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Catégorie : Entretiens Page 3 of 4

Entretien avec Naiel Lemoine, photographe

Naiel Lemoine

Photographe

 

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 » Je suis avant tout unE individuE qui aime et utilise la photographie comme moyen d’expression et de résistance; politiquement comme Trans  FTU ( AssignéE Female To Unknown) féministE, militantE, Queer, et plein d’autres choses… »


 

1- Bonjour Naïel. Peux-tu te présenter ?

Me présenter, oui/

 je peux / essayer

Dans les marges de /

cette humanité, j’erre/

multiples visages/

d’un par/ëtre qu’on /

étiquette

J’ai 15 codes-barre tatoués/

au fer rouge scintillant

éclaboussures / en strass doré

De tous les Égos/

militants

Me situer, c’était avant

Des images pour/

crier

pas pour/

classifier

pas pour/

imposer

juste pour/

 Hurler/

 l’indicible

Des instantanés/ datés

d’identités éclatées

d’êtres humains/

 en rupture

éclatant/

 toutes les évidences

Système hétéropatriarcal

un peu, vacillant

Machine à fabriquer

impitoyablement/

LA Femme/

L’Homme

parés si possible/

 de longs filaments dorés

habillés si possible

d’un paraître /

laiteux

si translucide que/

douteux

Des Hommes/Des Femmes

complémentaires /

et surtout/

inégalitaires

Machine à fabriquer de l’Essence

résistes-tu

au paradigme de nos Existences?

Dame Nature/

entends tu les voix

de tous les ratés de/

ta production?

Lis tu parfois/

les traces/

 que nous laissons/

ces quelques mots/ces quelques images/

qui/juste/

exposent au grand jour ton

Historicité…

Me présenter/ me situer/

Maintenant?

RatéE du système de production

Du rêve tu veux/

me vendre?

À grand coup

d’intégration-assimilation/

de mariage et de papiers/

pour me valider/

pour me /

récupérer…

mais, la quête

de la reconnaissance/

bien que longtemps/ pratiquée

porte en soi

l’échec /

de toutes les militances

la reconnaissance /

 abandonnée/

les sous-droits que tu veux/

nous concéder/

sous prétexte de

modernité

pour mieux

coloniser

pour mieux nous instrumentaliser

et nous intégrer

dans ton

État-Nation

Penses tu encore vraiment/

que j’ai envie

d’exister

par et dans

ton système sexiste,

raciste

classiste,

âgiste et validiste…..

 Naïel le 22/08/2012

 

 

2- Si tu es connuE pour ton travail, c’est surtout pour sa dimension « queer » (avec GenderFucking) : Que mets-tu derrière ce mot ?

Dimension queer/
vécu queer/
ou juste
posture queer/
queer as God?

Queer comme /
empowerment
ou comme/
piétinant/
les ditEs « straight »?

Queer, ce mot sonne juste comme/
un rappel/
d’une possibilité de
pouvoir/
se penser/se panser/ sans se
victimiser

Étrange/
comme, le retournement de l’insulte/
comme la contrainte à la/
Normalité
qu’on soit homoE
ou
hétéroE

Queer/
comme mes luttes incessantes/
récurrentes/
contre toute tentative
d’intégration-assimilation

Queer comme profusion/
des genres/
qui devrait juste
être
mais qui n’est qu’une infime résistance/
rattrapéEs que nous sommes par/
le par/Être

queer comme
identité politique/
sans
identité originelle/
qui se construirait
au gré des luttes/
qui jamais ne/
serait fixée.

Queer comme gosses du
blackfeminism/ de Deleuze/
Derrida, Foucault et bien d’autrEs
queer comme les possibles infinis/
de lutter ensemble sans/
se faire homogénéiser/
queer comme/
post identitaire/
sans nier les
identités/
et leur historicité

Queer comme/
un rêve brisé/
par des Égos
/démesurés/
par le refus ou l’oubli de /
mesurer/
le poids de l’asymétrie /
de la construction /
du genre /
dans notre/
société.

Queer comme/
une grille de lecture/
trop souvent utilisée sans/
les apports /
des grilles/ féministes

Queer comme faisant peur/
car
portant en lui/
les germes de/
résistances infinies/
individuelles/
collectives/
car poussant à repenser/
juste
notre façon de penser/
si bien formatée/
si bien /
intégrée.

Queer comme/
blackfeminism
comme/
intersectionnalité
comme analyse /
en terme de
rapports sociaux/
consubstantiels et coextensifs…

Mais à /
Queer En Théorie/
c’est le queer des noms/
le Queer des idées qui naissent /
sur les chaires des universités/
certes, souvent intéressantes/
mais qui oublie que/
la beauté du concept est facile
quand/
on ne fait pas partie
de /
multiples minorités/
quand on n’est pas /
parfois à soi /seulE/
la cible /
des dynamiques des /
rapports sociaux
que sont/
le genre, la classe,/
la race, la validité..;

 

Queer à paillettes/ aussi
Injonctions à la/
baise
injonctions à de nouvelles/
normes
Queer sonne alors comme
bien nantiE…

Alors, queer /
comme une désillusion?
Ou
juste /
comme des théories/des pratiques/
à requestionner/ à critiquer
à réinventer/ à dépasser…

Queer comme
redonner la parole/
queer , comme une chandelle/
au loin
pour construire des vies/
de solidarités
pour détruire les antagonismes/
pour abolir toutes
les frontières/
queer, pour faire exploser/
le genre/ la classe/ la race
et tous les autres rapports sociaux…

Queer as/
Fuck you
but /
especially /
Queer as/
I love you….

Naïel 22/08/2012

 

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3- On te connait aussi pour ton travail sur la question trans : qu’est ce qu’une militance trans par l’art selon toi ?

Tout d’abord, je ne pense pas qu’il y ait LA question trans, étant donnée l’hétérogénéité de ce qu’on appelle communément « le monde trans », mais DES questions trans.

Et je tiens aussi à rappeler que n’ai jamais spécifiquement travaillé sur les questions trans mais sur les questions relatives au genre ( avec « Destroy genders or Fucking genders: pour une société non binaire, « A la recherche de mon identité », « Fighting sexism is fighting gender », « Désa-corps/corps non normés » » Cyborgs’ Land », « Dépasser les identités » « Gender’s illusion », « No gender », la dernière en date » Trans/jections » et des portraits divers de copain-e-s qui transgressent le genre ou pas…).

De plus, si jamais j’ai été connu-e un tant soi peu, c’est tout d’abord pour mon travail sur et dans le milieu lesbien/gouinE, suivant les significations variables de ces deux termes dans l’histoire, et parce que j’ai exposé de 2003 à 2007 à Cinéffable (festival lesbien et féministe international non mixte de cinéma)

Ceci dit, je vais quand même essayer de répondre à ta question, mais celle ci pose en creux trois autres questions qu’on ne peut ignorer pour tenter d’apporter des esquisses de réponses qui font sens :

  • Qu’est-ce qu’être Trans?
  • Qu’est-ce que la/les militances? Pour quoi? Pour qui? Comment?..
  • Qu’est que l’Art?

Sans les coucher sur le papier, on présuppose que ces trois thèmes font l’objet d’un consensus au niveau de leur contenu, ce qui est loin d’être le cas.

Que signifie Trans?

On peut tout d’abord souligner qu’il est une réappropriation par les activistes trans, du terme transsexuel-le, étiquette mise par la psychiatrie, et donc un refus d’être défini par des instances psychiatriques surplombantes et toutes puissantes dans leur pratiques. Cette réappropriation faite dans les années 2000 en (f)rance, (terme repris ou pris par le G.A.T). Dans un tract en 2003, pour mettre fin à la guerre interne transexuelLE/transgenre http://transencolere.free.fr/), marque un tournant dans les histoires trans, dans le sens où en refusant et en dénonçant la psychiatrisation de leurs identités, les trans ont pris la parole (parole, qui, quand on est « malade mentalE », n’a aucune validité) et ont politisé ce qui jusque là relevait du domaine psychiatrico-médical et donc de la sphère du privé.

De victimes, les trans sont passé-e-s à acteurEs (même si le système protocolaire français les contraint toujours) de leurs vies, en dénonçant entre autres le système binaire hétérosexiste et sa machine à fabriquer l’Homme et la Femme.

Par ce terme « trans », les trans se sont auto proclamé-e-s trans, refusant par là même le système protocolaire français, qui définit qui est trans ou non, suivant des critères de stéréotypes de genre datant d’un autre temps, et suivant un parcours à sens unique, imposé, qui doit être complet même si à chaque étape, il est  toujours remis en question par le bon vouloir des psychiatres (pseudo-entretiens avec un-e psychiatre–définition du psychiatre– test de vie réelle–>T.H.R– T.H.S–opération de réassignation sexuelle).

Iels ont donc commencé à refuser les définitions, les discours faits par de pseudo-experts sur eux/elles.

IlLEs se sont iel-mêmes défini-e-s comme expertEs, acteurEs et décideurEs de leur propre existence contre un système médico-juridique qui les contraint toujours actuellement.

Juridique car, après ce parcours qui doit être “complet” suivant les normes des protocoles français, (protocoles eux mêmes proclamés officiels par les équipes psychiatrico-médicales dites « équipes off »), se pose la question de l’état civil (sans papiers quelque peu en adéquation avec votre « apparence », il reste difficile de se loger, de faire des études, de travailler, et donc d’avoir un semblant de vie et ne pas être précaire).

En (f)rance, cela relève de la jurisprudence et du bon vouloir des Tribunaux de Grande Instance, qui peuvent selon leur envie demander des expertises dites « médicales » très coûteuses, aux frais des personnes trans bien sur, en plus de tous les papiers “montrant le caractère irréversible de la transition”, qui sont totalement irrespectueuses  des droits humains (pratiques qui peuvent être des viols..).

Après un très rapide survol de l’apparition du terme trans et des contraintes à la normalité en (f)rance, qui n’est qu’une histoire des trans parmi tant d’autres, une fois l’autoproclamation faite et pratiquée dans les milieux activistes trans, que recouvre ce mot?

Je ne vais pas, ici, donner une définition de « trans », car il en existe, à mon avis, autant que de personnes trans, mais pointer les limites et conflits que pose toute tentative de définition :

Il existe de fait, une diversité importante des identités Trans, qui dans les pays anglo-saxons ont été regroupées sous la “transgender umbrella”, qui inclue toute personne qui ne correspond pas au stéréotype de genre attendus dans sa société.

Il est d’ailleurs intéressant, avant de parler de “transgender umbrella”, de noter  que l’apparition du terme “transgender” est due à un psychiatre ( encore) John F. Olivien de l’université de Columbia, en 1965, lors de la deuxième édition de son « Book Reviews and Notices: Sexual Hygiene and Pathology ». American Journal of the Medical Sciences, écrit pour les professionnels de santé aux Etats-Unis. Il utilise ce terme pour définir ce que la psychiatrie française appelle les “transsexuel-le-s primaires”, dans le sens où la sexualité n’est pas un facteur important.

Puis il semble qu’au milieu des années 70, toujours dans un contexte anglo-saxon, les termes “transgender” et “trans” aient été utilisées comme terme générique.

En (f)rance, comme dans beaucoup de pays, il a pu et est toujours source de luttes communes mais, aussi et surtout, de beaucoup de conflits, avec, toujours reprise cette fois ci par les personnes trans elles mêmes, la distinction entre vraiEs trans/ fausSEs trans déclinée de manières différentes suivant le temps.

Bref, le terme trans, polysémique et autoproclamé, pose notamment comme questions, comme toute « identité », dans une perspective de luttes :

  • L’inclusion /exclusion; sur quels critères; définis par qui?
  • Existe -t-il des spécificités communes à toutes les personnes transidentitaires, qui pourraient servir de socle commun pour des luttes?
  • La question de la hiérarchisation des vécus trans différents et des oppressions différentes (qui ne sont pas comparables et donc à priori pas hiérarchisables), et ceux qui sont mis en avant dans les différents sous-groupes trans.
  • La question de la porosité des frontières entre diverses “identités” et donc des “identités” qui se trouvent dans les marges (celles qui n’ont pas de nom).
  • La question de la non fixité de certaines “identités”, de leur fluidité, de leur variations dans le temps et l’espace…

Ceci est un listing très succinct, j’oublie certainement beaucoup de questions, et celui-ci ne concerne, de plus, qu’une infime minorité de personnes trans : celles qui se disent « trans ».

Qu’est ce que la/les militances?

J’aborderai cette question de façon succincte et de manière un peu schématique, sur un mode binaire, sachant que ces deux types de luttes peuvent s’entrecroiser, se chevaucher et aussi s’entretuer, ou tout du moins pour l’une d’entre elles piétiner l’autre.

La première est une militance pour l’égalité des droits : lutte essentielle pour toute minorité et qui ne devrait pas avoir lieu puisque les êtres humains ne naissent-ils pas égaux en droits dans ce beau pays???

Mais non, ce sont : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits” ( Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, article 1)…

Cette forme de militance contient en elle-même ses propres limites, dans le sens où elle postule que les personnes qui les réclament, à juste titre, souhaitent “s’intégrer” à minima dans le système hétéropatriarcal pour la (f)rance.

Celle-ci, dans ses formes extrêmes, devient une lutte pour la sur/intégration/assimilation en piétinant les minorités à côté ou juste en dessous. C’est un petit peu ce qu’on peut voir à l’heure actuelle au sein du mouvement dit “LGBT”, avec les revendications du mariage, l’oubli total pendant une longue période des personnes trans puis une récupération des luttes trans depuis l’IDAHO 2009, avec le mépris pour les folles et les butchs dans les prides, et avec la montée de l’homonationalisme.

Mais sans ces luttes, pas de vie pour les minorités en question, seulement une survie. Ces luttes se font, essentiellement, au moyen de créations d’associations et de lobbying auprès des pouvoirs publics… Les plus grosses associations sont subventionnées par les pouvoirs publics et-ou sont affiliées à des partis politiques.

La deuxième est une militance qui conteste tout le système, qui ne souhaite pas s’y intégrer et souhaite le changer. Ces militances  sont généralement menées par des groupements d’individu-es ou collectifs, qui croisent diverses luttes, s’organisent souvent avec des méthodes D.I.Y. et qui ne sont pas subventionnées par les pouvoirs publics. Elle sont souvent fortement liées aux mouvement anarchistes et libertaires et fonctionnent avec des réseaux plus souterrains. Ce type de militance peut avoir comme limites la création d’un « entre-soi » qui tourne parfois en rond, et la faible diffusion dans l’espace public des actions.

Qu’est-ce que l’Art?

L’“art” est ce qui est reconnu comme art par le biais de la valeur marchande. Ni plus ni moins. En ce qui concerne la photographie plus précisément, elle n’échappe pas à cette définition, et de plus a été tardivement reconnue comme pratique artistique (années 1970) en (f)rance.

La photographie reconnue est celle qui percute, celle de l’image-choc et donc ce médium, utilisé seul, peut difficilement délivrer des messages politiques précis, puisque la photographie, de fait est polysémique.

Je vais donc, après tout cela, essayer de répondre brièvement à ta question : “qu’est ce qu’une militance trans par l’art selon toi ?”

Si j’étais trans au sens de “je suis/souhaite devenir ou et / passer pour homme”, j’essayerai, dans une perspective de militance pour des droits mais aussi dans une perspective de militance contre un système tout entier :

  • De montrer la diversité Trans sous la forme d’une série infinies de portraits/ espaces temps précis, accompagnées de la parole des personnes prises en photos;
  • D’ aborder les questions des corporalités trans (en intégrant « l’incorporation » au traditionnel concept de corps), tout en sachant que travailler sur les corporalités trans a deux écueils qui sont : réduire les trans à des corps (ce qui est déjà l’objet des reportages sur les trans dans les médias) et l’exotisation des corps trans;
  • De travailler sur l’empowerment de certaines populations trans/ réalité des vies trans sous un angle non victimisant;
  • De questionner la question de générations dans le « monde trans »;
  • De travailler sur l’intersectionnalité des oppressions sur un mode non victimisant;
  • Et surtout je questionnerai l’invisibilité trans dans la société, puisque « le passing » produit des hommes et des femmes différentEs ou pas, mais seulement des hommes et des femmes au niveau de la lecture que les autres peuvent avoir dans la rue;
  • Je pense que mes photographies seraient toujours accompagnées des mots des personnes;

Ces différents travaux seraient dans un objectif de plus grande visibilité,  de changement des stéréotypes toujours accolés au terme trans (« MTF, pute au bois de Boulogne » ou « MTF en cabaret ») et d’acceptation des personnes transidentitaires avec la problématique des conséquences du « montrer »:

-montrer/ s’habituer/ acceptation/ « intégration »/

mais aussi le risque:

montrer/ exotiser/ stigmatiser…

Mais, je suis juste “trans genderqueer”, je ne souhaite pas “passer” dans le genre tout court, et en même temps je suis lu-e comme un mec depuis quasiment un an à 100%. Cette nouvelle expérience de lecture de moi, me conduit encore vers d’autres réflexions, dans d’autres impasses personnelles à dépasser…

Si j’avais encore une quelconque espérance dans les luttes trans, je réaliserais peut être, en prenant la légitimité que personne n’est en droit de me refuser, ce que j’ai évoqué ci-dessus mais j’y ajouterai :

  • Des questionnements sur la notion même d’identité : son utilité politique, ses limites et son nécessaire dépassement (projet cases et normes).
  • Je continuerai à attaquer le système hétéropatriarcal, même si je n’ai guère plus d’illusions:

(j’ai un vieux projet écrit et dessiné bien avant « fucking genders » sur l’éducation, le formatage et la rééducation à l’hétérosexualité en tant que régime politique , inspiré par un film comme « orange mécanique »–> projet)

  • La question de la création de nouvelles normes, qui subvertissent les normes en cours dans la société, mais qui finissent par devenir des injonctions dans certains sous-groupes.
  • “Réfractaires au genre” (projet écrit en même temps que “fucking genders”): pourquoi, comment, qui sont ces personnes qui refusent le genre?
  • Un travail plus global sur l’antipsychiatrie, la question de l’enfermement des personnes en lien avec des questions trans….
  • et bien d’autres sur ce monde inhumain…

Je pense que ma pratique photographique ne pourrait être seulement photographique, elle s’accompagnerait de vidéos, de textes, et les formes seraient différentes…

Je parle au conditionnel, car pour l’instant les projets restent bien sagement écrits ou dessinés sur mes carnets, parce que j’ai oublié un élément essentiel à respecter pendant ces dernières années de ma vie:

Ne jamais mélanger créations/expositions militantes avec participation active à une militance de terrain.

Suite de l’entretien

Entretien avec Lazlo Pearlman, performer

Rachele Borghi

Glenn Le Gal

 

 

Lazlo

Photo by Kendra Kuliga, Cielo Production 


Rachele borghi est activiste et militante Queer. Elle est géographe,actuellement postdoctorante à l’université de Rennes 2. Elle étudie le rapport entre espace et identités Queer, le concept de performance et  sa mise en espace, les pratiques de contra-sexualite et la dissidence sexuelle (en particulier le mouvement post porno). Sa première performance s’appelle degen(d)ereted euphoria.
 
Glenn Le Gal est militant queer et féministe, travaille au Planning Familial et prépare une thèse en psychologie clinique à l’Université Rennes 2.
 

LAZLO PEARLMAN, MON AMI

 

« Are you happy ?» « Yes, thank you, this is a beautiful question. My happiness is about life, not about gender». C’est par cette phrase prononcée dans le film « Fake orgasm », que l’approche et la philosophie de Lazlo Pearlman sont résumées.

Une vie de performeur, activiste et enseignant dédiée à la rupture d’avec les préjugées, les idées reçues et les dogmes concernant le genre et le sexe.

Le corps de Lazlo est un corps queer, qu’il utilise pour porter son message de libération des contraignantes normes de genre. La rencontre avec Lazlo Pearlman est chargée d’émotions ; d’une part son corps, impossible à encadrer ou étiqueter comme l’exige l’hétéronormativité ; d’autre part son attitude, sa façon d’aborder les gens et de les faire entrer dans un autre monde. Même si ses performances ont l’effet d’une bombe, Lazlo provoque l’explosion par la douceur, les sourires, l’ironie et la tendresse. Les bombes qu’il fabrique ont le parfum des fleurs et le poids des plumes. Lazlo ne fait pas irruption dans la tête des gens, il gratte à leur porte et demande doucement la permission d’entrer. C’est pour cette raison que son travail est si bouleversant, si fort, si touchant. Il fait tomber toutes nos réserves, tous nos préjugés, toutes nos idées reçues sur les « femmes » et les « hommes ».

Ce qu’il arrive à transmettre avec ses performances(1) ce n’est pas le rejet et la peur pour un corps hors-norme, mais plutôt la liberté d’habiter un corps qui sort des binarismes, de la dualité. Son charme réside dans l’impossibilité de le définir. Son corps musclé, ses tatouages, son sourire charmant, l’intensité de son regard, sa tête rasée et sa chatte épilée poussent les gens qui le rencontrent et qui assistent à ses performances à laisser de côté la plupart des idées reçues sur le genre et le sexe.

En regardant ses performances et ses strips sur scènes, on est tenté de fermer les yeux et de les rouvrir juste après pour être sûr que ce qu’on voit est bien réel ; cette prise de conscience déclenche un vrai « tremblement de terre », qui laisse entendre la rumeur de nos certitudes qui s’écroulent. Mais en observant les décombres de nos constructions sur le genre et le sexe, on n’a pas envie de pleurer ; on a juste envie de respirer cet air nouveau, cette bouffée d’oxygène qui se libère dans l’air. 

Et à ce moment-là, la question qu’on a envie de lui poser n’est plus : « Es-tu un homme une femme ? », « Es-tu hétéro ou homo ? ». On a juste envie de lui demander « Veux-tu devenir mon pote ? »…

 

FAKE ORGASM

Dans un cabaret, un homme vêtu de paillettes présente les participantes à un concours. Sur scène, seule au micro, des femmes sont invitées à prendre la parole, pour expliquer leur choix de participer à ce concours de « faux orgasme ». Dans une ambiance joyeuse, sous les encouragements, se succèdent plusieurs femmes, qui disent dans quel contexte et pourquoi elles simulent l’orgasme. Puis elles partagent avec le public leur performance sous les applaudissements. L’animateur de cet étrange spectacle est Lazlo Pearlman, et si le début de ce film peut en perturber plus d’un.e, on comprend rapidement le sens de cette scène d’ouverture. En effet, le film nous plonge dans la vie de performeur de Lazlo, ses différents spectacles, ses doutes, sa démarche politique et artistique, ainsi que ses coups de gueule.

Et le premier coup de gueule, nous le découvrons lors d’une discussion agitée avec la performeuse et activiste feministe Maria Llopis(2). Elle interroge sa démarche, lui reproche de rire des femmes qui simulent, et pointe l’ambiguïté d’un tel propos sur la sexualité féminine. La discussion est agitée, et Lazlo lui répond qu’il ne s’agit pas de rire aux dépens des femmes, mais de dédramatiser la sexualité, de faire avec la réalité du vécu de chacune, et surtout d’écouter ce qu’elles ont à en dire.

Ce moment clef du film dévoile toute la démarche de Lazlo. On est prévenu.e : Lazlo Pearlman, malgré les apparences, ne propose pas un égocentrique biopic sur sa vie et son œuvre, mais plutôt une exploration de son projet politique à partir de l’entremêlement de la fiction et des situations réelles dont elle s’inspire.

Construit comme un documentaire, le film met en scène des situations vécues lors de ses performances, ses déambulations dans la ville à la manière des films de Monika Treut, tandis qu’il nous narre en voix off ses questionnements et ses doutes. Le tout est agrémenté d’un sens esthétique maîtrisé, une ambiance de film noir, où l’on suit Lazlo tel un détective privé qui chercherait à découvrir là vérité sur nous-mêmes, sur notre rapport à la sexualité, au genre et au désir. Assurément, on prend plaisir à le suivre et l’on se sent vite invité à le rejoindre dans son enquête.

Si le film aborde assez tôt la place de son identité trans dans ses spectacles, Lazlo n’est pas ici dans une démarche identitaire. Il cherche plus à affirmer un rapport aux autres et au désir qu’un rapport à sa propre transition. Il le confirme en regrettant que le public soit plus intéressé par sa transition et son vécu que par l’expérience qu’il est en train de leur faire vivre. Lui cherche à obtenir quelque chose d’eux/elles, une remise en question de leurs propres genres, un questionnement de leurs désirs. Tout au long des performances, il adapte le spectacle avec la précision d’un orfèvre pour arriver à faire bouger le public de son piédestal de certitudes. Sans violence, avec séduction et douceur, il parvient progressivement à transformer le spectateur.e en acteur.e de sa propre vie, de son propre désir. Et progressivement nous aussi, spectateur.e.s du film, nous sommes séduits et entraînés dans la danse.

La démarche de Lazlo Pearlman est très singulière, parce que non moraliste. Loin de pointer l’intolérance, l’indélicatesse et l’ignorance de son public, Lazlo accueille le trouble avec patience, n’exige rien des spectateur.e.s, si ce n’est qu’ils/elles ouvrent leurs esprits aux flots d’émotion qu’il tente de susciter. Son projet politique prend appui sur l’expérience subjective de chacun.e, et fait le pari que chaque personne possède en elle le potentiel pour se révéler à soi et aux autres. Ce qu’il convoque, c’est une éthique du désir, accessible à chacun.e pour peu qu’il/elle se pose les bonnes questions. Cette douceur, cette séduction et cette confiance en l’être humain, nous ouvre les portes d’une démarche ambitieuse, réfléchie et positive, qui offre des perspectives militantes très enthousiasmantes, et donne envie de danser…

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Photo by Jeri Poll

 

INTERVIEW : un après midi avec Lazlo Pearlman

 

Quel est le point central des tes performances ? La ligne directrice de ton travail ? Y a-t-il un leitmotiv? (3)

Oui, il y a un élément central, un noyau autour duquel mes performances sont construites. Sans parler de tout le background culturel, je peux dire que la chose qui m’intéresse le plus c’est le moment où se produit dans la tête des gens qui assistent à mon spectacle l’explosion, le bouleversement.

Je fais des performances depuis mes 10 ans, donc bien avant que je comprenne quel était mon genre ou quoi que ce soit… [rires] Déjà avant ma transition, je performais toujours des rôles masculins, et j’étais déjà en rupture avec la norme.

À l’époque, il y avait les dragkings, les spectacles queer étaient peuplés par des cross cast, c’est à dire des hommes qui performaien (4)t des rôles féminins et des femmes qui performaient des rôles masculins ; moi aussi je l’ai fait. Mais après ma transition, je ne pouvais plus le faire parce que je ne provoquais plus de rupture avec la norme juste en restant sur scène. Alors, je ne savais pas bien ce que je pouvais faire…

J’ai donc passé six ans hors scène, à diriger les spectacles, parce que je ne savais pas encore quelle était la place de mon corps sur scène.

Au début, je n’avais pas envie de parler de transsexualisme, ce n’est pas central dans mon travail. Mais en même temps, je sentais que les gens ne pouvaient pas réellement comprendre le sens de mon travail sans savoir que j’étais trans. J’ai donc commencé à me déshabiller sur scène. Je pensais que c’était ma raison de le faire. Mais plus je le faisais, plus je me sentais insatisfait…

Ok, c’est bien qu’ils sachent que je suis trans, c’est bon pour la visibilité trans, etc. Mais en même temps, j’ai pensé que si j’étais obligé de parler de visibilité trans pour le reste de ma vie, je me tirerais une balle ! [rires] Mais en même temps, je n’arrivais pas à arrêter de me déshabiller…

Et alors, j’ai progressivement compris que ce que je recherchais dans mon spectacle, c’est cet instant où les spectateur.e.s me regardent et voient un homme normalement genré, jusqu’au moment où je me déshabille… Et ils sont alors si bouleversés qu’il y a un instant de rupture, où on a l’impression que tout peut être remis en question. Les spectateur.e.s ne comprennent pas ce qui leur arrive, et ils n’arrivent pas encore à remettre leurs pensées en ordre, à substituer quelque chose de clair et défini à leur trouble. Et j’ai alors compris que c’est cet instant précis qui m’intéressait. À partir de là, mon travail a été de repérer et de comprendre cet instant. Après chaque choc, les êtres humains – et la nature en général – cherchent à se réorganiser, à remettre de l’ordre dans le chaos. On cherche dans notre tête à sortir de cet espace indéfini, causé par des questions qui n’ont pas forcement de réponses. Et alors les questions fusent, du genre : « D’accord, mais… pourquoi portes-tu des lunettes ? Et pourquoi portes-tu des boucles d’oreilles ? Dis-moi : es-tu hétéro ? Es-tu gay ? Quel est le sujet de ta recherche ? C’est à propos de toi, à propos de moi ?» etc.

À cet instant mon hypothèse c’est qu’inconsciemment, ce qu’ils/elles cherchent à faire, c’est se sécuriser en rationalisant ce qui vient de leur arriver en partant de moi : « Si je te comprends toi, alors mon monde est clair. » Ce qui m’intéresse, c’est mener les gens à admettre qu’ils/elles ne comprennent pas, et que c’est ok, s’ils/elles ne comprennent pas. Peut être que c’est bien de ne rien comprendre, peut être que c’est même une chose importante. C’est à ce point là que je veux amener les gens. Voilà ce que je cherche à faire.

En ce moment, j’essaie de trouver des moyens de ne pas le faire exclusivement avec la nudité. J’ai commencé une thèse, j’étudie ce qui suscite ce moment-là, afin de mieux l’explorer. J’essaie de trouver d’autres façons de déclencher cela pendant le spectacle, pas seulement par le choc de la nudité de mon corps. Mon travail tourne autour de ça ces temps-ci. Par exemple, par l’humour et le spectacle, on peut arriver à ce résultat. Je ne cherche pas seulement l’effet coup de poing en pleine face, ou la sidération. Parce que je ne veux pas leur dire « Va te faire foutre ! », mais plutôt « Allons baiser ! » (5).

 

T’est-il déjà arrivé de susciter des réactions violentes de la part des gens ?

Non, il n’y a jamais eu de violence physique, plutôt différents genres d’agressivité, et encore pas vraiment… Le genre de réactions agressives, c’est… Tu as vu les réactions lors de la projection du film ? La première, et surtout la seconde : il y avait ce type qui est intervenu, mais c’était plus de la provocation gratuite (6)...

Ce n’était pas vraiment agressif, je l’ai plutôt vécu comme un défi. Lors des projections, ce genre de personnes représente le plus grand défi, car ils/elles ne peuvent pas faire quoi que ce soit, et ils/elles sont impuissants à dire ce qui leur arrive, mais on sent que c’est violent à l’intérieur ! Ils/elles ne savent pas comment faire pour l’exprimer, même s’ils/elles essaient d’en dire quelque chose. Et dans ce cas, il est inapproprié de répondre violemment, on ne peut pas simplement les « bousculer »…

Il arrive parfois que les gens s’en aillent, ou ne m’adressent pas la parole. Dans le film [Fake orgasm] il y avait des scènes tournées à Barcelone. Il y a eu des moments très intenses pendant le tournage, les gens qui y assistaient se rendaient compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Parfois, je percevais une certaine méfiance vis-à-vis de certaines scènes. Il n’était pas si simple être entouré d’autant de personnes, surtout parce qu’il y avait une caméra. Beaucoup de monde s’approchait pour avoir son quart d’heure de gloire… Mais il y a eu aussi une femme qui m’a dit qu’elle était dégoûtée par moi. C’était une femme américaine avec son copain qui m’a dit « Tu es dégoûtant ! », je lui ai répondu « Merci ! ».

Pour moi, le contact avec les gens est un moment très fort. Durant les premières prises du tournage de la scène dans les rues de Barcelone, je regardais les gens dans les yeux, mais c’était trop intense pour moi, je ne savais que faire de ce que je voyais dans leur regard, et je ne me sentais pas capable de continuer la scène de cette façon. L’équipe du film est hétéro, ce sont des anarchistes hétéro, très ouvert.e.s d’esprit, mais d’une certaine façon, normatifs. J’ai donc essayé d’expliquer à mon metteur en scène, après la première prise, que j’avais besoin d’un espace « safe », que je ne me sentais pas en sécurité (même si c’était mon idée à l’origine). Lui m’a répondu : « Ne t’inquiète pas, c’est Barcelone, c’est l’Espagne, tout le monde s’en fout, c’est légal ». J’ai dû passer 45 minutes à essayer lui expliquer la différence entre ce qui se passe dans un corps queer et un corps masculin hétéro. Il me disait « ok ok ok… ». Mais il n’avait pas compris, jusqu’au jour suivant, où nous faisions d’autres prises. J’étais plus entouré, mais personne ne surveillait vraiment ce qui se passait, et un type s’est approché de moi en riant, il m’a claqué les fesses et est reparti. J’ai dit à mon metteur en scène : « tu as vu ce qui s’est passé ? ». Il m’a répondu que non, ils/elles étaient tou.te.s trop absorbé.e.s par les aspects techniques. En revoyant les bandes, il était sidéré de ce qui s’était produit. Moi, je n’étais pas choqué par ce qui venait de se passer, mais simplement, il aurait tout aussi bien pu me mettre un coup de couteau. Ce type était juste un abruti, il n’était pas assez fou pour me poignarder, mais c’est toujours une éventualité dans ce contexte…

Mais bon, quand les gens ont une réaction agressive, je pense que la plupart du temps c’est surtout en réponse à un bouleversement, un choc en pleine face, et pour eux/elles ce n’est pas amusant, joyeux ou agréable. C’est différent pour chaque personne, mais il faut en tenir compte.

 

En même temps parfois il peut y avoir des réactions d’euphorie, une réponse euphorique au sentiment de liberté suscité par la possibilité d’effacer la norme de genre…

Oui, c’est aussi ce que beaucoup de gens disent. Dans mon dernier spectacle avec Nadège (7) je fais des choses « très romantiques » : je danse avec des fleurs, j’ai aussi un portemanteau, je fais mon strip et j’y accroche mes habits, puis je danse avec le portemanteau, qui devient mon partenaire. Puis, vers la fin du spectacle, je sors de la scène et je vais dans les coulisses. Les spectateur.e.s pensent que le spectacle est terminé, la musique change. Mais moi je descends dans le public et je commence à observer les gens ; je cherche à créer une connexion, une interaction avec eux/elles.

Donc l’ambiance change encore. Je commence à pousser les gens les un.es avec les autres pour les faire danser, moi-même je danse avec l’un.e ou l’autre et à la fin tout le monde danse. Sur une dizaine de représentations, presque toutes les personnes qui m’ont adressé la parole m’ont dit : « Ha… Je me sens dans un autre monde là… ». L’euphorie se voyait sur leur visage, et ils/elles ne m’ont plus posé aucune question concernant mon genre ! […].

Je fais ça pour casser l’espace conventionnel entre moi et le public, une situation de « voyeurisme » entre ma performance et les gens qui regardent ; je veux les inviter à participer avec moi à ce spectacle, qu’ils/elles se sentent impliquées. Je les incite à me dire « oui », en quelque sorte ! [rires] De cette manière souvent, il se crée une ambiance douce et romantique. Si c’était agressif, ça ne fonctionnerait pas de la même façon, je pense. En général, j’arrive toujours au moins à obtenir que les gens disent « Wow ! ». Et il arrive parfois que des gens se déshabillent aussi…


De façon spontanée ?

Oui, certaines fois spontanément, d’autres fois un peu moins. Il y a parfois quelqu’un.e qui me demande : « Est-ce que moi aussi je peux enlever mes vêtements ? » Et je réponds : « Oui ! Bien sûr que tu peux, vas-y ! » [rires].

La première fois que je me suis parti en tournée, j’étais dans un squat à une fête après un festival à Bordeaux. C’était vraiment un public très varié, j’ai fait ma première performance là-bas. Pendant le show, j’ai commencé à danser et à me balader pour observer les comportements des gens à mon égard. Je me suis retourné, et il y avait ce groupe de cinq ou six lesbiennes hippies cinquantenaires, qui se sont déshabillées, c’était fantastique ! Et ensuite, de jeunes pédés ont retiré leur haut, c’était un drôle de choix, mais c’était bien…

 

Pour les gens se déshabiller et rester nu représente parfois un geste libératoire, par exemple, pour assister à la performance de Diana Pornoterrorista pendant la ladyfest de Rome (8), le public devait pouvoir se déshabiller pour y assister, et c’est ce qui peut provoquer une émotion très vive, un bouleversement intense pour le public…

Oui, c’est réellement intéressant, parce qu’il y a un choix à faire. S’ils veulent observer, ils/elles doivent participer et se déshabiller. Ils/elles ont un choix à faire, et c’est ce qui les libère. Dans ce que je sais du travail de Diana, c’est tout à fait cohérent, il y a une exigence envers son public… Moi je ne suis pas comme ça, je suis plutôt dans l’invitation, la séduction… C’est une question de personnalité, je pense… Mais les deux techniques peuvent fonctionner, je ne dis pas ! [rire]

 

T’est-il déjà arrivé de performer dans un espace public?

Pas réellement, je ne suis pas sûr que la promenade dans les rues de Barcelone, que l’on voit dans le film, soit tout à fait une performance, mais là j’étais en effet dans un espace public… Je n’ai jamais fait des strip dans un espace public, ou peut-être il y a longtemps, mais je ne me souviens pas bien…  C’est une chose que je crains beaucoup, je n’envisage pas ce genre de performance parce que je me sentirais trop vulnérable.

 

Et dans des lieux institutionnels (comme les universités ou les musées) ? Tes performances ont un potentiel de subversion de la norme très fort. Mais comment rejoindre un public plus vaste, plus ‘normé’? Nous aimerions comprendre si et comment il est possible de propager l’approche queer et la ‘queerness’ dans des milieux (hétéro)normés. On a l’impression que souvent il y a deux contextes parallèles, qui ne se croisent que rarement. Comment faire la connexion? 

Je pense que c’est une question importante. C’est la question. Et la meilleure réponse que je puisse donner pour l’heure s’est produite la nuit dernière : une des personnes qui a le plus apprécié ma performance avec Nadège a été Bruno (9), l’agent de sécurité, que je considérais comme une personne hétéronormée. Il n’arrivait plus à s’arrêter de parler avec moi et Nadège. C’était vraiment chouette, autant d’amour et d’enthousiasme… J’ai pensé que si j’avais fait le spectacle tout seul, ça n’aurait pas été pareil, Bruno ne l’aurait pas aimé autant. Ce qui a joué, je pense, c’est que bien que confronté à mon corps a-normé, il croyait voir une relation hétérosexuelle. Quand moi et Nadège jouons ensemble, ce que les spectateur.e.s voient d’abord c’est un couple dans une relation hétérosexuelle, cela leur permet de s’identifier, de se sentir plus à l’aise et proches de moi. Et cette empathie est le point de départ de mon travail suivant…

Si l’on veut qu’un public hétéronormé, ou l’espace public, ou ce que tu veux, soit ouvert à notre discours, nous devons leur permettre de nous rejoindre, pas les forcer. Ça ne fonctionnerait pas, je pense. Je crois que les techniques de choc, le « Vas te faire foutre, et débrouille-toi avec ça ! » dont je parlais tout à l’heure, c’est un réflexe culturel ; mais il ne permet pas de faire bouger les esprits, c’est d’ailleurs la réaction la plus courante dans ce genre de situation, et je ne pense pas que cela permette de faire changer la façon de penser des gens. C’est un peu l’expression : « On n’attire pas les mouches avec du vinaigre… ». Donc je pense que nous devons offrir, si nous voulons recevoir. Tout ce que nous avons à dire doit être parlé dans le langage de celui/celle à qui nous l’adressons.

 

Ce que tu fais c’est de la « performance queer démocratique »…

Hé bien j’aimerais bien être démocratique, car je voudrais que les gens apprécient ce que je fais, et le public queer également. Mais je considère plus le mot queer comme un verbe que comme un adjectif. Ce qui m’intéresse, c’est de « queeriser » les choses, c’est ce que je veux faire. Quant à « être queer », si tu me pousses à me définir, je te dirais que je suis queer, mais ce n’est pas ça que je veux dire. Faire des shows pour des populations queer, ça peut être très sympa, chaud et très festif. Mais ce n’est pas ce que je veux faire principalement. En tout cas, mon objectif principal n’est pas de faire se sentir les queers fort.e.s et sûr.e.s d’eux/elles. Le problème, c’est que tout le monde préfère se sentir fort et assuré. Moi, je n’aime pas les espaces séparés. Ça ne veux pas dire que je suis ami avec tout le monde, mais au-delà, créer des espaces queer, des moments pour les queers, ne m’intéresse pas. Je cherche à queeriser des espaces, à queeriser des moments, et c’est ouvert à tout le monde, parce que tout le monde… Tout le monde est queer ! C’est juste qu’ils/elles ne le savent pas encore. Ils/elles pensent qu’ils/elles doivent être normaux/ales, qu’ils/elles doivent suivre une voie normative, mais ils/elles n’ont pas à le faire, et ils/elles ne sont pas normaux/ales ! Donc oui, c’est important pour moi d’être le plus accessible et démocratique possible dans mon travail. Je n’arriverais jamais à toucher 100% de mon auditoire, je ne serais jamais convainquant pour des fondamentalistes chrétiens ou autres, et je m’en fiche, d’ailleurs… Mais je cherche à créer un espace de connexion autant que possible. D’un autre côté, certaines personnes, qui préfèrent les performances hardcore n’aiment pas non plus mon travail, je suis trop sage pour eux/elles, donc ils/elles ne suivent pas mon travail, ils/elles sont à un autre point de cet espace, où je ne suis pas. Et leur travail est important, et donne de l’assurance à celles et ceux qui en ont besoin… Mais ce n’est pas du tout ma démarche, ça n’est vraiment pas mon objectif…

 

Qu’est ce que tu penses du travail des performeuses post porno, comme celui d’Annie Sprinkle, ou Diana Pornoterrorista ?

Je pense que le travail d’Annie Sprinkle est tellement plein d’amour qu’il a le potentiel de s’infiltrer dans des endroits où d’autres types de travaux ne le pourraient pas. Quoi que vous pensiez de ce qu’elle fait, qui que vous soyez, elle embrasse tout le monde. Et pour Diana, je n’ai pas vu son travail depuis si longtemps qu’il m’est difficile d’en dire quelque chose. L’extrait que j’avais vu à San Sébastian était si dur que je n’ai pas pu le regarder, du coup je ne peux pas dire grand-chose. Je ne dis rien contre son travail, c’est juste que je n’ai pas pu regarder… Je peux parler plus facilement du travail de Maria Llopis, qui est une amie. J’aime bien son approche, qui est très accueillante, ouverte et exploratoire. Elle utilise sa subjectivité, son propre corps, ses désirs et intérêts pour travailler de façon très courageuse, et très… chaude.

 

Ton travail aussi est très chaud et courageux…

[rires] Oui, je sais, on me l’a déjà dit ! Je suppose qu’il est chaud et courageux… Le courage est un chouette truc qui vient de l’intérieur, mais suis-je courageux ? En tout cas, je ne suis pas fragile, j’ai appris que je pouvais faire beaucoup de choses sans me briser, je sais que je peux aller dans certains lieux et faire toutes ces choses, même si on me fait mal, je tiens le coup… Donc je prends le risque…

 

Quel est ton rapport au féminisme ? Penses-tu appartenir à la mouvance du transféminisme (10), comme le définit Beatriz Préciado ?

Oui, j’adhère complètement à ça. Pendant longtemps, je n’ai pas su dire si je pouvais me définir comme féministe, car le féminisme me semblait lutter de manière inchangée et selon les mêmes principes immuables depuis les années 80. Mais le monde autour avait changé, et le vocabulaire ainsi que les stratégies de luttes devaient donc nécessairement évoluer… Mais le féminisme ne semblait pas avoir changé, ou alors pas assez. Le discours s’adaptait, mais gardait la même base logique, du genre : « les femmes sont moins payées, les femmes sont moins ceci, les femmes sont moins cela… ». Et pour moi, ce n’est pas un bon argument.

Ces arguments sont vrais et c’est terrible, mais d’un point de vue militant ce n’est pas efficace. Parce que désormais, la culture a assimilé ce langage et l’a récupéré pour mieux le rejeter. C’est pour cette raison, je pense, que le féminisme traditionnel semble démodé. Et d’une certaine façon, à l’instar du travail de Beto [B. Preciado], il faudrait une volonté de comprendre la façon dont le pouvoir et l’oppression fonctionnent pour chaque personne, parce que chacun.e d’entre nous y est soumis.e.

[…] La performativité créée de l’intérieur et de l’extérieur [des limites] dans les sujets et les objets. Donc le transféminisme peut être compris comme le mouvement de ces objets hors des limites, car tout le monde ne se situe pas forcément dans une subjectivité bien assurée…

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Quelles sont tes références théoriques (si tu en as) ?

Oui, j’en ai, et j’en découvre de plus en plus depuis que j’ai commencé ma thèse. Je suis très influencé par tout ce qui tourne autour la culture foucaldienne, et ce qu’elle signifie pour toutes les questions de savoirs/pouvoir, des agencements de l’espace et de leur limite intérieur/extérieur… Et aussi Butler, Ces corps qui comptent… Je viens juste d’acheter et j’ai hâte de lire Giving an Account of Oneself (11), qui traite plus d’éthique que de genre. Sinon, je suis arrivé un peu sur le tard, surtout via l’équipe du film et Jo Sol, à l’Anarchisme. Guy Debord, La société du Spectacle. C’est que je lis en ce moment. Je suis un autodidacte, et je pense que c’est le début de mon apprentissage. Quand j’ai commencé mes études, en discutant de mes performances avec les autres, ils me disaient : « Ha oui, tu devrais lire cet auteur.e, ou celui-ci, ou encore celle-là, et aussi ça… ». Alors j’ai commencé à les lire et là j’ai réalisé que : « Ho mon Dieu ! Quelqu’un.e a déjà dit tout ça ! Et ils/elles en ont même dit plus… Et je ne suis pas d’accord avec celui-là ! Et tiens, celles deux là vont bien ensemble… ». J’ai réalisé à quel point la philosophie pouvait être excitante ! J’avais cette idée très romantique de la lecture philosophique, mais je n’osais pas m’y mettre. Et cette exploration m’a permis de découvrir tout ce savoir disponible sur place, et j’ai aussi pensé que cela manquait aux gens.

On passe notre temps à réinventer la roue, en quelque sorte, mettre en avant des idées radicalement nouvelles qui ont pourtant déjà été pensées vingt-cinq ans ou même soixante ans plus tôt… Et en lisant tous ces auteur.e.s, on pourrait tellement étendre nos possibilités, nos techniques, nos pensées… Je souhaite qu’il y ait un grand mouvement de convergence entre philosophie et militantisme, qu’ils puissent marcher main dans la main, avec les performances et le queer, parce que je pense qu’ils ont tant à s’apporter les un aux autres… Donc, je suis encore jeune en philosophie, mais je suis super enthousiaste et excité !

 

Es-tu dans une démarche de « réconciliation » entre le milieu universitaire et le milieu militant ? Comment fais-tu pour gérer en même temps ton travail universitaire et ton travail militant

Certain.e.s font le pont entre les deux, bien que je ne sache pas vraiment combien il existe de « queer studies »… Aux États-Unis, on a beaucoup de « cultural studies », qui permettent de travailler ensemble la théorie et le militantisme. La plupart des travaux et des références que j’utilise sont dans cette veine, et ce sont les chercheur.e.s de ces dix-quinze dernières années qui ont élaboré ces contenus à la fois militants et universitaires, à partir de leur engagement subjectif. Si tu t’engages dans ce type de travail, tu dois défendre tes convictions et ta subjectivité plus que la neutralité de l’observation extérieure.

 

Souvent, on reproche à certain.e.s chercheur.e.s d’être trop « engagé.e.s », de n’avoir pas assez de « recul » vis-à-vis de leur terrain. En même temps, on pense que les gens « engagé.e.s » ne sont pas légitimes à « produire une connaissance scientifique ». Qu’est ce que tu en penses ?  Y a-t-il une possibilité de réconciliation/contamination entre milieu militant et milieu académique ?

Je pense qu’on aimerait bien dire que la légitimité est une mauvaise chose, mais c’est faux, nous vivons dans une culture, nous vivons en société et c’est important. Mais s’il y a contamination, cela peut parfois être très excitant. Dans mon champ de recherche il y a contamination, c’est très positif et c’est la raison qui m’a permis de faire ma thèse, et de travailler sur mes performances au-delà de toute récupération ou mise en boite rétrospective de mon travail.

Merci beaucoup, c’était formidable !

Merci à vous, c’est si fun de parler de soi… [rires]

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(1) http://www.lazlopearlman.com/video.cfm

(3) Propos recueillis pendant le séjour de Lazlo Pearlman à Rome à l’occasion du Festival « Agender » (9-11 décembre 2011).

(4)  On prefere employer le verbe performer, bien que son usage dans la langue française ne soit pas consolidé.

(5) En anglais il y a le jeu de mot entre « fack off » et « fuck me ».

(6) Lazlo fait ici référence à une intervention d’un homme pendant la discussion après la projection de Fake Orgasm au cours du festival « Agender ». Il a essayé d’amoindrir et de ridiculiser le travail et la position de Lazlo.

(7) Nadège Piton est performeuse, artiste et comédienne. Elle est partner de Lazlo dans beaucoup de performances. Avec Beatriz Preciado et Erik Noulette elle dirige le projet « Bodyhacking » http://bodyhacking.fr.

(8) Rome, 16-18 septembre 2011.

(9) Nom de fiction.

(10) Pour Beatriz Preciado le transféminisme est caracterisé par l’alliance du féminisme avec les questions que soulèvent les transidentités…

(11) New York: Fordham University. Press, 2005.


Mis en ligne, 6 septembre 2012.

Suite entretien avec Naiel Lemoine, photographe

Naiel Lemoine

Photographe

 

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4- On te connait moins pour ton travail sur l’urbain, ou l’urbanité, sur les paysages aussi que tu photographies : peux-tu nous en dire deux mots ? (sont-ils en lien avec tes revendications ?)

Les photographies réalisées sur le thème de l’urbain et des paysages autres, sont, en tout premier lieu, liées à une pratique photographique particulière, elle même induite par les conséquences d’une maladie.

En effet , les premières années vécues avec la fibromyalgie ont été des années, quasi sans sommeil, de douleurs incompréhensibles, de perte d’autonomie physique et de folie provoquée par le monde médical.

Après être sorti-e de l’enfer asilaire et hospitalier, deux problématiques se sont imposées à moi:

– La question du corps “enfermé” triplement (dans mon corps, dans le monde médical et la psychiatrie) qui se heurte brutalement aux normes de la toute puissante médecine française. Cette médecine qui dit quelle maladie est validée en tant que telle ou non, et qui range tout le reste dans de la psychiatrie de comptoir… Cette première problématique a d’ailleurs donné lieu, à ma première exposition, qui porte sur les questions du  corps indicible au regard des normes du monde médical, de la société, puis en lien avec le genre..).

Elle est visible ici: http://www.naiel.net/identite_cadre.htm

– La deuxième est celle, du rapport particulier au temps, qui se créé. Quand on ne dort plus, le temps s’étire à l’infini et devient un long couloir sans fenêtres, sans arrêts. Il est partout et nulle part.

Se pose alors de manière très pragmatique, la question “que faire de ce temps” quand à 4h du matin on n’est pas réveilléE mais juste encore  éveillé-e?; couplée à la nécessité d’essayer de s’échapper quelques minutes de “ce corps anarchique”, de soi.

Un matin, je suis sorti-e avec mon appareil et pendant les premières années, où que je sois, je partais dans la nuit, seul-e en essayant juste de regarder, d’écouter puis de shooter.

Cette double injonction à échapper à un corps malade et au temps infini ont fait de cette pratique, une habitude et une évasion indispensable à ma survie; comme une drogue qui vous ouvre d’autres chemins qui étaient là mais inaudibles, invisibles, inodores, impalpables dans le brouhaha du temps dit  » normal », du temps qui rime avec  boulot/ métro/boulot/dodo…

Cette pratique quotidienne a donné lieu à une première exposition ( « Errances » http://www.naiel.net/Errances_cadre.htm) puis à une autre:

(terre des humains / terre des non humains »http://www.naiel.net/hnhcadre.htm ).

La plupart des clichés pris, pendant cette période, ne sont pas sur le net, ils sont dans des cd, des dvd, des disques durs, parfois accompagnés de mots ou non, parfois sur mon blog (http://blog.naiel.net/).

Les thèmes récurrents sont l’errance, l’absence qui exacerbe la présence, les traces, les voyages dans tous les sens du terme….

J’ai une prédilection pour les gares, les lieux désaffectés, l’architecture d’un espace/temps; d’un moment, les barreaux, les chaines…

J’interroge ainsi, les traces de l’urbain dans la nature et de la nature dans l’urbain et donc les traces de ce qu’ un être humain a, à un moment donné, construit, consommé puis jeté…

Je pense que le texte de présentation de « terre des humains/ terre des non humains » en parle mieux que les quelques mots que je peux poser ici.

J’interroge aussi, comment ces lieux consommable/jetables  résistent/ se métamorphosent par et pour des personnes qu’on a bannies ou qui refusent les diktats d’une société capitaliste qui accélère son autodestruction programmée.

Donc, pour répondre à la deuxième question: oui, ces shoots sont en lien avec mes aspirations/revendications…

Ces photos témoignent de l’horreur ordinaire, de la course frénétique de ce système inhumain que j’essaye de combattre.

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5- On a pu t’entendre dans des conférences et tu dis toi même qu’il n’y a pas la question du genre, toute seule, mais en lien avec d’autres. Le féminisme par exemple. Pour toi, c’est quoi être féministe ?

Quand je dis, je suis féministE, je me dois d’expliquer ce qu’est pour moi le féminisme, parmi tous les féminismes existants. Et pour cela, je vais tout d’abord tenter d’expliquer brièvement quelle est ma grille d’analyse pour penser le monde et résister dans ce monde.

C’est une grille de lecture matérialiste, féministe, post-marxiste, dynamique, qui utilise les concepts de rapports sociaux pour penser les modes de production, de reproduction et les possibilités de changements des groupes sociaux (autrefois analysés comme séparés, immuables, naturels).

“Le rapport social peut être assimilé à une tension qui traverse la société; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir, les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux.”

 (Danièle Kergoat, “Penser la différence des sexes : rapports sociaux et division du travail entre les sexes »”in Margaret Maruani, Femmes, genre et société,  Editions la découverte, 2005).

Les rapports sociaux que sont le genre, la classe , la racisation, la génération… s’articulent les uns avec les autres , s’entrecroisent ( ils ne sont pas simplement additifs), ils sont, dit D Kergoat, « consubstantiels et co-extensifs »: « consubstantiels : ils forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales(..) et co-extensifs:  » en se déployant les rapports sociaux de classe , de genre, de race se reproduisent et se co-produisent mutuellement ».(…) » Ils interagissent les uns sur les autres et structurent ensemble la réalité du champ social ».

 (« Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in sexe, race, classe ; pour une épistemologie de la domination, Paris, PUF, 2009)

En ce qui concerne le genre (rapports sociaux de sexe) et donc les féminismes (mais pas que), je vais essayer d’être plus précisE:

Je tiens d’abord à préciser que le genre n’est pas, pour moi, la construction sociale du sexe biologique (le genre est un concept créé dans les années 50 aux États-Unis par Stoller et Money, deux psychiatres et psychologues travaillant sur le “transsexualisme” et la réassignation des enfants intersexuéEs.

Le genre préexiste au sexe et le produit en lui donnant l’illusion du naturel (tout en invisibilisant cette production).

C’est un rapport social de pouvoir qui produit et entretient le système hétéronormatif (2 genres, 2 sexes, relation hétérosexuelle avec pour but la reproduction).

Dans ce sens il fonde la société en tant qu’hétérosexuelle (cf Wittig).

En tant que dispositif créé et au service du pouvoir biopolitique, il est à détruire car il maintient l’oppression d’une catégorie sur une autre, exerce un contrôle permanent des individuEs via une grille de lecture normative qui définit ce qui est “humain” de ce qui ne l’est pas. Il exclut donc du domaine du “pensable” toute personne ne pouvant être identifiée clairement par cette grille.

Le genre (en tant que dispositif de régulation au service du pouvoir) au même titre que le sexe n’a pas de caractère naturel, rien ne préexiste à sa production.

Dans ce sens, le féminisme a pour objectif final la destruction du genre; ce qui ne veut pas dire qu’il faut ignorer ou nier la réalité des catégories sociales de genre et leur relations.

Ma conception du féminisme est matérialiste et « Wittigienne », dans ce sens « être féministE, c’est lutter pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe » ; alors que « pour de nombreuses autres cela veut dire quelqu’une qui lutte pour la femme et pour sa défense, pour le mythe donc et son renforcement » ( On ne nait pas femme, M. WITTIG, in “questions Féministes” N°8, mai 1980).

Les rapports sociaux de sexe devraient produire autant de sexes que d’individuEs, si ce système hétérosexiste ne réifiait pas en permanence, comme fait de nature, deux sexes et tout ce qui en découle.

(C’est une des limite des grilles d’analyse féministes (exceptée Wittig, le corps lesbien) de n’analyser que les constructions de « LA masculinité » et de « LA féminité » de groupes sociaux hétérosexuels. Qu’en est -il DES constructions « Des masculinités », « Des féminités » chez les pédés, les gouines…, et ce même si le mouvement homosexuel tend à s’homonormativiser sur le modèle hétérosexuel et aussi à s’homonationaliser).

C’est un prolongement des grilles d’analyses féministes, qui au sein des contraintes qui nous font advenir comme sujet, laisse à celui-ci, des marges de résistance (notamment au niveau du genre, mais qui n’est plus du genre, car le genre est binaire) dans et non pas hors du champ social.

Qui, d’ailleurs,  pourrait prétendre y échapper?

Ce prolongement peut permettre aux individuEs, dans des relations sociales (D. Kergoat distingue notamment rapports sociaux et relations sociales, dans le sens où les antagonismes ne sont pas forcement à l’œuvre dans toutes les rencontres interpersonnelles), et je pense notamment à ma construction personnelle, de créer d’autres réalités visibles et violemment  sanctionnées, mais qui peinent à entrer dans le champ social en raison du système de fabrication asymétrique du genre nécessaire au fonctionnement de la société dans la quelle nous vivons.

 

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6- La question de l’intersectionnalité revient souvent dans tes propos : “races”, classes… de futurs projets autour de ça?

Non, car je n’ai actuellement pas de projet tout court.

De plus, même si je suis questionné-e par ces entremêlements d’oppressions, je le suis en tant que personne blanche, transwhatever, de classe moyenne (si elle existe encore), avec une validité variable dans le temps et d’une génération différente de celles que je suis amené-e à croiser.

Je fréquente dans mon quotidien, des personnes précaires et de classe moyenne, valides, des lesbiennes, gouinEs, un pédé, des hétéroEs et biEs et quelques “blacks” et “arabes” (je reprends les “auto-nominations” des personnes), mais mon univers reste, je le constate, assez blanc.

De ce fait, aller piocher dans chaque catégorie, sans participer pleinement aux luttes, vies, ne fait pas partie de mes pratiques.

Cette année, je souhaitais amorcer un projet, qui me tient à cœur depuis longtemps, qui est de questionner “la validité présumée et la situation de handicap présumée” dans nos milieux, mais je n’ai pas eu l’énergie suffisante ni les contacts pour le réaliser.

Donc, si j’ai un projet à mettre en œuvre dans le futur, ce sera prioritairement celui-ci.

7- Tous les ans, ou souvent tout du moins, tu te rends aux UEEH : quel témoignage t’inspirent-elles?

Ueeh, comme/

 nostalgie/

espace/temps/ inimaginable

offert/

 à nos envies

à nos/

réalités impensables

Ueeh comme

 partages/

plaisir des rencontres/

discussions/réfle(ct)ions/

Ancrage

sur le sol d’un

patio

sur le verre/brisé

de nos montres

Découvertes/ateliers/plaisir

aller juste/

vers l’autre.

Solidarité/ la main tendue/

pour oublier/ réécrire et

Dépasser/

ensemble/

les coups et blessures reçues

d’une société

qui nous a laisséEs/

NuEs

Ueeh comme/

être

cet être qu’on ne peut

par/être

dans le quotidien de nos vies/

contraintes/

par la normalité/l’ individualité

et le profit

Comme être/

avec d’autres êtres en/

dé/construction/

en re/construction

en dé/formatage de nos/

cerveaux

re/significations de

nos corps

quand les paroles/

d’autres

résonnent en toi/

comme un /

possible

jamais imaginé car/

impensable/

 jusqu’à ces rencontres /

juste

véritables.

Ueeh comme/

 être ensemble

dans des soirées débridées

dans des ateliers passionnés

dans les gestes esquissés/

sans ambiguïté/

sur les matelas

 affalés/

d’un /calinodrome

comme des possibles/

avec vue/

 sur les calanques

comme un arrêt/

 brutal/

qui vous change à jamais /

et vous laisse

le gout du manque

Être et co-êtreS,

pour et ensemble/

construire

nos rêves et nos luttes

Ueeh pour partager /

nos vécus/ nos idées/

nos douleurs / nos cris/

nos joies/ nos amours

Ueeh comme /

populaires

comme/

 politisation

sans agressions/ sans

silences génés

comme

se repenser/

se déconstruire sans

jugements

sans peur de se perdre/

Ueeh,comme /

Nous repenser

dans la joie/

dans les conflits/

mais avec /

cette bienveillance

qui a déserté

tes dernières années…

Naïel, 29 aout 2012

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8- Je crois que tu participes aussi à l’Existrans… Tes photos disent quoi de ce moment de visibilité ?

J’ai participé à l’Existrans de 2005 à 2010, avec des motivations, des rôles et un enthousiasme différents selon les années.

Que disent mes photos de ce moment de visibilité?

Je pense tout d’abord que ce n’est pas à moi de dire ce qu’elles peuvent dire mais aux gentes qui les regardent.

Ce dont je peux parler, par contre, sont :  ma manière d’aborder les Existrans et les manifestations avec mon appareil et  ce que m’évoquent ces traces quelques années plus tard.

En ce qui concerne ma façon d’aborder les Existrans et les manifestations, elle tient plus de l’ordre du reportage; pas du reportage avec des clichés chocs, mais plus du reportage qui essaye de relayer les messages politiques de ces manifestations par le médium de la photographie.

Elle se différencie aussi du reportage dit classique, dans le sens où c’est un reportage « de l’intérieur »: je me trouve à chaque fois confrontéE à la double difficulté d’être acteurE de la manifestation et dans le même temps spectateurE attentivE. Ce sont des photographies qui sont situées, elles viennent du « dedans-dehors ».

De manière plus générale (mais je l’ai très peu pratiqué, de fait, pour les Existrans), je parcours la manifestation une première fois, en étant toujours dedans-dehors, pour essayer de shooter les pancartes, les banderoles, les slogans, les associations, groupes présentEs, les messages politiques délivrés.

Puis la seconde partie se passe au gré du déroulement de la manifestation , mais usuellement  je prends des portraits, des expressions, des moments d’humanité….

En ce qui concerne l’Existrans, de 2005 ( ma première) à 2010 ( ma dernière), je me suis apercu-e que je prenais de moins en moins de photos et que je ne prenais plus les mêmes photos:

Après 2009, je n’avais plus envie de continuer d’essayer de montrer cette apparence de pseudo-unité/ cette apparence de « communauté trans ». Il devient à un certain moment impossible de photographier côte à côte des personnes qui se sourient en se haïssant profondément.

Au fur et à mesure des années et de mes implications diverses dans ce qui est communément appelé » le monde trans », dans ses divers strates et sous groupes; quand les batailles, politiques ou non, internes déchirent les groupes, les amitiés,quand ont disparu la joie d’être ensemble pour cet unique jour de visibilité trans, la solidarité, la liberté de s’exprimer, la possibilité d’être soi tout simplement; que reste-t-il à photographier ?

 

Un charnier d’Égos démesurés drapés des immaculés Trans ou Rainbow flag ? Des sourires figés qui construisent la muselière du dicible ! La flamboyance du pseudo consensus ?….

Pour cette interview, je me suis obligé-e à rechercher dans mes cd, dvd puis disques durs, les photos prises lors des différentes Existrans et autres manifestations trans ( celles-ci ayant disparu du net, suite à la fermeture de slide.com en janvier 2012), avec une certaine nostalgie mais surtout avec un sentiment de pesanteur intense..

Que m’évoquent-elles, là, ce 24 aout 2012, soit 7 ans après la première et 1 an et demie après la dernière à laquelle  j’ai participé?

Ce regard est le regard situé d’une personne transidentitaire, sur son propre regard passé et avec sa double, voire triple, position au sein des Existrans, suivant les années ( j’expliquerai plus loin, la question des multiples positions/situations).

En 2007, j’ai réalisé très peu de photos pour cause de double  » appartenance » à l’organisation de l’Existrans et à un groupe informel.

Celles que j’ai pu réaliser à l’aide d’un petit bridge numérique, montraient , je crois, mes illusions de l’époque: l’espoir de la convergence des luttes; avec des banderoles , des pancartes, qui re-politisaient les luttes trans au sein / en les croisant avec d’autres luttes comme l’anti psychiatrie, la colonisation des minorités, le système binaire hétéropatriarcal et donc les féminismes, les questions du fichage des déviantEs de toutes sortes…

Pour résumer, il ne s’agissait pas de lutter seulement  pour des droits pour les trans ( et avec la difficile question de l’intégration-assimilation) mais contre un système politique qui attaque touTEs les anormaLEs, toutes les minorités. Il faut rappeler que 2007, c’est Sarkozy élu président en (f)rance!

C’était aussi la première fois, à ma connaissance, que se déroulaient de manière simultanée et avec les mêmes mots d’ordre, 3 Existrans, à Barcelone,Madrid et Paris ( le 07/10/2007). Cette « première » a été rendue possible grâce aux rencontres entres activistes trans castillan-ne-s, catalan-e-s et français-e-s lors des UEEH en juillet 2007 ( http://www.ueeh.net/).

Depuis, cela a conduit petit à petit à la création du réseau STP 2012 ( Stop trans pathologization, 2012 pour la sortie du DSM V prévue en 2012 mais qui finalement n’arrivera qu’en 2013) , officiellement créé en juin 2009.

 

STP 2012 regroupe à l’heure actuelle plus de 300 groupes et réseaux dans le monde et coordonne tous les ans un « international day of action for transdepathologzation », qui aura lieu cette année le 20 octobre 2012. « Le dernier octobre 2011, des groupes activistes de 70 villes d’Amerique Latine, Amérique du Nord, Asie, Europe et Oceania ont organisé des marches et d’autres actions sous la campagne STP-2012 » ( http://www.stp2012.info/old/fr).

Pour en revenir à la photographie, mes quelques shoots de 2007 disent cela: l’empowerment, la joie d’être là, la solidarité avec comme banderole de tête » contre la psychiatrisation, Résistrans » et avec une banderole d’un groupe informel  » Les normes sont trop étroites pour penser Nos réalités » qui restera gravée dans beaucoup d’esprits. Elles ne disent pas les guerres internes.

En 2008 et 2009, mes photographies m’ évoquent la rage , la joie d’être ensemble, de hurler, la fierté juste d’être, la diversité, les possibilités de convergences de luttes encore présentes  ( un croisement avec une manifestation de soutien à des sans papierEs, qui donne lieu à un die-in commun),  des revendications sans frontières ( En 2008, 11 ville européennes se sont mobilisées pour la dépathologisation trans , le même jour avec comme mot d’ordre: « Ni homme, ni femme, le binarisme nous rend malade »), l’appropriation de l’espace public, la diversité, le partage, les copain-e-s..

Il y avait encore tout cela en 2008, malgré les tensions internes qui s’intensifiaient et se cristallisaient.

2009, montre l’apparition de nouvelles associations ( Outrans, et d’autres que je ne souhaite pas citer), Bachelot et sa fausse dépsychiatrisation (et où, malgré les divers communiqués de presse des diverses associations pour expliquer, qu’en (f)rance, les trans étaient toujours soumis-e-s à la toute puissance de la psychiatrie et de ses équipes off et que rien n’avait changé, cette annonce de changement d’ALD a eu pour conséquence directe une désinformation de masse qui court encore aujourd’hui), la présence d’une association féministe ( les tumulutueuses) , la joie de se retrouver, les amourEs passagères ou durables, les générations qui se mêlent, mes amiEs, les amitiés qui se sont éteintes ou fracassées, les personnes qui changent et quittent votre quotidien, celles qui restent et vous le rendent insupportables, de nouveaux visages…la vie , quoi ! Et toujours, comme dans toutes les Existrans auxquelles j’ai participé, l’interpellation sur le VIH, la situation des séropoEs qu’on expulse et les travailleusEs du sexe.

En 2010, je n’ai quasiment pas pris de photographies (une dizaine) en raison d’une lassitude, et « d’un ciel si bas qu’un canal s’est pendu »…

Voilà ce que je peux dire aujourd’hui, de mon regard délavé sur mes regards passés sur les divers Existrans.

9- Pour finir, de manière plus personnelle peut-être, pourrais-tu nous parler de ton regard d’artiste et de militant.e sur le mouvement LGBTIQ ?

De L.G.B.T.Q.I./

ne restent que

trop souvent/

 une majorité qui décrie

ceulLEs /

encore trop/

 déviantEs

Du L et du G/

enfin/

surtout du G

dans les saunas du Marais

dans les prides/

 de juin à juillet/

la beauté/

conventionnelle/

dégouline quelque  peu

sur /stonewall

de revendications

 bien frêles

la techno a remplacé le music hall

En 2012, je

vote?

pour continuer /

d’expulser

celLes qui sont néEs

avec la peau/

 un peu trop foncée

Mariage et égalité

comme ultime/

 révolte

folles butchs et T

trop visibles

trop radicalEs

s’abstenir

quand leur avez vous

fermé /

votre porte

à grand coups de

normalité?

Et pourtant, jamais/

je n’oublie/

que du L, je suis néE/

que dans les quelques bars

de/ Paris

j’ai commencé à aimer

sans me/

haïr.

Mais, aujourd’hui/

dans les poubelles de l’oubli/

côte à côte/

 le F.H.A.R.

les Gouines Rouges et le G.A.T.

Gisent /

sous l’étendard de l’homonormativité

Pour des sous-droits obtenir/

il semble que

doivent mourir/

le souvenir du DSM

et, de touTes les déportéEs

les luttes conte un système

le féminisme/

 oublié

Et pourtant, jamais/

je n’oublie/

que du L, je suis néE/

que dans les quelques bars

de /Paris

j’ai commencé à aimer

sans me

haïr.

Mais quand , dans les journaux

les paroles de vos ennemiEs vous/

 reprenez/

parce qu’un mec trans a osé/

enfanter

quand dame Nature vous/

convoquez

pour votre dégoût et votre haine

légitimer/

Quand de vos centres, vous chassez

des séropoEs parce que

putEs, trans, gouinEs,

pédés et précaires

car /dans les vitrines de beaubourg

ça fait un peu tâche

ces gentes/

 qui viennent se réfugier

ça manque/ un peu de panache

ces gentes encore

psychiatriséEs/ stériliséEs

violéEs / expulséEs…

Vos paillettes ne peuvent-elles supporter

d’ètre un peu/

 ensanglantées/

juste/ par nos réalités?

Quand vos discours d’intégration

sous le régime de l’état-Nation/

prennent le pas /

sur la solidarité

et écrasent d’autres

minorités…

Alors oui , aujourd’hui/

j’ai envie d’oublier/

que dans cette communauté/

je suis néE

tellement j’ai envie de

gerber.

 

naiel i had a dream


*Ce texte ne concerne qu’une majorité d’homosexuelLEs et pointe les dérives des luttes pour les droits pour une  majorité et non des droits pour ToustEs.

Naïel, 30 aout 2012.

 


Mis en ligne : 6 septembre 2012.

Interview King’s queer

King’s queer

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Crédit photo, Kate Murray


Salut les King’s queer. Vous vous présentez ?

Alors King’s queer est composé de deux personnes plus des machines et des instruments.

Il y a une gouine a mèche et un transboy. Il y a Laet à la voix, et Grib aux machines et aux instruments. Mais avant tout chose c’est une entité totalement électron libre qui ne s’inscrit dans aucune ‘chapelle’ idéologique ou artistique. D’ailleurs pour qualifier notre musique c’est très compliqué pour certains on fait de l’electro punk pour d’autre de la post wave ou de l’electronica. Pour nous on fait du King’s Queer ! Les étiquettes n’ont jamais été notre fort. Plutôt inclure qu’exclure…Bon c’est sur on se sent plus proche de John Cage et du VelvetUnderground que Rihanna ou Lady Gaga

Nous sommes ensemble à la ville comme à la scène, ce qui nous permet d’avoir cette complicité lors de nos performances. De par notre façon de fonctionner, nous sommes plus proches du mouvement punk qu’autre chose. Toujours en totalement indé’ on parcourt les routes d’Europe même si on est sur le label Zingy. Il est très important pour nous lors de nos shows de faire des passerelles entre les uns et les autres, et surtout d’amener les gens dans une réflexion sonore, idéologique,… tout en gardant avant tout un esprit de fête ! Pas de prise de tête juste l’envie d’être là et Vivants ! Toujours et encore !


« King’s queer », ça en appelle à un royaume : le vôtre c’est celui du queer? (mais au fait… c’est quoi le queer?)

Royaume du Queer ? Houlala… Alors là on n’est pas sortie de l’auberge… Si on prend le terme Queer dans sa version première lors de la réu d’Act-Up en 90 à New York…On peut dire oui ! Oui pour la Queer Nation ! Pour ce regroupement informel des parias et autres rebuts de la culture mainstream…Cette énergie et ce dynamisme !

Mais à l’heure actuelle on ne se retrouve pas du tout dans l’identité queer, surtout en France… Bon pour être honnête on ne comprend pas grand-chose aux différentes guerres, courants et autres ‘théories queer’ qui peuplent notre beau pays ! En fait cela ne nous intéresse pas trop, et nous laisse un peu de marbre…On évolue très rarement dans ce milieu…On a toujours privilégié les rapports, les idées individuels aux  phénomènes de masse, de mode, de paraitre… Aucun dogme, on marche à l’instinct, au spontané.

Notre public est diversifié, il va de l’art contemporain, à la mère de famille bobo en passant par le punk hardcore, à l’intello précaire, aux kids en rupture, à la pédale, à la lesbienne aux trans, aux sex workers, à l’hétéro… On est fier car il n y a pas de profil type mais plutôt une raïa qui se regroupe pour partager un même état d’esprit à un moment donné. Et puis en plus ceux sont des personnes fidèles et généreuses, à plusieurs reprises ils, elles nous ont surpris par leur soutien, leurs générosité et surtout par leur ouverture d’esprit !

Alors notre royaume est celui qui est en haillons sans baillons celui du bizarre, du non conforme, du hors norme, aristocrates d’un élitisme déchu, monarques de la dérive poétique, du souffle de l’errance. C’est le royaume des fous des folles de ceux qui refusent de tomber à genoux, de ceux et celles et autres qui s’accrochent à cet étendard de survie. Prêts à tout pour vivre heureux. Dernier acte subversif qui nous reste !

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« King’s queer » ça sonne aussi comme un nom de guerre : quelle est la vôtre ?

Bon avant toute chose on est résolument pacifiste et les bains de sang et le chant glorieux des victoires c’est pas notre tasse de thé. Quand on parle de guerre il y a toujours des vainqueurs et des vaincus… Un pouvoir sur les uns et les autres. Alors non ce n’est pas une guerre, nous sommes avant tout des ‘artistes’ (même si ce terme nous fait rire’) et non des soldats.

Nous sommes juste des amoureux révoltés ! Révoltés face à la connerie, face à la médiocrité de la pensée unique, de la culture unique, du formatage artistique et autre ! On est gouine, on est Trans et nos vies, notre « art » qu’on le veuille ou non sont régis par cette non-conformité alors bien souvent nous sommes confrontés à toutes les absurdités que notre société véhicule sans relâche…Mais il est hors de question de se poser en victime bien au contraire toujours avancer avec un maximum d’optimisme et de lucidité, et petit à petit sans prosélytisme, changer les choses autour de soi…Sans oublier le lubrifiant… humour, sourire !


Pourquoi la musique pour tenir vos propos ? Aussi : De la musique « queer » c’est quoi? 
C’est de la musique sur laquelle on pose du « queer » ou c’est du « queer » mis en musique ?

Wouaw alors là c’est une question de sociologue universitaire ! 

Bon on s’est jamais dit « bon maintenant on va faire de la musique queer », non…haha ! Notre job c’est la musique, le spectacle…Et il est évident si on est sincère dans ce qu’on crée cela nous ressemble…On n’est pas des militants qui ont pris une forme artistique pour faire passer un message mais des ‘artistes’ qui ont des trucs à dire…C’est une sacré différence ! D’ailleurs cela nous permet de jouer complètement hors milieu estampillé ‘Queer’, et de plus en plus nous sommes programmés pour la qualité de notre show que pour nos propos.  Pour nous c’est une victoire car cela nous permet d’aborder certaines thématiques hors des sentiers battus. Et croyez-nous parfois c’est des sacrés prises de risque ! Bien souvent on se retrouve à discuter jusqu’à point d’heure après nos concerts avec des personnes absolument pas sensibilisées par toutes ces questions, et c’est cela qui est chouette car ce sont de vrais échanges…Même si parfois on est fatigué…On vous l’accorde !

Sur la scène artistique française, sauf underground et encore, le mouvement queer reste faible : qu’est ce que ce constat vous inspire ?

Peut-être doit on se remettre en question, peut être que cette soi-disant scène est un peu trop tournée sur son nombril, avec pas mal de soucis de linéarité, et d’uniformité… On ne sait pas on s’interroge…Il nous revient une anecdote en tête. Quand on a joué en Hollande, à la sortie de scène les programmateurs sautent sur nous et nous disent : ‘ hey c’est vachement bien ! Enfin du queer de qualité et pas cliché’… On a été très surpris et étonnés par cette réaction…

On pourrait penser aussi que le public n’est pas encore prêt à recevoir de telles formes artistiques, mais on en doute car nous avons jamais eu de refus de programmation à cause de notre côté ‘queer’, mais plutôt par  notre côté ‘avant-gardiste’ sonore, musique concrète et pas grand public… Enfin, c’est ce qu’on nous dit…

Il est vrai qu’en France la scène underground en générale n’est pas vraiment développée, peu de lieu, de structures, de programmateurs s’investissent dans cette démarche. Ce n’est pas rentable !…Money is money…

Mais nous avons la chance de travailler dans des réseaux très différents qui nous permettent de pas mal jouer… Notre ‘Underground Résistance’ nous l’avons créée avec l’aide du public qui a envie de nous voir. Alors ils s’organisent en autonomie totale pour nous programmer via concerts sauvages, lieux éphémères, fêtes privées. Il faut déployer de l’imagination et continuer à innover pour que les scènes alternatives existent ! De par notre flexibilité et notre adaptation nous sommes tout terrain et toujours prêts à soutenir les initiatives de chacun, chacune, tout en hésitant pas à faire des scènes officielles… Bon c’est sûr il nous faut pas mal d’énergie et toujours cette volonté d’y croire !

D’ailleurs on remercie très fort toutes les personnes qui se battent pour qu’il y ait des bulles d’oxygène !

Vous venez de tournez votre premier clip : racontez-nous…

Alors là c’est souvenir impérissable !!! Une grande claque humaine, d’ailleurs même quand on en parle aujourd’hui on en frissonne encore…On s’est retrouvé rue Dénoyez à Paris…Avec notre label Zingy, Estelle Beauvais à la réalisation, et puis les potes, les inconnus, une partie du premier cercle de King’s Queer, ceux et celles du début…A 10 h du matin un samedi…Ça venait de Lille, Lyon, Nancy, Marseille, Rennes…etc…On s’est retrouvé au milieu des flaques de couleur, on a gueulé Amours et Révoltes tous ensemble, on s’est agité, on s’est échangé, comploté bref on a fait ce foutu clip ! Mais avant tout c’était une fête, une sacré bonne fête improvisée ! Et le soir on s’est retrouvé encore, concert sauvage en plein Paname ! Un truc de dingue qui restera à jamais marqué dans les esprits. C’était étrange on était tous heureux et tout à coup il y avait comme une grande vague d’espoir après les années Sarkozy ! Très très étrange comme sensation…D’ailleurs on a mis du temps à s’en remettre…Ouais les pieds sur terre, la tête dans les étoiles…ON oubliait que c’était le tournage d’un clip, juste un immense intense moment de partage…Bon ça peut sembler blue flower et tout et tout mais ce fut la réalité…D’ailleurs on a du coup très peur de retourner un clip !

 

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http://vimeo.com/39463385

 

Dans votre album (à venir) on retrouve les sujets canoniques du « gender fucking » : l’anti binarisme (Lady Pirate), la subversion… l’inspiration c’est le vécu? le militantisme? l’entourage ?

C’est drôle que vous y voyez tout cela, car pour nous c’est à chaque fois une bonne histoire qu’on met en scène, en son, en paroles…C’est intrinsèquement ce qu’on est…On se dit pas tiens on va écrire un morceau sur ce sujet, non…Il  vient tout seul, sans réflexion aucune, cela fait trois ans qu’on est sur la route, qu’on vit des histoires, qu’on rencontre des gens. On s’est nourris de tout cela, et on a retranscrit notre quotidien dans cet album…Nos émotions, nos humeurs, nos coups de gueules !

Notre culture musicale, littéraire, picturale, politique est très diversifié, inconsciemment cette album reflètent toutes ces influences mises bout à bout…C’est un peu un tournant dans l’histoire de King’s Queer, un aboutissement de trois ans de routes, de galères, de rires, de tendresses…Un tournant musicale aussi, plus posé, recherché…Quand tu travailles en studio, tu te retrouves pas avec l’énergie de la scène, qui est quand même propre à notre duo…C’est un autre boulot qui au début nous a déstabilisé !

Bon c’est vrai que quand écoute l’album après coup c’est drôle de voir les thématiques qui en ressortent : transgender, postporn, clandestinité, cyborg…et voilà c’est nous, sans aucune concession.

 

On est aussi saisi par un côté sombre, résolument du côté de la révolte (et de l’amour) : ça ne peut pas être du fatalisme… c’est de la colère ?

Oui le côté sombre c’est vrai, il est là, présent…On dirait plutôt un blues, un bon vieux blues post moderniste, un truc désaccordé en si mineur pour symphonie majeur ! Un cri de révolte, d’amour, de colère ! Un truc qui dit NON ! Non aux survivants qui disparaissent les uns après les autres, non à toutes les misères humaines, relationnelles, matérielles, non encore aux incohérences et autres médiocrités…Non, non à la bassesse d’esprit, à un monde résolument inhumain…Une grosse colère pour être heureux !

 

On imagine aussi les difficultés d’un tel projet : porter un disque « queer » dans l’industrie musicale actuelle… Comment s’est déroulée cette sortie ?

Bon le disque sort le 6 septembre…alors…

Nous avons été sollicités par une Major, mais leur état d’esprit ne nous correspondait pas, comme vous pouvez l’imaginer. Donc on s’est tourné vers le Label Zingy, label indépendant… Car justement nous n’avons absolument pas envie de faire partie de la jungle  de l’industrie musicale ! Nous sommes leur premier sortie d’album (non numérique), cette histoire on l’a fait ensemble, pas à pas avec nos moyens réciproques, nos philosophies et surtout notre hargne !…A défaut d’énormes capitaux on fait bosser notre imagination, c’est avec le système D que les meilleurs idées naissent…L’écriture s’est faite en deux mois, l’enregistrement en 10 jours, le mixage en trois jours…Une course contre la montre !…Avec de véritables partis pris artistiques, des prises de risque..

On compte vraiment sur notre public pour faire vivre le projet…Le bouche à oreille ! Le meilleur marketing viral !

Cet album on le trouvera en le commandant : http://www.zingy.fr/kingsqueer.html, ou bien lors de nos performances, mais aussi dans les Distros et tables de presse…Ca va être un objet, rare de collection et non un produit de consommation jetable… Avoir un vinyle, un CD ‘Amours et révoltes’ de King’s queer ça se mérite !!!… On plaisante …

Pour la sortie le 6 septembre…Pas une grande fête mais 2O mini concerts en une seule journée !!! Mais chut…Pour l’instant…


Pour finir : quels sont vos projets ?

Partir en tournée Européenne, avoir un maximum de dates, que nos concerts soit toujours des endroits safe pour trans, queer et autre… Faire la tournée nord-américaine…Concrétiser un projet de résidence avec Joëlle Léandre…Vendre cet album…pour sortir du régime patates-pâtes ! Trouver un mois et demi de libre pour que Grib puisse faire son opération, partir en vacances, manger des Barbe à Papa, se faire bronzer sur une plage, réhabiliter le son mono, …Et surtout continuer à hurler Amours et Révoltes..

Site : www.kingsqueer.com


Mis en ligne, 31 juillet 2012.

Histoire des transsexuels en France, Maxime Foerster

Maxime Foerster

Professeur assistant à SMU, Dallas

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Maxime Foerster est docteur en lettres. Il travaille aux États Unis et réédite ce mois-ci son « Histoire des transsexuels en France » chez La Musardine, livre ré-intitulé pour l’occasion « Elle ou lui » (222p). Il propose une histoire des transidentités en trois temps que nous pourrions restituer ainsi : 1- La « naissance » des transidentités, 2- Les répressions transphobes, 3- Les résistance trans’.

Pour Foerster, la « naissance » des transidentités telles qu’on les connait aujourd’hui, est à chercher du côté de trois éléments successifs.

Premièrement, l’invention, par la psychiatrie et l’endocrinologie, du « trouble de l’identité sexuelle » suivie des réponses qui vont lui être proposées (opérations, protocoles psychiatriques…). L’auteur y parle notamment des médecins, Hirschfeld et Benjamin, tous deux connus pour leurs travaux sur « le transsexualisme ».

Second lieu d’éclosion de la question trans’ : les associations. A travers les premières figures militantes comme Marie-André Schwindenhammer, Maxime Foerster montre la manière dont la question trans’ glisse des expériences individuelles aux combats collectifs, et donc politiques.

Dans ce mouvement pour la visibilité, l’auteur insiste sur un troisième espace, celui du cabaret, autour, notamment, de la figure de Bambi, célèbre actrice trans’.

Mais comme le souligne cette « histoire des transsexuels en France », cette visibilité, ces expressions trans’, vont de pair avec une répression. C’est autour du concept de « transphobie » que l’auteur articule les deux dernières grandes étapes de son histoire, avec deux focus sur le Pasteur Doucé et sur l’association du GAT, deux figures individuelles ou collectives du combat contre la transphobie, à plusieurs années d’écart.

A l’occasion de cette réédition, nous avons souhaité rencontrer Maxime Foerster pour lui poser quelques questions autour de cette « histoire » dont l’actualité n’est plus à prouver (projets de lois, médiatisation accrue, rapports récent de l’Inspection Générale des Affaires Sociales et, deux ans auparavant, de la Haute Autorité de Santé…)

 


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Édition H&O 2006

 

ODT- Bonjour Maxime. Tu peux te présenter ?

M.F.- Bonne question ! Ce que je trouve de particulièrement stimulant et prometteur dans la pensée queer, c’est justement le projet de s’exprimer à travers la résistance au devoir de se définir et d’être défini par les autres et les institutions. Devenir ce que l’on est, c’est explorer la fluidité et la diversité de nos facettes, ce qui revient à considérer l’identité comme mouvante et irréductible à une essence. Ceci étant dit, au niveau factuel, je viens de soutenir une thèse sur le thème de la réinvention de l’amour dans la littérature romantique française et espagnole et à partir de septembre j’enseignerai la littérature espagnole à l’Université du Michigan, dans la ville d’Ann Arbor aux États-Unis.

ODT- Comment résumerais-tu ton histoire des transidentités ? Pouvons-nous nous accorder sur le fait que cette histoire est celle d’une « inversion » en cours (pour reprendre les termes de Fassin), de la question « transsexuelle » à la question de la « transphobie ». Pour le dire autrement : la question n’est plus de savoir pourquoi est-on Trans mais pourquoi est-on transphobe ?

M.F.- Oui, ma stratégie a consisté à présenter un aperçu de l’histoire des transsexuels en France en ciblant non pas les transidentités comme problématiques mais au contraire l’existence et les conséquences de la transphobie comme fléau social. L’histoire de la transphobie est liée à celle du concept de la différence des sexes, concept que j’ai analysé dans mon premier livre La différence des sexes à l’épreuve de la République. Cette histoire reste largement à écrire : j’ai mis en valeur une poignée d’archives et de témoignages oraux mais c’est infime au regard de tout ce qui peut être recueilli et analysé. Quand bien même j’ai essayé de rester fidèle aux événements, puisqu’il s’agit de s’appuyer ce qui a eu lieu, j’ai écrit cette histoire en étant fasciné par le fait que le réel dépasse souvent la fiction : mon livre n’est pas seulement un engagement militant, c’est aussi une galerie de portraits qui met à l’honneur des parcours exceptionnels (Michel-Marie Poulain, Marie-André, Coccinelle, Bambi, le pasteur Doucé, Henri Caillavet, etc). Ces parcours ont eu un impact qui s’inscrit dans une histoire collective. J’ai écrit ce livre avec amour, admiration et inspiration.

 

ODT- Tu insistes longuement sur Coccinelle, sur la culture du cabaret. N’y a-t-il pas un risque d’exotisation de la question Trans à traiter cette histoire par ce bout-là ? En même temps, comme le montre Susan Stryker dans son reportage « copton’s cafétaria », c’est aussi ça, et la rue, qui participent de cette histoire et l’on sait que la culture LBGTQ passe très souvent par des manifestations puisant dans le répertoire artistique…

M.F.- Oui, je comprends que l’on puisse s’agacer du côté paillettes et glamour de la culture cabaret transgenre car elle retient beaucoup de lumière et éclipse l’attention qui doit aussi se porter sur les transidentités au quotidien, vécues loin de cette aura et mobilisant un autre contexte. Suite à ma rencontre avec Bambi, j’ai été et je reste fasciné par cette aura, cette culture, et cela se retrouve dans mon écriture avec un certain déséquilibre qui résulte peut-être de mon enthousiasme personnel. Cela rejoint d’ailleurs ce que je disais dans ma réponse précédente, à savoir qu’il faut compléter et rééquilibrer mon histoire que j’assume comme partielle.

 

ODT- Tu cites beaucoup le GAT : comment, vu de loin, la question de la militance te semble avoir évoluée ? Le GAT n’est plus, il y a parfois un « backclash » pathologisant dans certaines associations… Y a t-il, à tes yeux, un successeur au GAT dans le paysage associatif Trans actuel ? On pense par exemple à OUTrans qui se dit « association féministe et trans »…

M.F.- Le radicalisme du GAT me séduit, c’est un militantisme radical qui associait une intelligence pratique vis-à-vis de l’action politique à une vision fine et sans compromis des identités trans. Le GAT n’est plus, mais une belle leçon de militantisme a été donnée et cela pourrait, je l’espère, inspirer le militantisme d’aujourd’hui dans la lutte contre la transphobie. Il reste encore bien des raisons d’être en colère.  

 

ODT- Depuis la parution de ton livre, sa première édition en tout cas, un front s’est largement ouvert : celui du droit (en Argentine récemment). Crois-tu qu’il soit à même de bousculer cette histoire des transidentités ?

M.F.- Oui, l’Espagne puis l’Argentine ont voté des lois qui vont dans le bon sens en facilitant le changement d’état-civil et en reconnaissant le droit de choisir son identité de genre. Là aussi, l’inversion a eu lieu : la priorité, c’est la lutte contre la transphobie. J’espère que l’élection de François Hollande change également la donne en France puisqu’il s’est engagé à agir dans la lutte contre la transphobie. Il faut bien sûr rester méfiant face aux promesses politiques mais le climat semble propice à la consultation et l’action pour faciliter les procédures de changement d’état civil, réformer les protocoles, améliorer la qualité des interventions chirurgicales, mener un travail de prévention contre le sida et autres IST qui touchent particulièrement les trans en France.

ODT- Du point de vue de la méthode, que réponds-tu aux remarques selon lesquelles « la question Trans c’est la question des Trans » (un peu comme celle du féminisme d’ailleurs…) ?

M.F.- Je réponds que nous sommes tous concernés, et de façon très intime, par la dialectique du masculin et du féminin. La question Trans nous interpelle tous car elle nous invite à remettre en question nos préjugés sur l’identité de genre : celles des autres, mais aussi la nôtre.

 

ODT- Ta réédition est ajoutée d’images, peu de texte. Pourquoi ce choix ?

M.F.- Les illustrations donnent un peu plus de chair au texte et rendent la lecture plus agréable : je voulais que le livre soit accessible par-delà un public de militants et de chercheurs sur les questions du genre. Quant au texte, je n’ai pas voulu surcharger la version originale et je me suis contenté d’une postface comme supplément pour indiquer qu’en six ans, le contexte semblait avoir évolué vers une meilleure configuration pour s’attaquer à la transphobie.

ODT- Auparavant tu avais aussi travaillé sur « la république » face « aux sexes » : crois-tu qu’en France la république puisse (ou doive) assimiler les Trans sans en référer obligatoirement à l’utopie Cisgenre ?

M.F.- Je suis favorable à la réécriture du droit de telle sorte que le sexe du sujet de droit soit sans effet juridique. De même que la notion obsolète de « race », que la République n’utilise plus pour définir ses citoyens, je milite pour que la notion de « sexe » devienne également une catégorie inopérante dans l’approche du sujet de droit. De fait, cela rendrait tous les citoyens trans puisque cela les priverait de la référence à l’ordre symbolique de la différence des sexes. Ce projet est une mesure de justice sociale.

ODT- Merci Maxime. Pour finir, dernière question : quels sont tes projets maintenant ?

Merci à vous pour votre attention. Mon projet actuel, c’est de co-écrire avec un ami, Marcelino Viera, un livre sur l’anarchisme.

 


Mis en ligne : 17.06.2012.

Entretien avec Chrysalide

Association Chrysalide

Interview ODT


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Après OUTrans, nous poursuivons le travail de visibilité des associations trans. Ce mois-ci Chrysalide nous propose un panorama de ses activités, initiatives et analyses de la situation trans en France. La préoccupation de l’écriture d’une histoire Trans est incontestable. Avec cette écriture, les matériaux d’une analyse critique de l’histoire des trans sous la coupole d’une psychiatrisation étatique et fonctionnaliste. 


 

I- Pouvez-vous nous présentez l’association Chrysalide ? Comment vous situez vous dans la paysage actuel trans’ ?

Chrysalide fait suite à un groupe d’autosupport qui s’appelait ’Trans Infos’, créé en 2005, fondée par des personnes ayant toutes une culture des luttes féministes, trans, antiracistes, homosexuelles,…  En 2007 nous avons décidé de nous structurer en association déclarée afin de pouvoir élargir nos modes d’actions et nos moyens financiers. Nos objectifs sont l’aide aux personnes trans, l’information du grand public, l’évolution des droits des personnes trans, la promotion de la culture trans. Nous souhaitons nous démarquer dans notre travail par une approche approfondie des thèmes abordés, en lien avec les besoins que nous constatons sur le terrain, ainsi que par des moyens originaux de diffuser nos messages: guides informatifs, quizz interactifs, applications pour smartphones, videos, jeux,… Nous souhaitons ainsi non seulement diffuser de l’information, mais promouvoir une culture trans. Nous sommes une association militante: nous souhaitons par notre approche du sujet œuvrer pour l’évolution de la société dans sa manière d’appréhender le genre. Notre point de vue est que la notion de genre est intrinsèquement personnelle à un individu, et que nul autre que lui-même n’a de légitimité à le définir. Nous nous inscrivons dans le mouvement de libération et d’émancipation des personnes trans qui existe depuis quelques années en France. Pour mieux comprendre cela, revenons sur l’histoire des associations trans en France. Evidemment, il ne s’agit pas ici de faire un historique exhaustif, mais de lister rapidement l’évolution de ce mouvement finalement très récent.

 Pendant plusieurs décennies, les médecins ont été rois en matière de transidentités: d’abord les chirurgiens, ensuite les psychiatres. Il existait quelques associations, comme l’AMAHO (Association des MAlades HOrmonaux) créé dans les années 1960, mais qui reprenaient l’approche pathologisante des médecins[1]. Il n’y avait pas de place pour des discours différents. Cela valait d’ailleurs également pour les associations gays et lesbiennes, telles Arcadie, dont la démarche était de proposer de l’autosupport sans pour autant pouvoir proposer d’alternatives sociétales.

Les années 70 ont été marquées par l’apparition de groupes radicaux qui ont remis en cause l’ordre hétéropatriarcal: il ne s’agissait plus de vivre secrètement son homosexualité ou de vouloir s’invisibiliser le plus rapidement possible dans un moule binaire, mais de repenser en profondeur les conventions sociales. On citera le FHAR et les Gazolines[2]

Ce mouvement s’est essoufflé dans les années 80. Cependant, les luttes de la décennie précédente avaient posé les bases d’une nouvelle approche, et quelques voix, isolées, se sont élevées pour faire avancer les droits des personnes trans. Au niveau politique, on pourra ainsi évoquer les propositions de loi du sénateur Henri Cavaillet[3]. Même si bien entendu le vocabulaire utilisé est maintenant choquant et désuet, semblant sortir d’un autre temps (« l’anormalité du transsexualisme »), les articles –tous refusés- proposaient des améliorations qui ne sont toujours pas en vigueur, comme l’interdiction explicite de discriminations vis-à-vis des personnes trans.

De la fin des années 80 au milieu des années 90, un changement plus profond a débuté: des individus ayant une réflexion approfondie sur les questions trans avec une approche différente de celle véhiculée par le corps médical ont commencé à se regrouper. Cette période a été également nourrie par les écrits américains sur le genre, dont les traductions françaises manquaient cruellement.

C’est finalement au milieu des années 90 qu’a véritablement débuté l’empowerment trans en France, avec la création à quelques mois d’intervalles de l’Association du Syndrome de Benjamin (ASB), le Centre d’Aide de Recherche et d’Information sur la Transsexualité (CARITIG) et Prévention Action Santé Travail pour Transgenres (PASTT). Ces associations, à l’instar de leurs aînées, ont fait de l’autosupport, mais également organisé des groupes de réflexion, des conférences, produits des textes, porté des revendications, et créé l’Existrans[4], marche de visibilité des personnes trans. Ces associations ont vraiment permis de penser différemment les transidentités par rapport à la décennie précédente. Cependant, ces associations étaient toutes situées à Paris. De plus, à la fin des années 90, certaines personnes ont commencé à les jugés pas assez revendicatives vis à vis du corps médical et notamment psychiatrique.

En 2001, quatre personnes trans ont créé le Groupe Activiste Trans[5], avec pour objectif de renouer avec le mouvement révolutionnaire des années 70  et un mode d’actions inspirée d’Act-Up. Act-Up comporte d’ailleurs une branche trans dirigée par Hélène Hazéra, qui faisait elle-même partie des Gazoline. Le GAT, très largement critiqué y compris au sein de la communauté trans, à l’instar du FHAR en son temps, a ainsi permis de “mettre un coup de pied dans la fourmilière”, d’émettre le signal au corps médical qu’une nouvelle page se tournait et qu’il allait désormais falloir compter avec l’avis des personnes trans, ainsi qu’aux trans qu’il était temps de prendre en main leur vie et arrêter de la confier aveuglément aux médecins. Le GAT s’est dissout en 2006, mais le feu avait été mis aux poudres.

Les années 2000 ont vu l’éclosion de plus d’une dizaine d’associations dans différentes régions françaises, avec des approches, des sensibilités, des modes d’actions très variés. Cela a créé de formidables dynamiques un peu partout. Ce maillage associatif a aussi été l’occasion de multiplier le travail de terrain auprès d’autres associations non-trans, d’institution, de sensibilisation auprès d’élus locaux ainsi que du grand public. On pourra ainsi citer STS[6] qui depuis 2003 propose sur leur site un lexique très détaillé et le résultat de longues et minutieuses  recherches sur les différents produits prescrits dans le cadre d’une transition, Trans Aide qui effectue du lobbying politique et interassociatif, Sans Contrefaçon[7] dont la démarche a été de produire des outils de réflexion et d’expertise notamment par les différents DVD réalisés, Mutatis Mutandis qui publie régulièrement depuis sa création le ‘Petit Mutatis Illustré’ qui donne des conseils pratiques aux personnes trans souhaitant prendre des hormones et se faire opérer[8], le GEsT qui à l’instar de Mutatis Mutandis publie des plaquettes informatives sur différents aspects des transidentités[9], et de nombreuses autres associations. Evidemment, il ne s’agit ici que de lister quelques-unes d’entre elles et de ne mentionner que certaines de leurs actions phares. Détailler les lignes d’actions de chaque structure, ses motivations, ses inspirations méritent un travail minutieux qu’il ne m’est pas possible de faire dans cet article.

Certaines de ces associations sont, schématiquement, plutôt dans une démarche intégrationniste alors que d’autres considèrent que la société doit mieux connaître les transidentités et s’adapter à l’existence et aux spécificités des personnes trans. Chrysalide est issue de ce dernier type d’associations. Nous bénéficions des avancées faites par les précédentes générations d’associations ainsi que de la solidarité actuelle entre associations œuvrant dans ce même but. Nous considérons que même si la transphobie comporte de nombreuses particularités, elle ne peut être combattue qu’en luttant également contre le sexisme et l’homophobie. C’est pourquoi nous travaillons non seulement avec d’autres associations trans, mais également avec des associations LGBTI et féministes.

 

II- Vous êtes une association très active : le front de l’auto support, de la recherche, de l’expertise. En quoi est-ce important que les associations trans’ fassent ce travail ?

Si nous ne le faisons pas, qui le fera? Et de quelle manière?

Il nous parait essentiel que les trans produisent de l’information, assument et revendiquent leurs rôles d’experts de leurs vies. Les médecins, les universitaires et les médias diffusent trop souvent un discours caricatural, paternaliste, ou victimisant. Notre rôle ne doit pas se résumer à dénoncer leurs discours et à le déconstruire. Il est aussi de proposer une approche alternative, basée sur des années d’accueil de personnes trans et évidemment de nos propres vies. C’est par ce biais qu’une évolution peut se faire, selon nous. En tant qu’association, nous pouvons ainsi réfléchir ensemble à des discours, des stratégies, afin de produire toujours plus d’éléments permettant à tout un chacun d’avoir accès à une information de qualité et d’apporter d’autres perspectives que celles imposées par les médecins et universitaires ayant une vision inadéquate.

Comme on l’a vu plus haut, cette indispensable production de discours valide existe depuis une vingtaine d’années en France. Cela passe aussi par la création de nouveaux termes destinés à exprimer et nuancer des concepts qu’on ne retrouve pas dans les textes de médecins. “Transgenre”, “transphobie”, “transidentités” sont maintenant des termes courant, mais le premier a fait ses -difficiles- premières apparitions vers 1992 et les deux autres ont commencé à être utilisés en 2004 seulement. Chacun de ces termes -pour ne citer qu’eux- a énormément  apporté à la manière d’appréhender les choses, à la possibilité pour les personnes trans de pouvoir mieux se comprendre, à la manière de communiquer. On voit même depuis peu le terme ”transidentités” utilisé dans des ouvrages universitaires, preuve s’il en fallait de l’influence de l’empowerment trans sur la manière dont ils sont vus.

L’empowerment passe également par la mémoire: Lazz a par exemple fait un remarquable travail sur un de ses sites, Raphia[10], dans lequel il a méticuleusement référencé les actions trans dont il a pu retrouver la trace.

Nous avons publié en novembre dernier les résultats d’une étude que nous avons menée en 2011 sur la santé des personnes trans. Cette étude a ainsi permis de mettre en évidence de nombreux dysfonctionnements dans la manière dont le personnel médicosocial accompagne les personnes trans, et nous avons lancé en février 2012 un guide informatif destiné à ce public permettant de le guider vers de meilleures pratiques. L’expertise associative trans à Chrysalide, c’est aussi cela : partir d’un constat de terrain, approfondir par une étude plus vaste puis créer  des outils permettant d’apporter des solutions, tout en associant les pouvoirs publics à chacun de ces stades.

 

III- Dans un contexte électoral, quelles sont vos priorités ? Et quelles sont vos revendications ?

Nous avons justement lancé lundi 12 mars 2012 une plateforme de revendications nommée ‘Transidentités 2012’[11]. Elle liste 20 revendications que nous portons durant la campagne des élections présidentielle et législatives. Parmi celles-ci nous pouvons citer le droit à l’autodétermination des individus qui, seuls sont à même d’exprimer leur genre et peuvent décider de ce qu’ils souhaitent faire de leur corps. Nous demandons également la mise en place d’une démarche administrative à effectuer en mairie pour changer d’état-civil, sans exigence de stérilisation préalable ou de prise de traitement médical, en lieu et place des actuelles démarches à effectuer au tribunal, qui sont longues, coûteuses, et nécessitent de se plier à des expertises humiliantes. Il est important que les personnes trans qui le souhaitent puissent faire conserver leurs gamètes par un des Centres d’Etude et de Conservation des Oeufs et du Sperme humains, ce que refusent actuellement les comités d’éthique. Bien sûr, nous demandons la modification de la loi sur les discriminations afin d’ajouter l’identité de genre à la liste des sources de discriminations interdites. Nous mettons aussi en avant des situations moins souvent évoquées, comme celle des binationaux ayant changé d’état-civil à l’étranger, qui doivent malgré cela faire les démarches judiciaires françaises, ou encore celle des personnes trans incarcérées, très souvent victimes de violences physiques et psychologiques de la part des détenus mais aussi du personnel pénitentiaire. Les personnes trans sans changement d’état-civil sont actuellement incarcérées dans des prisons correspondant au genre de leurs papiers d’identités. Plus globalement, nous souhaitons la mise en place d’une politique publique de lutte contre la transphobie.Nous avons ouvert la cosignature de cette plateforme à d’autres associations. Moins de deux semaines après son lancement, il y a déjà quinze structures qui se sont positionnées en faveur de ces revendications. Parmi elles, il y a des associations trans, telles ACTHE ou C’est pas mon genre, des associations LGBT, comme Le Refuge et plusieurs centres LGBTI, mais aussi des associations de santé comme AIDES, avec qui nous travaillons depuis plusieurs années.

 

IV- Vous avez récemment ouvert le site « Gare à tes fesses » qui dénonce à la fois le manque de données sur les questions sanitaires concernant la population trans’ et qui propose en même temps un espace de sensibilisation (un peu à l’image du fascicule « DTC » d’OUTrans) : pourriez vous revenir sur la création de ce support et sur les raisons de cet engagement du côté de la santé ?

“Gare à tes fesses” a été réalisé dans notre logique de production d’information en tant qu’expert de nos vies[12]. Nous avons fait le constat que de nombreuses personnes trans sont très mal informées sur les IST. Cette mauvaise information provient de documentations faites pour les personnes bio, dans lesquelles beaucoup de personnes trans ne se reconnaissent pas, de difficultés à dialoguer avec son médecin du fait d’une anatomie ou de pratiques ne correspondant pas aux attentes sociales habituelles ainsi que d’une absence totale d’informations sur certaines questions spécifiques aux personnes trans.Nous avons donc décidé de créer un site permettant d’aborder les questions de réductions de risques sexuels qui ne superposent pas les notions homme/mâle/masculin en opposition à femme/femelle/féminine. Notre approche était de considérer que les risques sont liés à différentes parties du corps, indépendamment du genre de la personne et de son/sa partenaire. Nous avons donc une partie “comment se protéger si…” découpée en plusieurs sous-parties “j’utilise ma bouche” “j’ai un utérus”, “j’utilise mon pénis”… La partie consacrée au vagin a cependant été distinguée entre FtM et MtF afin de parler des spécificités lors de prise de testostérone ou lorsqu’il s’agit d’un néo-vagin.Nous avons illustré  le site avec des dessins volontairement très positifs, joyeux, afin de dédramatiser et alléger la lecture du site.Nous avions sorti quelques mois plus tôt notre guide n°3, consacré à la réduction de risques concernant la sexualité et les produits psychoactifs. Il approfondit davantage le sujet. “Gare à tes fesses” permet cependant de toucher un public différent.DTC d’Outrans rempli aussi complètement ce rôle de production d’informations spécifique à un public, en visant même les lecteurs FTM gays et leurs partenaires et en utilisant un vocabulaire destiné à créer un lien avec le lecteur[13].

La production d’outils de réductions des risques sexuels spécifiques aux personnes trans est importante pour une autre raison: encore aujourd’hui, la majorité des médecins suivant des personnes trans ont une attitude moralisatrice vis à vis de la sexualité et des pratiques de leurs patients. C’est quelque chose que les associations de lesbiennes constatent déjà, par exemple avec des gynécologues qui diront à leur patiente qu’elle n’a pas de rapports sexuels puisqu’elle ne se fait pas pénétrer par un pénis, et donc qu’il n’y a pas lieu d’effectuer des analyses médicales. La sexualité des lesbiennes est donc niée par de nombreux médecins. Leur attitude est similaire avec les personnes trans, à ceci près que les endocrinologues prescrivent souvent spontanément des castrateurs chimiques pour les MtF. Il est souvent difficile d’arriver à exprimer au médecin qu’elles n’en souhaitent pas, et plus difficile encore à lui faire comprendre qu’elles se ressentent femmes tout en souhaitant avoir une vie sexuelle. C’est encore plus difficile pour celles qui utilisent leur pénis. C’est également vrai chez les hommes trans qui souhaitent par exemple obtenir par leur médecin une crème leur permettant de pouvoir lubrifier leur vagin. Rares sont les médecins prêts à entendre de tels discours. Il résulte de cette attitude constatée chez beaucoup de médecins une honte des personnes trans de parler de leur sexualité et une crainte de consulter.

 

V- Vous avez aussi diffusé les résultats d’une enquête lors du T.dor en 2011[14] et quelques résultats nous intéressent. On remarque que la proportion d’asexuels est basse, loin du « dégout du sexe » défendu par les protocoles….

Comme indiqué plus haut, ce préjugé que les personnes trans ne souhaitent pas avoir de vie sexuelle dépasse le cadre des équipes protocolaires et est assez répandu dans l’ensemble du corps médical. Cette croyance au sein des équipes protocolaires, ainsi que le message inculqué aux personnes trans revêt cependant un intérêt tout particulier pour ces équipes. Les techniques de chirurgie de changement de sexe génital (vaginoplastie, phalloplastie, métaoidioplastie) sont en effet bien moins maîtrisées en France que dans d’autres pays. En particulier le raccordement des nerfs, la sensibilité de l’organe et la capacité à avoir des orgasmes après l’opération ne sont, selon les témoignages des personnes ayant été opérées, pas aussi efficients en France que dans d’autres pays. Il y a quelques années, une MtF qui allait faire pratiquer une vaginoplastie en France nous a dit avoir demandé au chirurgien de l’équipe protocolaire si elle pourrait avoir des orgasmes après l’opération. Elle s’est vu répondre: “Oh! Vous savez, l’orgasme chez les femmes, c’est surtout dans la tête…”. Ceci montre clairement tout à la fois une conception sexiste du droit au plaisir chez les femmes, un mépris de la demande de la patiente et finalement un aveu d’une technique non maîtrisée doublé d’un désintérêt dans l’amélioration des performances.

Notre étude a montré un taux d’asexuels de 7,5%, probablement bien plus faible que ceux préjugés par certains médecins. Ce résultat est cependant complexe à interpréter. Notre pré-rapport n’accorde que deux pages sur 32 à l’orientation sexuelle. Notre rapport complet apportera plus de précisions sur les changements d’orientation sexuelle au cours de la transition, les différences entres les orientations sexuelles et sentimentales, l’orientation et l’attirance et sur la complexité des réponses données. Ainsi, si 7,5% de personnes se définissent asexuelles avant leur transition, il n’y a en fait que 2,0% de personnes qui se définissent asexuelles et qui déclarent simultanément n’éprouver d’attirance sexuelle pour personne. Le taux des répondants n’éprouvant aucune attirance sexuelle avant leur transition, indépendamment de l’orientation sexuelle déclarée est de 3,8%. On voit donc ici sur la simple question de l’asexualité que le lien entre l’attirance sexuelle et l’orientation sexuelle n’est pas aussi direct ni simple qu’on pourrait le penser de prime abord. On est typiquement dans des situations où une approche prenant en compte les spécificités propres des personnes trans est indispensable, des raccourcis simplistes étant généralement faits dans les documents de réduction des risques prévus pour les personnes bios.

 

VI-  Vous montrez également dans cette étude qu’il y a autant de garçons trans’ que de filles trans’ : en a-t-on fini avec l’invisibilité des FtM ?

Depuis les années 60 des études présentent un ratio de 3 MtF pour un FtM. Ce ratio varie cependant entre 1 et 3 suivant les études, les pays, les époques, les approches des auteurs. Certaines études montraient déjà un ratio proche de 1 il y a plusieurs années. Les premiers résultats de l’étude de l’INSERM[15] publiée en novembre 2011 conservent ce ratio de 3. On voit donc que cette question est loin d’être résolue. Cependant, l’invisibilité des FtM est liée à d’autres facteurs. De plus, il faut savoir de quelle invisibilité nous parlons: de la supposée absence de FtM de la scène publique, ou bien du fait qu’ils ne fassent que rarement l’objet d’une médiatisation. Concernant le premier point, rappelons que Tom Reucher et Armand Hotimsky ont été fondateurs de deux importantes associations trans, l’ASB et le CARITIG, en 1994 et 1995. Ils ont toujours été très investis y compris dans des actions publiques et participent encore maintenant à des conférences. Depuis le milieu des années 2000 on a également constaté la création de plusieurs groupes et associations constitués majoritairement de FtM, voire sans MtF (C’est pas mon genre, Pink Freak X, Outrans,…). Au niveau individuel, on a constaté ces cinq dernières années la multiplication de blogs et sites perso de FtM, auparavant plutôt rares. Au sein de Chrysalide, nous avons toujours attaché beaucoup d’importance à ce que l’équipe des accueillants comporte des FtM et des MtF. De fait, il y a globalement autant de FtM que de MtF accueillis.

La raison de l’invisibilité est donc plutôt à chercher du côté des médias. Longtemps ceux-ci se sont intéressés quasi exclusivement aux MtF, considérées comme plus “spectaculaires” par les journalistes et plus “vendeuses” par les lignes éditoriales. Nous avons cependant pu constater une progression croissante du nombre de reportages consacrés aux hommes trans ces dix dernières années ainsi que du nombre de personnages FtM dans des fictions (films et séries).

Reste que dans l’imaginaire collectif, les trans évoquent essentiellement les MtF. Nombre de FtM nous rapporte d’ailleurs que lorsqu’ils font leur coming out auprès d’amis, de leur employeur, ou lors d’une consultation médicale, ils se voient confrontés à des réactions montrant que leur interlocuteur pense qu’il s’agit d’une MtF, telles que “mais pourquoi veux-tu devenir une femme?” ou “ah bon? je ne savais pas que tu étais un homme avant.” selon le passing.

 

VIII- Par contre, l’orientation sexuelle comme l’identité de genre, comprennent des cases « ne se définit pas ». Comme dans l’enquête d’Alain Giami on retrouve ces populations Ft* ou Mt*. Sont-elles les nouvelles minorités de la « communauté » trans’?

Si les termes Ft*/Mt* sont relativement récents puisqu’apparus en 2009, les identités qu’ils expriment ne sont pas nouvelles. Ainsi, les termes FtX/MtX, FtU/MtU, indetérminé, agenre, intergenre, genre alternatif, queer, transgenre, et bien d’autres encore ont permis aux personnes ne se reconnaissant pas dans les termes utilisés traditionnellement d’exprimer leur identité de genre par un vocable. Bien évidemment, l’identité étant une notion individuelle, chaque personne apportera un sens différent à chacun de ces termes. Cependant, en considérant qu’on désigne par Ft*/Mt* l’ensemble des personnes trans qui ne se reconnaissent pas dans un genre supposé être celui de la destination de leur transition, on voit donc que ces identités ne sont pas nouvelles. D’ailleurs, beaucoup de personnes qui se définissent maintenant MtF/FtM voire femmes/hommes ont pu à un moment de leur vie ne pas avoir une identification aussi claire. Il existe aussi des personnes qui se sont définies de manière plutôt binaires pendant ou après leur transition et qui s’identifient par la suite comme FtX/MtX. Se questionner sur son genre, faire une transition, expérimenter socialement la vie dans les deux genres traditionnels amènent nécessairement à remettre en question nombre de conceptions considérées comme intangibles par les personnes n’ayant jamais eu à réfléchir à leur pertinence. Il est toujours très intéressant de voir la réaction des gens à qui je demande parfois “En dehors de votre physique, comment savez-vous que vous êtes un homme/une femme?”. Leur visage exprime généralement l’étonnement ou la stupéfaction, suivis de l’amusement du constat de ne pouvoir apporter une réponse rapidement à cette question pourtant en apparence simple. Certaines personnes avouent n’avoir aucune réponse à cette question et sont souvent troublées de l’admettre. D’autres apportent quelques timides hypothèses. Rares sont finalement les personnes pouvant apporter une réponse ferme à laquelle ils se tiennent après quelques minutes d’échange. La société occidentale actuelle est basée sur la distinction binaire des hommes et des femmes, et il suffit en réalité de quelques questions à une personne ou à un groupe de personnes pour faire toucher du doigt la fragilité de ces bases.

Les personnes trans dérangent parce qu’elles remettent en question le caractère essentiel du sexe ainsi que la superposition du physique, du biologique et du psychisme. Cependant, une personne trans qui à l’issue de sa transition revient dans une norme attendue par la société rassure: elle rentre dans le droit chemin en quelque sorte. Il est d’ailleurs à noter qu’encore aujourd’hui les reportages ainsi que les personnages de fictions ont quasi uniquement ce type de profil: tel reportage suivra par exemple une femme trans jusqu’à sa vaginoplastie “qui lui permettra de devenir enfin une vraie femme”, tel autre s’intéressera à un homme qui bénéficiera de son changement de papiers d’identité lui permettant définitivement de faire table rase du passé. Ces reportages, dont sont friandes les chaînes de la TNT, se terminent chaque fois sur une happy-end pour le téléspectateur qui se sent finalement rassuré sur le personnage de l’émission mais surtout sur lui-même. En dehors de quelques rares documentaires généralement faits par des personnes connaissant bien le sujet, les personnes possédant un genre non binaire, multiple, variant, indéfini, sans importance, ne font pas l’objet de médiatisation. Mais ces personnes ne sont minoritaires que parce qu’elles sont finalement infimes à avoir réfléchi sincèrement à leur genre.

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IX- On voit enfin, comme le souligne la conclusion de l’enquête d’Alain Giami, que les protocoles restent marginaux dans les parcours trans : vous révélez par exemple que les informations sont prioritairement prises via le net ou des associations : en tant qu’association trans’, qu’est ce qui, selon vous, fait encore tenir le monopole des protocoles ?

Tout d’abord, clarifions les choses : les équipes protocolaires n’ont pas le monopole du parcours de transition des personnes. Rien dans le code de santé publique ne permettrait d’imposer à une personne de consulter exclusivement des praticiens d’équipes protocolaires.Pourtant, beaucoup de médecins refusent de suivre des personnes trans et les redirigent vers les protocoles. Le rapport de la HAS publié en 2009 a d’ailleurs considérablement aggravé cette situation, nombre de médecins qui acceptaient précédemment de suivre des personnes trans se sont retranchés derrière les préconisations de ce rapport pour justifier l’arrêt de leur consultations, affirmant soit suite à une mauvaise interprétation du rapport, soit par mauvaise foi, qu’ils n’avaient plus le droit de les recevoir.

Si les équipes protocolaires sont largement décriées par les associations depuis de nombreuses années du fait de leur comportement vis à vis des personnes et de leurs critères discriminatoires déterminant qui a le droit de faire une transition, elles jouissent cependant d’une réputation au sein du milieu médical, et bénéficie donc de leur réseau.

Les personnes ne disposant pas d’une information suffisante ou n’arrivant pas à trouver de médecin compréhensif n’ont donc pas d’autre choix que d’essayer d’intégrer un protocole.Là où l’état a mis en place un monopole de fait, c’est en n’indiquant aucun tarif relatif aux opérations de changement de sexe génital dans la CCAM, ce qui empêche tout chirurgien libéral de percevoir une rémunération pour les actes pratiqués, et par des montants dérisoires pour les établissements privés qui proposeraient de telles interventions. Dès lors, en France, seuls les chirurgiens des équipes protocolaires effectuent des vaginoplasties, phalloplasties et, depuis 3 ans seulement, des métaoidioplasties. Bien sûr, il reste possible aux personnes de faire pratiquer ces interventions en Belgique en bénéficiant d’un remboursement, mais la complexité des démarches et le prix à avancer intégralement rebutent. Il est également possible de se faire opérer hors Union Européenne, mais les remboursements sont rares et donc seules les personnes les plus fortunées peuvent se le permettre. On constate ainsi de plus en plus de personnes qui effectuent une transition dans le libéral, puis qui intègre une équipe protocolaire après quelques années parce qu’elles n’ont pas les ressources financières leur permettant de bénéficier d’une opération à l’étranger.

Cependant, il est clair que les équipes protocolaires telles que nous les connaissons ne pourront perdurer très longtemps. Les trans se sont émancipés, structurés. L’idéologie véhiculée par ses équipes n’est plus viable. Ils s’en rendent d’ailleurs compte eux-mêmes en tentant depuis deux ans d’harmoniser les protocoles des différentes équipes et de supprimer certains critères de discriminations interdits par la loi tel l’homosexualité des personnes. Il est cependant trop tard et ces équipes, de même que l’ère de la psychiatrisation des transidentités, touchent à leur fin.

 

X- Quels sont les prochains projets, ou activités, de Chrysalide ?

Nous souhaitons publier cette année deux nouveaux guides. L’un sera destiné à faire s’interroger les lecteurs sur la notion de genre, le second sensibilisera le grand public à la transphobie. Contrairement aux guides précédents, il ne s’agira pas de guides donnant directement des informations pratiques. Nous allons aborder ces deux thèmes d’une manière originale afin de toucher des personnes qui ne s’intéressent justement pas à ces questions. Le second guide sera d’ailleurs adapté en application pour smartphones. Nous restons également mobilisés sur les questions de santé en travaillant sur une étude portant sur la prise de produits actifs chez les personnes trans. Nous allons également poursuivre le développement des formations que nous avons mises en place l’an dernier, qui permettent d’informer des associations et professionnels du monde médicosocial sur les transidentités en abordant entre autres le genre, l’emploi, la santé sexuelle, l’accueil des personnes trans. Nous aimerions également mettre en place une plateforme destinée à récolter des informations sur l’histoire trans. Les jeunes générations n’ont souvent pas conscience des luttes passées, des difficultés à faire bouger les lignes. Or, nous pensons que pour pouvoir travailler efficacement, il faut se baser sur des choses déjà construites, et ne pas sans cesse réinventer la roue.

Pour finir, nous travaillons en ce moment sur la plateforme ‘Transidentités 2012’ qui permet de faire le point sur les revendications trans au sein des élections présidentielle et législatives. 


[1] Fondée par Marie André Schwidenhammer, http://www.hexagonegay.com/Schwidenhammer.html

[2] http://paris70.free.fr/gazoline.htm

[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Caillavet

[4] http://www.existrans.org.

[5] http://transencolere.free.fr/gat/questcequegat.htm

[6] http://www.sts67.org/

[7] http://sans.contrefacon.free.fr/Les_DVD_SC.html

[8] http://www.mutatismutandis.info/

[9] http://www.transidentite.fr/ressources.html

[10] http://www.ftmvariations.org/archivestrans/

[11] http://chrysalidelyon.free.fr/transidentites2012/

[12] http://chrysalidelyon.free.fr/gatf/

[13] http://outrans.org/commission-sante/dtc

[14] http://chrysalidelyon.free.fr/sondage_sante2011.php

[15] Caractéristiques sociodémographiques, identifications de genre, parcours de transition médicopsychologiques et VIH/sida dans la population trans. – Premiers résultats d’une enquête menée en France en 2010, http://yagg.com/files/2011/12/BEH_42_2011.pdf

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Mon sexe n’est pas mon genre

Valérie Mitteaux
Réalisatrice du documentaire Mon sexe n’est pas mon genre


Avec les documentaires comme celui de V. Mitteaux et L’ordre des mots de Cynthia et Mélissa Arra, la problématique trans est avant tout une problématique sociopolitique. Les « trans » n’étant qu’une facette des questions minoritaires sous-traitées par une instance particulière (ici la psychiatrie « médicolégale ») dans un vide de débats sur fond d’inégalité des genres et de centralisme étatique. Les « ennemis de l’intérieur » comme le rappelle la réalisatrice ont été l’objet d’une vindicte permanente, passant de la morale à la théorie « psy » empruntant à l’inversion pour postuler une forme de psychose. Dans ce sillage, c’est l’existence elle-même qui est atteinte, cassée, meurtrie. Quand ce n’est pas la mécanique de la violence qui pousse jusqu’au meurtre, entre morale, représentation et discours, que décrivait Boy dont Cry. Meurtre sans responsable. Le TDor, désormais international le rappelle tous les 20 novembre (http://www.transgenderdor.org/). Prendre la parole comme ici, outre de refuser le fatum, est d’entrer en résistance en nommant et actant son existence.

 

Entretien

 

1- Débutons par une question que vous avez du entendre une centaine de fois : pourquoi ce documentaire ?

Je suis passée du stade tomboy à celui d’homosexuelle, pour m’apercevoir vers 20 ans que, profondément, je ne me sentais ni femme, ni homme. J’avais le sentiment d’être autre chose, c’était comme ça. Cela ne m’a pas donné envie de modifier mon corps ou de travailler mon apparence, mais c’est devenu une donnée fondamentale de ma personnalité. J’ai vécu ça en essayant de m’écouter et de me libérer de ce qui est attendu de vous en fonction de votre assignation de naissance. Toutes ces contraintes d’aspect ou de bienséance qui ne sont jamais qu’une façon de vous maintenir en situation d’infériorité. Je parle là évidemment de la place des femmes dans la société. Mais à y bien regarder, les personnes nées de sexe masculin subissent des contraintes similaires. Les garçons doivent être forts, responsables, infaillibles et c’est un poids aussi que de devoir toute sa vie gommer des zones sensibles, ne pas exprimer ses doutes, ses peurs. Et puis c’est une vision de la société un peu totalitaire, au sens où elle ne laisse aucune place à l’échec et au chaos. Moi je crois à la valeur de l’échec et du chaos, je pense que ce sont des notions via lesquelles on avance positivement dans l’existence.

Ensuite, de nombreuses années plus tard, j’ai rencontré Lynn Breedlove via Wendy Delorme. Au-delà du transgenderisme, Lynn est une personne rare, généreuse, drôle, une personne qui cherche pour elle-même un sens à l’existence et qui aime à partager ses réflexions. Lynnee a réveillé la dimension transgenre de ma personnalité qui était quelque chose d’évident pour moi, mais que je ne questionnais plus. J’ai eu envie de faire un film sur ce type de parcours. J’ai ensuite rencontré trois autres personnes formidables, Rocco Kayiatos, Kaleb et Miguel Missé qui tous trois vivent fièrement leur choix et réfléchissent quotidiennement à ce que cela implique par rapport à l’hétéronorme. Les paroles de ces quatre personnes disent de façon posée et réfléchie qu’une révolution est à l’oeuvre en termes de genre. Et qu’il serait dommage de s’y opposer, car cela va libérer tout le monde.


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2- Comment le qualifieriez-vous ? Est-ce un film sur les FtM ? Un film sur les expériences de masculinité(s) Trans ? Parce que les portraits de ces FtM renvoient non au transsexualisme qu’on pourrait dire désormais « classique », définit par le « changement de sexe », mais à des identités non alignées sur la binarité cisgenre. Est-ce une volonté délibérée de choisir d’aborder seulement des portraits FtM, ensuite de choisir des trajectoires non binaires, non refermables par la binarité ?

Oui bien sûr, j’ai choisi de n’aborder que le côté FtoM d’abord parce que le film part de mon expérience, j’estime que c’est une façon juste de faire des documentaires que de partir d’un sujet ou d’un phénomène qui vous concerne ou vous agite particulièrement. Ensuite je voulais que le film ait une portée féministe. Je suis très préoccupée par le fait que les relations femmes/hommes évoluent si lentement. Que les hommes soient rivés à leurs privilèges et que nombre de femmes estiment que le féminisme est aujourd’hui un combat inutile. Les femmes qui disent par exemple qu’à la maison leur conjoint « les aident », sous-entendant qu’il y a un progrès, ne veulent pas reconnaître que l’équité est bien loin d’être acquise et que si elles continuent à dire qu’aujourd’hui « ça va », on n’avancera pas. Non, « ça ne va pas » : une femme meurt tous les trois jours en France de violences conjugales, les salaires sont 20 à 30% plus bas pour les femmes à compétences égales, 75 000 viols sont perpétrés chaque année. Non, ça ne va pas ! Je trouvais donc particulièrement fort de faire parler des garçons trans, quelque soit la façon dont ils ont opéré leur transition du féminin vers le masculin. Ils disent très clairement qu’apparaître masculin leur a fait gagner une considération supérieure immédiate. Or vous êtes au fond la même personne et soudain vous percevez la violence de cette différence. Avant vous deviez faire vos preuves tout le temps avec un présupposé d’idiotie. Au masculin, l’a priori sur vous est toujours positif jusqu’à preuve du contraire. Ceci exprimé par des femmes biologiques me paraît vraiment puissant.

Ensuite la variété des intervenants et des façons de transitionner me paraissait essentielle pour éviter une vision monolithique des garçons trans. L’important est de faire percevoir qu’il y a autant de genres que d’individus et que vouloir qu’une femme ou un homme se comporte d’une façon normalisée, reste bien dans sa case assignée à la naissance, serait tout aussi totalitaire que de vouloir imposer un mode de transition. Ma vision en termes de progrès social, c’est de faire exploser les cases, pas d’en créer de nouvelles pour enfermer de nouveaux parcours. Alors après on vous dit, « mais quoi » ? Tu veux qu’il n’y ait plus ni femme, ni homme. Évidemment non. Ce qui me semble juste, c’est que tout un chacune puisse être libre d’en décider. C’est la raison pour laquelle aussi j’ai tenu à ce que ce jeune garçon trans’ puisse exprimer dans le film son envie d’hétéronorme. Il dit « moi mon idéal, c’est une femme, une maison, une voiture ». Il sait qu’il va faire rager certains de ces camarades trans, mais pourquoi n’aurait-il pas droit à ce désir-là ? J’ai conservé ce passage aussi parce que je suis contre cette vision du « tu appartiens à une marge donc tu dois faire partie des forces de progrès ». Parce que ça donne une prise à la majorité blanche hétérosexuelle, celle d’estimer qu’elle est légitime à décider ce à quoi la minorité a droit ou non ou la façon dont elle peut ou doit vivre sa marginalité.

Donc non, ça n’est pas un film sur « les trans FtoM ». C’est un film sur le masculin/féminin au travers du parcours de quelques trans FtoM et son but ultime est que tout le monde interroge son propre genre.

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3- Les scènes investies par votre caméra restent quand même des scènes politisées. Le contexte actuel (demande de dépsychiatrisation etc..) a-t-il joué sur votre envie de filmer ces personnes ou a-t-il joué sur le message que vous souhaitiez diffuser ? Pour le dire autrement, est-ce que le reportage traduit une idée originale brute ou est-ce que le terrain, les rencontres, ont modifiés le reportage ? Si oui, en quel sens ?

En documentaire le terrain toujours modifie le contenu. On n’est pas là pour faire dire à ses interlocuteurs ce que l’on veut entendre – pas moi en tout cas ! On cherche et on creuse avec eux. J’ai commencé à filmer Lynn Breedlove en 2005 lors d’un de ses one-man show à Nantes. Évidemment que ma compréhension du sujet et de ses implications, notamment en termes de féminisme, a évolué. Mais si je retourne au premier dossier que j’ai écrit, le résumé disait que l’on allait tenter de comprendre en quoi ce type de parcours pouvait permettre de questionner le féminin et le masculin en général. Si j’en juge par tous les commentaires que je reçois, ce but est atteint. Le film semble faire du bien aux garçons trans qui disent qu’on n’a jamais parlé d’eux comme ça, quant aux néophytes hétéros, le film semble les libérer…

ROCCO

4- On est frappé dans votre reportage par ce double mouvement : d’un côté la masculinité n’est pas l’apanage des hommes, il y a donc de la subversion, de la réappropriation des normes… et d’un autre côté on échappe difficilement aux stéréotypes de genre. Est-ce que vous avez ressenti cette ambivalence et comment l’analysez-vous ?

Je crois que le film martèle bien l’idée que le masculin et le féminin sont des constructions sociales. J’aime beaucoup ce passage de Rocco avec ses parents. Sa mère dit que dès sa naissance, elle l’a perçu comme « garçon ». C’est d’autant plus intéressant qu’elle avait mis au monde deux soeurs jumelles. Ensuite quand Rocco lui demande ce que sa transition a changé, elle répond : « soudain, tu devenais mon film donc je t’ai traité comme tel », mais elle est incapable d’expliquer ce que cela veut dire. En sous-texte bien sûr, on comprend qu’il s’agit sans doute, encore, de conventions sociales. On est à San-Francisco, donc avoir une fille lesbienne très masculine, ça n’est pas vraiment un souci. Ensuite s’il faut présenter cette fille comme garçon, cela nécessite pour des parents, même ouvert, de faire vis-à-vis de leur entourage une sorte de révolution culturelle. Mais encore une fois, elle est incapable d’expliquer concrètement ce que cela change. Donc oui, on doit pouvoir être un homme comme on le souhaite, chacun à sa mesure. Et la même chose côté féminin. Il n’y a aucune bible qui explique ce qu’est un homme, ce qu’est une femme. C’est très amusant de poser la question d’ailleurs : « c’est quoi pour toi au-delà de l’aspect génital, être un homme, être une femme ? ». La plupart du temps, les personnes interrogées restent sans voix. Pourquoi ? Parce que si l’on parle de ce qui est important pour soi-même, on parle de ce qui nous passionne, de ce que l’on aime, de ce que l’on essaie de faire de sa vie, pas de son genre.

Et encore une fois oui on n’échappe pas aux stéréotypes de genre. D’abord parce que c’est difficile. Si l’on étudie l’histoire du féminisme, on voit que la domination des hommes sur les femmes remonte au néolithique moyen ! 4 500 ans avant Jésus-Christ ! Pas étonnant donc qu’il y ait tant de soumission intégrée. C’est la même chose côté masculin. Quand Lynnee revendique auprès de sa mère son droit à montrer ses fesses sur une photo comme le ferait n’importe quel hétéro de base aviné, il dit en fait, je me sens homme, un nouveau type d’homme, mais laissez-moi la liberté de le faire comme je l’entends. Vous trouverez toujours normal ce comportement chez un homme cisgenre. La question n’est pas de juger si c’est classe ou pas. Pourquoi ça le serait moins si ça vient de moi ? Il renvoie la norme dans ses cordes.

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5- Votre film sera diffusé le 17novembre (pour le T.dor) dans un IUT d’animation et de carrières sociales : qu’aimeriez-vous dire aux étudiants et aux professionnels qui vont voir ce reportage ?

Je voudrais qu’il pousse tout le monde a reconsidérer son genre. Que les femmes cessent de considérer que les avancées en termes d’équité sont suffisantes. il y a encore beaucoup à faire. Je prépare un film sur la notion de soumission féminine et je sais que ça n’est pas simple d’avancer dans la vie en réagissant tous les jours contre des attitudes sexistes. Bien sûr, c’est moins fatigant de se dire « c’est comme ça ! ». Il faut du courage pour que les choses changent vraiment. Mais si l’on chausse des lunettes avec ce filtre, on s’aperçoit que l’on se prend des vagues sexistes vraiment au quotidien. Pour les garçons, j’espère vraiment que le film fait percevoir l’injustice que constituent les privilèges du masculin. Il faut que les hommes en prennent conscience et je crois que sur ce sujet, on est en plein creux de vague. Il faut que les garçons refusent ces privilèges. On ne peut jamais tout utiliser dans un film, mais lors de nos nombreux entretiens, Kaleb me dit « (en passant vers le masculin), tu sais que tu as le pouvoir entre les mains et tout le travail est de s’en dessaisir ». Il n’y a que de cette façon que l’équité femme/homme pourra évoluer de façon décisive. Et encore une fois, tout le monde a à y gagner.

6- L’interview sera mise en ligne le mois prochain, mois du T.dor. Et justement, le T.dor pose la question de l’effraction brutale derrière les meurtres de personnes trans et, plus largement, des personnes LGBT. Votre documentaire ne renvoie-t-il pas la question de l’effraction dans laquelle les identités trans mettent fin à cette sécurité et à cette normativité cisgenre ?

J’ai choisi de faire un film gai, sans pathos, avec des personnes qui assument ce qu’elles sont, même si je n’ai pas gommé les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. J’espère que la sympathie immédiate qu’elles dégagent fabrique un déclic. Celui du « so what ? », c’est-à-dire en quoi cela me dérange-t-il, moi faisant partie de la norme hétérosexuelle, que des gens aient besoin de vivre leur genre différemment. Est-ce que je n’ai pas à gagner à m’intéresser à cet aspect de la question ? Corps modifiés ou non, est-ce que ça n’est pas l’amour le plus important ? J’ai bien conscience que cela n’éradiquera pas la violence et le rejet de la différence qui va jusqu’au meurtre. Mais cette violence ne s’abat pas uniquement sur les personnes trans. Ce sont des choix que la part la plus conservatrice de la société trouve extrêmes, mais finalement est-ce que c’est si différent de quelqu’un qui se fait entièrement refaire le corps en passant sous les bistouris des chirurgiens esthétiques ? Le problème c’est d’une part la discrimination pure, tout ce travail qu’il y a à faire pour contrecarrer cette tentation qu’ont les sociétés (les gouvernants ?) a toujours fabriquer des « ennemis de l’intérieur » (pour reprendre une expression de l’historienne Henriette Asséo), des personnes estampillées « troubleuses d’ordre social » : les roms, les trans, etc. Et d’autre part cette logique fasciste de la conformité. Être une femme, être un homme, personne ne sait vraiment répondre à la question, cela signifie sans doute que ça n’est pas la question. La question c’est que 100% femme, 100% homme, ça n’existe pas. Tout le monde circule entre le féminin et le masculin. La question, c’est l’équité entre les femmes et les hommes, la honte que cela constitue pour le genre humain que plus de la moitié de l’humanité soit maintenue sous domination masculine. La question c’est comment dans la vie on réussit à être une personne juste, droite, comment on travaille à agir selon nos convictions, comment on contribue à faire progresser le monde dans lequel on vit et on le peut. De ça, les garçons trans du film sont des révélateurs incontestables. Et puis si tout le monde vit son genre librement, il n’y aura plus de discrimination et donc plus de violence…

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Mis en ligne : 30.11.2011.

Entretien avec AIDES


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A l’ODT, il nous paraissait important de laisser aussi s’exprimer la parole sur la prévention du VIH. AIDES a bien voulu se lancer le premier sur l’Observatoire. Nous serions intéressés d’accueillir des textes, entretiens et interventions des autres acteurs de la prévention en France. 


Depuis quelques mois nous travaillons à un entretien avec l’association de lutte contre le sida AIDES[1]. Nous connaissions les travaux de Viviane Namaste portant l’étude de données épidémiologiques mondiales, mais il nous restait encore de nombreuses questions. Nous avons donc rencontré le 22 juin 2011 Fred Bladou, chargé de mission chez AIDES, qui s’intéresse de prés à la question Trans. L’occasion pour nous de revenir sur le lien Trans-VIH :


 

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ODT : Bonjour Fred. Pourrais-tu nous présenter Aides ainsi que les actions que vous menez en lien avec la question Trans ?

F.B : D’abord, il faut revenir sur les fondamentaux de Aides. Aides est une association de lutte contre le VIH et les hépatites, et c’est une association qui est animée par des principes d’actions communautaires. Je m’explique. A AIDES, on ne décide pas pour les communautés confrontées au VIH et aux hépatites, mais on construit des actions avec elles : l’expertise s’appuie nécessairement sur le vécu des personnes. On part donc de la communauté d’expérience : ça peut être le fait de subir des discriminations, de vivre dans un groupe ou un espace géographique marqué par une forte prévalence du VIH, de rencontrer des problèmes d’accès au soin… C’est à partir de ça qu’on essaie de voir les meilleures réponses imaginables pour améliorer la vie des personnes séroconcernées. Et les communautés trans cumulent de nombreux facteurs de vulnérabilités vis-à-vis du VIH. Mais AIDES est aussi et surtout une association de transformation sociale. Pour le dire autrement, on ne se contente pas de « gérer » l’épidémie : quand on constate des situations inacceptables, on fait tout pour les changer. Ça veut dire, par exemple, obtenir de nouveaux droits, améliorer l’accès au soin, ou combattre le racisme, l’homophobie, la transphobie…

La mobilisation trans au sein de l’association est une question ancienne. Durant de nombreuses années, AIDES a été interpellé pour son inaction et sa faible implication sur ce terrain, alors même que les trans sont très touché-e-s par le VIH. Au printemps 2010, un groupe de militants a entamé un travail interne en réponse aux sollicitations d’associations trans ou de personnes trans fréquentant les actions de AIDES pour faire l’état des lieux des actions existantes auprès des trans dans les délégations de AIDES et recueillir les besoins exprimés par les associations et/ou les personnes trans. En octobre dernier, le CA de l’association a décidé d’approfondir ce travail, en mettant en place un comité de pilotage chargé de mettre en œuvre des actions et de favoriser la mobilisation des trans avec l’association.

Dans la logique politique de notre association, l’idée est véritablement de construire « avec », au plus proche des communautés Trans, mais pas seuls. Aides va ne pas arriver avec ses connaissances et ses pratiques, il ne s’agit pas d’imposer un système de pensée, mais de construire de nouvelles actions et de nouvelles communications avec et pour les Trans.

 

ODT : Que des discours co-construits donc

F.B : Oui, des discours et actions co-construites. C’est pour ça que depuis un an, un petit groupe de militants de AIDES, engagés autour des questions Trans, s’est rapproché de plusieurs assos telles que Chrysalide ou Outrans et l’idée est de continuer dans cette voie : faire « avec », s’appuyer sur l’expertise des personnes concernées.


ODT :
On change l’ordre des questions en fonction de tes réponses. Mais dans un contexte de baisse générale des subventions aux associations, comment Aides compte-t-elle mener des actions en direction des Trans. Est-ce que ce seront des actions ciblées ou noyées dans les revendications LGBT (ce qui comporte un risque) ? Est-ce que vous vous appuyez sur ce qui a déjà été fait par des associations Trans ?

F.B : Le contexte de baisse des subventions est général. La DGS (Direction Générale de la Santé) a diminué ces subventions de 14 % c’est un secret pour personne. Par ailleurs, Aides ne bénéficie d’aucun financement fléché sur les questions Trans à ce jour. En revanche, des demandes de financements ont été adressées aux organismes publics concernés (INPES par exemple). Cela dit, nous privilégions également une approche transversale. Si une mobilisation spécifique est indispensable, le comité de pilotage interne a bien souligné l’intérêt d’intégrer les questions trans dans les activités de AIDES auprès des femmes, des injecteurs de produits psychoactifs, des gays, des migrants d’Afrique, etc.

Enfin, grâce à nos partenariats avec les associations Trans, on veut aussi aider et épauler nos partenaires à pouvoir se faire entendre auprès des pouvoirs publics et à être eux financés. C’est aussi ça qui nous intéresse.

 

ODT : Puisqu’on s’intéresse au lien Trans-Vih est-ce que tu peux nous dire où on en est ? Des chiffres ? Des enquêtes ?

F.B : Alors pour la France, on va attendre les résultats de l’enquête INSERM coordonnée par Alain Giami : on aura pour la première fois des données sur la prévalence du VIH dans les communautés trans, basées sur une enquête auprès d’environ 400 personnes trans. Cela peut sembler peu, mais le mode de recrutement très diversifié (associations, services hospitaliers, cabinets médicaux…) permettra d’avoir une illustration très intéressante des situations vécues par les trans. En tout cas je suis très content de cette étude, car ça va permettre, en fonction des résultats, de demander à l’ANRS pourquoi pas d’avoir d’autres études, plus affinées, sur les comportements sexuels, les modes de vie et la diversité des parcours de transition. C’est un premier levier. Concernant le VIH, jusqu’à présent, on a des chiffres plus ou moins justes et plus ou moins étayés au niveau épidémiologique. Pour autant, des données sont connues au niveau international : elles concernent principalement les travailleuses du sexe, et je dis « travailleuses », car ces chiffres ne concernent que les MtF. Dans ces groupes la prévalence est très élevée, plaçant les trans comme la population la plus touchée aux Etats-Unis. Globalement on est, en fonction des communautés, des orientations sexuelles etc., dans des taux de prévalences qui vont de 1 % à 57 %. Pour mémoire, la prévalence estimée du VIH chez les gays se situe entre 15 et 18%.

 

ODT : D’un point de vue qualitatif justement, un sujet revient souvent dans les associations et plus généralement sur « le terrain » comme on dit, c’est le lien entre hormonothérapie et antirétroviraux. Selon une étude de Hacher[2], il n’y aurait pas de contre indications à la prise d’hormones en cas de VIH. Doit-on se fier à cette étude ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’est ce que tu peux nous dire sur cette question ?

F.B : C’est aussi une question qu’on entend très souvent. Il faut savoir qu’elle a été prise en compte par le Rapport d’expert sur la prise en charge médicale du VIH[3] (« Rapport Yéni ») depuis plusieurs années. Ce rapport fait la synthèse des quelques connaissances existantes sur les interactions entre hormonothérapies et traitement. Mais surtout, il préconise aux soignants d’adapter les traitements VIH en fonction des exigences du traitement hormonal, et non l’inverse, ce qui est une avancée. Reste à savoir, maintenant, si ces recommandations sont bien suivies sur le terrain.

Par ailleurs, cette question m’interpelle sur plusieurs choses. Sur le lien Trans et VIH d’abord. Avant de parler des traitements, il faut faire un lien entre pratiques sexuelles des Trans et VIH. On sait que les Trans sont précarisés et que le fait de ne pas avoir de papiers ou la prostitution sont des facteurs de risques. Se dire qu’une communauté est stigmatisée, discriminée, n’a pas de droits, peut potentiellement aller plus vers les contaminations, il me semble que c’est complètement évident, à la lumière de l’histoire de cette épidémie. Toute communauté qui ne bénéficie pas de droits ou vit dans une certaine clandestinité est exposée au VIH. C’est la première chose. Après, aujourd’hui je regarde les chiffres liés aux pratiques des HSH, la contamination ou la prévalence, qui sont aujourd’hui en tête de toutes les catégories, on peut considérer, par exemple, que les FtM (gays, pédés, bis, etc.) qui ont des relations sexuelles avec des gays sont en contact avec une communauté très touchée par le VIH. De fait, il faut imaginer des actions et des messages de prévention ciblés. En somme, pour nous, il ne faut pas considérer que les seuls liens entre Trans et Vih ce sont les interactions entre ARV[4] et hormonothérapies. Sur ce sujet, on sait qu’il y a des problèmes, mais il n’y a aucune étude menée qui soit suffisamment approfondie sur ces interactions. De plus de nouvelles molécules arrivent très vite. On n’a rarement le temps de mener des études spécifiques. On n’en mène déjà pas sur les effets secondaires à moyen ou à long terme…  On sait qu’il existe des interactions, mais il manque des études. Est-ce qu’il existe des interactions avec toutes les molécules ? Non. Mais on ne sait pas les mesurer précisément aujourd’hui. Comme pour tout le reste, les Trans’ restent bien souvent les oubliés des études.

 

ODT : Tu devances mes questions sur le lien précarisation – contamination… 

F.B : Si on veut des politiques efficaces, il faut d’abord qu’ils aient des droits, que la prise en charge soit humaine, soit éthique, il faut qu’ils aient accès à l’emploi. Il faut que ils et elles puissent vivre correctement avec des droits que n’importe quel autre citoyen dans ce pays. Et ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. Parmi les populations trans certain-e-s cumulent des facteurs de vulnérabilité.

 

ODT : Toujours sur ce lien Trans – Vih, on sait qu’à Paris des personnes étiquetées comme transsexuelles par un protocole ne sont pas accompagnées jusqu’à l’opération si elles sont séropositives… On est dans une situation paradoxale où on diagnostique des gens sans leur fournir les solutions adéquates ou désirées…

F.B : Alors, la question soulève énormément d’autres questions. Si je veux être synthétique, effectivement il y a un problème sur la prise en charge des Trans, alors c’est compliqué parce qu’il faut distinguer tous les parcours entre les différentes transitions et celles qui entrent dans les équipes, mais lorsqu’on ne prend pas en charge les opérations pour les séropositifs, effectivement, ce sont des mauvaises pratiques à dénoncer et rapportées par les Trans. Et c’est plus largement la problématique de la prise en charge médicale des Trans aujourd’hui en France. En tant qu’association attachée à l’autonomie des patients, il est clair que Aides ne peut pas soutenir les mauvaises pratiques en cours aujourd’hui en France. Que plus de 70 % des Trans se fassent opérer aujourd’hui à l’étranger montre qu’il y a des dysfonctionnements majeurs.

 

ODT : 70 % c’est un chiffre qui provient d’où ?

F.B : C’est un chiffre estimé


ODT :
Il nous semblait plus proche des 90 %, mais bon…

F.B : 70 ou 90 ça ne change pas grand-chose. Tout le monde doit avoir un accès égal à la Santé. 70 ou 90 c’est plus la question à ce niveau-là. Toutes ces personnes parties se faire opérer à l’étranger parce qu’en France on n’a pas assez de connaissances, ou qui n’ont pas accès à… ou qu’on précarise, ça montre bien que le système français ne marche pas et qu’il convient de tirer un bilan le plus rapidement possible, et sans esprit partisan, regarder ce qui ne va pas, car la situation n’est pas acceptable. Il n’y a aucune raison médicale, scientifique valable de ne pas accorder une opération de réassignation à une personne séropositive. C’est une aberration. C’est un jugement moral et une approche discriminatoire. Et cumulative. C’est la double peine. 

 

ODT : Toujours dans un souci de faire le lien entre Trans et Vih, on voit qu’un certain nombre de personnes Trans sans papiers sont menacées par la dernière loi sur l’accès aux soins…

F.B : Là-dessus, on est très inquiets et très mobilisés à Aides. L’une de nos priorités depuis quelques semaines est de lutter contre les lois xénophobes mises en place par l’UMP telles que la remise en cause du titre de séjour pour les étrangers malades. On est vraiment en lutte contre ces mesures. Par exemple, on essaye de mettre en place un observatoire sur tout le territoire avec des associations locales, ce qui permettra en particulier de faire remonter immédiatement  les cas de Trans sans papiers qui pourraient être menacées d’expulsion alors qu’ils ou elles sont séropositifs. C’est un sujet de préoccupation majeur.

 

ODT : On comprend bien que la question du Vih ne peut pas exclure la question Trans et on comprend bien aussi que la question Trans ne peut pas non plus se passer de la question du Vih. Pourtant certaines associations sont plus réticentes que d’autres à inclure ce sujet dans leurs combats. Parce que ça renvoie à de mauvaises images qu’il ne faudrait pas véhiculer : la prostitution ou l’homosexualité… Est-ce que ce n’est pas un obstacle dans la politique de l’association qui tente de lier la question de la transidentité à la question de la séropositivité ?

F.B : On le sait. C’est une question qui se pose bien au-delà des communautés trans : certaines associations gays voudraient aussi qu’on associe moins homosexualité et sida, de peur de donner une mauvaise image. Je peux entendre les réticences de certaines associations trans et leur désir de se protéger de schémas caricaturaux dans lesquels certains pourraient aller. Bien évidemment que tou-te-s les Trans ne sont pas prostitué-e-s, c’est une évidence. Mais il faut bien voir que, parmi les trans, tou-te-s les séropos ne sont pas nécessairement travailleuses du sexe ! La question du VIH va donc bien au-delà d’un enjeu spécifique ou catégoriel. De fait, pour nous, en tant qu’association de lutte contre le sida, favoriser la prévention et l’accès aux soins, c’est faire avancée les droits et le bien-être de toute une communauté. Historiquement, la lutte contre le VIH a toujours été le levier de conquêtes sociales plus générales (le PaCS, par exemple). Donc sur cette question, il nous semble que ramener cette question de la « mauvaise image » est une erreur stratégique, alors que c’est unis, séropositifs et séronégatifs, que nous pouvons gagner des droits pour les communautés trans.

 

ODT : Aides va être entendue par l’IGAS. L’année dernière il y a eu des réunions pour des centres de référence. Depuis l’été dernier on voit un nouvel acteur : la Sofect [5] pour qui les Trans séropos représentent « à peine 20 % », n’importe qui bondirait, mais pas eux… Qu’est qu’en a pensé Aides, de la Sofect comme des réunions ministérielles ?

F.B : Je n’ai pas de réponse définitive. C’est-à-dire qu’il y a eu des réunions organisées par la DGOS[6] auxquelles nous participions, et aujourd’hui avec l’IGAS. Dans ces cadres, Aides ira porter et revendiquer, avec d’autres acteurs associatifs, une vision des bonnes pratiques de prise en charge. Il ne s’agit pas de critiquer systématiquement. A notre échelle, on va faire en sorte que les bonnes pratiques acquises par la lutte dans le Vih soient aussi respectées par les équipes et les médecins qui prennent en charge des « patients Trans ». Mais par exemple, nous on va refuser le terme de patients : les trans ne sont pas des malades ! À Aides on a les poils qui se hérissent sur énormément de sujets… mais ce qui manque sur ce dossier là, c’est un rapport de force interassociatif plus puissant pour faire entendre la parole des trans et peser face à la Sofect. C’est pour cela aussi, qu’Aides soutient et marche aux côtés des Trans pendant l’Existrans. Ca montre bien qu’on n’est pas d’accord avec la prise en charge actuelle, qu’on soutient plus généralement les revendications des communautés Trans pour leur bien-être et leur santé.

 

ODT : Ce mois-ci c’est le mois des prides. C’est quoi la priorité de Aides ?

F.B : Le message que Aides va porter, nationalement, c’est autour du « dépistage rapide communautaire », et de l’incitation au dépistage. Aides s’engage pour que les gays, les HSH aillent se faire dépister parce que plus tôt on est dépisté, plus tôt on est sous traitement, plus on a une charge virale indétectable. A la différence des CDAG ou d’autres dispositifs, le test est effectué par des militants de l’association formés pour cela. Sur ce terrain, fidèles à notre esprit de transformation sociale, nous avons répondu aux besoins de nombreux gays qui nous disent trouver l’offre actuelle peu adaptée. Du coup, nous proposons un dépistage rapide, accompagné de conseils adaptés et sans aucun moralisme ni jugement. L’objectif est de toucher des personnes qui ne vont pas (ou pas assez souvent) se faire dépister. Expérimentés durant plusieurs mois dans différentes villes, ces dispositifs communautaires ont été reconnus comme pertinents par le ministère en novembre 2010. D’ici peu, AIDES proposera de multiples actions mêlant prévention et dépistage. Potentiellement, ça va permettre d’enrayer les nouvelles contaminations : il y a trop de contaminations parce que les gens ignorent leur statut, il y a trop de contamination en période de primo affection. Il faut que les gens séro-intérrogatifs connaissent leur statut. C’est le message que nous portons. Ces marches, c’est l’occasion de dire que le dépistage rapide il ne se fait pas que pour les gays mais que les Trans sont aussi concernés. Et c’est aussi ce qu’on va essayer de faire aux UEEH[7].

 

ODT : Donc il faut investir de nouveaux espaces, pas uniquement des CGL[8] qui ne concernent pas toujours les Trans ou même les lesbiennes, ou même changer les visuels, les slogans…

F.B : Il faudra adapter la communication, oui. Evidemment, les Trans peuvent aussi venir dans les actions existantes. Et à terme, on voudrait mettre en place des démarches innovantes : des partenariats avec les associations Trans, qui permettront des actions ciblées.


ODT :
Je crois, non pas qu’on a fait le tour, mais qu’on a déjà posé pas mal de questions. Merci à toi Fred !

F.B : Merci !


[1] http://www.aides.org/

[2] N. Hacher « ARV et hormones chez les trans’ » revue Transcriptases n°130, 2006

[3] Rapport Yéni : http://www.sante-sports.gouv.fr/rapport-2010-sur-la-prise-en-charge-medicale-des-personnes-infectees-par-le-vih-sous-la-direction-du-pr-patrick-yeni.html

[4] Anti Rétro Viraux

[5] Société Française d’Etude et de prise en Charge du transsexualisme.

[6] Direction Générale de l’Offres de Soins

[7] Université d’Eté Euro-méditerranéenne des Homosexualités.

[8] Centre Gay et Lesbien.

Interview : Brigitte Esteve Bellebeau, Thèse sur Judith Butler

Interview :
Brigitte Esteve Bellebeau, Thèse sur Judith Butler


   

Introduction

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Le nom de Butler fascine ou révulse. Elle, qu’on associe souvent à la théorie queer et dont on peut reprocher les approches récentes. Elle qui avait mis au centre des recherches la question de la performativité et qui nous parle aujourd’hui de mélancolie Elle qui n’hésitait pas à emprunter des exemples du côté des populations invisibles (lesbiennes trans ou intersex’) et qui, depuis le récit de soi,  les appréhende par le prisme de la psychanalyse…

Si nous publions aujourd’hui cette interview c’est que le nom de Butler accolé aux questions Trans pose aujourd’hui beaucoup de questions.  Pour éclaircir tout ça, nous vous proposons un entretien avec Brigitte Esteve Bellebeau, doctorante en philosophie à Bordeaux. Ses recherches portent précisément sur Judith Butler. La question Trans n’est pas inconnue de cette agrégée de philosophie. Elle a suivi le séminaire Trans (université Bordeaux 2) pendant 3ans et a participé à une journée d’étude sur la transidentité aux côtés de l’association Mutatis Mutandis en Juin 2010. C’est pour nous l’occasion de revenir sur quelques questions et incompréhensions…


 

1)     Bonjour Birigitte. Depuis maintenant 3ans tu suis le séminaire Trans (Université Bordeaux 2) en parallèle de ta thèse : quel lien entre ton travail de recherche sur  Judith Butler et le groupe Trans ?

Tout d’abord ma rencontre avec la pensée de J. Butler ne s’effectue pas, à partir de Trouble dans le genre, comme pour bien d’autres personnes, mais à partir du Récit de soi. C’est en travaillant à rédiger un mémoire[1] sur l’exigence d’humanité dans la relation de soins, que je croise la pensée d’une philosophe américaine s’intéressant au problème du désir de reconnaissance et à la vulnérabilité politiquement induite, ainsi qu’à la question du lien entre violence et éthique telle qu’il se donne à lire  dans les rets de la socialité de toute vie.

« Le « je » n’a aucune histoire propre qui ne soit pas en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. »[2

Ce faisant, le groupe Trans m’invite à associer rapidement la pensée de Butler et la réflexion qui s’élabore au fil des séances : vulnérabilité et reconnaissance sont des concepts qui sont aussi bien philosophiquement que sociologiquement marqués. Les membres des associations présents aux réunions n’hésitent pas eux-mêmes à faire le lien entre les récits de vie et l’histoire de communautés, où le ‘je’ émerge et se pense à partir de ces aller-retour entre le social et l’intersubjectif, voire le politique et l’éthique.

Enfin, en tant que lectrice de Foucault, Butler aide à comprendre comment un sujet pensé comme forgé par les codes et les normes de la société dont il est issu peut néanmoins acquérir une capacité d’agir, ce que Butler nommera une performativité, à partir d’une réitération des normes – laquelle les infléchit peu à peu, dessinant ainsi la figure[3] du sujet comme étant aussi celui qui agit.

 

2)    Si tu devais résumer le queer selon Butler ?

Je commencerai par parler de la théorie queer telle qu’elle est élaborée puis transformée par les mouvements gays, lesbiens, transsexuels et transgenres. Il s’agit avant tout d’un effort critique : critique des normes hétérosexuelles, critique de la normalisation médicale des corps, critique des pathologies psychiques découlant de prétendues déviances sexuelles. La conséquence immédiate de ces efforts critiques est la production d’une représentation des corps-sujets, comme corps de désir sans limitation aux normes sexuelles en vigueur, et corps ‘performables’ – si j’ose dire. Pour être plus précise, la théorie queer a fait naître une conscience collective des manières dont s’initie une géographie des plaisirs et des douleurs. Elle a rendu intelligible l’idée que « le sexué procède du sexuel »[4] et non l’inverse !

L’apport de Butler peut se penser en terme de ‘désontologisation’  ou dénaturalisation des genres c’est-à-dire d’effort pour penser le genre comme ne découlant pas du sexe, bien sûr mais aussi pour penser l’idée que le sexe lui-même est construit, idée que l’on saisit d’autant mieux que l’on cerne davantage le rôle du langage dans la constitution de l’être de désir que nous sommes.

Butler permet également d’orienter la critique de l’hétérosexualité  vers une critique des normes qui assujettissent tout en permettant de devenir sujet. Elle est un passeur de textes, et rend vivante la critique au rythme de son style, ce qui la rend assez inclassable et espérons-le assez inencensable. Lire Foucault ou Hegel avec elle c’est voir apparaître dans un texte pourtant connu une manière de tordre une idée pour en faire sortir un sens profitable à la vie. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait avec succès avec l’Antigone de Sophocle !

 Enfin, on ne comprend pas tout à fait le projet de Butler en ce domaine si l’on n’a pas en tête l’importance qu’elle accorde à l’élargissement du champ des possibles en matière de genre : l’élan qu’elle donne au  mouvement queer peut alors s’entendre, au moins pour son premier livre, Trouble dans le genre, comme le profond désir d’aider à comprendre et à vivre des êtres qualifiés d’abjects, dont l’existence jusqu’alors n’était que spectrale, rendue telle par la violence de normes hétérosexuelles qui ne se consolident que par ce (et ceux ou celles) qu’elles excluent. Désir de vivre, c’est sa filiation à Spinoza qui ressort, désir de reconnaissance c’est ce qu’elle doit à la pensée de Hegel, désir de penser au-delà des normes, c’est à sa lecture de Foucault qu’on le doit !

3) Tu observes dans ta thèse un lien entre Butler et la médecine ; peux-tu nous en dire quelque chose ?

Lorsque j’ai demandé à Judith Butler, lors d’un colloque qui lui était consacré à Poitiers en 2007, pourquoi elle n’écrivait pas sur la médecine, elle m’avait répondu alors qu’elle ne se considérait pas compétente en ce domaine. Ce qui m’avait incité à lui poser cette question était la synthèse que je commençais à faire de son travail, à partir de Trouble dans le genre, en passant par Défaire le genre et en incluant Le Récit de soi, à l’aune de celui que j’avais réalisé dans le monde médical pendant deux ans :

La revendication d’une vie humaine vivable pour des êtres vulnérables[5], aux conditions d’existence précaires, subissant de plein fouet une demande sociale de normalisation pour être intégré, était en consonance telle avec l’exigence d’humanité dans la relation de soins  en général et la relation à la médecine en particulier, qu’il apparaissait inouï de ne pas faire le lien ! Ce n’était pas à proprement parler la question de la santé qui était en jeu, mais bien celle d’une vie à construire en survivant au ‘scalpel de la norme’ ou en se donnant des moyens pour ne pas se laisser imposer un monde normatif dans lequel la reconnaissance du hors de soi comme niche du soi est impossible.

C’est d’ailleurs ce que Butler  prend en compte plus particulièrement dans deux chapitres de Défaire le genre, le chapitre XI, intitulé ‘Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégories de la transsexualité’, et le chapitre XII : ayant pour titre : ‘Dédiagnostiquer le genre’. Elle y interroge le présupposé selon lequel « l’humanité d’un être dépend de la cohérence de son genre »[6], à partir du cas de David, né avec des chromosomes XY, et dont le pénis brûlé accidentellement  lors d’une opération chirurgicale, va devenir l’occasion de mettre à jour les représentations médicales et familiales du lien inextricable entre sexe et genre.

« Il faut savoir, dit-elle que la position essentialiste sur le genre est quasiment la seule qui puisse être énoncée pour obtenir une chirurgie de réassignation de sexe. » p. 89

Dès lors, le parallèle avec le monde médical peut se poursuivre en plusieurs occurrences, je n’en mentionnerai que deux pour aller vite :

      La question d’une vulnérabilité à l’occasion de la maladie qui peut se redoubler d’une précarité induite par le système de prise en charge, les protocoles, et la lourdeur  d’un corps qui vous dépossède du vôtre pour un temps, c’est aussi la question que rencontrent les personnes trans qui souhaitent obtenir une réassignation de sexe. (voir la question du diagsnotic TIS – trouble de l’identité sexuelle).

      La délicate question du consentement éclairé, qui joue en boucle avec l’autonomie visée et  présupposée  à la fois : c’est ainsi que les personnes sur lesquelles pèse une diagnostic de trouble de l’identité sexuelle en souffrent tout en sachant que rien n’est possible sans lui . De même quand on discute avec le personnel soignant dans une structure hospitalière en France, on remarque qu’il y a bien deux discours : d’un côté le discours officiel parfaitement « éthico-labellisable » qui indique qu’il est essentiel de s’assurer que le patient a parfaitement compris ce qui va lui être imposé dans le cadre du protocole médical auquel il se prête, et de l’autre le discours des soignants qui vont dans la chambre du patient pour lui demander de signer le document  et qui affirment que de toutes façons, la patient n’a pas le choix, et qu ’enfin il faut bien que la structure hospitalière se protège contre la judiciarisation des situations médicales.

 

4)    De ces relectures de Butler dans le champ du soin, qu’est-ce qui pourrait être utile pour une analyse du lien corps-trans et médecine ?

Sans doute pas mal d’éléments pourraient être mis en exergue, mais disons pour être concis que la question d’une médecine éthique est aussi et peut-être surtout celle d’une médecine qui s’ancre dans le social et ne peut de ce fait négliger les données économiques qui la sous-tendent. Or, pas une heure n’est consacrée à l’économie et à la compréhension du système de sécurité sociale en France, dans le cursus de formation initiale des médecins. La question de ce que coûte à la société le  traitement prescrit par un médecin, ne se pose que rarement, pas plus que celle de ce que le patient va devoir prendre en charge lui-même ou des conséquences sociales et économiques du traitement à subir.

Dans le cas des personnes trans, la non reconnaissance d’un problème en dehors du champ protocolaire amène à vivre d’expédients, à se procurer des hormones sur internet ou à aller se faire opérer ailleurs où l’on n’est moins à cheval sur la  pathologisation du genre, que lors d’un protocole long, douloureux à chacune de ses étapes et finalement narcissiquement peu valorisant.

La question de la vulnérabilité telle que Butler la prend en charge dans Ce qui fait une vie, ou Vie précaire un peu avant, est toujours celle d’un corps-sujet qui est à la fois le signe de notre fragilité et ce par quoi nous ne sommes pas nous-mêmes car toujours-déjà construits pas les autres, affectés par eux, normés par eux et ouverts à leur influence.

La vulnérabilité en tant qu’elle est la condition de cette chair aimante blessable ne peut que nous donner à comprendre combien la médecine et plus largement la question du prendre soin de l’autre est ce qui doit nous guider éthiquement dans une vie sociale qui est notre condition existentielle. Or, la médecine se tourne de plus en plus vers une scientificité qui la rend universalisable, mais bien peu tournée vers cet autre souffrant qu’il soit atteint d’un cancer, d’un trouble bi-polaire ou d’un trouble de l’identité sexuelle, ou encore qu’il soit cette personne qui demande de l’aide juste pour pouvoir vivre en accord avec ce qu’elle perçoit d’elle-même.

     «En se dégageant de manière radicale et irréversible des croyances métaphysiques, des préjugés imaginaires et des fantaisies avec lesquelles elle était jusque là confondue, la médecine moderne a opéré une véritable révolution éthique dans la pratique de son art et une rupture dans la logique de son propre discours. S’efforçant d’exiler la subjectivité et l’intersubjectivité du soin et de la maladie, le discours médical n’est plus apte à prendre en compte dans sa pratique comme dans sa pensée le drame imaginaire, la détermination symbolique, la finalité éthique de la souffrance dans la relation médecin-malade.»[7]

Si nous tombons d’accord sur l’idée que la mise à distance de l’humain (des affects, de la sensibilité en tant qu’elle peut venir oblitérer la nécessaire rigueur d’analyse du médecin) est inévitable pour espérer réfléchir à l’élaboration d’un diagnostic comme plus tard d’un pronostic ou encore d’un acte chirurgical par exemple, en revanche la question demeure ouverte de savoir s’il y a un lien inextricable entre l’indifférence pour ce qui relève du psychique et la formation quasi exclusivement scientifique des médecins. Autrement dit, s’il est avéré que la défaillance est aussi de structure dans la médecine, est-ce bien une nécessité pour qu’elle le devienne de culture universitaire ?

Certes J. Butler ne va pas jusque là dans son travail, puisqu’elle ne s’oriente pas précisément vers une réflexion sur la médecine elle-même, mais c’est le lien que je voudrais mettre en avant, en tant que le travail de décryptage sociologique de cette branche du prendre soin tel qu’il est rendu accessible par le séminaire trans, nous amène à prend conscience à la fois du rôle d’experts joué par les communautés trans et à mettre l’accent sur ce qui dysfonctionne dans le monde médical.

C’est aussi ce travail de critique des normes qui hérité de Foucault ne cesse de revenir en première ligne dans l’analyse de Butler, indiquant une voie de travail pour réorienter  les éthiques du care y compris dans le monde médical.

  

5)    Récemment[8] nous avons pu discuter avec Monique David-Ménard qui a dirigé un ouvrage intitulé « Sexualités, genres et mélancolie ; s’entretenir avec Judith Butler » et dans lequel Butler écrit sur « le transgenre et les attitudes de révolte ». Ne trouves –tu pas un peu dérangeant que dans cet article elle essaie de rendre politique les actions trans ?

L’article auquel il est fait référence ne me semble ni très clair ni très novateur. Butler y traite en dia gonale des thématiques qui lui sont chères (comme la question du hors de soi comme ‘niche ontologique du soi’[9], celle de la souffrance comme n’étant pas logée uniquement dans la psyché mais héritée de l’ouverture du sujet à l’autre, ce qui constitue aussi sa fragilité ou permet de penser une ontologie sociale du corps). Pourquoi aborde t-elle la question du caractère politique des actions trans ? Pour la même raison qu’elle esquisse le problème de l’altérité dans le champ d’une éthique toujours-déjà politique : « Pourquoi distinguer entre une souffrance imprimée à une telle personne par des normes culturelles violentes et normalisantes d’une souffrance qui semble émerger de l’intérieur de l’identification transgenre ? »[10] La question suggère  d’elle-même que le terrain n’est pas propice à de telles distinctions. Il ne s’agit donc pas de voir dans le travail de Butler un effort pour rendre politique des actions trans qui ne le seraient pas d’emblée, mais une tentative pour rendre à César ce qui lui appartient déjà en le rendant plus lisible. C’est ce qu’elle résume p 22 du même article en reprenant appui sur le langage comme socle et tissu de notre être : les actes de discours sont toujours des actes de corps, et le corps est par essence social. Or nous sommes tissés dès notre naissance dans une certaine violence, qui nous oblige à rompre avec une morale de la pureté ou de la belle âme ; c’est pourquoi nous avons à faire avec cette violence, dans le langage qui exprime notre duplicité comme notre ouverture au monde.

Butler ne cherche donc pas à rendre politiques les actions trans, ni à donner une représentation après coup d’une scène déjà écrite de la performativité des minorités sexuelles, elle s’efforce de mettre à jour les éléments idéologiques qui biaisent les représentations de soi comme de l’autre, et pour ce faire, passe comme Freud avant elle, par la mise en perspective de ce qui peut se lire en gros caractères dans la souffrance des personnes exclues du genre, pour lire ce qui est inscrit en filigrane en chacun : la contingence de l’existence, la précarité d’une vie offerte à l’altérité constitutive de soi, la vulnérabilité d’un corps toujours ouvert à la blessure.

Il me semble que s’il y a une critique à faire à Butler, elle se situe plutôt du côté des frontières entre social et politique.

 

 

6) Comprends-tu les réticences qu’elle peut susciter du fait d’une trop grande proximité avec la psychanalyse ?

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La question comporte un présupposé discutable : y a t-il entre Judith Butler et la psychanalyse une trop grande proximité ? Au nom de quoi l’affirmer ? La psychanalyse serait-elle d’emblée toxique, sa doctrine délétère et pour quelles raisons ? Ou bien cela signifie t-il qu’à trop fréquenter le psychanalyse on s’éloigne d’autre chose considéré comme plus important ? et si c’est le cas de quoi s’agit-il ? Bon, j’arrête là mon questionnement, mais je tiens à montrer que les questions n’ont pas toujours la neutralité qu’on veut bien leur prêter !

Alors prenons un peu en charge cette question et voyons où elle nous mène :

Judith Butler s’est mise à fréquenter la psychanalyse autrement que comme un simple objet d’étude pour une intellectuelle, ou que comme un moyen censé aider à vivre mieux pour une personne appartenant à une communauté sexuelle minoritaire. Elle a approché le domaine au-delà de ce que les psychanalystes américains avaient fait subir aux  textes de Lacan, elle a examiné certains concepts de la psychanalyse au risque d’une lecture féministe – celui de phallus par exemple, elle a opéré une distorsion de certains autres concepts pour qu’ils deviennent opératoires dans un champ qui n’était pas d’emblée le leur (celui de deuil et de mélancolie entre autres). Elle a fait avec certains textes de Freud ce que Lacan avait osé avec la linguistique et la logique formelle – elle leur a donné une torsion telle qu’il en est sorti quelque chose comme une lecture singulière de l’idée d’origine,  ou de matrice. Elle a enfin accepté le pari de participer avec Monique David-Ménard à Paris, a un séminaire à deux voix, lequel s’étendait sur quatre semaines chaque année et ce pendant trois ans.

A t-elle commis un crime de lèse-chapelle aux yeux de minorités qui voulaient voir en elle quelqu’un qui, comme eux, ne peut accepter la psychanalyse puisque cette dernière – du moins un certain nombre de ses représentants – épousait par trop l’idéologie hétérosexuelle ? Certainement, mais ce n’est là qu’une lecture myope du travail que mène Butler dans le décryptage des théories psychanalytiques. Certes elles s’intéresse de près à la psychanalyse, mais comme elle s’intéresse à la littérature ou à la sociologie ou encore au droit : c’est en philosophe qu’elle entend convoquer des domaines d’analyse du réel et des champs de réflexion sur l’humain, et c’est en  philosophe qu’elle travaille à mixer des théories pour déconstruire à l’aune de l’observation critique du monde humain ce que les idéologies sont trop promptes à masquer, comme à soutenir ( pensons par exemple au retour de la différence des sexes pour certaines féministes, qui vient étayer une doctrine de la victimisation dans la défense des personnes blessées ou harcelées).

Mais cette présentation ne saurait faire oublier que la lecture butlérienne de la psychanalyse est sujette à critique :

Dans un passage du Récit de soi intitulé Psychanalyse, J. Butler montre à la fois qu’elle s’intéresse de près à la psychanalyse, mais aussi qu’elle la méconnaît, ou plutôt que ce qu’elle en connaît est réducteur, pourquoi ?

Trace de connaissance ou d’expérience, elle précise bien que le discours du sujet sous transfert ne sert pas qu’à communiquer de l’information ‘ il fonctionne aussi comme la médiation d’un désir tout autant que comme l’instrument rhétorique qui cherche à modifier la scène d’interpellation, ou à agir sur elle.’ P.51.

Mais lorsque, citant la position de Roy Schafer, elle indique que ‘le but normatif de la psychanalyse est de permettre au patient de raconter une histoire unique et cohérente sur lui-même qui satisfera son désir de se connaître (…)’, p.52, elle tend alors à généraliser sa critique, ce qui lui fait dire que « la norme de la santé mentale selon laquelle le fait de rendre compte de soi de manière cohérente est une part du travail éthique de la psychanalyse fausse ce que la psychanalyse peut et doit faire. Certes sa remarque est sans doute pertinente, mais la question demeure de savoir si c’est bien à elle, philosophe de s’avancer sur ce terrain, qui n’est pas le sien : que doit donc faire la psychanalyse ? Est-ce à la philosophie de le dire ? Les psychanalystes n’ont-ils pas eux-mêmes su dire cela, à l’instar de Lacan qu’elle cite quelque lignes plus haut ? Enfin, n’est-ce pas en travaillant sur la psychose que ces mêmes cliniciens ont mis en évidence l’impossibilité pour certains sujets de se dire sur un mode narratif continu ?

Alors peut-on comprendre  les réticences que Butler suscite dans l’intérêt qu’elle manifeste pour la psychanalyse ? Sans doute, mais pas pour les raisons que les défenseurs des minorités sexuelles seraient en mesure d’évoquer : s’il convient d’être prudent, ce serait davantage parce que toute lecture généralisante à partir qui plus est de la psychanalyse américaine, serait une erreur quant à l’objet du jugement et une  faute de raisonnement ! Pourtant, c’est parce qu’il y a une tentation de l’universel dans sa pensée qu’il s’agit bien d’une pensée philosophique, ce qui fait aussi sa force.

On pourrait ainsi conclure en disant que reprocher à Butler de se préoccuper de la question de l’inconscient via un retour possible à un discours trop universalisant, c’est oublier que si la tentation de l’universel rôde toujours dans son œuvre, c’est davantage pour mettre en évidence les conditions communes dans lesquelles émergent une subjectivité  que pour traiter du contenu de cette subjectivité.

 

7)      Comment concilier vulnérabilité et politisation ? 

  Je ne suis pas certaine de pouvoir répondre de façon pertinente à cette question. Mais je vais essayer de fournir quelques éléments de réponse.

Il y a une manière de critiquer Butler qui consiste à lui reprocher d’avoir abandonné ceux et celles qu’elle défendait au départ, ce pour quoi elle a été désignée comme reine du queer. Ce virage se serait amorcé dès Défaire le genre, ce que M-H Bourcier lui a d’ailleurs vertement reproché, ne serait-ce qu’en précisant que  faire est un performatif et que personne n’a envie d’être défait. Mais soyons sérieux un instant, en quoi consiste fondamentalement la critique? Butler ne serait pas celle que l’on croyait, elle ne défendrait finalement pas les thèses dont on avait pensé qu’elle était la thuriféraire !

Ah la belle affaire que voilà ! Butler n’est-elle pas celle qui, comme Kant renvoie volontiers dos à dos deux tendances, ou deux représentations du réel, en l’occurrence du réel féministe ?

 N’est-ce pas de semer le trouble dans le genre c’est-à-dire non seulement dans la conception binaire du genre, mais dans les représentations qui s’en inspirent tout en essayant de s’en détacher, qui fut son œuvre ?

Alors oui, il y a une difficulté à penser à la fois les conditions d’une performativité du sujet et sa vulnérabilité, mais c’est en prenant en compte l’ensemble du champ conceptuel butlérien que l’on peut peut-être y parvenir. Il ne s’agit pas là de gommer toutes les aspérités d’une pensée, ce que d’ailleurs Butler ne souhaiterait sans doute pas elle-même si l’on s’en tient aux propos de Jérôme Vidal, mais de donner une chance de penser la complexité de l’humain à partir d’une pensée sacrément complexe elle-même :

« L’ouverture de la notion d’humain à une redéfinition future est une donnée nécessaire au projet politique du mouvement international pour les droits humains. On voit l’importance de cette ouverture lorsque la notion même de l’humain est présupposée, quand elle est définie à l’avance en des termes clairement occidentaux, souvent américains et de ce fait partiels et locaux ; lorsque l’humain qui constitue le fondement des droits humains est déjà connu, déjà défini. [11]»

Définir l’humain avant d’examiner l’humain, c’est imposer au réel une tension d’une violence incroyable que l’histoire a maintes fois enregistrée au cours des siècles. C’est justement ce contre quoi Butler propose de lutter, avec comme arme la critique incessante des normes qui permet d’éviter de naturaliser ce qui n’est qu’historique, et l’affûtage du langage comme moyen d’exprimer la texture d’être du corps-sujet en abîme sur ce qui fait de lui sa fêlure : l’autre.

Y a t-il là une seconde Butler qui rompt avec les stratégies performatives de Trouble dans le genre au profit d’une éthique et d’une politique de la vulnérabilité ?  C’est ce que M-H Bourcier a tendance à penser, suivie en cela par un certain nombre de personnes, qui considèrent même que cette ‘réorientation’ de Butler la confine à occulter ce qui fait le corps de l’humain et sa puissance d’agir.

Je n’entrerai pas dans une discussion sur ce point, faute de temps.[12] Mais je voudrais proposer qu’on lise Butler comme j’ai pu le faire, ce qui, précisons-le était purement accidentel au départ, c’est-à-dire en ne cédant pas à la chronologie, mais en partant d’un ouvrage plus récent, pour lire ensuite par exemple Trouble dans le genre et revenir à Vie précaire, en passant par la Vie psychique du pouvoir. On s’apercevra alors que ce qui est devenu une ligne de force de son œuvre se donne à percevoir d’emblée mais comme en filigrane, et qu’il paraît impropre de parler d’une seconde Butler tant c’est bien la même qui cherche à penser l’assujettissement au-delà d’un horizon foucaldien d’enfermement, à penser la vie humaine vivable dans des normes mêmes, et comme à leur limite en même temps, à penser enfin la vulnérabilité comme ouverture à l’altérité et à la blessure, ainsi que comme précarité politiquement induite. La vulnérabilité ne peut par conséquent jamais être l’occasion d’une théorie de la victime impuissante face à un pouvoir totalitaire.

Mais, et c’est là qu’il faut poser une limite de la pensée de Butler, si la conscience de la vulnérabilité comme condition politiquement induite peut être généralisée, partagée et relayée médiatiquement cela ne donne pas encore un authentique empowerment, un réel levier à l’action politique d’émancipation face aux dominations quelles qu’elles soient. L ‘élément de critique me paraît être qu’il y a encore un mystère de la volonté qui n’est pas dissipé dans l’œuvre de Butler et qu’à trop réfléchir sur les cadres de la représentation, elle en a peut-être oublié les conditions de l’action pour le commun des mortels.

 Brigitte Esteve-Bellebeau


[1] Master professionnel de philosophie pratique, mention vie humaine et médecine, à Bordeaux III.

[2] Le récit de soi, p.7.

3 Si le sujet était considéré au départ comme effet du discours, dans ses derniers travaux, dit Butler, Foucault raffine sa position et précise que le sujet se forme en relation à un ensemble de codes, de prescriptions ou de normes par des usages qui non seulement a) révèlent que l’autoconstitution est une forme de poeisis, mais b) qui établissent également que la constitution du soi fait partie de l’opération générale de critique » Récit de soi,  p 17.

[4] Le sexe prescrit, S. Prokhoris,  Champs Flammarion, Paris 2000, p. 178.

[5] La vulnérabilité peut s’entendre en trois sens…

[6] Défaire le genre, Ed Amsterdam, Paris 2006, ch XI, p 76.

[7] R. Gori  et M-J Del Volgo, La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence, Denoël 2005, p 30.

[8] Lors de la journée d’étude « le désir de reconnaissance entre vulnérabilité et performativiteé » (Université Bordeaux 3) : http://vulnerabiliteperformativite.wordpress.com/author/vulnerabiliteperformativite/

[9] J’emprunte l’expression à G. Le Blanc lors d’une communication sur les travaux de Butler dans les salons Mollat en 2007.

[10] Sexualités, genres et mélancolies, sous la direction de M. David-Ménard, Ed. Campagne première, Paris 2009.

[11] J.Butler, Défaire le genre, Op.cit. p 51-52.

[12] Je me permets de renvoyer à la communication que j’ai faite dans le cadre de la journée d’études doctorale organisée à la Maison des sciences de l’homme de Bordeaux, le 11 février 2011  et intitulée : le désir de reconnaissance, entre vulnérabilité et performativité.

Interview Tom Reucher, psychologue clinicien trans

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A la suite aux Journées d’études du 17 décembre 2010 à la Sorbonne, nous voulions revenir sur la notion d’expertise souvent usitée dans le sujet du transsexualisme, savoir ce qu’elle est, ce qu’elle apporte, qui l’apporte et pourquoi dans un contexte où la revendication à la dépsychiatrisation pour améliorer les suivis, apporter une aide plus efficace aux personnes concernées, butte sur un pouvoir manifeste. Ici, est reposée la question du savoir/pouvoir foucaldien.

Interview Tom Reucher, psychologue clinicien (Etudes : Université de Paris 8 Vincennes – Saint-Denis), co-fondateur de l’Association du Syndrome de Benjamin (1994-2008) quittée en 2004, co-fondateur de l’ExisTrans, la marche des trans’ et de ceux qui les soutiennent (1997), co-fondateur de VigiTrans (2002-2004), co-fondateur de Bistouri oui-oui, la première émission trans’ sur Radio Libertaire FM 89.4 Mhz (2003-2006), membre du Groupe Activiste Trans’ (2003-2006), membre de Sans contrefaçon.

Site internet , Transidentités

 

La question trans, la question de  l’expertise

Question : Qu’entends-tu par expertise Trans ?

– C’est le fait, pour une personne trans’, d’avoir une bonne connaissance de son expérience, d’être capable d’en parler et c’est au minimum d’avoir un peu avancé dans le parcours (avoir pris suffisamment d’information est une façon de commencer à avancer dans le parcours). Quelqu’un qui débarque comme ça, qui ne s’est pas renseigné, n’en est pas encore là. Cela ne veut pas dire qu’il n’aura pas plus tard lui aussi cette possibilité. Un expert, c’est aussi et surtout quelqu’un qui s’est donné les moyens d’acquérir des connaissances et qui, du fait de son parcours, acquiert une expérience de vécu, ce qui lui donne la capacité d’une double expertise : le vécu et la connaissance. Le vécu de l’expérience est certes important et même nécessaire, mais le niveau d’expertise est différent si on a acquis en plus d’autres connaissances en rapport avec la question.

Question : Peut-on dire que c’est une connaissance objective ou que cela au-delà du simple fait de l’avoir vécu ?

– Cela va au-delà du vécu si la personne s’est donnée les moyens de comprendre, d’apprendre des choses, de lire, d’avoir des informations sur les traitements, sur la politique, la sociologie, etc., ce qui donne une capacité d’analyse importante et indispensable si on veut atteindre un haut niveau. Quand ça va jusque là, c’est vraiment une expertise, au sens de l’expertise comme on pourrait en avoir chez d’autres professionnels.

 Question : Le mot d’expertise ne renvoie pas simplement au fait de savoir un certain nombre de choses mais d’être capable de faire une synthèse globale sur un sujet tout en ayant une certaine distance par rapport à son sujet. Il est marqué de cette distance. Là, c’est une expertise de l’intérieur.

– C’est les deux à la fois, l’expertise comme tu le décris et l’avoir vécu de l’intérieur, qui apporte un plus, un éclairage que l’on n’aurait pas autrement. C’est d’ailleurs ce qui manque à certains professionnels qui s’occupent du sujet et finalement n’écoutent pas tellement ce que disent les gens. Pas suffisamment en tout cas pour comprendre cette question subjective du vécu.

 

Question : Tu estimes que les gens n’ont pas été écoutés ? Du coup la relation qui était sensée être un suivi est obérée par cette non-écoute ?

– Oui. Si en médecine, écouter les personnes permet d’avoir des informations sur les symptômes et d’aider au diagnostic, c’est d’autant plus vrai en psychologie.

 

Question : Y a-t-il d’autres cas en psychologie où il y a cette relation de dialogue entre les usagers et les médecins qui prennent en compte cette co-aide à un co-diagnostic ?

– Les maladies rares ont été un cas ou les associations sont reconnues comme des experts participants dans la prise en charge, le sida aussi où il a fallu que les associations s’imposent. Maintenant, leur expertise est reconnue. Concernant l’autisme, c’est encore une difficulté. Il y a effectivement une partie des autistes qui ne sont pas capables d’exprimer des choses car ils ont un double handicap, l’autisme et le retard mental mais ceux qui ont seulement l’autisme et pas le retard mental, entre autres les Asperger, souvent associés à des intelligences au-dessus de la moyenne, ceux-là commencent à avoir des revendications mais qui sont loin d’être entendues en France. Il y a quelques praticiens dans d’autres pays qui acceptent de les écouter et de les entendre mais ce n’est pas la majorité.

 

Question : On peut faire le lien avec les associations de personnes intersexes. On a le sentiment très net alors qu’ils se sont regroupés en associations, non seulement en usagers, au sens classique du terme mais également en groupe de parole, de réflexion, d’études sur ce qui leur est arrivé. Est-ce qu’ils n’ont pas le même souci avec un pouvoir qui dit, à leur place, ce qui est bon pour eux ?

– Je pense qu’ils ont le même souci, on ne les écoute pas tellement non plus ou pas partout. Il commence à y avoir des moratoires dans certains pays suite à leurs démarches mais ce n’est pas le cas en France. Et surtout, à cause de l’emprise médicale que les intersexes (et les autistes) subissent dès leur enfance, leurs difficultés sont plus importantes que celles des trans’. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe, c’est très marginal. On a un retard sur beaucoup de choses, on n’a pas de mouvement autiste en France, il y en a un aux USA. En Europe il commence à en avoir un et c’est pareil pour les intersexes, il n’y a pas de mouvement intersexe digne de ce nom en France. Il y a 2 ou 3 associations mais avec des gens très isolés. Les revendications des autistes et des intersexes se rejoignent en ce sens que les premiers parlent d’une variation du développement neurologique et les seconds d’une variation du développement sexuel.

 

Question : Y a t-il des Trans qui ne sont pas “experts” ?

– Oui dans le sens où ils ont compris qu’ils veulent arriver à vivre dans l’autre sexe. Après, le détail des traitements qu’ils ont et pourquoi c’est ça plutôt qu’autre chose, ils n’en ont aucune idée. Ils s’en sont vraiment remis à ce que disent les médecins, ils sont très contents de ça, ils se satisfont de ça. Ceux-là ne revendiquent ni une expertise ni le fait d’avoir des choses particulières à dire. Ce qu’ils veulent, c’est vivre leur vie, ils ne se revendiquent pas comme experts. Donc je ne pense pas qu’on puisse les mettre à cette place. Cela ne veut pas dire qu’ils ne pourront ou ne voudront pas devenir des experts. Maintenant il y a des niveaux d’expertises très variables dans la communauté. Certains trans’ ont des connaissances approfondies dans quelques domaines, d’autres dans plusieurs autres domaines et puis d’autres ont des connaissances plus génériques, d’autres encore ont une petite expérience dans plusieurs domaines mais pas à un haut niveau. Donc là aussi, c’est très variable. Par contre, ce que les trans’ ont comme expérience, en tout cas dans les associations militantes, c’est une bonne réponse pour aider les gens. C’est aussi ce qui avait été mis en place à l’ASB, qui fonctionnait bien. C’est en cela que les associations ont une expertise, elles savent où orienter en fonction du profil des gens.

 

Question : C’est donc une sorte d’équivalence entre un rapport et un discours “savant” opposés à un discours “profane” que tu proposes. Les profanes sont devenus savants et les savants sont profanes devant nous.

– Dans ce domaine, les professionnels sont profanes, ils ne savent pas ce que l’on vit. Et ils ne le sauront jamais puisqu’ils ne sont pas trans’.

 

Question : Ne peuvent-ils pas comprendre ? Tout le monde fait des projections par expérience. Au bout de quelques années, ils voient qu’on vit des stigmatisations, des discriminations.

– On peut le comprendre intellectuellement mais c’est une chose que de le vivre au quotidien. Se faire insulter dans la rue, se faire refuser un recommandé à la poste, c’est une chose de le vivre quotidiennement, c’est une autre chose que de le comprendre intellectuellement. Maintenant, ça ne veut pas dire qu’un bon clinicien n’est pas capable de comprendre certaines choses, qu’il ne peut pas être un bon accompagnateur, mais dans ce cas, il n’aura pas une idée préconçue de ce qui est mieux pour la personne. Il entendra ce que dit la personne et sera capable de s’ajuster à ses besoins spécifiques. Pour une autre personne qui fait aussi un parcours trans’, ces besoins spécifiques ne seront pas les mêmes. 

 

Question : Au début des années 80, lorsque J. Breton monte la première équipe, je me souviens des propos du chirurgien, P. Banzet qui avançait l’argument de la compassion. La compassion envers les transsexuels, envers la souffrance, l’isolement et tout cela, ça venait comme une sorte de bruit de fond pour justifier l’interventionnisme médico-chirurgical. Dix ans plus tard, ce discours avaient disparu pour une pathologisation généralisée. Même avec les difficultés de compréhension, Banzet semblait « comprendre » de l’intérieur ?

– Je n’ai jamais trouvé qu’il était dans cette position (comprendre de l’intérieur) mais il était bien dans la compassion, dans son rôle de médecin, de chirurgien. C’est grâce à une personne qui s’était émasculée deux fois. La première il a essayé de réparer les dégâts en remettant les choses en place et la seconde, il a décidé d’opérer cette personne en comprenant qu’il y aurait une troisième fois s’il n’accédait pas à sa demande, qu’il était plus sage d’aller dans ce sens là plutôt que de s’y opposer. Je pense qu’il a compris que cela ne servait à rien d’aller contre et qu’il y avait quelque chose à faire dans ce sens et voir ce que cela allait donner. C’était une preuve d’intelligence mais le Pr P. Banzet est en retraite et ceux qui l’ont remplacé n’ont pas forcément la même ouverture d’esprit.

 

Question : Avant ce revirement personnel, subjectif, c’est un univers de violences que tu décris.

– Cela a toujours été. Pour reprendre les mots de Colette Chiland et de ses collègues, s’il n’apparaît pas de problèmes physiologiques, c’est donc dans la tête que ça se passe. Cela a été systématiquement leur conclusion : puisqu’il n’y a pas de preuves physiques, alors c’est que c’est dans la tête.

 

Question : Mais les transsexuels eux-mêmes disent que c’est dans la tête.

– Il y a un décalage entre ce qu’ils ressentent psychiquement et leur corps, c’est en cela qu’ils disent que c’est dans la tête. Mais cela ne veut pas dire que c’est une maladie mentale. Je ne sais pas pourquoi l’identification se fait de cette façon là et pas autrement chez les trans’ et pourquoi chez d’autres elle se fait différemment. Pourquoi chez les cisgenres, se fait-elle dans le sens physiologique, et pourquoi chez les trans’ n’est-ce pas le cas ? On n’a pas trouvé de cause. Majoritairement, le développement identitaire suit la physiologie, dans d’autres cas, il ne le suit pas, indépendamment de la culture. Si celle-ci favorisait les variations de l’identité de genre, les gens seraient plus à l’aise dans leur propre différence identitaire. C’est en cela que la culture influence l’acceptation ou pas, la transphobie intériorisée ou pas, le fait d’être différent dans son développement, comme elle l’a été pour les gauchers à une époque où on leur interdisait de se servir de leur main gauche et où on les a stigmatisés. Idem pour les enfants adultérins. Maintenant, ce sont des choses sur lesquelles on ne se pose plus la question. Le social a au départ une grosse influence sur le développement « naturel », ce n’est pas quelque chose de neutre.

 

Question : En conférence, lorsque tu parles au même titre que des intervenants universitaires, médecins, etc, quel poids ton discours a-t-il après que tu l’ais établi comme “expert” ?

– Je ne sais pas s’il est plus ou moins bien perçu. Soit j’interviens seul et là, il n’y a pas de souci et quand c’est avec d’autres, ça dépend de ce que l’on dit, de quoi il est question. Je n’ai pas remarqué que mes propos n’étaient pas pris au sérieux. Ce sont plutôt certains intervenants qui pourraient ne pas être intéressés par ce que j’ai à dire. Soit parce que ce sont des gens très connus et finalement, ils se permettent d’arriver juste pour leur intervention et repartent juste après, ou encore, comme Mireille Bonierbale, en tentant de remettre en cause ce que je disais comme si cela n’avait pas de valeur, m’obligeant à élever la voix. J’ai un diplôme, je travaille sur les mêmes choses qu’elle, je n’arrive pas aux mêmes conclusions mais ai-je tort pour autant puisqu’elle ne démontre pas davantage que moi la justesse de son analyse. Je n’avais jamais connu auparavant ce genre de situation.

 

Question : Que réponds-tu face aux accusations selon lesquelles on ne peut pas être juge et partie, être trans’ et soignant ?

– Je ne suis pas plus juge et partie qu’un non trans’, dès lors que je n’ai pas d’intention par rapport aux gens qui viennent me voir. Je n’ai pas d’intention sur leur vie, c’est leur vie, pas la mienne. Je ne suis pas plus juge et partie que quelqu’un qui est négatif avec l’idée que les trans’ c’est tout dans la tête, qu’il ne faut pas les prendre en charge ou qui a une intention particulière : empêcher ou ralentir la transition. Pour moi, ça c’est quelqu’un qui est juge et partie. Et c’est même plus grave. Ce genre d’attitude a fait perdre beaucoup d’années à beaucoup de gens qui étaient concernés. L’intervention psy n’est pas neutre quand elle est négative ou quand elle est orientée dès le départ. Le but, ce n’est pas d’influencer dans un sens ou un autre, c’est de laisser les personnes prendre leurs décisions une fois qu’elles ont les informations pour pouvoir s’orienter et avancer à leur rythme.

 

Question : En décembre, à la Sorbonne, les quelques personnes que j’ai interrogées, en général et sur les interventions de M. Bonierbale et C. Chiland, disent en gros, elles vendent leur carrière, leurs livres mais ce n’est pas une démarche de médecins. Elle est où là l’expertise ?

– Chiland a assez écrit de trucs sur le sujet, on voit ce qu’elle en dit à chaque fois et elle met toujours l’accent sur une forme de dévalorisation du style on a beau vouloir changer les mots, il y a une réalité que l’on ne peut pas nier, on va rendre les gens stériles… Pourquoi ne pourrait-on pas décider de se faire stériliser ? Pourquoi faudrait-il forcément être fertile ? L’humanité n’est pas en voie d’extinction ! Et puis il y a de nombreux trans’ qui ont eu des enfants avant de faire leur transition. Ou encore comme dit Bonierbale, les gens prennent des hormones comme des bonbons, les trans’ savent que ce ne sont pas des bonbons. Autre affirmation de Chiland, ce n’est pas un vrai changement de sexe, les chromosomes resteront ce qu’ils étaient, personne ne prétend le contraire ! Mais qui prétend que ça va changer les chromosomes ? Est-ce qu’il y a des trans’ qui pensent qu’ils vont avoir des chromosomes masculins après avoir fait une transition FtM ou inversement, est-ce que des MtF prétendent qu’elles vont avoir des règles après leur opération génitale une fois qu’on leur a expliqué en quoi cela consistait ? Je ne pense pas qu’il y ait une seule personne informée qui dise, « je vais avoir les chromosomes changés, mes règles après ». Je n’ai jamais entendu cela. Sinon, là on peut dire qu’il y a un problème de délire et cela ne relève peut-être pas de la question transidentitaire.

 

Question : C’est ce qui m’est arrivé. Breton m’envoie chez Luton, ils vérifient mes chromosomes et me disent, vous êtes XY donc… vous êtes un homme. Je reprends leur propre argumentaire et croyance. Mais c’est « délirant » cette idée là.

– Tout à fait puisqu’il y a des hommes XX et des femmes XY, même s’ils sont minoritaires, ils n’en sont pas forcément stériles, (je connais un cas d’homme XX et père de 2 filles), et n’en sont pas moins des êtres humains. Si XY est l’un des constituants chromosomiques d’une majorité d’hommes et XX un des constituants d’une majorité de femmes, en aucune façon, cela n’en fait des mâles ou des femelles, cela ne suffit pas à faire le sexe ! La sexuation comprend plusieurs étapes depuis l’embryogenèse jusqu’à l’âge adulte. A chaque étape, elle peut prendre une direction ou une autre sous l’influence de différents facteurs, qu’ils soient biologiques ou environnementaux. C’est pourquoi les états intersexués sont très variés et très nombreux, bien plus qu’on ne veut le dire. En plus de sa sexuation biologique, il faut ajouter toutes les influences éducatives, sociales et culturelles qui interagissent dans le développement psychologique d’un individu pour aboutir à un homme et à une femme.

 

L’au-delà des questions trans

Question : C’est juste cette idée que XY c’est un homme, XX une femme… On est, à la fois, dans la tradition et plus loin, dans la croyance. Après tout, qu’est-ce qui justifie de ne pas opérer les trans’ et d’opérer les intersexes sinon cette tradition et cette croyance ? L’expertise trans’ est un réexamen de cette croyance et tradition.

– C’est nécessaire de revoir toutes ces fausses croyances comme le fait de croire que l’attirance amoureuse et sexuelle est une chose stable durant toute la vie pour tout le monde. J’ai constaté chez pas mal de trans’ que lorsque l’on remet en question les préceptes de l’identité et de la sexualité, le fait qu’être homme ou femme ne soit pas si naturel que cela, on en arrive à remettre en cause le fait d’être attiré-e par un homme ou une femme plutôt que par une personne. Ce n’est plus une question génitale mais une question de rencontre, de personnalité. Si les cultures le permettaient et si l’ensemble de la population mondiale se posaient ces questions, je pense qu’on aurait une minorité d’hétérosexuels et d’homosexuels exclusifs et une majorité de gens qui seraient attirés non par un sexe (pénis, vagin) mais par une personne. Dit autrement, l’hétérosexualité et l’homosexualité exclusives pourraient être considérées comme une forme de fétichisme par le fait de vouloir trouver absolument un pénis ou un vagin chez le-la partenaire ! Dans ce cas, l’hétérosexualité et l’homosexualité exclusives devraient figurer parmi les paraphilies dans le DSM. Cela me fait penser à l’arroseur arrosé, ce qui pourrait prêter à sourire dans un autre contexte…

 

Question : Ce sont finalement les hiérarchies qui font des drôles de réalités construites que sont l’homme et la femme, les intersexes et aujourd’hui les trans’ ?

– Evidemment puisque la hiérarchie supérieure, c’est l’homme, après c’est la femme. Tout ce qui n’est pas un homme, c’est forcément une femme. Un gay n’est pas considéré comme un homme au sens propre du terme, c’est forcément moins bien qu’un homme, si ce n’est pas un homme c’est un « sous-homme », donc une « femme » ou une « femmelette »… C’est toujours péjoratif.

 

Question : Si je te suis, un homme c’est quelqu’un qui est 1/XY ; 2/ hétérosexuel ? Tous les autres critères ne comptent pas ?

– On peut ajouter, en effet, un homme masculin… parce qu’il n’est pas efféminé. Donc, ça donne un homme de sexe mâle, de genre masculin et d’orientation hétérosexuelle.

 

Question : Tous les gens qui ont changé de genre et qui reprennent le terme « trans », qui se visibilisent comme tels aujourd’hui, qui remettent en cause à leur tour les attendus binaires, ils viennent déborder les transsexuels eux-mêmes comme si les trans’ se trouvaient dépossédés de ce mot, cette réalité.

– Je pense que c’est du mot « transsexuel » dont les trans’ ne voulaient pas, par ce que trans’, transgenre, transidentité, c’est autre chose, c’est différent. Pour moi, « transsexuel », c’est une personne qui est attirée exclusivement par des personnes transidentitaires. Il y a des gens qui sont comme cela, on les appelle aussi les « translovers ». En fait, c’est une “nouvelle” attirance amoureuse et sexuelle. Ensuite, il y a les rencontres, des personnes qui se sont rendues compte que ce n’est pas très important d’être hétéro, homo, etc, que l’essentiel était d’être attiré par une personne particulière. D’ailleurs est-ce que ce sont des personnes qui ont beaucoup de relations sexuelles ? Pas forcément. C’est d’abord une attirance amoureuse et affective qui, ensuite, peut être sexualisée ou pas. Surtout, chez les MtF, où il y a une grande difficulté à trouver des partenaires hommes qui vont les accepter pour ce qu’elles sont, à savoir des femmes comme elles se ressentent même si ce sont des « femmes différentes ». Il y a peu d’hommes qui ont cette capacité à dire, « oui ma femme est (d’origine) trans’ et ce n’est pas un problème, elle est une femme » et qui ne vont pas se sentir diminués par cela.

 

Question : Un psychologue de l’université Paris 8 en ethnopsychiatrie, Jean-Luc Swertvaegher[1], a émis l’idée que les trans’ se construisaient en-dehors du sexe. Qu’est-ce que tu en penses ?

– Les trans se construisent différemment, ça c’est sûr. Mais est-ce par rapport au sexe ? Je ne sais pas parce qu’il y a des trans’ qui ont érotisé la question et d’autres pas. Donc, c’est très variable, je n’en tirerai pas une généralité. Je sais juste que, pour une partie des trans’, ce n’est pas la chose la plus importante. Cela reflète aussi la population rencontrée au Centre Georges Devereux. Avec Jean-Luc, nous avons travaillé ensemble dans un groupe de recherche créé et dirigé par Françoise Sironi.

 

Question : C’est une transformation de l’usage classique de l’expertise. Ce n’est pas quelque chose de spécifique aux trans’ ?

– Ce n’est pas nouveau, c’est reconnu et accepté, par exemple avec les maladies rares, le sida, les diabétiques… Il y a des gens qui discutent avec les médecins, leur généraliste, qui connaissent très bien leurs traitements, s’il faut en changer ou pas, etc.

 

La question trans, le suivi

Question : Qu’est-ce que le transsexualisme a à voir avec la psychiatrie ?

– Pour moi rien, mais des médecins ont jugé que, puisqu’il n’y a pas de preuve physiologique, ça doit être dans la tête. L’idée, c’était peut être de trouver un remède mais depuis plus d’un siècle, aucun traitement n’a été trouvé et, par ailleurs, tous les essais thérapeutiques sur le plan psychique, que ce soit avec des produits neurochimiques, les électrochocs, la chirurgie du cerveau ou des thérapies, aversive ou pas, rien n’a fonctionné. Par contre, les traitements hormonaux et chirurgicaux fonctionnent très bien. A t-on déjà vu un traitement hormonal ou chirurgical soigner une maladie mentale ? J’en conclus que ce n’est pas un problème psychiatrique, on ne peut pas résoudre cette question identitaire par la voie psy. Maintenant la science n’est pas capable de dire, l’origine, la source du problème. Peut-être qu’elle est multiple, peut-être qu’il y a des facteurs environnementaux qui viennent s’associer à des facteurs biologiques et des facteurs culturels mais ça n’a aucune importance. On peut chercher mais ça ne devrait pas empêcher qu’on prenne en charge en constatant que la personne a toute sa tête dans ce qu’elle demande avant de commencer ce traitement. Il n’y a pas d’autre vérification à faire.

 

Question : Dès le départ, selon leurs propres attendus, ils ont défini que c’était un « diagnostic différentiel », on vérifie qu’il y a une véritable maladie mentale ou un trouble et le transsexualisme lui-même.

– Je ne sais pas si les médecins le savaient dès le départ mais ils ont privilégié l’hypothèse d’une maladie mentale. Au début, ils ont parlé de « diagnostic positif de transsexualisme », puis, depuis qu’ils conviennent qu’en dehors de la transidentité les personnes ont bien toute leur tête, de « diagnostic différentiel ». Le but de ce « diagnostic différentiel » est, disent-ils, d’éliminer toute pathologie qui pourrait se donner l’apparence du transsexualisme telle que la dysmorphophobie, un épisode délirant, le transvestissement fétichiste (dont on sait qu’il peut cohabiter avec une variation de l’identité de genre et que de ce fait, il n’est pas une contre indication)… Tout comme au départ, les tests servaient au diagnostic positif ou différentiel, ils servent maintenant au pronostic ! Bref, dès que l’on démonte un argument, ils en trouvent un autre pour tenter de maintenir leur main mise sur les trans’.

 

Question : Quelle différence entre maladie mentale et trouble ?

 – Les troubles sont moins graves, on peut avoir des troubles psychologiques ou psychiatriques même et en avoir conscience. Une maladie mentale, c’est quand la personne n’a pas conscience qu’elle ne va pas bien, c’est le cas des délires par exemple. Elle n’est pas en état de prendre de décisions éclairées car elle a un dysfonctionnement qui l’empêche de raisonner clairement, donc de décider.

Par exemple une personne qui a des TOCs, (troubles obsessionnels compulsifs), a quand même toute sa tête. Cela ne devrait pas l’empêcher d’avoir accès à une prise en charge et un THC si elle a en plus une variation de l’identité de genre et qu’elle demande une transition. Cette personne est parfaitement capable de comprendre ses symptômes, que c’est un problème et d’ailleurs, elle le sait, elle le dit. Si elle ne venait pas en consultation dire « je suis envahie par ces TOCs et ça me coûte de me laver les mains si souvent, etc », les psychiatres ne le sauraient pas puisqu’ils ne l’auraient jamais vue. C’est bien elle qui constate un dysfonctionnement, qui va voir un psychiatre pour se faire aider. (C’est d’ailleurs un point en commun avec la transidentité.) On ne peut pas dire que cette personne est un malade mental. Elle a un problème qui effectivement l’handicape au quotidien mais cela ne la rend pas irresponsable, elle ne fait pas pour autant n’importe quoi. Donc, ce n’est pas une contre-indication de mon point de vue. C’est un trouble qui nécessite un accompagnement, une aide, mais en aucune façon, ce n’est une contre-indication pour pouvoir faire une transition.

 

Question : En France, avec la première équipe, la clinique trans’ et intersexe est solidement établie ? Il y a déjà des études, des suivis, ils savent depuis vingt ans que la réponse hormono-chirurgicale est valable ?

– Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu un tel écart, que les suivis ont commencé si tôt au Etats-Unis. C’est dans les années 60 mais il y a eu un écart de 10 à 15 ans avant qu’on commence à s’y pencher en France. Il n’y avait pas un recul si important qui permette de dire que les traitements hormono-chirurgicaux étaient la bonne réponse. Cela n’est rentré dans le DSM que dans les années 80.

 

Question : Au cours des discussions lors de la rencontre à la Sorbonne (décembre 2010), il y a eu de la part de Mes Bonierbale et Chiland, un seul mot : la souffrance. Au nom de la souffrance, on vient prendre en charge mais c’est devenu un mot vide de sens maintenant que les gens souffrent moins, communiquent et sont dans des groupes. Qu’est-ce que devient cette souffrance dans la justification de la prise en charge ?

– Je ne dirai pas qu’il n’y a plus de souffrance chez les trans’, il y en a qui ont des souffrances et d’autres pas, ou moins. Donc, c’est très variable. Mais ce n’est pas parce qu’il y a moins ou pas de souffrance qu’il ne faut pas prendre en charge et ce n’est pas le seul motif. Avoir quelqu’un qui fonctionne bien dans la société, c’est toujours mieux. Par ailleurs, si la personne ne souffre pas maintenant, ça ne veut pas dire qu’elle ne souffrira pas plus tard. Ce n’est pas la peine d’attendre qu’elle souffre pour l’aider. Si elle présente ce problème, il faut l’aider. Pour être efficace, autant le faire dans les meilleures conditions plutôt que d’attendre qu’elle souffre et le faire quand elle sera au plus mal.

 

Question : Ce dont souffraient le plus les gens, c’est l’isolement, les agressions, plus que du fait d’être trans’ ?

Effectivement, c’est plus le regard social, les problèmes sociaux, le regard des autres, l’acceptation dans la société… La transphobie est encore bien répandue. Quelqu’un qui ne prend pas les transports en commun ne peut pas se rendre compte à quel point on peut se faire agresser juste à cause de ça, particulièrement en région. Quant à la solitude ou l’isolement, quand on ne les a pas choisis, c’est terrible. Le pire c’est l’hypocrisie, les petites réflexions en passant qui ne s’adresse pas vraiment à la personne mais qui sont faites intentionnellement lorsqu’elle se trouve à proximité des auteurs qui pouffent de rire. Impossible de répondre ou de se défendre car les agresseurs bottent en touche et se moquent de la personne trans’. Difficile de porter plainte pour des mots… A force de répétition, les victimes s’isolent, ne sortent plus à certaines heures, évitent certains endroits… Les mots sont parfois plus terribles que les coups.

La question trans’, c’est surtout un problème de classe sociale. Quelqu’un a qui de l’argent s’en sortira toujours, quelqu’un qui n’en a pas, beaucoup moins bien. Tout est lié d’abord au statut social de la personne et ensuite au regard social. Quand on est riche, on a plus facilement la possibilité d’imposer ses décisions que quand on est pauvre et dépendant des autres. Donc, la première chose, c’est un problème social. C’est aussi un problème médical mais pas seulement.

 

Question : Y a t-il des lieux ou cette expertise trans’ n’est pas contestée ni même discutée mais simplement entérinée ?

Ça dépend des lieux, de leur propre fonctionnement. C’est peut être dans le milieu des festivals de cinéma que l’on trouve le plus cette attitude. Il y a aussi des professionnels (des éducateurs, des enseignants, des psys) qui comprennent que la parole des personnes concernées est importante et qu’ils ne peuvent pas s’y substituer, ils vont donc plutôt faire appel à des gens qui sont passés par cette expérience pour faire des formations ou des exposés sur le sujet. Dans ce cas, c’est franchement vécu comme un apport parce qu’eux-mêmes ne sauraient en parler de cette façon car, même s’ils connaissent la question, ils ne s’estiment pas suffisamment compétents pour pouvoir en parler ou ils ne souhaitent pas le faire à la place des trans’. Mais ce n’est malheureusement pas une démarche que l’on va retrouver unanimement partout.

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[1] Jean-Luc Swertvaegher, Les psy à l’épreuve des transsexuels … ou penser les êtres humains sans le sexe, http://www.ethnopsychiatrie.net/swertusagers.htm


Entretien mis en ligne, décembre 2010.

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