excitation sexuelle et de créer l’apparence d’une personne du sexe opposé. Le travestisme fétichiste se distingue du travestisme transsexuel par sa nette association avec une excitation sexuelle et par le besoin de se débarrasser des vêtements une fois l’orgasme atteint et l’excitation sexuelle retombée. Il peut survenir en tant que phase précoce du développement d’un transsexualisme.

L’un de ces facteurs désorganisant est précisément le désir, corolaire d’une identification non pas à un « sexe » mais à un groupe de genre via une appartenance et adhésion de genre ritualisée ; le qualifier de sexuel et le caractériser de transvestisme permet cette prépathologisation, de sortir le désir de l’équation pour se centrer sur une souffrance individuelle. On voit en F65.1 que le travestisme fétichiste, à peine distingué du « bivalent », a été pathologisé dans ce collage travestissement-sexualité. Cette architecture trie et typifie ces deux types de transvestismes, organise une différence dans le lien entre une désexualisation (« bivalent ») et une sursexualisation (« fétichiste »). Ce qui a eu pour conséquence la production d’un récit trans désexualisé qualifiant le « transsexualisme vrai » et « faux » que reprennent nombre d’associations. D’où cette distinction primaire/secondaire, voire ternaire. Pourquoi donc les « trans » ne peuvent-ils pas obtenir des « bénéfices culturels » ? Peut-on les séparer de ce qui constituerait de l’être ?

Architecture du classement dans la CIM10

(F00-F99) Troubles mentaux et du comportement

F60-F69 Troubles de la personnalité et du comportement chez l’adulte

F64 Troubles de l’identité sexuelle

F64.0 Transsexualisme

Il s’agit d’un désir de vivre et d’être accepté en tant que personne appartenant au sexe opposé. Ce désir s’accompagne habituellement d’un sentiment de malaise ou d’inadaptation par rapport à son sexe anatomique et du souhait de subir une intervention chirurgicale ou un traitement hormonal afin de rendre son corps aussi conforme que possible au sexe désiré.

 

•F64.2 Trouble de l’identité sexuelle de l’enfance

•Trouble se manifestant habituellement pour la première fois dans la première enfance (et toujours bien avant la puberté), caractérisé par une souffrance intense et persistante relative au sexe assigné accompagné d’un désir d’appartenir à l’autre sexe (ou d’une affirmation d’en faire partie). Les vêtements et les activités propres au sexe opposé et un rejet de son propre sexe sont des préoccupations persistantes. Il faut qu’il existe une perturbation profonde de l’identité sexuelle normale pour porter ce diagnostic; il ne suffit pas qu’une fille soit simplement un « garçon manqué » ou qu’un garçon soit une « fille manquée ». Les troubles de l’identité sexuelle chez les individus pubères ou pré-pubères ne doivent pas être classés ici, mais en F66.-.

L’on a donc un trouble spécifique dans l’enfance (F64.2), frontalement distingué du « trouble du transsexualisme » (F.64) spécifique à l’âge adulte. Ils sont classés et constitués de telle manière à :

1/ reconstruire le prédicat naturaliste dissimulant le prédicat culturaliste ;

2/ qu’ils ne puissent être immédiatement placés sur un même plan comparatif, rendant là ainsi le rapprochement et la comparaison difficile et spéculative ;

3/ permettant une réfutation aisée et dissimulant la forclusion des franchissements de genre composant la binarité cisgenre.

Cette distinction dans l’architecture classificatoire a une conséquence cruciale : chaque individu doit reconstituer (péniblement, on le sait) le lien unitaire entre son enfance et l’âge adulte, ce qui ajoute encore à son isolement et sa détresse Situation qui favorise la nécessité d’un « suivi » et donc d’un « diagnostic » alors que cette distinction est performative en cloisonnant les périodes d’existence et alors même que le prédicat psychanalytique prétend au déterminisme vécu dans l’enfance ; périodes présentés comme étant deux états distincts, deux personnes différentes, en affirmant que l’identité de genre subjective se noue avant l’âge de deux ans et est irréversible. Sauf ici donc. Sujet béat, sujet béant dont on a masqué la forclusion culturelle sous l’imposition d’un universalisme naturaliste abstrait.

Ce modèle d’identité sexuelle organise entièrement une fois admis que le changement peut-être sinon thérapeutique, du moins la « moins mauvaise solution » :

– une transition de sexe subordonnant une transition préalable de genre alignée sur la conception cisgenre (6);

– une transition de changement de sexe suivi du changement juridique qui lui est subordonné impliquant 1/ une stérilisation de fait ; 2/ un divorce pour les personnes mariées afin d’éviter le précédent d’un mariage « homosexuel ».

Parmi les conséquences systémiques désengageant l’individu dans sa dimension privée pour sa dimension sociale :

1/ d’aligner la transition transsexe sur le modèle cisgenre essentialiste (process transsexe) :

2/ de distinguer transsexualisme et intersexuation alors qu’ils procèdent de la même matrice essentialiste et constructiviste : dans les deux cas, on fabrique des hommes et des femmes via la double technique médico-sociale et juridique ;

3/ de rejeter tous les franchissements non-binaires.

Maintien politique de la réponse clinique intersexe et trans, fabrique de corps normés via l’ancrage du corps, ce « roc du sexe » fondationnel (F. Héritier) ou constructiviste (toute la tradition « psy » depuis Freud).

La neutralité affichée du DSM et de la CIM synthétise ce contexte surplombant et invisibilisant maintenant la typologie sain/pathologique et s’alignant sur une division sociopolique en plaçant tout arbitraire à distance.

Arnaud Alessandrin (7) propose cette lecture des attendus du DSM :

1. La permanence du changement (et donc du désir de changement) doit être avérée

2. La binarité est la règle (l’autre sexe ayant plus ou moins de « bénéfices culturels »)

3. Le changement ne peut être ludique : il est issu d’une souffrance et d’un inconfort

4. Cette souffrance est une des conditions cliniques à l’obtention d’une opération remboursée

5. Le genre est abandonné au profit du sexe.

Prise en charge économique et médicalisante vont de pair pour juguler/contrôler les individus minoritaires recaractérisés dans cette architecture psychiatrique protégeant l’architecture juridique. Le diagnostic n’est plus que l’écart genre vécu/observance normative et non un genre vécu vs sexe biologique.

Comme indiqué, une réécriture du DSM a été programmée sous le nom de « non concordance de genre » (en anglais Gender incongruence) et l’OMS a proposé de même pour la CIM10, proposition à laquelle nous avons été convié.es (décembre 2010 (8)).

Une non concordance de genre marquée entre le genre assigné et les expériences de genre vécues d’au moins 6 mois et qui se manifeste par au moins deux des indicateurs suivants :

 

– Une non concordance de genre marquée entre les expériences de genre vécues et les caractéristiques sexuelles primaires ou secondaires ;

– Un désir fort de se débarrasser des caractéristiques sexuelles primaires ou secondaires d’un des deux sexes du fait d’une non concordance marquée entre l’expérience de genre vécue et le genre assigné ;

– Une attirance forte pour les caractéristiques de l’autre sexe ;

– Un désir d’appartenir à l’autre sexe ou à tout autre genre alternatif différent du genre assigné.

Quelques remarques : 1/ on passe du schème de l’opposition à celui de non concordance ; 2/La primauté absolue du sexe fait place à une relationalité du sexe et du genre 3/ dès le premier attendu, le contexte culturel est prééminent. La gestion des « bénéfices culturels » disparaît du tableau annulant ainsi le tri entre des individus transsexe et transgenre.

La notion de « l’autre genre » compris comme étant le « genre opposé » mue en un « tout autre genre alternatif », non seulement comme corolaire (et au sens) du genre assigné mais également de sa relationalité avec le sexe. Nous ne sommes plus dans l’hypothèse spéculative d’un 3e sexe ou genre mais dans cette multiplicité ouverte. Bref, le « Gender » pointe. Cela est beaucoup plus fidèle des transidentitaires, en particulier dans la confluence trans, queer et féministe, sans oublier la dimension de la sexualité en lien avec une identité de genre mouvante (7). L’on dégénitalise le genre en dissociant le sexe du genre tout en gardant le lien rituel entre genre et identité sexuelle. La neutralité de la définition est abandonnée pour le vécu et l’interrogation contextuelle des assignations. On parle toutefois de désir fort, d’attirance forte, de volonté forte, de conviction. On porte l’attention sur le vécu de l’individu mais il doit être plus fort que l’adhésion aux normes sensée être la « moyenne » et surtout la « population globale ». De fait, très vite l’on est revenu à la clinique d’une « dysphorie de genre », remédicalisant tout passage et redonnant au psychiatre, la haute main sur ceux-ci. De fait, la raison économique gouverne ce dossier.

Le critère de « non concordance de genre marquée entre le genre assigné et les expériences de genre vécues » est pourtant très révélateur des déconstructions et recompositions non-binaires et non naturaliste (8). Cette conception s’appuie sur une trajectoire d’existence acceptant l’aléa et la contrainte à l’assignation dans l’articulation sexe-genre. Le sujet sous-jacent n’est autre que le développement de l’enfance à l’âge adulte et où le critère de « maturité sexuelle » est corrélé à l’équilibre affectif et relationnel et non à la capacité de procréer. L’impensé radical est ici est la stérilisation dans la condition de passage légalisée. Thomas Beatie l’a replacé au cœur du désir d’enfant. A coup sur, un « bénéfice culturel ». 

Tous ces critères organisent ce clivage culturel, Nous/les Autres, sain/pathologique. Le transsexualisme moderne est lié au fait qu’il ne sont pas tenus en compte les tiers identitaires et donc de médiations tiers. D’où ma question, suis-je humain si je ne suis ni un homme ni une femme ? (9) Quelle est cette identité non fixée ? Comment puis-je la médier ? Quel lien dois-je constituer ? Qui puis-je aimer et qui peut ou veux m’aimer ? La réponse s’est imposée en l’absence de régulation sociale. C’est cela qui est en train de changer actuellement dans la confluence trans, féministe et queer dans les lieux de sociabilité incluant l’identité de genre trans. La diversité des parcours trans’ ou proches est liée à l’émergence d’une subculture trans’ au sein du foisonnement actuel sur la notion de multiplicité appliquée au genre ; au renversement épistémologique que cette notion provoque.

Pour conclure, une illustration de la question trans avec le film d’Alain Berliner Ma vie en rose. Ludovic s’identifie au féminin et, parce qu’il suit les normes de genre social, il veut l’éprouver en société. Berliner, comme Céline Sciamma avec Tomboy, situe son propos dans l’enfance en reposant la question au cœur du développement, avant le transsexualisme compris invention médicale et désir de vivre dans l’autre genre social. Nous sommes en amont du scellement « trans-sexuel ». Rien n’est encore fixé. Cela peut se résoudre dans l’articulation d’une identité « trans-genre » : Alain Berliner ne nous donne pas de prénom féminin pour cet enfant. Au terme d’un parcours éprouvant, la famille doit fuir et déménager. Nous sommes en aval de ce scellement : Ludovic va bientôt s’emmurer vivant, va devoir rêver sa vie aux couleurs du rose, se choisir un prénom opposé, un prénom féminin. La rencontre avec son aller ego se rêvant au masculin à la fin du film constitue le dernier trait d’union. Avant, il est dans l’identification à son genre propre, il peut ne pas vouloir changer de prénom, sa trajectoire peut aller et venir dans l’espace culturel des genres non opposés. Après, il est dans le désir de changement de sexe, de vouloir ce prénom féminin au lieu d’un prénom-identité mixte, androgyne, pluriel…

Donna Haraway écrit dans le Manifeste cyborg, les théories ont une valeur et cette valeur est déterminée par l’histoire. La construction même du sexe et du genre en objets d’étude contribue d’ailleurs à reproduire le problème, nommément celui de la genèse et de l’origine. Si le sexe est cette origine et le genre cette genèse, que restait-il donc à ces gens pour raconter leur histoire ? Comment des gens dont l’histoire est celle de la butée d’une pathologie pouvaient-ils dénouer ce nœud ? La réponse est diverse et cette diversité organise les rapports, soumis ou conflictuels, avec l’instance nouante.

En travaillant en articulation avec les questions trans et intersexué.es, la question déplacée au centre des débats se pose ainsi : peut-on  aménager des passages et franchissements de genre avant les modifications corporelles ? La réponse administrative au cas par cas peut-être une réponse. C’est la solution administrative proposée par l’Australie, un X pour les intersexes et trans’ et la proposition de loi en Argentine en 2011 à la Commission du Congrès argentin par le tissu associatif(10) pour ritualiser les transitions à partir de l’état civil et non des corps, transformés ou non. La solution proposée par le Népal en 2010 reconnaissant l’existence d’un troisième sexe-genre constitue une réponse sociopolitique à moyen terme et une réponse philosophique sur le long temps culturel. Elle n’inclut pas des exceptions et des minorités, elle inclut une population et avec elle, des personnes.


1. La conférence peut être écoutée sur le site de Queer Week, http://queerweek.com, Mercredi 07/03, Conférence, Réflexions sur la transidentité.

2. Autant le contexte du transsexualisme était limité, autant le contexte des transidentités s’ouvre à des espaces de mixité pluri-identitaire. Je ne ferai pas de distinction entre les différentes formes de transidentités sauf précision et surtout pas ce qui constitue le conflit actuel de vrais et faux trans que l’idéologie cisgenre a véhiculé.

3. Attendus de cette Journée d’Etudes, CIM, Dépsychiatriser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/

4. Alignement du genre au sexe par assignation fixe : mâle-homme-masculinité, femelle-femme-féminité.

5. CIM 11 et DSM V : faut-il déclassifier les variations de genre ?, Dossier CIM : dépsychiatriser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com.

6. Dossier CIM : dépsychiatriser, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com.

7. LG… BT? Bisexualité, transidentité : invisibilité(s), http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/article-lg-bt-bisexualite-transidentite-invisibilite-s-87645849.html

8. Sujet sous-tendant de nombre de fictions XXY de L. Puenzo, Tomboy dfe C. Sciamma) et de documentaire (Mon sexe n’est pas mon genre, V. Mitteaux; L’ordre des mots, C. et M. Arra).

9. L’ordre des mots, C. et M. Arra.

 10. Association de travestis, transsexuell,es et transgenre d’Argentine ; FALGBT, fédération argentine Lesbienne, gay, bi et trans.


Mis en ligne : 18 mai 2012.

Charlotte : Lettre à celles et ceux qui n’aiment pas les trans et les inters

Charlotte

 

Ingénieur directeur de projet


 

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Oui, depuis mon plus jeune âge, j’aime porter des vêtements féminins alors qu’on m’a déclarée garçon à la naissance. 

J’avoue la faute, j’ai commencé à l’âge de 1 ans. Pour fêter mes premiers pas ma maman a fait plusieurs photos photo, frange, chignon, robe.

Je suis donc un pervers, un malade, un déglingué et ce depuis le plus jeune âge. Plus tard je me suis laissé pousser des seins, c’était vers 11 ans. Des seins que les copains auraient bien aimer toucher mais moi je ne voulais pas. 

Alors on m’a battue, on m’a montré des choses qui peuvent choquer un gosse encore nubile, on a dit les pires âneries sur moi et quarante ans plus tard, j’ai toujours du mal à supporter la présence d’un homme à moins d’un mètre de moi. C’est compliqué, j’aime vivre en femme, au milieu de femmes et je ne suis pas attirée du tout par les hommes !

Encore plus compliqué. J’aime vivre au milieu de femmes, qu’on me dise naturellement « madame » mais en même temps je suis très à l’aise avec mon équipement intime masculin. Je n’envisage pas du tout de m’en débarrasser !

Alors que suis-je ? A quoi voulez-vous m’associer ? Moi même j’avoue que j’ai bien intériorisé toutes les idées reçues sur les trans. Comme tout le monde, il m’arrive de détester ce que je suis, surtout quand mes particularités blessent quelqu’un.

Pourtant les choses sont très simples, un jean’s moulant, un tee-shirt au dessus de la ceinture, les cheveux sur les oreilles, un élastoc et une queue de cheval et c’est des « bonjour madame » comme une pluie de  pétales. Pas besoin de bijoux, ni de maquillage, ni de talons.

Pourquoi arrive t-il que mon épouse souffre de mon état ?

A treize ans on m’a fait des injections de corticoïdes, à quatorze je suis passée aux testostérone. Rien à faire, mes seins grossissaient encore. Ca excitait les copains du rugby, d’ailleurs ils me violaient.  Chaque fois je croyais mourir, je leur ai même demandé de me tuer. On a préférer penser que je j’étais coupable, alors comme cadeau de Noël à 15 ans le corps médical m’a coupée. Plus de glandes, mastectomie bi-latérale. J’aime pas le père noël.

Les injections de  testostérone jusqu’à 19 ans, puis le père noël (le corps médical) m’a dit tu es Klinéfelter, tu n’auras pas de gosses, tu ne pourras pas te marier et… ton espérance de vie est limitée (35 – 40 ans). Ah, j’oubliais un truc, pas la peine de faire des études supérieures, les Klinéfelter, c’est pas pour eux (1).

Bon, bon, bon… ma fille a 23 ans, mon fils 26 ans, je suis mariée et je suis employée comme ingénieur directeur de projet. Je dirige la construction de grands trucs recevant du public,  de grandes usines, on fait appel à moi pour des trucs assez trapus. Dernier truc, je vais avoir 52 ans.

« Quand tu m’en a parlé, j’ai cru que c’était comme l’appendicite, une fois opéré c’est fini ». Je suis entrée en franc-maçonnerie à 30 ans et lors des entretiens préalables j’ai tenu à leur dire que j’étais opérée car à l’époque je me me disais que j’étais anormal. Je ne savais pas si les anormaux étaient admis en franc-maçonnerie.

Une fois opéré c’est fini ! J’avais une malformation, on me l’a retirée, je suis guérie ! A l’époque je voyais les choses comme ce monsieur qui était venu à la maison pour mieux me connaître avant que je ne sois admise en Franc-Maçonnerie.

J’étais corrigée,  mes « malformations » retirées. Cependant  je continuais à prendre des vêtements féminins. Par crises. D’autres crises faisaient de moi un superman. Rien dans la nuance, tout dans les extrêmes comme dit ma femme qui déteste les excès. Et oui,  j’ai pris l’habitude de vivre à fond, mon temps était compté. De plus quand c’est votre doublure qui est sur scène, vous lui faites faire les trucs les plus audacieux. Jusqu’à la délinquance car nous ne sentez pas les coups, c’est l’autre qui prend.

Au milieu de la quarantaine j’ai commencé à consulter un psy spécialisé, membre de l’équipe officielle de ma région. J’étais arrivé à un tel niveau de haine de ma personne… il fallait que j’en parle à un pro de la question. Je lui ai dit « docteur guérissez-moi. Retirez-moi ces idées de ma tête. C’est nul. Ca incommode mon entourage, je me déteste »

Ben, ça n’a pas marché. Au bout du compte j’ai opté pour une autre solution : cesser d’avoir honte de moi. Je voulais retrouver mes formes d’avant la testo. Il me fallait une hormonothérapie. 

Alors un samedi matin pluvieux nous avons été reçues avec ma femme par le grand psy officiel régional. Il ne nous a pas offert le café mais il a dit que deux personnes de même sexe ne pouvant pas être mariées, si nous persistions dans la demande il fallait d’abord divorcer. 

Des amis militants et militantes m’on donné un coup de main pour trouver des soignants non pervers (certains entretiennent la souffrance). Maintenant que j’ai fait monter le taux d’œstrogènes, je suis enfin bien dans ma peau. Les choses sont enfin simples. Je n’ai plus honte car on me dit « madame ». J’avais honte quand j’entendais des « monsieur » que je ne méritais pas, j’avais l’impression de mentir. D’être dans le faux.

Alors que suis-je ? Femme ? Homme ?

Quand je fais de la provoc, je dis « je suis bien depuis que je ne pose plus la question ».

Ca n’est pas faux mais le problème n’est pas là. Pour être bien il faut aussi que votre entourage soit bien avec vous, qu’il ne vous subisse pas. Que l’attrait soit sincère et réciproque. Que l’un des membres du couple ne porte pas les « écarts » de l’autre comme un secret de famille inavouable.

De ce coté-là j’avoue que c’est fluctuant. L’image que nous avons de nous est issue de l’image supposée que les autres on de nous. Hé oui, on ne vit pas sans le regard des autres ! 

« Bonjour mesdames », nous disent les commerçantes et les inconnues. Je suis flattée mais mon épouse vit très mal que nous soyons considérées comme un couple féminin. J’avoue que je ne sais pas quoi faire face à cette situation. Ca serait plus simple si je n’étais pas convaincue d’être une femme !

La place du genre est peut-être trop grande dans nos jugements. Mais comment relativiser la place du genre dans l’idée que nous avons des autres, donc de nous-mêmes ?

On peut aller très loin dans la mise en cause du genre et dire qu’il n’y a qu’un genre, le genre humain. Cependant on ne fait qu’esquiver la question fondamentale, peut-on choisir soi-même son genre? 

De mon coté je ne pense pas qu’on puisse être « hors-genre », comme on serait « hors la loi ». Je penserais plutôt que le genre est une conviction. Comme toutes les convictions, celle-ci doit être acceptée. C’est le principe de la laïcité, pas d’intrusion dans les convictions. A condition bien-sûr que  celles-ci ne s’imposent pas aux autres. Rassurez-vous, on n’a jamais vu des trans, cutter en main, découper les seins et les pénis, contrairement à d’autres (ceux qui ne veulent qu’un sexe par personne) !

Je suis toujours surprise qu’un homme en jupes ça choque. Pourquoi est-ce plus choquant qu’une femme pantalons ? Je n’ai toujours pas compris pourquoi il est socialement admis qu’une femme puisse s’habiller e homme, alors que l’inverse est péjaurant. Pourtant quand il fait chaud  comme en ce moment, porter une jupe c’est super (sur des jambes lisses).

Enfin, je ne règle rien je l’avoue. Beaucoup  de questions restent sans réponses. Cependant j’espère que la prochaine fois que vous croiserez une personne qui sur-joue un rôle de mec,  demandez vous si derrière tout ça il n’y a pas une petite fille qui aimait jouer à la mariée quand elle était petite. Etait-ce alors un monstre ? un pervers ? un problème d’éducation ? une bonne correction aurait-elle suffit ?

A toutes ces questions vous savez maintenant que la réponse est non.

Dernier petit messages pour les mamans et les papas d’un gosse muni d’organes « ambigus » ou qui ont des « malformations » qui apparaissent à l’adolescence:

N’opérez pas ! Tout ou tard il manquera quelque chose à votre enfant. Demandez-vous au contraire comment lui permettre de s’épanouir dans le genre de son choix. Permettez-lui de choisir, achetez lui des jupes ET des pantalons.

Dernier-dernier truc… si votre garçon n’a pas d’organes ambigus, s’il n’a pas de « malformations » à l’adolescence… offrez lui une jupe tous les ans. Il la portera ou ne la portera pas. C’est à lui de voir. Pas à vous.

(1) : pour ceux qui se demandent si tout ça est bien possible, j’ai la chance inouïe d’avoir une maman qui a tout gardé. Analyse, biopsie des glandes, courriers médicaux, cartons d’emballage des doses de testos et des corticoïdes.

 ANNEXES ET EN VRAC

 

Historique de mon accompagnement médical

 

– de 11 à 13 ans :  conseils du médecin de famille: « il faut faire plus de sport » (pour éviter que les seins grossissent encore). Prise de « fortifiants » en injections de Revitalose. Suivi par un guérisseur, acuponcteur et un prêtre exorciste. Opération de l’appareil génital.

– de 13 ans à 14 ans : injections hebdomadaires altérnées de Gonadotrophine chorionique ISH 1000 et Gonadotrophine sérique « endo »

– de 14 ans à 19 ans : injections mensuelles de Percutacrine Androgénique Forte et Androtardyl

– 15 ans : mastectomie bilatérale

– 19 ans à 22 ans suivi psychologique suite à plusieurs actes de délinquance

– 30 ans réapparition du besoin d’être considérée comme femme, par les autres femmes

– 30 ans à 35 ans une vingtaine de RDV chez des psys généralistes locaux, classement de ces besoins comme étant des fantasmes courants.

– de 35 ans à 42 ans période d’enfouissement et d’oubli total, prise de charge pondérale + 33 kg

– 42 ans troubles profonds de la mémoire, accompagnement par un service spécialisé au CHR. 

– 44 à 48 ans douleurs testiculaires aigues, plusieurs hospitalisations

– 46 à 49 ans accompagnement psychologique par le professeur ML Bourgeois, puis 1 rendez-vous au CHR avec M Sophie Boulon (clash)

– 49 ans à 51 ans : épilation laser du visage par un « médecin de l’esthétique » – 300 € la séance

– 50 ans à ce jour ( bientôt 52 ans), suivi psy par Tom Reucher

– 50 ans à ce jour, hormonothérapie (prise d’œstrogènes) – Œtrodose – 6 pressions par jour

– 51 ans : orchitectomie (j’avais déjà oublié !) Précision : la libido est ses suites fonctionnent impeccable malgré l’orchitectomie et les 6 doses d’hormone.  Le seul changement est la disparition des érections intempestives nocturnes (presque toutes).

– 51 ans à ce jour : rééducation de la voix (phoniatre),

– 51 ans à ce jour : épilation laser du visage (poils noirs) électrolyse des poils blancs  (dermatologue)

– 51 ans à ce jour : consultation d’un neurologue pour  traitement des douleurs chroniques de la poitrine (apparues 35 ans avant, depuis la mastectomie). Prise de Lyrica lors des crises, efficace en 30 minutes. Mais pourquoi on ne m’a pas prescrit ces trucs avant ????? Les monstres comme moi doivent souffrir jusqu’au bout ?

 

 

 

Perception de mon identité féminine par des tiers inconnus

 

Pas facile de théoriser, le mieux est de raconter

Même à 113 kg (au sommet de ma gloire), j’entendais plusieurs fois par an des « bonjour madame » alors que j’avais les cheveux coupés en homme, costume de cadre masculin et parfois la barbe.  

Moins d’un mois après  le début de l’hormonothérapie les « madame » sont apparus régulièrement, seul ou avec mon épouse. Sur le marché au restaurant, dans les bars. J’étais alors encore à 98-100kg

Après 2 mois d’hormonothérapie (vers 90 kg), deux serveuses se sont adressées à moi au féminin (en présence de ma femme), pendant 1h30.  Elles se sont adressées à moi au masculin après le paiement par carte bleue (où il y a mon nom)

Au cours des  6 mois qui suivirent  il m’est arrivé de rentrer volontairement dans des supermarchés pour avoir ma dose quotidienne de « madame »

Malaise ressenti lorsque les caissières accentuent les « monsieur », en employant parfois plusieurs fois le mot « monsieur » dans la même phrase ou en accentuant la prononciation.  C’est ce qui a accéléré la décision de consulter une phoniatre. Ma femme et les soignantes qui m’accompagnent m’ont expliqué que les dames qui pensent  s’être trompées sur mon identité lorsqu’elles ont d’abord dit « madame », essaient de rattraper leur erreur. Je ne percevait pas les choses comme ça, je ressentais de la haine à mon égard.

Aujourd’hui à moins de 80 kg, les « madame » sont systématiques. Je vis les situations les plus cocasses, comme celles-ci: Une vendeuse de la Mie-caline me dit d’abord Monsieur est généres et me dit des  « Madame » (malgré ma voix). Un chef de chantier s’adresse à moi avec des « madame », malgré ma tenue masculine, casque cachant les cheveux, gilet fluo, chaussures de sécurité, voix lourde (je lui ai fait un rappel à l’ordre de 5 minutes)  et ma voiture de fonction hyper macho (un gros ML-MB de voyou).

Il m’arrive souvent de me retourner quand une personne face à moi me dit « madame » (j’ai le réflexe de penser qu’on s’adresse à quelqu’un derrière moi)

Je commence à prendre du plaisir à voir le visage  déconfit des hommes qui entendent ma voix alors que depuis 10 minutes ils pensaient avoir une femme assise à la table d’à coté. Je me sens comme un punk dans les années 70 : la provoc.

Je n’essaie pas d’éclaircir ma voix, je ne triche pas. Ca vient naturellement ou pas. 

Depuis toujours je fonctionne par mimétisme. Avec les femmes, je suis une femme et avec les hommes je suis un homme.

Genre administratif

 

Je ne suis pas encore confrontée à ce problème. 

Je suis pour l’auto détermination du genre, le libre choix du prénom et la suppression du genre sur les documents administratifs ( CNI et le n° insée). 

Quand ma femme m’appellera Charlotte (ou tout autre prénom féminin de son choix), j’essaierai alors de régulariser la situation chez les bleus.  La lutte contre des législateurs cul-culs est toujours un plaisir, comme à chaque fois que je milite.

En septembre dernier l’andocrinologue a préparé une demande ALD avec en tête de la demande « transsexualisme ». J’ai beaucoup pleuré dans le TGV en relisant ça. 

Je ne voulais pas admettre que je suis transsexuel. Puis j’ai fini par comprendre que je suis devenu trans-sexuel le jour où on a m’a assignée en homme et non pas dans ma démarche actuelle de vouloir redevenir dans mon genre de naissance : double. 

Contre l’identitarisme

 

Curieux cette affaire. Je ne me sens pas « ni l’un ni l’autre », mais LES DEUX.

Puis comment savoir ce qu’est l’Un et ce qu’est l’Autre ? 

Je n’ai pas de réponse.

C’est aussi compliqué que la conviction de l’existence d’un dieu, de plusieurs, d’une force suprême…. pour que ça se dégonfle, il faut pouvoir adhérer à une idée, il faut pouvoir la critiquer, la contester, se rétracter, ou pratiquer…. ça s’appelle la laïcité.

L’expression la plus aigüe de ma féminité, elle est irréfléchie et je l’ai découverte il y a peu. En sortant du restau l’autre soir avec ma femme et ma fille (juillet 2011), nous sommes allées nous faire voir devant les terrasses bondées des restaus et des bars… Quel plaisir de se sentir regardée, désirée ou jalousée pour son audace. Plaisir aussi de faire les sopranos toutes les trois dans la bagnole ou à la maison (hé-hé, la phoniatre dit que je suis contre-ut, c’est rigolo).

J’ai accepté de faire la demande ALD sous le titre de TRANSSEXUALISME pour que cette reconnaissance puisse me permettre de solliciter des rendez-vous auprès de soignants sans devoir faire légitimer ma demande à chaque fois par un psychiatre. Prendre un RDV franco, ne pas être obligé de pleurnicher et de baisser les yeux pour entamer une série de séances laser etc..

Pour moi l’identité de trans-sexuel(le) est très péjorante. Je ne veux pas trans-former mes organes génitaux. Je veux seulement être considérée comme femme par les femmes en général et ma femme en particulier.

Pourquoi péjorante ? Parce que j’ai été éduquée dans un monde qui considère tout ce qui est différent appartient à la catégorie des sous-merdes. Il faut faire un effort intellectuel réel pour surmonter cette éducation, la classification, l’identitarisme. J’y arrive pas de souci, mais même en étant passé par les douleurs que j’ai connues, j’avoue que parfois je suis aussi con que le dernier beauf (encore une catégorie).

On m’a déjà trans-formée par la mastectomie et  les hormonothérapies à l’adolescence.  Cette transformation était  une dissimulation de ma double appartenance.  On m’avait éduquée pour avoir honte d’une partie de moi. J’étais tellement conditionnée dans ce sens qu’il m’arrivait de demander aux médecins et à mes parents de m’opérer au plus vite.  

Je voulais être « comme tout le monde ». Mais en même temps je rêvais que m’a mère me dise « t’emmerdes pas, tu es très bien en fille, tiens voilà la jupe que je t’ai achetée, on va te changer de collège etc… », et qu’elle recommence à me faire des tresses comme quand j’étais petite. 

Si on ne m’avait pas fait honte avec des « t’as pas honte d’être une fille », si on ne m’avait pas appris « la honte » (d’être double), si j’avais pu choisir selon mes humeurs irréfléchies ou réfléchies de porter un pantalon ou une robe… je pense que je n’aurais jamais souffert, je ne me serais jamais détestée et considérée comme une sous-merde. 

Ainsi, je pense que ne me respectant pas (car j’en étais incapable avec le regard que j’avais sur les gens différents), il était logique que les autres ne me respectent pas.

Je ne me respectais pas car j’étais LA FAUTE, l’erreur de la nature, le malheur de mes parents. On disait de moi que j’avais des malformations etc…

Je m’en suis voulu de ne pas être comme les autres ( F ou G) en même temps je m’en voulais de ne pas avoir le courage d’affirmer ma double nationalité.

Voilà pourquoi la classification de la population fait des ravages (F, G, H, T, L, I, etc…): ça crée des sentiments fascistes de supériorité.

La Transidentité en 2011

 LA TRANSIDENTITÉ EN 2011 :

TOUT BOUGE ET RIEN NE CHANGE
(pour l’instant…)


 

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Cela fait très longtemps que tous les fronts de la contestation trans’ n’avaient pas été actifs en même temps. Ou pour ainsi dire : jamais. Associations, universités, médias, tribunaux… Tout s’empare de la question trans’, ou plutôt « les trans’ s’emparent de toutes ces questions ». Cependant, rien n’a encore réellement changé ; tout du moins pas encore. Tour d’horizon de cette année 2011.

 

L’OUVERTURE DE NOUVEAUX FRONTS

            – Le front juridico-politique : du local à l’Européen

Avec les déclinaisons françaises de la résolution 1728 du Conseil de l’Europe, par Michèle Delaunay à l’assemblée nationale ou François Hollande dans son programme, le front juridique est dés plus actifs. Le lien local-Européen sur cette question, n’avait pas été ouvert depuis la condamnation de la France par la Cours Européenne des Droits de l’Homme en 92. Quant au débat politique, il avait été tout simplement torpillé par l’UMP lors d’un remaniement ministériel sonnant le glas des discussions avec les associations trans’ concernant d’improbables « centres de référence ». Mariage, adoption, stérilisation : les militants trans’ se sont emparés des estrades de visibilité juridiques au-delà même de la question trans’ (le mariage homosexuel par exemple).

– Le front médiatique : des individus et des collectifs

Mais cette visibilité ne s’est pas faite uniformément. D’un côté, des actions individuelles, médiatiquement couvertes (le mariage de Stéphanie Nicot ou celui de Chloé Avrillon) et de l’autre des actions plus collectives, dont la médiatisation a parfois été plus faible, comme lors du T.dor ou de l’Existrans par exemple. Évidemment les médias restent friands d’une transidentité susceptible de faire monter l’audimat. Se succèdent alors des reportages rediffusés (« c’est quoi l’amour ? ») et des tentatives plus abouties, plus généralement saluées par les trans’ eux-mêmes (« mes questions sur les trans’ » de S. Moati). Le « cas » trans’ et la « cause » trans’ se superposent alors pour, avec plus ou moins de succès, imposer médiatiquement des revendications.

– Le maintien d’un fort élan associatif

L’année 2010 fut lourde en événements, notamment avec les réunions ministérielles autour des centres de références proposés par Roselyne Bachelot. Cette année, les associations de terrain n’ont pour autant pas perdu de leur verve militante. Au-delà des cas individuels mis en avant par les associations, le mouvement trans’ a su proposer de nouveaux supports. L’association Chrysalide reste pionnière en la matière avec un site sur la prévention et le VIH («Gare à tes fesses ») poursuivant ainsi le travail d’OUTRANS avec le fascicule « DTC : dicklit et t claques ». En cette fin d’année on notera la publication de la recherche effectuée par Chrysalide et le travail de Mutatis Mutandis qui propose le livre collectif : « La transidentité : des changements individuels au débat de société » (l’Harmattan).

– L’université et les savoirs trans’

Les chercheurs et les militants ont proposé quelques alliances cette année, chose peu fréquente depuis le « ZOO » de Marie Helene Bourcier, notamment avec une série de colloques sur les futurs DSM ET CIM à Bordeaux et Paris (dont l’ODT s’est largement fait l’écho). L’ODT justement, devient aussi une nouvelle plateforme de savoirs et d’informations alliant monde universitaire et monde associatif. Et ces alliances, ces rencontres, trouvent un terrain d’entende dans la dénonciation des monopoles psychiatrisants et excluants, comme on peut le lire dans la conclusion de l’enquête d’Alain Giami :

« Ces résultats, qui font apparaître l’inadéquation relative de l’offre de soins, témoignent égale­ment de l’urgence d’une réflexion sur le protocole public « officiel » de prise en charge des trans en France, notamment en le mettant en regard avec l’offre de soins proposée dans d’autres pays. »

 

LES ANGLES MORTS DES AGENDAS POLITIQUES ET MILITANTS

– L’invisibilité des F/M T X

Mais tous les fronts ne sont pas aussi actifs. La question trans’, toujours dominée par la question « transsexuelle », ne fait que peu de place aux altérités de genre nouvelles telles qu’on les voit dans le reportage « mon sexe n’est pas mon genre » (V. Mitteaux) ou telles qu’elles s’expriment aux UEEH. Avec les associations OUTRANS et Chrysalide une nouvelle génération de militants s’est rendue visible : plus jeunes, MtF autant que FtM, pas forcément suivis par des protocoles ; ils promettaient une visibilité aux nouveaux profils transidentitaires. Pourtant, force est de constater qu’il persiste une zone d’ombre du côté des identités et des corps FT* MTU FTW ou MTX, que l’on n’entend parfois, rarement, dans les subcultures trans’ et queer, mais qui restent inaudibles pour le plus grand nombre.

– La question intersex’…

Aux côtés de la question trans’, la question intersex’ est, elle aussi, souvent évoquée. Pourtant, le mouvement militant intersex’ ne parvient pas, comme commence à le faire le mouvement trans’ et comme a su si bien le faire le mouvement homosexuel, à s’inscrire dans les agendas politiques. Quelques figures et associations intersex’ fournissent néanmoins des éléments vitaux au débat sur la libre disposition de son corps, sur le choix des formes et des fonctions désirées de ce dernier (« Vincent Guillot » ou l’association « Orféo » pour ne citer qu’eux). Alors que quelques partis politiques prennent clairement position sur la question trans’, nous regrettons le silence existant concernant le question intersex’.

– Autour des transidentités

Parler des transidentités c’est aussi parler des questions qui gravitent autour. Celles qui ont touché la question trans’ une fois comme celles qui sont devenues au fil du temps des compagnons de route. Chaque année, les sujets marronniers proposent pour le 01 décembre une action ou un reportage sur le sida. Cette année, entre la recherche d’Alain Giami et celle publiée en ligne par Chrysalide, la question trans’ et celle du VIH se sont affichées côte à côté. On espère que la question ne soit pas aussitôt oubliée. De même pour le sujet de la prostitution, porté par des projets de lois liberticides, dont l’actualité a permis de rappeler les combats (et donc aussi celui des trans’ prostitué.e.s.).

C’est l’occasion pour nous de faire un focus sur la militance théorique depuis la position du chercheur-militant dans sa quête et requête d’une visibilité institutionnelle à la fois en tant que personne et citoyen qu’en tant que chercheur sur un terrain colonisé et dilapidé par une idéologie maltraitante et malhonnête.

 DU DÉBAT ET SON ORDRE 

Quand changer de sexe nécessite un syndrome (L. Hérault)

Les trans attendaient une ouverture du rapport de la HAS et une suite à la déclaration de R. Bachelot en 2009 régulant les pratiques et reconsidérant le sujet trans’. Elle n’a pas eu lieu. Par ailleurs, la trajectoire transsexe, comme trajectoire d’identité essentialisée, vient à écraser les autres trajectoires d’existence non essentialisée qui ne reçoivent aucune attention et proposition, notamment juridique, en reconduisant une violence transsexe vs transgenre. L’initiative du CCOMS dirigé par J-L. Roelandt proposait une table ronde en 2007 où la question trans, co-organisée par M-J. Bertini et P. Desmons pouvait être portée par les trans eux-mêmes, mais n’a pu trouver un espace qu’à la marge de cette rencontre. En ligne de mire, la stigmatisation dans la prise en charge totalement inabordée dans la question trans. Les termes en étaient pourtant clairs : « La lutte contre la stigmatisation doit reposer sur des objectifs définis à partir du vécu même des 
victimes de la stigmatisation et non uniquement à partir des représentations des autres membres 
de la société ou d’hypothèses théoriques. ».

Annonce généreuse mais sans effet car le sujet n’est jamais énoncé et respecté. Décembre 2010, le CCOMS reprend l’initiative dont nous avons rendu compte à l’ODT[19]. Une rencontre a également lieu à Bordeaux le mars 2011[20]. Cette fois, nous sommes partie prenante directe mais le débat n’a lieu que par/dans le retour de ces stigmatisations sur les lieux de la prise en charge, d’une dénonciation des maltraitances et violences et une demande de dépathologisation. En questionnement, le statut de la discipline en charge d’une étude et réflexion dont la Sofect se voulait le nouveau porte-parole coordonné avec C. Chiland et M. Bonierbale[21]. Qu’en est-il de cette frontière, dure ou floue, entre normalité et pathologisation ? Sur quoi repose-t-elle réellement ? Les arguments de la modélisation universaliste et la preuve clinique d’une affection tombés, ne reste que le truchement de relativismes normatifs dont cette population, après d’autres, est victime. Les gender studies ont largement participé à l’ouverture de ce débat, non sans heurts. Tout se passe ici non seulement comme une refermeture sur une exception isolée dont l’hégémonie pratique de la psychiatrie serait la garante, mais encore un déni culturel de l’évolution de la société mettant en branle des subjectivités non essentialistes.

Le débat sur la dépsychiatrisation se voulait être une double réflexion ;

1/ sur le statut paradoxal d’une discipline abordant ce sujet via des normes historiques datées et pensées comme cadre indépassable ;

2/ d’un partage des expertises et connaissances du terrain mobilisées dans son contexte par les trans’ et disqualifiées par un contexte de contrôle étatique via la procédure de changement juridique de « sexe ».

Une réflexion largement oblitérée par le statut même d’une affection mentale inconnue et le rôle qu’on lui fait tenir, attenante à la transgression de normes décrétées « collectives » et non à un trouble mental qui n’existe pas plus que celui de l’homosexualité. Il est manifeste ici que l’on s’ancre sur un historique moral des normes et des discriminations culturellement partagées dans notre société et y sacrifie l’évolution de la société, la demande de reconnaissance pour une égalité concrète.

Soulignons donc le statut et rôle particulier de surveillance d’une pensée et pratique maltraitantes comme hier avec celle de l’homosexualité. La prise en charge, d’abord économique via la Sécurité sociale, s’effectue non sur l’individu trans’ que des passions, rejets et dénis, que ce sujet suscite depuis une conception datée de « rapports sociaux de sexe » où cette forme particulière de psychiatrisation apparaît comme un mode de gestion des transgressions suivant là les précédents historiques du travestissement et de l’homosexualité. La thèse de la relativisation culturelle se heurte en effet de plein fouet avec la conception d’une unicité et cohérence de société partout battue en brèche, d’où ces soubresauts passionnels, dénis et rejets, lorsqu’il s’agit de réformer une conception, voire simplement de la nuancer. Au total, un débat de fond qui n’a jamais été mené, notamment pour des raisons morales, mais également de représentations où les normes de genre joue un rôle de régulation dans un mixte passionnel de tabou, discrimination, pouvoir sur autrui débouchant toujours sur des dénis et rejets violents. Toutes choses qu’il fallait dégager d’une gangue ordinaire.

 L’ordre des mots

Les documentaires de C. et M. Arra (L’ordre des mots) et V. Mitteaux (Mon sexe n’est pas mon genre) traduisent la prise de parole, la brutalité des heurts avec le tri entre les différents types de transidentités survisibilisant le process transsexe contre les autres identités-trajectoires, lequel apparaît dans sa liaison avec le statut de la normalité et non de santé psychique, sous-tendant une classification politicosexuelle arbitraire sous le couvert de médicalité, promu nouvel ordonnateur de la régulation normée des genres dans leur différence. Plutôt que d’instaurer un dialogue entre des trajectoires d’existence non alignées sur les normes sociales de genre (du travestissement comme franchissements permanents ou temporaires au transsexualisme entendu comme transition juridico-chirurgicale), l’on spécule sur une affection que la clinique ne constate pas mais avalise tant le sujet provoque la croyance ordinaire pour reformer -sans le reformuler- un invariant anthropologique majeur, la différence de sexes en tant qu’instance et réel de l’humain, ainsi que les tensions ordinaires de l’ordre binaire.

Comment devient-on ce que l’on est ? Comment devient-on homme ou femme ? Le sexe est-il toujours le genre ? Quelle est la fonction psychique d’un franchissement de genre ? Cette question s’est déplacée aujourd’hui en direction de l’humain lui-même. Comment accède-t-on à l’humanité ? Le sujet qui pouvait éclairer, du fait même de sa situation paradoxale en prise sur le devenir et la condition humaine, ne reçoit qu’une réponse technique et une gestion de l’exception pathologique faute de régulation socioculturelle et de décision politique. Or celle-ci était à même d’apporter une partie de la solution dans son rôle d’accueil des situations difficiles et stigmatisantes ; situations propres à détruire un développement harmonieux lors de l’enfance. En préférant la limitation volontaire via les normes de genre, l’on a créé artificiellement un transsexualisme médico-chirurgical. Ce faisant, l’on a créé un problème de santé psychique et un appel à une résolution technique et non sociale où le care est subordonné à une théorie du développement psychosocial d’un individu donné dans une société donnée. Si la stigmatisation est partie liée à la différenciation des comportements et donc des individus dans une société, elle est ici le biais destructeur que la notion d’affection mentale vient ancrer dans un fantasme de médicalisation de l’identité faisant ordre en fisant taire les subjectivités minoritaires.

Tout cela devait faire l’occasion de débats, entre ce groupe culturellement inattendu (du moins en Occident), la société dans son ensemble et avec les tenants du dossier, l’Etat en tête. Comment régule-t-on cette situation dans les pays voisins d’Occident et dans les sociétés non-occidentales que l’anthropologie questionne depuis maintenant un siècle ?  Aussi, devant l’impasse manifeste et la possession de ce sujet par une discipline, la psychiatrisation (entendue comme processus de tri moral), le changement vient, à l’instar de l’homosexualité et des questions féministes, des intéressé.es eux/elles-mêmes.

Nous sommes bien loin de passeurs de monde des sociétés chamaniques régulant par le rituel les franchissements de genre. De même du cadre global des Droits de l’Homme dont Thomas Hammerberg rappelle l’enjeu. Reconfiguré et re-théorisé à l’instar des problématiques homosexuelles et identitaire postféministe, c’est la société hétérosexuelle dans son figement normatif qui est interrogée depuis la reformulation politique de M. Foucault, philosophique, psychanalytique et anthropologique. Autonomisé de fait, mais toujours psychiatrisé dans son nouement à l’assignation administrative et juridique, le sujet n’est plus ce changement chirurgico-médical de sexe, mais le sujet éclairant tout ce qui, du social et du culturel s’est dogmatisé dans un rejet et déni d’un Autre.

 

Conclusion : Quid du privilège cisgenre ?  

En réalité, si la question trans’ parvient à faire bouger les lignes, ce n’est pas uniquement du côté du transsexualisme ou plus généralement dans les subcultures transidentitaires que devrait se faire sentir les conséquences de ces changements, mais, plus généralement, sur l’ensemble des normes sociales qui rigidifient les corps et les identités. Mais il est encore trop tôt pour véritablement voir l’impact de ces actions et de ces propositions sur la culture cisgenre. Car s’il existe un horizon au débat, c’est bien celui-ci : comment faire en sorte de déstabiliser les privilèges cisgenres de manière à desserrer le carcan qu’ils imposent sur les vies excentriques ?


http://www.michele-delaunay.net/assemblee/index.php/post/2011/12/28/CP-Identit%C3%A9-de-genre,-changement-de-sexe-%C3%A0-l-%C3%A9tat-civil-%3A-la-proposition-de-loi-de-Mich%C3%A8le-Delaunay-marque-un-pas-d%C3%A9cisif

http://francoishollande.fr/communiques/une-proposition-de-loi-pour-sortir-les-personnes-trans-de-l-impasse/

Le site de l’association dont elle est porte parole : http://www.trans-aide.com/ta2-lor/ta2-lor-accueil.htm

http://www.transgenderdor.org/

http://existrans.org/

http://chrysalidelyon.free.fr/

http://chrysalidelyon.free.fr/gatf/

http://outrans.org/

http://chrysalidelyon.free.fr/sondage_sante2011.php

http://www.mutatismutandis.info/

BOURCIER Marie Helene, Q comme queer, éditions GKQ, 1997.

GIAMI Alain, BEAUBATIE Emmanuelle, LE BAIL Jonas, « Caractéristiques sociodémographiques, identifications de genre, parcours de transition médicopsychologiques et VIH/sida dans la population trans. Premiers résultats d’une enquête menée en France en 2010 » BEH (Bulletin d’épidémiologie hebdomadaire), 42, novembre 2011.

http://www.ueeh.net/

http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/article-identite-intersexe-et-identites-plurielles-en-debat-80167789.html

http://asso.orfeo.free.fr/topic/index.html

  Vaincre les discriminations en santé mentale, http://www.jle.com/fr/revues/medecine/ipe/e-docs/00/04/36/7F/article.phtml

Interventions : Karine Espineira, Tom Reucher, Maud-Yeuse Thomas, http://natamauve.free.fr/Stima-queer/Stigma-q-thomas.html

Troisièmes rencontres internationales du Centre Collaborateur de l’Organisation Mondiale de la Santé (CCOMS) : « STIGMA ! Vaincre les discriminations en santé mentale », Nice du 12 au 15 juin 2007, http://amades.revues.org/index79.html

Dossier CIM : dépsychiatriser !, http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com/

Le transsexualisme et après : le normal et le pathologique du genre en question, Université Bordeaux Ségalen, Centre Emile Durkheim, Bordeaux.

Respectivement présidente d’honneur et présidente de la Sofect.

CIM10, Chap..V, Troubles mentaux et du comportement, F64.0 transsexualisme énoncé comme suit : Il s’agit d’un désir de vivre et d’être accepté en tant que personne appartenant au sexe opposé. Ce désir s’accompagne habituellement d’un sentiment de malaise ou d’inadaptation par rapport à son sexe anatomique et du souhait de subir une intervention chirurgicale ou un traitement hormonal afin de rendre son corps aussi conforme que possible au sexe désiré.

CIM10, Chap..V, Troubles mentaux et du comportement, F64.1. Travestisme bivalent énoncé comme suit : Ce terme désigne le fait de porter des vêtements du sexe opposé pendant une partie de son existence, de façon à se satisfaire de l’expérience d’appartenir au sexe opposé, mais sans désir de changement de sexe plus permanent moyennant une transformation chirurgicale; le changement de vêtements ne s’accompagne d’aucune excitation sexuelle. Trouble de l’identité sexuelle chez l’adulte ou l’adolescent, type non transsexuel.

L’ordre des mots, documentaire de C. et M. Arra, 2007.

C’est le fil rouge du film Ma vie en rose, d’Alain Berliner.

Marie-Antoinette Czaplicka, Aboriginal Siberia. A study in Social Anthropology, 1914, Oxford, Clarendon Press, cité par B. Saladin d’Anglure, Réflexions anthropologiques à propos d’un «3e sexe social» chez les Inuit (2006), http://classiques.uqac.ca.

Thomas Hammarberg, Droits de l’Homme et identité de genre, http://www.acthe.fr/information/viewartrub.php?a=115.

Judith Butler, Défaire le genre, Ed. Amsterdam, 2009.

  S. Prokhoris, Chemins vicinaux. Transmettre : verrouiller l’identité ou laisser jouer l’aléatoire, http://www.lrdb.fr/articles.php?lng=fr&pg=1184

L. Hérault, Constituer des hommes et des femmes : la procédure de transsexualisation, Terrain n°42, 2004, http://terrain.revues.org/1756

Yves Raibaud, Géographie de l’homosexualité

Yves Raibaud
Université Bordeaux 3 – ADES CNRS


Pres Y R

 

Géographie de l’homophobie

 [Télécharger/Lire la présentation au format .PDF]

Lire l’article sur Cafés Géographiques

 

Mon sexe n’est pas mon genre

Valérie Mitteaux
Réalisatrice du documentaire Mon sexe n’est pas mon genre


Avec les documentaires comme celui de V. Mitteaux et L’ordre des mots de Cynthia et Mélissa Arra, la problématique trans est avant tout une problématique sociopolitique. Les « trans » n’étant qu’une facette des questions minoritaires sous-traitées par une instance particulière (ici la psychiatrie « médicolégale ») dans un vide de débats sur fond d’inégalité des genres et de centralisme étatique. Les « ennemis de l’intérieur » comme le rappelle la réalisatrice ont été l’objet d’une vindicte permanente, passant de la morale à la théorie « psy » empruntant à l’inversion pour postuler une forme de psychose. Dans ce sillage, c’est l’existence elle-même qui est atteinte, cassée, meurtrie. Quand ce n’est pas la mécanique de la violence qui pousse jusqu’au meurtre, entre morale, représentation et discours, que décrivait Boy dont Cry. Meurtre sans responsable. Le TDor, désormais international le rappelle tous les 20 novembre (http://www.transgenderdor.org/). Prendre la parole comme ici, outre de refuser le fatum, est d’entrer en résistance en nommant et actant son existence.

 

Entretien

 

1- Débutons par une question que vous avez du entendre une centaine de fois : pourquoi ce documentaire ?

Je suis passée du stade tomboy à celui d’homosexuelle, pour m’apercevoir vers 20 ans que, profondément, je ne me sentais ni femme, ni homme. J’avais le sentiment d’être autre chose, c’était comme ça. Cela ne m’a pas donné envie de modifier mon corps ou de travailler mon apparence, mais c’est devenu une donnée fondamentale de ma personnalité. J’ai vécu ça en essayant de m’écouter et de me libérer de ce qui est attendu de vous en fonction de votre assignation de naissance. Toutes ces contraintes d’aspect ou de bienséance qui ne sont jamais qu’une façon de vous maintenir en situation d’infériorité. Je parle là évidemment de la place des femmes dans la société. Mais à y bien regarder, les personnes nées de sexe masculin subissent des contraintes similaires. Les garçons doivent être forts, responsables, infaillibles et c’est un poids aussi que de devoir toute sa vie gommer des zones sensibles, ne pas exprimer ses doutes, ses peurs. Et puis c’est une vision de la société un peu totalitaire, au sens où elle ne laisse aucune place à l’échec et au chaos. Moi je crois à la valeur de l’échec et du chaos, je pense que ce sont des notions via lesquelles on avance positivement dans l’existence.

Ensuite, de nombreuses années plus tard, j’ai rencontré Lynn Breedlove via Wendy Delorme. Au-delà du transgenderisme, Lynn est une personne rare, généreuse, drôle, une personne qui cherche pour elle-même un sens à l’existence et qui aime à partager ses réflexions. Lynnee a réveillé la dimension transgenre de ma personnalité qui était quelque chose d’évident pour moi, mais que je ne questionnais plus. J’ai eu envie de faire un film sur ce type de parcours. J’ai ensuite rencontré trois autres personnes formidables, Rocco Kayiatos, Kaleb et Miguel Missé qui tous trois vivent fièrement leur choix et réfléchissent quotidiennement à ce que cela implique par rapport à l’hétéronorme. Les paroles de ces quatre personnes disent de façon posée et réfléchie qu’une révolution est à l’oeuvre en termes de genre. Et qu’il serait dommage de s’y opposer, car cela va libérer tout le monde.


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2- Comment le qualifieriez-vous ? Est-ce un film sur les FtM ? Un film sur les expériences de masculinité(s) Trans ? Parce que les portraits de ces FtM renvoient non au transsexualisme qu’on pourrait dire désormais « classique », définit par le « changement de sexe », mais à des identités non alignées sur la binarité cisgenre. Est-ce une volonté délibérée de choisir d’aborder seulement des portraits FtM, ensuite de choisir des trajectoires non binaires, non refermables par la binarité ?

Oui bien sûr, j’ai choisi de n’aborder que le côté FtoM d’abord parce que le film part de mon expérience, j’estime que c’est une façon juste de faire des documentaires que de partir d’un sujet ou d’un phénomène qui vous concerne ou vous agite particulièrement. Ensuite je voulais que le film ait une portée féministe. Je suis très préoccupée par le fait que les relations femmes/hommes évoluent si lentement. Que les hommes soient rivés à leurs privilèges et que nombre de femmes estiment que le féminisme est aujourd’hui un combat inutile. Les femmes qui disent par exemple qu’à la maison leur conjoint « les aident », sous-entendant qu’il y a un progrès, ne veulent pas reconnaître que l’équité est bien loin d’être acquise et que si elles continuent à dire qu’aujourd’hui « ça va », on n’avancera pas. Non, « ça ne va pas » : une femme meurt tous les trois jours en France de violences conjugales, les salaires sont 20 à 30% plus bas pour les femmes à compétences égales, 75 000 viols sont perpétrés chaque année. Non, ça ne va pas ! Je trouvais donc particulièrement fort de faire parler des garçons trans, quelque soit la façon dont ils ont opéré leur transition du féminin vers le masculin. Ils disent très clairement qu’apparaître masculin leur a fait gagner une considération supérieure immédiate. Or vous êtes au fond la même personne et soudain vous percevez la violence de cette différence. Avant vous deviez faire vos preuves tout le temps avec un présupposé d’idiotie. Au masculin, l’a priori sur vous est toujours positif jusqu’à preuve du contraire. Ceci exprimé par des femmes biologiques me paraît vraiment puissant.

Ensuite la variété des intervenants et des façons de transitionner me paraissait essentielle pour éviter une vision monolithique des garçons trans. L’important est de faire percevoir qu’il y a autant de genres que d’individus et que vouloir qu’une femme ou un homme se comporte d’une façon normalisée, reste bien dans sa case assignée à la naissance, serait tout aussi totalitaire que de vouloir imposer un mode de transition. Ma vision en termes de progrès social, c’est de faire exploser les cases, pas d’en créer de nouvelles pour enfermer de nouveaux parcours. Alors après on vous dit, « mais quoi » ? Tu veux qu’il n’y ait plus ni femme, ni homme. Évidemment non. Ce qui me semble juste, c’est que tout un chacune puisse être libre d’en décider. C’est la raison pour laquelle aussi j’ai tenu à ce que ce jeune garçon trans’ puisse exprimer dans le film son envie d’hétéronorme. Il dit « moi mon idéal, c’est une femme, une maison, une voiture ». Il sait qu’il va faire rager certains de ces camarades trans, mais pourquoi n’aurait-il pas droit à ce désir-là ? J’ai conservé ce passage aussi parce que je suis contre cette vision du « tu appartiens à une marge donc tu dois faire partie des forces de progrès ». Parce que ça donne une prise à la majorité blanche hétérosexuelle, celle d’estimer qu’elle est légitime à décider ce à quoi la minorité a droit ou non ou la façon dont elle peut ou doit vivre sa marginalité.

Donc non, ça n’est pas un film sur « les trans FtoM ». C’est un film sur le masculin/féminin au travers du parcours de quelques trans FtoM et son but ultime est que tout le monde interroge son propre genre.

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3- Les scènes investies par votre caméra restent quand même des scènes politisées. Le contexte actuel (demande de dépsychiatrisation etc..) a-t-il joué sur votre envie de filmer ces personnes ou a-t-il joué sur le message que vous souhaitiez diffuser ? Pour le dire autrement, est-ce que le reportage traduit une idée originale brute ou est-ce que le terrain, les rencontres, ont modifiés le reportage ? Si oui, en quel sens ?

En documentaire le terrain toujours modifie le contenu. On n’est pas là pour faire dire à ses interlocuteurs ce que l’on veut entendre – pas moi en tout cas ! On cherche et on creuse avec eux. J’ai commencé à filmer Lynn Breedlove en 2005 lors d’un de ses one-man show à Nantes. Évidemment que ma compréhension du sujet et de ses implications, notamment en termes de féminisme, a évolué. Mais si je retourne au premier dossier que j’ai écrit, le résumé disait que l’on allait tenter de comprendre en quoi ce type de parcours pouvait permettre de questionner le féminin et le masculin en général. Si j’en juge par tous les commentaires que je reçois, ce but est atteint. Le film semble faire du bien aux garçons trans qui disent qu’on n’a jamais parlé d’eux comme ça, quant aux néophytes hétéros, le film semble les libérer…

ROCCO

4- On est frappé dans votre reportage par ce double mouvement : d’un côté la masculinité n’est pas l’apanage des hommes, il y a donc de la subversion, de la réappropriation des normes… et d’un autre côté on échappe difficilement aux stéréotypes de genre. Est-ce que vous avez ressenti cette ambivalence et comment l’analysez-vous ?

Je crois que le film martèle bien l’idée que le masculin et le féminin sont des constructions sociales. J’aime beaucoup ce passage de Rocco avec ses parents. Sa mère dit que dès sa naissance, elle l’a perçu comme « garçon ». C’est d’autant plus intéressant qu’elle avait mis au monde deux soeurs jumelles. Ensuite quand Rocco lui demande ce que sa transition a changé, elle répond : « soudain, tu devenais mon film donc je t’ai traité comme tel », mais elle est incapable d’expliquer ce que cela veut dire. En sous-texte bien sûr, on comprend qu’il s’agit sans doute, encore, de conventions sociales. On est à San-Francisco, donc avoir une fille lesbienne très masculine, ça n’est pas vraiment un souci. Ensuite s’il faut présenter cette fille comme garçon, cela nécessite pour des parents, même ouvert, de faire vis-à-vis de leur entourage une sorte de révolution culturelle. Mais encore une fois, elle est incapable d’expliquer concrètement ce que cela change. Donc oui, on doit pouvoir être un homme comme on le souhaite, chacun à sa mesure. Et la même chose côté féminin. Il n’y a aucune bible qui explique ce qu’est un homme, ce qu’est une femme. C’est très amusant de poser la question d’ailleurs : « c’est quoi pour toi au-delà de l’aspect génital, être un homme, être une femme ? ». La plupart du temps, les personnes interrogées restent sans voix. Pourquoi ? Parce que si l’on parle de ce qui est important pour soi-même, on parle de ce qui nous passionne, de ce que l’on aime, de ce que l’on essaie de faire de sa vie, pas de son genre.

Et encore une fois oui on n’échappe pas aux stéréotypes de genre. D’abord parce que c’est difficile. Si l’on étudie l’histoire du féminisme, on voit que la domination des hommes sur les femmes remonte au néolithique moyen ! 4 500 ans avant Jésus-Christ ! Pas étonnant donc qu’il y ait tant de soumission intégrée. C’est la même chose côté masculin. Quand Lynnee revendique auprès de sa mère son droit à montrer ses fesses sur une photo comme le ferait n’importe quel hétéro de base aviné, il dit en fait, je me sens homme, un nouveau type d’homme, mais laissez-moi la liberté de le faire comme je l’entends. Vous trouverez toujours normal ce comportement chez un homme cisgenre. La question n’est pas de juger si c’est classe ou pas. Pourquoi ça le serait moins si ça vient de moi ? Il renvoie la norme dans ses cordes.

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5- Votre film sera diffusé le 17novembre (pour le T.dor) dans un IUT d’animation et de carrières sociales : qu’aimeriez-vous dire aux étudiants et aux professionnels qui vont voir ce reportage ?

Je voudrais qu’il pousse tout le monde a reconsidérer son genre. Que les femmes cessent de considérer que les avancées en termes d’équité sont suffisantes. il y a encore beaucoup à faire. Je prépare un film sur la notion de soumission féminine et je sais que ça n’est pas simple d’avancer dans la vie en réagissant tous les jours contre des attitudes sexistes. Bien sûr, c’est moins fatigant de se dire « c’est comme ça ! ». Il faut du courage pour que les choses changent vraiment. Mais si l’on chausse des lunettes avec ce filtre, on s’aperçoit que l’on se prend des vagues sexistes vraiment au quotidien. Pour les garçons, j’espère vraiment que le film fait percevoir l’injustice que constituent les privilèges du masculin. Il faut que les hommes en prennent conscience et je crois que sur ce sujet, on est en plein creux de vague. Il faut que les garçons refusent ces privilèges. On ne peut jamais tout utiliser dans un film, mais lors de nos nombreux entretiens, Kaleb me dit « (en passant vers le masculin), tu sais que tu as le pouvoir entre les mains et tout le travail est de s’en dessaisir ». Il n’y a que de cette façon que l’équité femme/homme pourra évoluer de façon décisive. Et encore une fois, tout le monde a à y gagner.

6- L’interview sera mise en ligne le mois prochain, mois du T.dor. Et justement, le T.dor pose la question de l’effraction brutale derrière les meurtres de personnes trans et, plus largement, des personnes LGBT. Votre documentaire ne renvoie-t-il pas la question de l’effraction dans laquelle les identités trans mettent fin à cette sécurité et à cette normativité cisgenre ?

J’ai choisi de faire un film gai, sans pathos, avec des personnes qui assument ce qu’elles sont, même si je n’ai pas gommé les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. J’espère que la sympathie immédiate qu’elles dégagent fabrique un déclic. Celui du « so what ? », c’est-à-dire en quoi cela me dérange-t-il, moi faisant partie de la norme hétérosexuelle, que des gens aient besoin de vivre leur genre différemment. Est-ce que je n’ai pas à gagner à m’intéresser à cet aspect de la question ? Corps modifiés ou non, est-ce que ça n’est pas l’amour le plus important ? J’ai bien conscience que cela n’éradiquera pas la violence et le rejet de la différence qui va jusqu’au meurtre. Mais cette violence ne s’abat pas uniquement sur les personnes trans. Ce sont des choix que la part la plus conservatrice de la société trouve extrêmes, mais finalement est-ce que c’est si différent de quelqu’un qui se fait entièrement refaire le corps en passant sous les bistouris des chirurgiens esthétiques ? Le problème c’est d’une part la discrimination pure, tout ce travail qu’il y a à faire pour contrecarrer cette tentation qu’ont les sociétés (les gouvernants ?) a toujours fabriquer des « ennemis de l’intérieur » (pour reprendre une expression de l’historienne Henriette Asséo), des personnes estampillées « troubleuses d’ordre social » : les roms, les trans, etc. Et d’autre part cette logique fasciste de la conformité. Être une femme, être un homme, personne ne sait vraiment répondre à la question, cela signifie sans doute que ça n’est pas la question. La question c’est que 100% femme, 100% homme, ça n’existe pas. Tout le monde circule entre le féminin et le masculin. La question, c’est l’équité entre les femmes et les hommes, la honte que cela constitue pour le genre humain que plus de la moitié de l’humanité soit maintenue sous domination masculine. La question c’est comment dans la vie on réussit à être une personne juste, droite, comment on travaille à agir selon nos convictions, comment on contribue à faire progresser le monde dans lequel on vit et on le peut. De ça, les garçons trans du film sont des révélateurs incontestables. Et puis si tout le monde vit son genre librement, il n’y aura plus de discrimination et donc plus de violence…

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Mis en ligne : 30.11.2011.

Ludovic Gay, Homo mediaticus…

Ludovic Gay
Doctorant en troisième année de sociologie
Université de Bretagne Occidentale (UBO)

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Homo Mediaticus ou

comment la presse dite « homosexuelle »
incarne-t-elle le genre masculin ?

Le magazine Têtu comme analyseur

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Ce travail tient en une analyse de contenu de Têtu, le magazine de presse payante «homosexuelle» actuellement seul véritable leader en France sur ce créneau et vendu à près de 32.000 exemplaires en moyenne par mois. Le traitement iconographique des hommes est étudié ici aux travers des visuels du magazine en s’intéressant plus particulièrement aux couvertures des numéro 1 à 166  du mensuel Têtu. 

 

Notre hypothèse est que le genre cristallise les rapports entre hommes et femmes dans des rôles pré-définis en fonction de critères subjectifs liés au sexe des individus. La presse homosexuelle, loin d’en découdre avec cela, semble participer à créer et véhiculer une représentation stéréotypée du genre masculin.

 

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Ludovic Gay, Homo Mediaticus…

 Ludovic Gay 

Doctorant en troisième année de sociologie sous la direction de madame Arlette Gautier, rattaché à l’université de Bretagne Occidentale (UBO).

Sa thèse traite de la représentation de la masculinité dans la presse française dite « homosexuelle »


 

Homo Mediaticus ou

comment la presse dite « homosexuelle » incarne-t-elle le genre masculin ?

Le magazine Têtu comme analyseur

 

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Certes, Têtu fait un très bon travail en ce qui concerne les gays en France, mais s’il y a un problème majeur qui règne encore – bien souvent tabou – c’est celui qui concerne les gays qu’on ne retrouve sur aucune photo du magazine. Ceux qui ne sont pas sexys, qui n’ont pas un corps d’Apollon, loin de pouvoir se retrouver sur le podium du dernier défilé de mode ou d’être élu Mister Gay (1) du mois d’octobre. »

(mail d’un anonyme envoyé à Têtu)

 

Ce travail tient en une analyse de contenu de Têtu (2), le magazine de presse payante « homosexuelle » (3) actuellement seul véritable leader en France sur ce créneau et vendu à près de 32.000 exemplaires (4) en moyenne par mois. Le traitement iconographique des hommes est étudié ici aux travers des visuels du magazine en s’intéressant plus particulièrement aux couvertures des numéro 1 à 166  du mensuel Têtu. 

 Notre hypothèse est que le genre cristallise les rapports entre hommes et femmes dans des rôles pré-définis en fonction de critères subjectifs (5) liés au sexe des individus. La presse homosexuelle, loin d’en découdre avec cela, semble participer à créer et véhiculer une représentation stéréotypée du genre masculin.

Dans une société qui a vu s’opérer le boum de l’internet passant d’un simple réseau de communication à un mode de sociabilité, où la publicité ne se contente plus de se coucher sur panneaux mais s’affichent sur des bus, s’impriment sur des t-shirts, où les magazines se visionnent sur les smartphones, la radio s’écoute sur tablettes, le média de masse (dont la presse fait partie) se veut omniprésent allant jusqu’à cadrer le quotidien de chacun. Cette cybernétique (6) de l’information à la carte, là en permanence, immobilise les individus, eux qui sont davantage et plus durablement solliciter. Mais solliciter à quoi ?, peut-on objecter. À quoi d’autre si ce n’est à entretenir le système performatif de la presse, à en être un de ses maillons. On peut toujours se dire, avec force et conviction, que le média de masse est sans effet sur soi. Mais le média de masse, donc la presse, est impactant, et les individus sont forcés de composer avec.(7)

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Aussi, en sa qualité d’outil médiatique, la presse a pour fonction de s’exposer, reste aux individus de s’en saisir ou non (peut-on penser). Or, de par son caractère performatif, en plus d’être un relais de contenus, la presse a tendance à être un producteur de sens, à diffuser explicitement ou implicitement un canevas de normes et valeurs que les individus eux-mêmes sont appelés à la fois à compléter et à reproduire. Autrement dit, elle se révèle être un instrument « prescripteur » fort, en mesure de fixer des « patrons » de l’identité sexuée, mais aussi sexuelle.

Dans sa façon d’incarner le genre masculin, Têtu tend à privilégier une iconographie sexy des hommes. La presse homosexuelle s’apparente à un catalyseur d’images capable de scénariser ce que doit/devrait être l’apparence, voire le corps de l’homme. Or, ce dont il est question c’est une stricte interprétation d’une masculinité tronquée, codifiée et légitimée autour des seuls critères de corps magnifiés, jeunes et sculptés. En découle le leurre de la doxa, elle qui ne peut s’empêcher d’envisager – ou à « en-corporer » – les gays à la manière décrite sur le papier glacé des magazines comme Têtu. Pour certains gays en résulte le sentiment de ne pas se sentir concerné. 

Ici, s’opère une double dynamique d’identification, une externe et une interne, soit en rapport avec le regard que pose autrui sur les gays en fonction de « l’image » véhiculée dans le magazine homosexuel (on pense que le gay est physiquement – dans la réel – comparable à la représentation corporelle telle qu’elle est dépeinte dansTêtu), soit en rapport avec la valeur que les gays dans leur pluralité accordent à ces visuels dans lesquels les mannequins prennent la pose, pouvant ainsi parfois être considérés comme source de fantasmes, de reconnaissance ou de déni et que certains gays vont donc chercher à copier ou à relativiser.

Autrement dit, les magazines, dont Têtu, tendent au travers de couvertures alléchantes et de portfolios sophistiqués, à mobiliser des représentations particulières du genre dans des mises en scènes explicites et parodiques des individus. À force d’être exposés à ces « constructions imagées », chacun est ainsi tenté de croire qu’être un homme (ou une femme lorsqu’il est question de représenter le féminin notamment dans la presse féminine), c’est bel et bien ce qui est montré dans la presse.

À son tour, chacun participe à valoriser ces représentations du genre au travers de ses interactions avec autrui. En effet, prenons comme exemple les couvertures du magazine Têtu, qui se composent « traditionnellement » d’une photographie d’un homme de face, cadré en 3/4, torse nu et bien souvent en maillot de bain ou en sous-vêtements. L’arrière-plan de l’image est rarement mis en scène, seul élément de décor redondant : un fond monochrome.

L’analyse de ces couvertures nous permet de rendre compte du sexe du modèle en présentation: Il est de type « mâle ». En effet, même si l’on ne voit pas le pénis, le vêtement le laisse souvent deviner. Le torse nu laisse également clairement voir qu’il n’y a pas de traces de poitrines « féminines ». En ce qui concerne le genre du modèle en couverture : il est de type « masculin ». On sait que c’est un homme dont il est question car on peut lister les caractéristiques physiques ayant trait aux attributs de la masculinité : pilosité parfois, musculature développée (biceps bombés, abdominaux contractés, pectoraux saillants, des positions du corps dynamiques et qui permettent très souvent de focaliser le regard sur « le maillot de bain »). En revanche, du point de vue de la sexualité, aucun critère ne permet de savoir si le modèle est hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel ; dit autrement il est asexué. 

Pourtant, et parce que le mensuel Têtu est reconnu être un magazine qui s’adresse principalement aux gays, on peut être tenté, et le lecteur l’est souvent, de croire que les hommes posant en couvertures sont tous homosexuels (7). En raison notamment de la construction de ses couvertures, le mensuel Têtu produit du sens. En effet, le magazine privilégiant toujours le même type de corporéité du masculin et étant reconnu comme média à destination des gays, et le modèle de couverture, assimilé à son support, étant supposé gay par le lecteur, celui-ci est amener à croire que les hommes homosexuels sont tous jeunes, sexys et dotés d’un corps identique fait d’une musculature avantageuse.

Le magazine semble répondre aux attentes d’une partie non négligeable du public qu’il vise (rappelons que Têtuest vendu en moyenne à 32.000 exemplaires par mois). Est-ce dû (bien que nous en doutions) au fait que les gays sont a priori concernés par des couvertures sexys parce qu’ils ont un intérêt pour la sexualité particulièrement développé ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi choisir ce type stricte de visuel ? Pourquoi ne pas en privilégier d’autres ? Et quels discours les gays tiennent-ils par rapport à cela ?

 

Développement

1. Le genre comme outil méthodologique

Les recherches menées par les gender studies (8) aux États-Unis tout d’abord et plus récemment en France (9), ont permis de démontrer que sexe et genre renvoient tout deux à des constructions sociales (Judith Butler, 2006). Pourtant, et dans un souci de marquer le caractère « structurel » et culturel du genre, nous préférons partir d’une définition plus classique du genre qui entend montrer que celui-ci est seul à être un produit social. Il renvoie ainsi à une « traduction » en termes de rôles et de comportements sociaux d’une catégorie de sexes (mâle/femelle); présente au préalable (Simone de Beauvoir, rééd. 2003). 

Autrement dit, le genre légitime un ordre social rationnel, axé sur un rapport dichotomique entre femmes et hommes. Or, en disant cela, nous tendons à ne rendre compte que des agencements en termes de rôles sociaux de ce que l’on suppose être l’action et les «devoirs» d’une femme et d’un homme. En ce qui nous concerne, la distinction genrée – ou sexuée – s’observe aussi de manière matérielle et notamment au travers de la mise en scène des corps (Erving Goffman, 1973 et 2002). Véritables réceptacles connotés de genre, les corps sont des moyens probants et largement employés par les médias pour rendre efficace leur action : communiquer des messages clairs et facilement identifiables pour capter l’attention d’un public, et ce, dans le but notamment de s’assurer du succès commercial d’un produit (un numéro pour un magazine et un bien quelconque pour la publicité). Or, comment la presse dépeint-elle les corps ? 

2. La presse et ses fonctions

La féministe et sociologue américaine Jean Kilbourne, grâce à ses travaux sur la représentation des femmes dans les magazines et les campagnes publicitaires aux États-Unis, nous explique que la mise en scène du corps féminin et sa description rassemblent nombre de critères subjectifs (parce qu’ils ne répondent a aucune logique rationnelle) mais pourtant objectivement mis en valeurs : les femmes sont hyper-minces, grandes, sans rondeurs, sans pores ou peu, etc. Et d’ailleurs, nous sommes tous prêts à valider la raison d’être de ces critères. Comme pourrait le dire Pierre Bourdieu, l’on assiste à une « incorporation » effective (parce que observable) des rôles genrés à travers les corps des modèles posant pour les magazines et dans les publicités. (Cf. Les publicités Cult Shaker et Dolce&Gabbana)

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D’ailleurs ce dernier point s’avère être l’un des questionnements principaux de Jean Kilbourne, à savoir que les médias, de part leurs sur-visibilité ou omniprésence dans nos sociétés occidentales, véhiculent tout un ensemble de stéréotypes du corps, ceux-là à même d’influencer, voire de modifier les perceptions de la conscience collective, ce que Pierre Bourdieu qualifie de « sens commun » (Pierre Bourdieu, 1996). 

Autrement dit, à force d’être mis face à des photographies de corps de femmes filiformes, maigres, retouchés à coup de palette photoshop, et dans des positions lascives, les médias n’ont-ils pas tendance à « flanquer » aux individus des références corporelles normalisées, certes, mais anormales ou stéréotypées parce qu’elles ne rendent pas compte d’une quelconque vraisemblance ? À ce propos Jean Kilbourne explique : 

« It is certainly true, in fact it’s more true than ever that advertising is the foundation of the mass media. The primary purpose of the mass media is to sell products. Advertising does sell products of course, but it also sells a great deal more than products. It sells values, it sells images, it sells concepts of love and sexuality, of romance, of success and perhaps the most important of normancy. To a great extend, advertising tells us who we are and who we should be. » (Jean Kilbourne, 1999) 

Loin d’être unique et uniforme, le corps des femmes et de tout individu d’ailleurs, demeure multiple et varié. (Cf.Les publicités Dove)

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Ici, il est question de rappeler l’originalité corporelle des individus dans le «réel» – au quotidien – et de rappeler aussi la corporéité fictive de la femme (ou pourquoi pas de l’homme) en d’autres termes des fantasmes véhiculés sur les individus dans la «réalité» médiatique. Lorsque nous parlons de corps, re-précisons que nous traitons aussi d’identités de genre et sexuelle.

3. Présentation de soi et homosexualité

Si l’on repense au corps et à sa propension à pouvoir générer mais surtout à mobiliser du genre, nous sommes tentés, pour le cas qui concerne uniquement les gays, de faire un constat : en tant que membres d’une minorité, les gays doivent savoir composer leur “identité” ou leur présentation d’eux-mêmes en fonction notamment d’un environnement social potentiellement hostile, disons homophobe. Lors d’une précédente étude menée en 2005 à Missoula (MT), États-Unis, nous sommes allés à la rencontre d’hommes homosexuels dans le cadre d’entretiens semi-directifs pour comprendre comment ils négocient leur homosexualité en fonction d’un milieu urbain (la ville de Missoula) dans lequel les agressions homophobes (autant verbales que physiques) n’étaient pas rares. Il s’est avéré que les interviewés (17 individus âgés entre 18 et 20 ans, tous étudiants) expliquaient mobiliser ce que nous nommons, en référence à Vered Vinitzky-Seroussi (1998), une identité personnelle (en rapport a l’intime) et une identité sociale (dans le cas ou l’individu est en représentation, face a autrui). L’identité personnelle laisse plus largement exprimer l’homosexualité de la personne et elle s’oppose généralement à celle sociale pour laquelle nos interviewés disaient « jouer » le rôle d’hommes soit asexués, soit hétérosexuels et pour le coup hyper-masculins. Ils adaptent aussi leurs corps et leur apparence (manières de se tenir, de se mouvoir et aussi de s’habiller) en fonction des situations et des interlocuteurs en face d’eux.

Nous notons, ici, le caractère versatile de l’identité et qui demeure largement tributaire d’impératifs à la fois situationnel (Stéphane Leroy, 2010 et 2005, Nadine Cattan et Stéphane Leroy, 2010), temporel (Guillaume Marche, 2005) et interactionnel. Autrement dit, en fonction de l’endroit, du moment, et de qui est notre interlocuteur, la présentation de soi à autrui peut varier. Ceci suppose donc que l’identité sexuelle et, qui plus est, homosexuelle, n’est pas figée mais qu’elle évolue potentiellement. Cela sous-entend de surcroît que les gays sont des individus qui doivent savoir jouer de stratégies et se jouer des clichés accolés à la pratique homosexuelle et aux homos pour faire valoir ou infirmer leur préférence.

Or, de retour sur la problématique de la presse dite «homosexuelle», nous supposions que, comme l’ensemble des magazines, ceux dits «homosexuels» ont comme tendance à véhiculer des stéréotypes et qui plus est sur les gays. Comment le traitement du corps masculin au travers des couvertures de Têtu implique une stigmatisation de son lectorat gay ?

4. La presse dite « homosexuelle » et la cible gay

Ceci laisse sous-entendre que le caractère «sexy» est un facteur déterminant parce qu’il participe à faire que les gays achètent et lisent Têtu. Peut-on dès lors considérer que la part érotique dans Têtu est légitime parce qu’elle composerait l’identité homosexuelle, ceci revenant à dire que les hommes homosexuels sont bel et bien enclin à préférer le côté sexy parce que cela fait partie de leur identité.

Une étude sur les valeurs et les représentations de la masculinité dans le magazine Têtu en particulier auprès des lecteurs du mensuel nous permet de nuancer ces constats fragiles.

Nous pouvons dégager deux éléments, à savoir qu’il existe une corporéité du masculin à travers les mises en scène des corps des hommes, corporéité qui respecte une « charte » stricte et immuable sur la manière de présenter le corps masculin : Il est musclé, jeune, blanc de peau, empruntant souvent des poses lascives, blond ou châtain, de grands yeux, une mâchoire large, un visage rasé, etc. Deuxième élément, les lecteurs généralement ont l’oeil entraîné car ils comprennent cette corporéité même s’ils ne s’y reconnaissent pas. (Rosalind Gill, 2004) Il manifeste ainsi un besoin de plus d’authenticité.

Nous avons mené une analyse de contenu des couvertures de Têtu, du numéro 1 à 168. À cela nous avons mené une analyse statistique auprés du lectorat, via le site internet tetu.com, pour définir sa réaction. 

 

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À noter, la représentation du critère ethnique à travers les couvertures du numéro 1 à 168. Les hommes blancs sont omniprésents. Sur 168 couvertures sont dépeints 120 corps d’hommes blancs (pour la quasi-totalité de 3/4, de face et dénudée), 18 corps d’hommes non blancs, dont 6 « noirs », 2 asiatiques (avec un focus sur le visage et le haut du torse toujours habillé), 10 beurs. Nous avons dégagés les visuels de couvertures et/ou les modèles d’hommes photographiés en noir et blanc, la détermination de l’éthnicité du mannequin n‘étant pas évidente. Les femmes (célèbres ou pas), elles aussi, ont été écartées de l’analyse puisque nous ne nous intéressons qu’aux seuls hommes. Les hommes célèbres tels que des chanteurs, ou acteurs, ont été occultés parce que nous pensons que ce qui a motivé leur apparition en couverture ce n’est pas leur couleur de peau mais leur capitalpeople. Enfin, nous retrouvons notre catégorie « Autre » (une foule, des drapeaux, une poupée et un homme enceint) que nous n’avons pas analysé. 

 

Conclusion

Paradoxalement, Têtu en qualité de magazine de presse homosexuelle tend à produire une représentation stéréotypée du corps masculin, ce qui mène potentiellement à une interprétation biaisée de son lectorat, les gays, que le sens commun peut se représenter comme des individus frivoles, et fondus dans un même moule. Le travail de déconstruction de la presse comme organe socialisant et performatif a déjà été mené du côté des « féminins » (Jean Kilbourne, 1999). Ce travail permet d’aboutir aux mêmes constats, à savoir la valorisation d’un corps de l’homme magnifié et donc fantasmé, voire inapproprié.


Essais et périodiques

Boutaud, J-J. (1998), Sémiotique et communication, du signe au sens, L’Harmattan, Paris.

Bourdieu, P. (1996), La distinction, Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, Paris.

Butler, J. (2006), Défaire le genre, Editions Amsterdam, Paris.

Cathelat, B. (2001), Publicité et société, Payot, Paris.

Cattan, N. et Leroy, S. (2010), « La ville négociée : les homosexuel(le)s dans l’espace public parisien », Cahiers de géographie du Québec, 54, 151 : 9-24.

De Beauvoir, S. (rééd. 2003), Le deuxième sexe, Tome.1, Les faits et les mythes, Gallimard, Paris.

Gill, R. Rethinking Masculinity : Men and Their Bodies, SL, SD

Goffman, E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne, La présentation de soi, Les Editions de Minuit, Paris.

Goffman, E. (1974), Les rites d’interaction, Les Editions de Minuit, Paris.

Goffman. E. (rééd. 2002), L’arrangement des sexes, La Dispute, SL.

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Vinitzky-Seroussi, V. (1998), After pomp and circumstance, High school reunion as an autobiographical occasion, University of Chicago Press, SL.

Interviews 

Interview Gilles Wullus, Questions 100% média, le 27 juin 2011


(1) « Mister Gay » est un concours créé en décembre 2009 sur le site internet tetu.com qui offre chaque mois aux internautes l’opportunité d’élire l’homme qu’ils jugent le plus séduisant parmi un panel de candidats. Mister Gay France et Mister Gay sont des marques déposées par Têtu depuis 2002. Avant d’être un rendez-vous d’internautes, le Mister Gay était une manifestation organisée en province (exemple à Marseille en 2007).

(2) Paru au mois de juillet 1995, le mensuel Têtu emboîte le pas à l’hebdomadaire Gai Pied. Il naît de l’initiative conjointe de Didier Lestrade et Pascal Loubet, également co-fondateurs en 1989 d’Act-Up (association militant pour la lutte contre le sida). Il est financé par celui qui en est encore l’unique actionnaire, l’homme d’affaire Pierre Bergé. Dans le premier éditorial, le ton est donné : « Jusqu’ici il y avait des magazines lesbiens et des magazines gays et des magazines sur le VIH ― sans compter les magazines de mode et de décoration et de tourisme ―, désormais il y a Têtu. Et dans Têtu, il y a tout cela. » 

Tablant sur près de 4 000 exemplaires à ses débuts, le titre atteint en 1996 les 9 000 numéros vendus par mois, pour atteindre les 40 000 exemplaires en 2003. Cette importante progression des ventes s’explique notamment grâce à une reformulation insufflée à partir de 1999 par la rédaction dirigée par Thomas Doustaly. 

Le magazine développe, en cette période, un contenu axé sur des couvertures qui mettent en scène des modèles d’hommes jeunes et torse nu, une actualité plus people et des pages mode davantage présentes. En d’autres termes, il semble que Têtu déplace la « question homosexuelle » vers de nouveaux centres d’intérêt : une préoccupation consumériste, la volonté de rassembler un lectorat-client. Avec l’arrivée de Gilles Wullus à la direction de la rédaction, Têtu évolue et propose un contenu toujours accès sur le lifestyle et « davantage ancré dans le paysage des masculins ». (Interview Gilles Wullus, Questions 100% média, le 27 juin 2011

(3) Nous faisons le choix de parler de presse dite « homosexuelle » parce que ce travail traite du magazine Têtu qui est lui-même considéré « par essence » comme un magazine à destination des homosexuels. Historiquement (à partir d’octobre 1999), Têtu a vu son titre complété par l’accroche suivante : « Le magazine des gays et des lesbiennes ». Officiellement, Têtu est inscrit depuis novembre 2009 comme magazine de presse masculine (source OJD, Office de Justification de la Diffusion des Supports de Publicités, Association pour le contrôle et la diffusion des médias).

(4) En 2010, la diffusion France payée a atteint 32.337 exemplaires. 

(5) Nous pensons évidemment aux observations menées par le sociologue américain Erving Goffman lorsque celui-ci écrit : « Dans toutes les sociétés, le classement initial selon le sexe est au commencement d’un processus durable de triage, par lequel les membres des deux classes sont soumis à une socialisation différentielle. Dès le début, les personnes classées dans le groupe mâle et celles qui le sont dans l’autre groupe se voient attribuer un traitement différent, acquièrent une expérience différente, vont bénéficier ou souffrir d’attentes différentes. (…) Il existe des idéaux de la masculinité et de la féminité, des interprétations de la nature humaine ultime qui procurent des moyens d’identification (du moins dans la société occidentale) de l’ensemble de la personne et constituent aussi une source de récits qui peuvent être utilisés de mille manières pour excuser, justifier, expliquer ou désapprouver le comportement d’un individu ou la façon dont il vit, ces récits pouvant être livrés tant par l’individu concerné que par ceux ayant des raisons de parler pour lui » (Erving Goffman, L’arrangement des sexes , réed. 2002 : 46)

Mais l’attribution aux hommes et aux femmes de comportements sociaux que nous qualifions de « parodiques », ceci n’est pas suffisant. En effet, les manières que les individus ont de se tenir, de s’habiller, de se mouvoir, en d’autres termes de se « rendre corps » sont autant de stratégies « matérielles » mises en oeuvre et toutes aussi importantes que les rôles sociaux eux-mêmes, parce qu’elles déterminent, d’un coup d’oeil, l’identité sexuée et pourquoi pas sexuelle de l’interactant(e) qui se tient en face de soi. Toujours selon Erving Goffman : « Toute personne vit dans un monde social qui l’amène à avoir des contacts, face à face ou médiatisés, avec les autres. Lors de ces contacts, l’individu tend à extérioriser ce qu’on nomme parfois une ligne de conduite, c’est-à-dire un canevas d’actes verbaux et non verbaux qui lui sert à exprimer son point de vue sur la situation, et par là, l’appréciation qu’il porte sur les participants, et en particulier sur lui-même. Qu’il ait ou non l’intention d’adopter une telle ligne, l’individu finit toujours par s’apercevoir qu’il en a effectivement suivi une. » (Erving Goffman, Les rites d’interaction, 1974 : 9)

(6) Boutaud, Jean-Jacques. (1998), Sémiotique et communication, du signe au sens, L’Harmattan, Paris. Cathelat, Bernard. (2001),Publicité et société, Payot, Paris.

(7) Un aparté : lorsqu’il m’est arrivé de montrer certains numéros de Têtu à des amis aussi bien hommes que femmes, hétérosexuels qu’homosexuels, ces derniers, s’exprimant spontanément sur les couvertures et/ou les photographies qui illustrent les pages du magazine, expliquent : « C’est vrai que les gays sont bien foutus » ou lorsqu’il s’agissait d’une ami-e hétérosexuelle : « Dommage qu’il soit gay, je serais bien sortie avec » ; ou pour finir et concernant la couverture d’avril 2008 du numéro 132 en particulier, avec le chanteur M Pokora, j’ai entendu des commentaires du type : « Je savais pas qu’il était homo ». L’idée n’est pas de savoir si M Pokora est gay ou non, mais plutôt de constater qu’on le suppose parce qu’il pose dans Têtu.

(8) Les gender studies ont facilité, grâce aux contributions notamment des féministes et de certains universitaires, le traitement innovant (par la méthode) d’objets d’étude en particulier. Passant au crible la religion (Marie-Aimée Helie Lucas, 1994), le travail, l’immigration (Pierrette Hondagneu-Sotelo, 1992), les systèmes politico-économique (Heidi Hartmann, 1979) et patriarchal (The Combahee River Collective, 1977), les gender studies font la critique de ces diverses dimensions par l’emploi des concepts de sexe, de genre et de sexualité. À ce propos, Florence Tamagne écrit : « La mise en place, au sein des universités américaines, suite à la création de la Gay Academic Union, en mars 1973, de départements spécialisés en gay and lesbian studies, à côté et/ou en liaison avec les départements de women’s studies, puis de gender et de queer studies, signifia le début de la légitimation scientifique, tandis que l’existence d’un public potentiel de lecteurs gays et lesbiens intéressés par ces questions stimulait les politiques éditoriales. » (Florence Tamagne, 2006, 8)  

(9) « Les départements universitaires et les laboratoires qui offrent, en nombre très limité, des enseignements ou une formation sur le genre et/ou les sexualités, par exemple à Toulouse, Reims, Paris 7, Paris 8, Paris 10, à l’École Normale Supérieure ou à l’EHESS, accueillent également peu d’historiens. » (ibid., 11)

Interview : Brigitte Esteve Bellebeau, Thèse sur Judith Butler

Interview :
Brigitte Esteve Bellebeau, Thèse sur Judith Butler


   

Introduction

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Le nom de Butler fascine ou révulse. Elle, qu’on associe souvent à la théorie queer et dont on peut reprocher les approches récentes. Elle qui avait mis au centre des recherches la question de la performativité et qui nous parle aujourd’hui de mélancolie Elle qui n’hésitait pas à emprunter des exemples du côté des populations invisibles (lesbiennes trans ou intersex’) et qui, depuis le récit de soi,  les appréhende par le prisme de la psychanalyse…

Si nous publions aujourd’hui cette interview c’est que le nom de Butler accolé aux questions Trans pose aujourd’hui beaucoup de questions.  Pour éclaircir tout ça, nous vous proposons un entretien avec Brigitte Esteve Bellebeau, doctorante en philosophie à Bordeaux. Ses recherches portent précisément sur Judith Butler. La question Trans n’est pas inconnue de cette agrégée de philosophie. Elle a suivi le séminaire Trans (université Bordeaux 2) pendant 3ans et a participé à une journée d’étude sur la transidentité aux côtés de l’association Mutatis Mutandis en Juin 2010. C’est pour nous l’occasion de revenir sur quelques questions et incompréhensions…


 

1)     Bonjour Birigitte. Depuis maintenant 3ans tu suis le séminaire Trans (Université Bordeaux 2) en parallèle de ta thèse : quel lien entre ton travail de recherche sur  Judith Butler et le groupe Trans ?

Tout d’abord ma rencontre avec la pensée de J. Butler ne s’effectue pas, à partir de Trouble dans le genre, comme pour bien d’autres personnes, mais à partir du Récit de soi. C’est en travaillant à rédiger un mémoire[1] sur l’exigence d’humanité dans la relation de soins, que je croise la pensée d’une philosophe américaine s’intéressant au problème du désir de reconnaissance et à la vulnérabilité politiquement induite, ainsi qu’à la question du lien entre violence et éthique telle qu’il se donne à lire  dans les rets de la socialité de toute vie.

« Le « je » n’a aucune histoire propre qui ne soit pas en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. »[2

Ce faisant, le groupe Trans m’invite à associer rapidement la pensée de Butler et la réflexion qui s’élabore au fil des séances : vulnérabilité et reconnaissance sont des concepts qui sont aussi bien philosophiquement que sociologiquement marqués. Les membres des associations présents aux réunions n’hésitent pas eux-mêmes à faire le lien entre les récits de vie et l’histoire de communautés, où le ‘je’ émerge et se pense à partir de ces aller-retour entre le social et l’intersubjectif, voire le politique et l’éthique.

Enfin, en tant que lectrice de Foucault, Butler aide à comprendre comment un sujet pensé comme forgé par les codes et les normes de la société dont il est issu peut néanmoins acquérir une capacité d’agir, ce que Butler nommera une performativité, à partir d’une réitération des normes – laquelle les infléchit peu à peu, dessinant ainsi la figure[3] du sujet comme étant aussi celui qui agit.

 

2)    Si tu devais résumer le queer selon Butler ?

Je commencerai par parler de la théorie queer telle qu’elle est élaborée puis transformée par les mouvements gays, lesbiens, transsexuels et transgenres. Il s’agit avant tout d’un effort critique : critique des normes hétérosexuelles, critique de la normalisation médicale des corps, critique des pathologies psychiques découlant de prétendues déviances sexuelles. La conséquence immédiate de ces efforts critiques est la production d’une représentation des corps-sujets, comme corps de désir sans limitation aux normes sexuelles en vigueur, et corps ‘performables’ – si j’ose dire. Pour être plus précise, la théorie queer a fait naître une conscience collective des manières dont s’initie une géographie des plaisirs et des douleurs. Elle a rendu intelligible l’idée que « le sexué procède du sexuel »[4] et non l’inverse !

L’apport de Butler peut se penser en terme de ‘désontologisation’  ou dénaturalisation des genres c’est-à-dire d’effort pour penser le genre comme ne découlant pas du sexe, bien sûr mais aussi pour penser l’idée que le sexe lui-même est construit, idée que l’on saisit d’autant mieux que l’on cerne davantage le rôle du langage dans la constitution de l’être de désir que nous sommes.

Butler permet également d’orienter la critique de l’hétérosexualité  vers une critique des normes qui assujettissent tout en permettant de devenir sujet. Elle est un passeur de textes, et rend vivante la critique au rythme de son style, ce qui la rend assez inclassable et espérons-le assez inencensable. Lire Foucault ou Hegel avec elle c’est voir apparaître dans un texte pourtant connu une manière de tordre une idée pour en faire sortir un sens profitable à la vie. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait avec succès avec l’Antigone de Sophocle !

 Enfin, on ne comprend pas tout à fait le projet de Butler en ce domaine si l’on n’a pas en tête l’importance qu’elle accorde à l’élargissement du champ des possibles en matière de genre : l’élan qu’elle donne au  mouvement queer peut alors s’entendre, au moins pour son premier livre, Trouble dans le genre, comme le profond désir d’aider à comprendre et à vivre des êtres qualifiés d’abjects, dont l’existence jusqu’alors n’était que spectrale, rendue telle par la violence de normes hétérosexuelles qui ne se consolident que par ce (et ceux ou celles) qu’elles excluent. Désir de vivre, c’est sa filiation à Spinoza qui ressort, désir de reconnaissance c’est ce qu’elle doit à la pensée de Hegel, désir de penser au-delà des normes, c’est à sa lecture de Foucault qu’on le doit !

3) Tu observes dans ta thèse un lien entre Butler et la médecine ; peux-tu nous en dire quelque chose ?

Lorsque j’ai demandé à Judith Butler, lors d’un colloque qui lui était consacré à Poitiers en 2007, pourquoi elle n’écrivait pas sur la médecine, elle m’avait répondu alors qu’elle ne se considérait pas compétente en ce domaine. Ce qui m’avait incité à lui poser cette question était la synthèse que je commençais à faire de son travail, à partir de Trouble dans le genre, en passant par Défaire le genre et en incluant Le Récit de soi, à l’aune de celui que j’avais réalisé dans le monde médical pendant deux ans :

La revendication d’une vie humaine vivable pour des êtres vulnérables[5], aux conditions d’existence précaires, subissant de plein fouet une demande sociale de normalisation pour être intégré, était en consonance telle avec l’exigence d’humanité dans la relation de soins  en général et la relation à la médecine en particulier, qu’il apparaissait inouï de ne pas faire le lien ! Ce n’était pas à proprement parler la question de la santé qui était en jeu, mais bien celle d’une vie à construire en survivant au ‘scalpel de la norme’ ou en se donnant des moyens pour ne pas se laisser imposer un monde normatif dans lequel la reconnaissance du hors de soi comme niche du soi est impossible.

C’est d’ailleurs ce que Butler  prend en compte plus particulièrement dans deux chapitres de Défaire le genre, le chapitre XI, intitulé ‘Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégories de la transsexualité’, et le chapitre XII : ayant pour titre : ‘Dédiagnostiquer le genre’. Elle y interroge le présupposé selon lequel « l’humanité d’un être dépend de la cohérence de son genre »[6], à partir du cas de David, né avec des chromosomes XY, et dont le pénis brûlé accidentellement  lors d’une opération chirurgicale, va devenir l’occasion de mettre à jour les représentations médicales et familiales du lien inextricable entre sexe et genre.

« Il faut savoir, dit-elle que la position essentialiste sur le genre est quasiment la seule qui puisse être énoncée pour obtenir une chirurgie de réassignation de sexe. » p. 89

Dès lors, le parallèle avec le monde médical peut se poursuivre en plusieurs occurrences, je n’en mentionnerai que deux pour aller vite :

      La question d’une vulnérabilité à l’occasion de la maladie qui peut se redoubler d’une précarité induite par le système de prise en charge, les protocoles, et la lourdeur  d’un corps qui vous dépossède du vôtre pour un temps, c’est aussi la question que rencontrent les personnes trans qui souhaitent obtenir une réassignation de sexe. (voir la question du diagsnotic TIS – trouble de l’identité sexuelle).

      La délicate question du consentement éclairé, qui joue en boucle avec l’autonomie visée et  présupposée  à la fois : c’est ainsi que les personnes sur lesquelles pèse une diagnostic de trouble de l’identité sexuelle en souffrent tout en sachant que rien n’est possible sans lui . De même quand on discute avec le personnel soignant dans une structure hospitalière en France, on remarque qu’il y a bien deux discours : d’un côté le discours officiel parfaitement « éthico-labellisable » qui indique qu’il est essentiel de s’assurer que le patient a parfaitement compris ce qui va lui être imposé dans le cadre du protocole médical auquel il se prête, et de l’autre le discours des soignants qui vont dans la chambre du patient pour lui demander de signer le document  et qui affirment que de toutes façons, la patient n’a pas le choix, et qu ’enfin il faut bien que la structure hospitalière se protège contre la judiciarisation des situations médicales.

 

4)    De ces relectures de Butler dans le champ du soin, qu’est-ce qui pourrait être utile pour une analyse du lien corps-trans et médecine ?

Sans doute pas mal d’éléments pourraient être mis en exergue, mais disons pour être concis que la question d’une médecine éthique est aussi et peut-être surtout celle d’une médecine qui s’ancre dans le social et ne peut de ce fait négliger les données économiques qui la sous-tendent. Or, pas une heure n’est consacrée à l’économie et à la compréhension du système de sécurité sociale en France, dans le cursus de formation initiale des médecins. La question de ce que coûte à la société le  traitement prescrit par un médecin, ne se pose que rarement, pas plus que celle de ce que le patient va devoir prendre en charge lui-même ou des conséquences sociales et économiques du traitement à subir.

Dans le cas des personnes trans, la non reconnaissance d’un problème en dehors du champ protocolaire amène à vivre d’expédients, à se procurer des hormones sur internet ou à aller se faire opérer ailleurs où l’on n’est moins à cheval sur la  pathologisation du genre, que lors d’un protocole long, douloureux à chacune de ses étapes et finalement narcissiquement peu valorisant.

La question de la vulnérabilité telle que Butler la prend en charge dans Ce qui fait une vie, ou Vie précaire un peu avant, est toujours celle d’un corps-sujet qui est à la fois le signe de notre fragilité et ce par quoi nous ne sommes pas nous-mêmes car toujours-déjà construits pas les autres, affectés par eux, normés par eux et ouverts à leur influence.

La vulnérabilité en tant qu’elle est la condition de cette chair aimante blessable ne peut que nous donner à comprendre combien la médecine et plus largement la question du prendre soin de l’autre est ce qui doit nous guider éthiquement dans une vie sociale qui est notre condition existentielle. Or, la médecine se tourne de plus en plus vers une scientificité qui la rend universalisable, mais bien peu tournée vers cet autre souffrant qu’il soit atteint d’un cancer, d’un trouble bi-polaire ou d’un trouble de l’identité sexuelle, ou encore qu’il soit cette personne qui demande de l’aide juste pour pouvoir vivre en accord avec ce qu’elle perçoit d’elle-même.

     «En se dégageant de manière radicale et irréversible des croyances métaphysiques, des préjugés imaginaires et des fantaisies avec lesquelles elle était jusque là confondue, la médecine moderne a opéré une véritable révolution éthique dans la pratique de son art et une rupture dans la logique de son propre discours. S’efforçant d’exiler la subjectivité et l’intersubjectivité du soin et de la maladie, le discours médical n’est plus apte à prendre en compte dans sa pratique comme dans sa pensée le drame imaginaire, la détermination symbolique, la finalité éthique de la souffrance dans la relation médecin-malade.»[7]

Si nous tombons d’accord sur l’idée que la mise à distance de l’humain (des affects, de la sensibilité en tant qu’elle peut venir oblitérer la nécessaire rigueur d’analyse du médecin) est inévitable pour espérer réfléchir à l’élaboration d’un diagnostic comme plus tard d’un pronostic ou encore d’un acte chirurgical par exemple, en revanche la question demeure ouverte de savoir s’il y a un lien inextricable entre l’indifférence pour ce qui relève du psychique et la formation quasi exclusivement scientifique des médecins. Autrement dit, s’il est avéré que la défaillance est aussi de structure dans la médecine, est-ce bien une nécessité pour qu’elle le devienne de culture universitaire ?

Certes J. Butler ne va pas jusque là dans son travail, puisqu’elle ne s’oriente pas précisément vers une réflexion sur la médecine elle-même, mais c’est le lien que je voudrais mettre en avant, en tant que le travail de décryptage sociologique de cette branche du prendre soin tel qu’il est rendu accessible par le séminaire trans, nous amène à prend conscience à la fois du rôle d’experts joué par les communautés trans et à mettre l’accent sur ce qui dysfonctionne dans le monde médical.

C’est aussi ce travail de critique des normes qui hérité de Foucault ne cesse de revenir en première ligne dans l’analyse de Butler, indiquant une voie de travail pour réorienter  les éthiques du care y compris dans le monde médical.

  

5)    Récemment[8] nous avons pu discuter avec Monique David-Ménard qui a dirigé un ouvrage intitulé « Sexualités, genres et mélancolie ; s’entretenir avec Judith Butler » et dans lequel Butler écrit sur « le transgenre et les attitudes de révolte ». Ne trouves –tu pas un peu dérangeant que dans cet article elle essaie de rendre politique les actions trans ?

L’article auquel il est fait référence ne me semble ni très clair ni très novateur. Butler y traite en dia gonale des thématiques qui lui sont chères (comme la question du hors de soi comme ‘niche ontologique du soi’[9], celle de la souffrance comme n’étant pas logée uniquement dans la psyché mais héritée de l’ouverture du sujet à l’autre, ce qui constitue aussi sa fragilité ou permet de penser une ontologie sociale du corps). Pourquoi aborde t-elle la question du caractère politique des actions trans ? Pour la même raison qu’elle esquisse le problème de l’altérité dans le champ d’une éthique toujours-déjà politique : « Pourquoi distinguer entre une souffrance imprimée à une telle personne par des normes culturelles violentes et normalisantes d’une souffrance qui semble émerger de l’intérieur de l’identification transgenre ? »[10] La question suggère  d’elle-même que le terrain n’est pas propice à de telles distinctions. Il ne s’agit donc pas de voir dans le travail de Butler un effort pour rendre politique des actions trans qui ne le seraient pas d’emblée, mais une tentative pour rendre à César ce qui lui appartient déjà en le rendant plus lisible. C’est ce qu’elle résume p 22 du même article en reprenant appui sur le langage comme socle et tissu de notre être : les actes de discours sont toujours des actes de corps, et le corps est par essence social. Or nous sommes tissés dès notre naissance dans une certaine violence, qui nous oblige à rompre avec une morale de la pureté ou de la belle âme ; c’est pourquoi nous avons à faire avec cette violence, dans le langage qui exprime notre duplicité comme notre ouverture au monde.

Butler ne cherche donc pas à rendre politiques les actions trans, ni à donner une représentation après coup d’une scène déjà écrite de la performativité des minorités sexuelles, elle s’efforce de mettre à jour les éléments idéologiques qui biaisent les représentations de soi comme de l’autre, et pour ce faire, passe comme Freud avant elle, par la mise en perspective de ce qui peut se lire en gros caractères dans la souffrance des personnes exclues du genre, pour lire ce qui est inscrit en filigrane en chacun : la contingence de l’existence, la précarité d’une vie offerte à l’altérité constitutive de soi, la vulnérabilité d’un corps toujours ouvert à la blessure.

Il me semble que s’il y a une critique à faire à Butler, elle se situe plutôt du côté des frontières entre social et politique.

 

 

6) Comprends-tu les réticences qu’elle peut susciter du fait d’une trop grande proximité avec la psychanalyse ?

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La question comporte un présupposé discutable : y a t-il entre Judith Butler et la psychanalyse une trop grande proximité ? Au nom de quoi l’affirmer ? La psychanalyse serait-elle d’emblée toxique, sa doctrine délétère et pour quelles raisons ? Ou bien cela signifie t-il qu’à trop fréquenter le psychanalyse on s’éloigne d’autre chose considéré comme plus important ? et si c’est le cas de quoi s’agit-il ? Bon, j’arrête là mon questionnement, mais je tiens à montrer que les questions n’ont pas toujours la neutralité qu’on veut bien leur prêter !

Alors prenons un peu en charge cette question et voyons où elle nous mène :

Judith Butler s’est mise à fréquenter la psychanalyse autrement que comme un simple objet d’étude pour une intellectuelle, ou que comme un moyen censé aider à vivre mieux pour une personne appartenant à une communauté sexuelle minoritaire. Elle a approché le domaine au-delà de ce que les psychanalystes américains avaient fait subir aux  textes de Lacan, elle a examiné certains concepts de la psychanalyse au risque d’une lecture féministe – celui de phallus par exemple, elle a opéré une distorsion de certains autres concepts pour qu’ils deviennent opératoires dans un champ qui n’était pas d’emblée le leur (celui de deuil et de mélancolie entre autres). Elle a fait avec certains textes de Freud ce que Lacan avait osé avec la linguistique et la logique formelle – elle leur a donné une torsion telle qu’il en est sorti quelque chose comme une lecture singulière de l’idée d’origine,  ou de matrice. Elle a enfin accepté le pari de participer avec Monique David-Ménard à Paris, a un séminaire à deux voix, lequel s’étendait sur quatre semaines chaque année et ce pendant trois ans.

A t-elle commis un crime de lèse-chapelle aux yeux de minorités qui voulaient voir en elle quelqu’un qui, comme eux, ne peut accepter la psychanalyse puisque cette dernière – du moins un certain nombre de ses représentants – épousait par trop l’idéologie hétérosexuelle ? Certainement, mais ce n’est là qu’une lecture myope du travail que mène Butler dans le décryptage des théories psychanalytiques. Certes elles s’intéresse de près à la psychanalyse, mais comme elle s’intéresse à la littérature ou à la sociologie ou encore au droit : c’est en philosophe qu’elle entend convoquer des domaines d’analyse du réel et des champs de réflexion sur l’humain, et c’est en  philosophe qu’elle travaille à mixer des théories pour déconstruire à l’aune de l’observation critique du monde humain ce que les idéologies sont trop promptes à masquer, comme à soutenir ( pensons par exemple au retour de la différence des sexes pour certaines féministes, qui vient étayer une doctrine de la victimisation dans la défense des personnes blessées ou harcelées).

Mais cette présentation ne saurait faire oublier que la lecture butlérienne de la psychanalyse est sujette à critique :

Dans un passage du Récit de soi intitulé Psychanalyse, J. Butler montre à la fois qu’elle s’intéresse de près à la psychanalyse, mais aussi qu’elle la méconnaît, ou plutôt que ce qu’elle en connaît est réducteur, pourquoi ?

Trace de connaissance ou d’expérience, elle précise bien que le discours du sujet sous transfert ne sert pas qu’à communiquer de l’information ‘ il fonctionne aussi comme la médiation d’un désir tout autant que comme l’instrument rhétorique qui cherche à modifier la scène d’interpellation, ou à agir sur elle.’ P.51.

Mais lorsque, citant la position de Roy Schafer, elle indique que ‘le but normatif de la psychanalyse est de permettre au patient de raconter une histoire unique et cohérente sur lui-même qui satisfera son désir de se connaître (…)’, p.52, elle tend alors à généraliser sa critique, ce qui lui fait dire que « la norme de la santé mentale selon laquelle le fait de rendre compte de soi de manière cohérente est une part du travail éthique de la psychanalyse fausse ce que la psychanalyse peut et doit faire. Certes sa remarque est sans doute pertinente, mais la question demeure de savoir si c’est bien à elle, philosophe de s’avancer sur ce terrain, qui n’est pas le sien : que doit donc faire la psychanalyse ? Est-ce à la philosophie de le dire ? Les psychanalystes n’ont-ils pas eux-mêmes su dire cela, à l’instar de Lacan qu’elle cite quelque lignes plus haut ? Enfin, n’est-ce pas en travaillant sur la psychose que ces mêmes cliniciens ont mis en évidence l’impossibilité pour certains sujets de se dire sur un mode narratif continu ?

Alors peut-on comprendre  les réticences que Butler suscite dans l’intérêt qu’elle manifeste pour la psychanalyse ? Sans doute, mais pas pour les raisons que les défenseurs des minorités sexuelles seraient en mesure d’évoquer : s’il convient d’être prudent, ce serait davantage parce que toute lecture généralisante à partir qui plus est de la psychanalyse américaine, serait une erreur quant à l’objet du jugement et une  faute de raisonnement ! Pourtant, c’est parce qu’il y a une tentation de l’universel dans sa pensée qu’il s’agit bien d’une pensée philosophique, ce qui fait aussi sa force.

On pourrait ainsi conclure en disant que reprocher à Butler de se préoccuper de la question de l’inconscient via un retour possible à un discours trop universalisant, c’est oublier que si la tentation de l’universel rôde toujours dans son œuvre, c’est davantage pour mettre en évidence les conditions communes dans lesquelles émergent une subjectivité  que pour traiter du contenu de cette subjectivité.

 

7)      Comment concilier vulnérabilité et politisation ? 

  Je ne suis pas certaine de pouvoir répondre de façon pertinente à cette question. Mais je vais essayer de fournir quelques éléments de réponse.

Il y a une manière de critiquer Butler qui consiste à lui reprocher d’avoir abandonné ceux et celles qu’elle défendait au départ, ce pour quoi elle a été désignée comme reine du queer. Ce virage se serait amorcé dès Défaire le genre, ce que M-H Bourcier lui a d’ailleurs vertement reproché, ne serait-ce qu’en précisant que  faire est un performatif et que personne n’a envie d’être défait. Mais soyons sérieux un instant, en quoi consiste fondamentalement la critique? Butler ne serait pas celle que l’on croyait, elle ne défendrait finalement pas les thèses dont on avait pensé qu’elle était la thuriféraire !

Ah la belle affaire que voilà ! Butler n’est-elle pas celle qui, comme Kant renvoie volontiers dos à dos deux tendances, ou deux représentations du réel, en l’occurrence du réel féministe ?

 N’est-ce pas de semer le trouble dans le genre c’est-à-dire non seulement dans la conception binaire du genre, mais dans les représentations qui s’en inspirent tout en essayant de s’en détacher, qui fut son œuvre ?

Alors oui, il y a une difficulté à penser à la fois les conditions d’une performativité du sujet et sa vulnérabilité, mais c’est en prenant en compte l’ensemble du champ conceptuel butlérien que l’on peut peut-être y parvenir. Il ne s’agit pas là de gommer toutes les aspérités d’une pensée, ce que d’ailleurs Butler ne souhaiterait sans doute pas elle-même si l’on s’en tient aux propos de Jérôme Vidal, mais de donner une chance de penser la complexité de l’humain à partir d’une pensée sacrément complexe elle-même :

« L’ouverture de la notion d’humain à une redéfinition future est une donnée nécessaire au projet politique du mouvement international pour les droits humains. On voit l’importance de cette ouverture lorsque la notion même de l’humain est présupposée, quand elle est définie à l’avance en des termes clairement occidentaux, souvent américains et de ce fait partiels et locaux ; lorsque l’humain qui constitue le fondement des droits humains est déjà connu, déjà défini. [11]»

Définir l’humain avant d’examiner l’humain, c’est imposer au réel une tension d’une violence incroyable que l’histoire a maintes fois enregistrée au cours des siècles. C’est justement ce contre quoi Butler propose de lutter, avec comme arme la critique incessante des normes qui permet d’éviter de naturaliser ce qui n’est qu’historique, et l’affûtage du langage comme moyen d’exprimer la texture d’être du corps-sujet en abîme sur ce qui fait de lui sa fêlure : l’autre.

Y a t-il là une seconde Butler qui rompt avec les stratégies performatives de Trouble dans le genre au profit d’une éthique et d’une politique de la vulnérabilité ?  C’est ce que M-H Bourcier a tendance à penser, suivie en cela par un certain nombre de personnes, qui considèrent même que cette ‘réorientation’ de Butler la confine à occulter ce qui fait le corps de l’humain et sa puissance d’agir.

Je n’entrerai pas dans une discussion sur ce point, faute de temps.[12] Mais je voudrais proposer qu’on lise Butler comme j’ai pu le faire, ce qui, précisons-le était purement accidentel au départ, c’est-à-dire en ne cédant pas à la chronologie, mais en partant d’un ouvrage plus récent, pour lire ensuite par exemple Trouble dans le genre et revenir à Vie précaire, en passant par la Vie psychique du pouvoir. On s’apercevra alors que ce qui est devenu une ligne de force de son œuvre se donne à percevoir d’emblée mais comme en filigrane, et qu’il paraît impropre de parler d’une seconde Butler tant c’est bien la même qui cherche à penser l’assujettissement au-delà d’un horizon foucaldien d’enfermement, à penser la vie humaine vivable dans des normes mêmes, et comme à leur limite en même temps, à penser enfin la vulnérabilité comme ouverture à l’altérité et à la blessure, ainsi que comme précarité politiquement induite. La vulnérabilité ne peut par conséquent jamais être l’occasion d’une théorie de la victime impuissante face à un pouvoir totalitaire.

Mais, et c’est là qu’il faut poser une limite de la pensée de Butler, si la conscience de la vulnérabilité comme condition politiquement induite peut être généralisée, partagée et relayée médiatiquement cela ne donne pas encore un authentique empowerment, un réel levier à l’action politique d’émancipation face aux dominations quelles qu’elles soient. L ‘élément de critique me paraît être qu’il y a encore un mystère de la volonté qui n’est pas dissipé dans l’œuvre de Butler et qu’à trop réfléchir sur les cadres de la représentation, elle en a peut-être oublié les conditions de l’action pour le commun des mortels.

 Brigitte Esteve-Bellebeau


[1] Master professionnel de philosophie pratique, mention vie humaine et médecine, à Bordeaux III.

[2] Le récit de soi, p.7.

3 Si le sujet était considéré au départ comme effet du discours, dans ses derniers travaux, dit Butler, Foucault raffine sa position et précise que le sujet se forme en relation à un ensemble de codes, de prescriptions ou de normes par des usages qui non seulement a) révèlent que l’autoconstitution est une forme de poeisis, mais b) qui établissent également que la constitution du soi fait partie de l’opération générale de critique » Récit de soi,  p 17.

[4] Le sexe prescrit, S. Prokhoris,  Champs Flammarion, Paris 2000, p. 178.

[5] La vulnérabilité peut s’entendre en trois sens…

[6] Défaire le genre, Ed Amsterdam, Paris 2006, ch XI, p 76.

[7] R. Gori  et M-J Del Volgo, La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence, Denoël 2005, p 30.

[8] Lors de la journée d’étude « le désir de reconnaissance entre vulnérabilité et performativiteé » (Université Bordeaux 3) : http://vulnerabiliteperformativite.wordpress.com/author/vulnerabiliteperformativite/

[9] J’emprunte l’expression à G. Le Blanc lors d’une communication sur les travaux de Butler dans les salons Mollat en 2007.

[10] Sexualités, genres et mélancolies, sous la direction de M. David-Ménard, Ed. Campagne première, Paris 2009.

[11] J.Butler, Défaire le genre, Op.cit. p 51-52.

[12] Je me permets de renvoyer à la communication que j’ai faite dans le cadre de la journée d’études doctorale organisée à la Maison des sciences de l’homme de Bordeaux, le 11 février 2011  et intitulée : le désir de reconnaissance, entre vulnérabilité et performativité.

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