Marie-Luce CAVROIS

magistrate

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Le changement de prénom

Entretien

– En qualité de vice présidente du tribunal de Créteil, vous avez eu à juger de demandes de changements de prénom : comment appréhendez-vous la procédure ?

De janvier 2012 à août 2014, j’ai présidé la 1ère chambre du tribunal de grande instance de Créteil qui est en charge des questions familiales et a compétence pour juger notamment des demandes de changement de prénom.

On observera qu’en France la procédure de changement de prénom est judiciaire, ce qui n’est pas nécessairement le cas ailleurs. Ainsi en Grande Bretagne la procédure dite du « Deed Poll «  autorise un changement de prénom par déclaration.

Les personnes effectuent une demande de changement de prénom pour des raisons variées qui leur sont très personnelles. Le motif peut remonter à l’enfance: ainsi peut être insupportable pour une personne le fait d’avoir reçu un prénom d’un parent qui l’a abandonné enfant ou d’un parent qui s’est mal comporté avec lui. Il peut aussi s’agir d’une mauvaise transcription d’un prénom par l’officier d’état civil ou de parents qui ont mal orthographié le prénom d’origine étrangère, lequel perd alors son sens initial prend une connotation péjorative ou renvoie à un sexe opposé de celui de l’enfant.

D’autres sollicitent un changement de prénom à raison d’événements survenus dans le cours de leur vie. Ainsi en va t-il des personnes qui se convertissent à une religion, ou de celles qui ont un prénom d’origine étrangère et souhaitent mieux s’intégrer ou à l’inverse de personnes ayant adopté un prénom français lors de leur acquisition de la nationalité française mais qui ne parviennent pas à s’y faire, qui se trouvent de ce fait en butte à des moqueries de la part de leur entourage, ou à des difficultés administratives (séjour, héritage…) dans leur pays d’origine qui ne reconnaît pas les prénoms étrangers.

Enfin il y aussi les personnes transidentitaires qui souhaitent un prénom reflêtant leur identité.

En application de l’article 60 du Code civil, toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de prénom.

La notion d’intérêt légitime est large et la jurisprudence admet assez aisément qu’une personne a un intérêt légitime à changer de prénom. L’intérêt légitime s’apprécie « in concreto » c’est à dire au regard de la situation concrète de la personne et au moment de la requête.  Cette notion que l’on pourrait qualifier de souple doit en réalité permettre de s’opposer aux éventuels abus de parents qui voudraient conférer à leur enfant un prénom ridicule ou à connotation péjorative.

La notion d’intérêt légitime vise aussi à écarter la demande relevant de la fantaisie ou de la convenance personnelle. Mais je n’ai jamais rencontré le cas.

En pratique, les personnes qui vont devant la justice pour obtenir un changement de prénom, entament cette démarche, qui ne peut se faire qu’avec l’assistance d’un avocat, parce qu’elles estiment y avoir intérêt. Le plus souvent d’ailleurs ces personnes usent déjà du prénom qu’elles sollicitent, il s’agit de mettre fin à la dichotomie entre leur état civil officiel et le prénom par lequel elles sont appelées par leur entourage (familial, amical et professionnel).

A vrai dire, je n’ai jamais vu un justiciable faire une demande de changement de prénom pour des raisons futiles ; il m’est arrivé de ne pas bien percevoir ses motivations ou de penser que la personne se trompait sur son véritable intérêt mais à chaque fois lors du débat qui s’est tenu à l’audience, j’ai pu mesurer combien la démarche était essentielle et profonde pour le demandeur.

S’agissant des personnes transsexuelles ou transgenres, j’ai toujours adopté la même démarche que pour tous les autres requérants : la demande correspond-elle à l’intérêt de la personne et de fait qui mieux que la personne elle-même est en mesure d’apprécier son propre intérêt ?

Certains magistrats estiment que pour qu’un transsexuel puisse être admis à changer de prénom, il convient qu’il justifie d’un changement irréversible de son identité ou qu’une telle modification ne peut être faite que lors d’un changement d’identité qui relève d’une autre procédure (article 99 du Code civil). C’est ajouter au texte car l’article 60 du Code civil n’impose pas une telle condition. Et il n’y a aucune raison de rendre le changement de prénom plus difficile pour une personne transsexuelle ou transgenre que pour une autre. Le changement de sexe est un processus long et une course d’obstacles et l’on ne voit pas au nom de quel principe il faudrait attendre pour permettre à une personne qui a déjà l’apparence du sexe opposé d’user d’un prénom qui lui convient. Demander à s’appeler Sylvie  ou Isabelle lorsque l’on a déjà une apparence féminine ne peut que favoriser le changement entrepris comme l’insertion professionnelle et sociale de la personne demanderesse ce qui correspond bien à son intérêt légitime. La plupart des personnes transsexuelles exposent la difficulté de vivre et de faire les démarches de la vie courante (logement, inscriptions…) avec un prénom qui ne correspond pas à son apparence physique et à son ressenti ; cette dichotomie est encore plus pénalisante dans le domaine professionnel. Ainsi une femme en cours de conversion qui exerçait le métier de chauffeur poids lourds et avait mis dans la confidence son employeur, a t-elle expliqué à l’audience sa crainte de voir son prénom officiel découvert par ses collègues lors d’un contrôle routier, ou encore tel autre homme en cours de conversion a dit la souffrance qu’il avait à porter sur sa blouse d’aide soignant le prénom de Jean alors qu’il était habillé en femme et se faisait appeler Alice.

– Y a-t-il des refus dans les différentes demandes, transidentité comprise, et pour quelles motivations? Ces changements sont-ils insérés en marge de l¹état civil ?

Les refus de changement de prénom peuvent intervenir si le juge estime que le requérant ne justifie pas de son intérêt légitime ; en l’absence de définition précise de l’intérêt légitime, il y a donc une marge d’appréciation assez large laissée au juge.

Ainsi dans certains cas, le fait de pratiquer une religion a été considéré comme un motif légitime de changement de prénom, dans d’autres non.

Certains rejets sont aussi motivés parce que la demande de changement est considérée comme une demande formée pour convenances personnelles par exemple, le fait de vouloir utiliser comme prénom le diminutif .

Enfin s’agissant des personnes transidentitaires, plusieurs juridictions ont déjà refusé le changement sollicité au motif que la transformation n’était pas irréversible.

Évidemment dans le cas d’une procédure déclarative ne passant pas par l’autorité judiciaire, le demandeur n’a pas à démontrer son intérêt légitime, le changement est un droit sauf à ce qu’un refus soit opposé pour des prénoms ridicules donnés par des parents à leurs enfants.

Le changement de prénom lorsqu’il est admis par décision judiciaire est transcrit sur l’état civil de la personne et de ses descendants, il appartient au requérant au vu de jugement d’effectuer les démarches auprès des services de l’état civil.

– Une autre procédure, celle du changement d’état civil, est, elle, bien plus complexe : quel est votre avis sur cette dernière ?

En France l’état civil est régi par les principes d’indisponibilité et d’immutabilité de l’état des personnes ce qui signifie qu’une personne ne peut disposer de son propre état civil et ne peut en changer à sa guise.

Mais ces principes connaissent des limites et certaines modifications sont possibles mais encadrées par les textes et la jurisprudence.

L’article 99 du Code civil autorise la rectification des actes d’état civil, il s’agit d’un texte général à partir duquel la jurisprudence (les décisions des cours et tribunaux)  ont posé des exigences pour autoriser une personne à voir son changement de sexe reconnu par l’état civil.

Les conditions du changement de la mention du sexe à l’état civil sont énoncées par les arrêts de la Cour de cassation (rendus par la 1ère chambre civile le 7 mars 2012 et le 13 février 2013) qui a jugé que : « Pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans l’acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence. »

La Cour de cassation fait donc peser la charge de la preuve sur la personne qui sollicite son changement de sexe et elle pose deux conditions :

  • établir la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte
  • établir le caractère irréversible de la transformation de son apparence.

Le plus souvent les personnes en cours de conversion parviennent à satisfaire à ces deux exigences mais après un parcours long et douloureux ; les difficultés que soulève la procédure judiciaire de changement de sexe ont parfaitement été analysées par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) dans son avis d’Assemblée plénière du 27 juin 2013[1] ; Elle a très bien mis en lumière le fait que les procédures duraient trop longtemps et étaient soumises à l’aléa judiciaire.

En effet, le transsexualisme n’est pas une pathologie, le fait de se sentir fille ou garçon ne relève pas d’une maladie ni même d’un choix personnel. Il s’agit de l’identité du sujet ; à cet égard, il conviendrait probablement d’éviter le terme de syndrome, la notion de transidentité étant suffisante. La CNCDH recommande donc dans les processus judiciaire d’abandonner cette exigence d’attestation d’un syndrome de dysphorie de genre qui contribue à la stigmatisation des personnes transidentitaires.

En outre se pose la question de l’exigence du caractère d’irréversibilité qui est appréciée de manière différente selon les tribunaux, certains imposant une opération, d’autres estimant le traitement hormonal suffisant ; enfin certaines juridictions exigent le recours à une expertise alors que d’autres se contentent d’attestations médicales.

Il faut bien mesurer que l’opération de réassignation sexuelle est un processus traumatisant, délicat et cher ; de même que l’expertise aussi a un coût important. Ces deux étapes contribuent à rallonger la procédure judiciaire de changement de sexe. Et dans cette attente de reconnaissance officielle, les personnes transidentitaires se trouvent dans une précarité accrue, la dichotomie entre leur apparence physique et leurs papiers entraînant des difficultés dans leur insertion professionnelle et sociale.

Pourtant, au regard des textes et de la jurisprudence de la Cour de cassation, ni l’expertise ni l’opération ne sont formellement obligatoires

C’est à juste titre que la CNCDH demande dans son avis que soit mis fin à toute demande de réassignation sexuelle que celle-ci passe par un traitement hormonal entraînant la stérilité ou qu’elle signifie le recours à des opérations chirurgicales. La CNCDH rappelle à cet égard la résolution 1728 votée le 29 avril 2009 par le Conseil de l’Europe qui appelle les États membres à ne pas faire dépendre la remise de « documents officiels reflétant l’identité de genre »  d’une « obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération sexuelle ou une thérapie hormonale. »

– Quelle différence entre principe d’indisponibilité et d’immutabilité de l¹état des personnes (à propos de la question sur changement d’état civil) ?

L’immutabilité de l’état des personnes signifie qu’une personne a un sexe, reçoit un nom et un prénom pour sa vie entière, cela renvoie à une question qui dépasse l’individu et qui relève de l’organisation sociale, il s’agit de pouvoir être sûr de l’identité des personnes, de sécuriser la filiation ; l’objectif est aussi d’empêcher les fraudes à l’identité, la substitution d’une personne à une autre, ce qui à défaut serait facteur de grande insécurité pour les personnes voire de négation des individus.

– L’indisponibilité est un peu le corollaire de l’immutabilité, l’identité ne pouvant être changée, ne devant pas être changée, l’indisponibilité de l’état civil signifie que chacun ne peut faire ce qu’il veut de son identité, il ne peut en changer à sa guise, autrement dit la personne ne peut disposer de son identité.

Ces principes peuvent recevoir des exceptions mais de manière contrôlée, en particulier en matière de changement de nom, de prénom, de sexe et de nationalité.

– La déjudiciarisation des « changement de sexe » à l’instar de l’Argentine serait-elle possible en France ?

La loi argentine du 23 mai 2012 a prévu une déjudiciarisation totale de la procédure de changement de sexe qui consiste en une simple déclaration faite devant l’officier d’état civil. A titre de garantie, cette loi prévoit une intervention judiciaire seulement en cas de seconde demande de changement de sexe.

C’est toujours difficile et hasardeux de se prononcer sur la transposition d’un texte de loi étranger à la situation française, les contextes sont différents et j’avoue ne pas connaître la situation argentine.

La CNCDH pour sa part préconise une solution de déjudiciarisation partielle consistant à prévoir que la personne formule une déclaration de changement auprès d’un officier d’état civil avec production de deux témoignages attestant de la bonne foi du requérant. Cette démarche serait ensuite contrôlée et validée par un juge du siège lors d’une procédure d’homologation, le juge pouvant refuser l’homologation en cas de fraude ou de manque de discernement du requérant.

Ce qui est sûr c’est qu’en France on peut simplifier et accélérer le processus ; surtout  il convient de sensibiliser le monde judiciaire sur les difficultés d’insertion sociales et professionnelles rencontrées par les personnes transidentitaires pendant la période de conversion et donc sur la nécessité d’accélérer le traitement judiciaire pour écourter cette période qui est une véritable épreuve.

– En tant que professionnelle, estimez vous qu’il serait bon de travailler la formation, l’information sur les questions trans, à destination du corps judiciaire ?

Oui il est évidemment toujours utile de se former. L’Ecole Nationale de la Magistrature qui est en charge de la formation des magistrats organise déjà des formations sur les discriminations, ou sur le parquet civil ; c’est dans le cadre de ces actions de formation qui peuvent se dérouler au plan national comme au niveau régional qu’une sensibilisation ou un approfondissement des questions transidentitaires peut être proposé aux magistrats en charge de ces questions d’état civil.

– Si vous aviez un conseil, un retour d’expérience à donner : lequel serait-ce ?

Ma constatation a toujours été que les personnes qui demandaient un changement de sexe à l’état civil le faisaient au terme d’une démarche mûrement réfléchie le plus souvent remontant à leur enfance et que cela correspondait à l’aboutissement d’une prise de conscience d’une réalité qui s’imposait à elles. J’ai aussi constaté à plusieurs reprises par les témoignages versés aux dossiers, l’adhésion des parents voire des enfants de la personne à la démarche de changement d’identité. En effet lorsque la situation de transidentité a pu être expliquée, parlée avec les proches, la compréhension mutuelle qui s’en suit est bénéfique pour tous.

C’est cette démarche et son histoire personnelle qu’il convient de bien exposer à la juridiction de manière à emporter sa conviction.


[1] http://www.cncdh.fr/fr/publications/avis-sur-lidentite-de-genre-et-sur-le-changement-de-la-mention-de-sexe-letat-civil

Mise en ligne :  31 octobre 2014