De la transphobie étatique
Maud-Yeuse Thomas
Chercheure indépendante

 

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Ma question porte sur la notion de transphobie étatique et en quoi celle-ci est caractérisée. La liste des discriminations, stigmatisations et justifications d’exclusion, est assez conséquente. La France résiste à inscrire la discrimination sur l’identité de genre malgré les harcèlements et licenciements abusifs, agressions et meurtres, oblige à une psychiatrisation et aux THC[1]. Le préalable à la question des papiers d’identité, distingue les différentes types de transidentités, oblige à un divorce lorsqu’une personne trans est mariée et désire modifier son état civil. A cela, il faut ajouter le volet juridique, le changement d’identité ne s’effectue que sous la condition d’opérations de conversion sexuée alors même qu’on prétend les empêcher au nom de valeurs et de savoirs et cette sorte de surplomb qualifié aujourd’hui d’anthropologique : il n’y a que des hommes et des femmes et ce fait est naturel et culturel mais surtout et universel. Or pourquoi parle-t-on aujourd’hui des trans ? Parce que cette forme d’identité est universelle. Toutes les sociétés ont eu à y répondre et la réguler.

    En Occident, fort de la médicalisation jointoyée de la dimension légale de nos identités, on a fait croire qu’il y a une maladie mentale, d’où cette psychiatrisation. Si le sexe est plus petit dénominateur commun pour nous définir en tant qu’individu et entre individus, changer de sexe est-il pathologique ? Ce n’est pas une définition médicale que je vous donne là mais une définition de nature culturelle. S’il y a un « état de normalité » universel d’être un homme ou une femme (quelle que soit la définition culturelle de la normalité), tout ce qui s’en distingue relève, dans cette médicalisation, d’un « état de pathologie ». Les déviants remplaçants les fous d’antan, les pathologies remplaçant les transgressions d’autrefois. Les trans remplaçant les homosexuels dans cette hiérarchie et fabrique de déviants.

    Pour y répondre de manière plus précise, je vais faire un détour par un état des savoirs confronté à notre tradition. Précisons le cadre juridique. L’article 57 du Code Civil énonce les attendus suivants :

« l’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant et les prénoms qui lui seront donnés… ». C’est l’examen des organes génitaux externes du nouveau-né qui détermine :  

– l’appartenance à l’un ou l’autre sexe,

– la reconnaissance de cet état par la société (Etat Civil),

– l’attribution de prénoms, le plus souvent sans ambiguïté quant au sexe de celui qui le porte.

     Le point le plus important réside dans une double indisponibilité, celle de l’état de la personne et l’acte de naissance. Répondre à cette demande impliquait de répondre à l’état civil où sexe et genre sont indissolublement liés et surtout, culturellement et socialement inextricables. On le voit avec la mention du prénom sans ambiguité… Quelle est sa signification ? Vous êtes assignés à une identité dès votre naissance et celle-ci est réputée fixe et unitaire. Distinguer le sexe du genre comme le fait les Gender studies implique trois faits majeurs :

1/ notre société, nos représentations sont binaires, oppositionnelles et matérialistes et exclut toute identité tiers et tout passage ritualisé d’un sexe social à l’autre comme dans d’autres sociétés ;

2/ notre intégration quotidienne implique d’être tout l’un ou tout l’autre, ce qui va induit ce tiers dans une marginalité culturelle réinterprétée en trouble mental ;

3/ l’indisponibilité de l’état de la personne et l’acte de naissance créé une obligation des THC.

Trois exemples de savoirs :

    L’ethnologie-anthropologie a introduit le premier un doute sur la constitution des identités et le statut de l’universalisme. Margaret Mead montre la première que si le féminin et le masculin, l’homme et la femme sont universels, ce qui est féminin ou masculin change d’une société à l’autre, ne sont pas articulés culturellement de la même façon et n’appartiennent pas aux mêmes champs de significations. On ne peut donc se référer à un universalisme abstrait.

    L’endocrinologie-biologie va mettre notre croyance d’une différence naturelle des sexes à mal. Outre les intersexués, certaines femmes sont XY, des hommes XX… Les chromosomes qui devaient apporter avec les hormones la preuve ultime d’une nature et d’une invariabilité invalident l’idée d’exceptions pathologiques (quelle que soit la définition que nous en donnons). Les sciences humaines comme la sociologie invalident aujourd’hui le lien entre pathologie et marginalité en montrant comment les discriminations la produisent.

   Les travaux en neurologie montrent que bipolarisation du cerveau distinguant hommes et femmes « en nature » est fausse. La plasticité du cerveau indique que la plus grande différenciation ne réside pas entre deux groupes socialement constitués, les hommes et les femmes, mais d’un individu à l’autre, indépendamment de son sexe biologique, sa sexualité, son genre et identité de genre.

Ce débat montre essentiellement :

1/ le devenir n’est nullement inscrit dans la naissance et l’assignation ;

2/ la distinction entre l’éducation dans un genre fixe et unique et le vécu ;

3/ les discriminations fondées en tradition sont remplacées par des « savoirs » protégés par des « expertises ».

   Toutes ces disciplines montrent que plus que la différence des sexes, c’est la généralisation des différenciations qui explique ces différences ordinaires que nous prenons pour normales, et que signifions par les termes de masculin ou féminin, femme ou homme. Normal signifiant commun, ordinaire et non cet indicateur moral/amoral, normal/anormal, sain/pathologique. Or ces savoirs sont mobilisés pour maintenir un état de la tradition en violant ses propres principes et valeurs (et notamment la lutte contre les discriminations), en triant un groupe social de la population au motif d’une maladie qui n’existe pas ou d’une exception qui viole le principe même d’une éthique médicale. Dans d’autres cieux, nous appellerions cela une ethnicisation.

   La résolution 1720 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe porte justement sur les discriminations sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre[2]. L’article 3 note :  

Parmi les principaux sujets de préoccupation figurent les violences physique et verbale (crimes et/ou discours de haine), les restrictions injustifiées de la liberté d’expression, de réunion et d’association, les violations du droit au respect de la vie privée et familiale, les violations des droits à l’éducation, au travail et à la santé, ainsi que la stigmatisation récurrente.

    La tradition est devenue le lieu d’un conflit avec les savoirs eux-mêmes que la matrice médicale et juridique protégeaient jusque là.

Retour sur la prise en charge en France

    En France, la première équipe hospitalière est montée et les premières opérations sont effectuées à partir de 1979. Celles-ci ne sont pas accompagnées par le changement juridique jusqu’en 1992. A cette date, la Cour européenne demande aux Etats européens de permettre le changement juridique dans les cas de changement de sexe sur le motif du respect de la vie privée (art.8)[3]. La Cour de cassation en France y répond d’abord par le principe d’indisponibilité de l’état de la personne (vous ne pouvez disposez de vous-même) puis elle répond que l’on ne peut « attribuer au transsexuel un sexe qui n’est pas en réalité le sien » sur le motif d’arguments endocrinologiques que la discipline a elle-même invalidé. Puis la France change d’avis en accordant ces changements sous condition de cette psychiatrisation qu’elle avalise sur un état des savoirs. En fait, un simple transfert des discours pathologisants sur l’homosexualité comme inversion sexuelle au transsexualisme compris comme inversion de l’identité sexuelle que l’on appelle désormais dysphorie de genre. Bref, la prise en charge s’accompagne de cette fabrique de discours nullement médicaux mais de cette violence légale des normes que l’Etat moderne veut voir respecter au nom d’une tradition historique. La pathologie n’existe que pour sauvegarder l’idée d’une normalité et naturalité du fait humain et donc de l’homme et de la femme.

   Le transsexualisme se trouve désormais inextricablement liée à une pratique de changement de sexe incluant un changement administratif de papiers d’identité qui vient après alors qu’il fallait l’aménager avant. Se trouve ainsi reformée la co-dépendance médicale et légale d’une normalité et une anormalité psychomédicales se substituant à une régulation sociale démocratique et/ou sacrée. Bref, on régule une tradition, des rapports sociaux traditionnels avec des critères et outils de la modernité.

   La France, comme d’autres pays, délègue entièrement à l’instance médico-légale la question de savoir ce qu’il est de cette demande, de ce qu’est le « sexe ». C’est une psychiatrie sociale et légale qui y répond et non une psychiatrie clinique qui, d’ailleurs, ne veut pas y répondre et reste muette. Rien de médical ni de légal ici, uniquement des avis et théories reposant sur des ignorances et des discriminations, voire des discours de haine, au nom d’une tradition. L’important ici tenant en trois faits :

1/ l’apport thérapeutique échoue à répondre au sentiment de soi des personnes trans et intersexe ;
2/ ce sentiment de soi est le même que tout un chacun-e ;
3/ les intéressé-es se trouvent nettement mieux après transition (quelle qu’elle soit).

    Devant le moratoire engagé par nombre de pays en Europe concernant la question intersexe, la France continue à les opérer. En 2007, L’Espagne adopte une loi pour les transidentitaires en permettant aux transgenres et transsexes d’obtenir des papiers d’identité dans leur genre vécu sans la chirurgie de conversion sexuée, la France s’abstient link. Début 2010, Roselyne Bachelot alors Ministre de la Santé, veut dépsychiatriser la question trans mais reçoit de la part des praticiens un désaveu total. Une psychiatre a même créé une société, la Sofect, pour reprendre la main Réponse à la SOFECT. On a là un curieux détour de l’Etat français a qui a délégué à ces psychiatres une gestion officieuse de l’exception en fermant les yeux sur les violences, en maintenant l’idée d’un principe d’indisponibilité de l’état de la personne et de l’acte de naissance. C’est peu dire que notre société est victime de ses propres croyances et le transsexualisme est un exemple parmi beaucoup d’autres.

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Quelques mots de conclusion

    L’État veut pouvoir s’appuyer pour son administration des états  sur les démonstrations de savoirs médicaux et scientifiques qu’il mobilise. Or, ceux-ci ont progressivement invalidé l’idée d’une pathologie. Ils font apparaître une contradiction avec la tradition et le devenir humain. Bref, l’administration fixe contre la philosophie du devenir. On défend là cette tradition fixiste et non le fait humain, des rapports sociaux de sexe et non un épanouissement dans une société mature. Notre société veut pouvoir s’appuyer sur un ou des invariants au nom de cette tradition dans un porte-à-faux avec la modernité. Nous-mêmes, nous voulons nous assurer de cette invariabilité, de cette certitude que la différence des sexes ne bouge pas. D’où ce chassé-croisé, cette fascination-répulsion sur les trans après les homosexuels et les travestis.

   Les questions connexes du racisme, du sexisme, de l’homophobie et la transphobie pose cette question : puis-je vivre paisiblement comme chacun-e d’entre vous ?


Références bibliographiques :

 Mead M.,« Adolescence à Samoa », 1928, et « Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée », 1935, traduits et rassemblés en France sous le titre Moeurs et sexualité en Océanie, 1963, rééd. Pocket, coll. «Terre humaine », 1993.

Vidal C. (2006), dir. Féminin Masculin, Mythes et idéologie, Berlin, Paris.


[1]  Traitements hormono-chirurgicaux.

[2] http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta10/fres1728.htm

[3] « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance… ».