Sergio Sarmiento

Maître de conférences – Laboratoire I3M – Université de Nice


L’histoire

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(crédit http://www.lenouveaulatina.com/)

Alex, une jeune fille intersexuée[1] de 15 ans, vit aux alentours d’une ville côtière d’Uruguay[2]  avec ses parents. Originaires de Buenos Aires, après la naissance d’Alex, Kraker (le père) et Suli (la mère) décident de quitter la capitale argentine et se refugier avec leur fille dans un village situé sur la rive gauche du Rio de la Plata.  Kraker est biologiste et s’occupe de protéger et étudier la faune locale.

Le film commence avec l’arrivée d’un couple d’amis de Buenos Aires avec leur fils, Alvaro, 17 ans. Contacté par Suli, le père d’Alvaro, Ramiro, est chirurgien esthétique et s’intéresse au cas d’Alex. On apprendra assez rapidement l’intention de sa visite.

Lors de leur premier contact, Alex demande à Alvaro s’il veut faire l’amour avec elle. Ce dernier refuse. La jeune fille se trouve à un âge où si elle veut renforcer son aspect féminin, il faut qu’elle prenne des traitements (des corticoïdes) pour éviter sa virilisation (elle-même explique à son nouvel ami que les pilules qu’elle doit avaler « vont éviter que sa barbe pousse »).

Une amitié se construit entre les deux adolescents. Cette relation les confronte à leurs peurs. Ils finissent pour avoir un contact sexuel, surpris par hasard par le père de la jeune fille.

Les parents d’Alex apprennent que leur fille risque d’être renvoyée de son lycée car elle a agressé son meilleur ami, Vando. Ce dernier connaît le « secret » d’Alex, mais il a été imprudent et l’a divulgué auprès de quelques personnes qui subitement se sont intéressées au cas de cette adolescente « pas comme les autres ». Trois garçons d’à peu près le même âge, de toute évidence mis dans la confidence, agressent Alex car ils sont curieux de voir ce que cette fille cache. Dans cette scène, d’une grande violence, l’intervention de Vando empêche le viol de l’adolescente, mais il arrive assez tard pour éviter que les trois garçons vérifient la constitution des organes génitaux d’Alex.

Le film finit avec le départ du chirurgien, sa femme et son fils.

 

Le droit de choisir

Lucia Puenzo, la réalisatrice du film, nous livre une œuvre portée par un regard pudique et  différent sur un sujet très peu traité par le septième art[3].

Contrairement aux cas de la plupart des intersexués dont les parents sont contraints par le corps médical[4] à accepter une ou plusieurs interventions chirurgicales de « normalisation », les parents d’Alex refusent. Kraker avoue à Ramiro, le chirurgien, que dès le premier moment qu’il a vu sa fille, il l’a trouvé « parfaite ».

Son père va rencontrer un homme intersexué dont son cas a été médiatisé. Celui-ci l’aide à comprendre la situation de sa fille en lui montrant des photos de lui à 15 ans où il était considéré appartenant au sexe féminin. Cet homme raconte qu’il a subi cinq opérations au cours de sa première année de vie, interventions qu’il qualifie de « charcutières » et le rassure sur le fait qu’Alex a le droit de choisir.

La jeune fille, après le rapport sexuel avec Alvaro, et interrogé par ce dernier, se définit elle-même comme étant « les deux » (garçon et fille) et par rapport à son orientation sexuelle, elle affirme ne pas savoir si ce sont les garçons ou les filles qui l’attirent.

Après l’agression subie par Alex, Kraker explique à sa fille qu’il sera là pour la protéger jusque à qu’elle décide. Elle répond : « Et s’il n’y a rien à choisir ? ».

La nouveauté du film de Lucia Puenzo apporte à ce sujet la possibilité de penser l’intersexuation soit comme une période de transition vers une « normalisation » homme/femme ; soit comme un état permanent assumé par la personne elle-même.

 

La peur, le refus face aux différences

Comment peut-on nommer Alex ? Hermaphrodite ? Intersexuée ? A cause de l’ignorance sur ce sujet, ces mots peuvent susciter de nombreuses interrogations dans l’imaginaire collectif forgé par la norme binaire homme/femme. On nous habitue à croire que la différence des sexes est une évidence, ce qui n’est pas du tout vrai, car ce sont des constructions sociales[5]. Comme l’explique Pierre Bourdieu, le corps est toujours un corps socialisé, fabriqué au travers de la familiarisation avec un monde physique symboliquement construit par les structures de la domination[6].

Alvaro, avant de découvrir la particularité d’Alex, lui dit : « Tu n’es pas normale, tu es différente et tu le sais. Tu es bizarre. Pourquoi tous te regardent ainsi ? ».

Si l’on part de la performativité du langage, on considère que les mots produisent ce qu’ils désignent, le « déterminent »[7].

Cité par Eribon, dans « Le journal du voleur », Genet écrit : « le mot voleur détermine celui dont l’activité principale est le vol. Ce mot précise en éliminant – pendant qu’il est ainsi nommé – tout ce qu’il est autre que voleur ».

Suivant Bourdieu, Didier Eribon affirme que « le mot voleur impose une identité homogène et exclusive. Les noms qui servent à classer, stigmatiser, catégoriser,… renvoient à la performativité sociale du langage ».

Alex ne correspond pas aux normes sociales. Elle est un cas à part. Et de ce fait, elle fait peur, car elle n’est pas « classable ». L’injure, le regard raciste en général, inscrit une essence dans le corps et le cerveau de l’individu désigné. L’injure est essentialiste, car le monde social l’est[8].

Eribon explique que si l’injure peut avoir une telle efficacité, une telle prise sur l’individu qu’elle vise, c’est parce que la société a déjà inscrit en son corps et son cerveau les structures de l’ordre social (hiérarchie des classes, des races, des sexes, des sexualités…).

Tout ce qui ne rentre pas dans ces structures de l’ordre social suscite une forme de peur de l’inconnu qui conduit à l’exclusion. Ainsi trois jeunes garçons vont agresser Alex dont la particularité doit réveiller inconsciemment chez eux un mélange de curiosité et de peur.

Alex s’interroge elle-même si elle n’est pas « un monstre »… Aussi bien les objets qu’elle a dans sa chambre (notamment les poupées dévêtues et avec un pénis ajouté) que ses dessins témoignent de sa souffrance. 

Elle ne peut pas se retrouver dans cette différence de sexes qui paraît si évidente pour la société. Dès que son « secret » sera connu par tous, elle sera forcément stigmatisée, voire exclue de « la norme », de ce « privilège épistémologique »[9] de l’hétérosexualité et de la différence de sexes.

 

Secret de famille

« Si je suis si spéciale, pourquoi je n’ai pas le droit d’en parler ? » interroge Alex à son père. Ses parents ont fui Buenos Aires pour protéger leur fille du jugement des autres. Ils se sont installés dans une maison en bois isolée aux alentours d’une petite ville côtière.

Il est vrai que la question « c’est une fille ou garçon ? » lors de la naissance d’un enfant pose un problème pour les parents d’intersexué-e-s, vis-à-vis de la société et de leur propre représentation du masculin et du féminin. « Quand on apprend que son enfant est intersexué, on se retrouve démuni et seul. On est parfois en colère de se sentir si impuissant et angoissé pour l’avenir de son enfant »[10] Dans le film, Suli partage ses douloureux souvenirs avec Ramiro et Erica, les parents d’Alvaro.

Ce secret de famille est le moteur-cause de l’angoisse d’Alex. Elle confie à Alvaro que ses parents lui font de la peine, car ils sont toujours en train d’attendre…

Le chirurgien explique à Suli qu’Alex court le risque de se « viriliser » si elle ne suit pas son traitement, qu’elle va « arrêter de se développer comme une femme ». Plus tard, la femme du chirurgien opine qu’il faut l’opérer, que c’est la seule solution.

Kraker n’a pas apprécié que sa femme fasse venir le chirurgien, mais cette dernière interroge son mari : « Et si elle le veut ? ». Ils ne savent pas comment réagir pour permettre à leur fille une vie épanouie.

Après l’agression subie par Alex, Kraker lui demande si elle veut porter plainte auprès de la police, sachant que cette décision va faire que « tout le monde soit au courant de son cas ».  Sa fille répond : « Qu’ils le sachent ».

On a l’impression à la fin du film, qu’Alex s’oriente vers une acceptation d’elle-même telle qu’elle est. Didier Eribon explique dans le cas des homosexuels-elles, mais nous pouvons le transposer à tous ceux et à toutes celles qui font objet d’une discrimination, comment l’injure et l’insulte conduisent dans un premier temps à la honte et l’humiliation jusqu’au moment où certains individus décident d’assumer leur condition dans un acte de fierté qui leur permet de réinventer leur propre subjectivité[11].

 

Le contexte argentin de réception du film

Comment la société argentine a-t-elle accueilli le film XXY ? Nous pouvons affirmer que l’Argentine connaît depuis la dernière décennie un mouvement plutôt favorable au débat sur des sujets relatifs à l’homosexualité et la transsexualité. Ces sujets sont devenus omniprésents dans le cinéma, la télévision et l’ensemble des médias. Et l’on peut imaginer à quel point la pénétration massive de la télévision dans les foyers argentins peut être un vecteur essentiel dans l’évolution des mentalités.

XXY, sorti en Argentine le 14 avril 2007, a attiré près de deux cent mille spectateurs[12]. Par ce fait le film n’a pas eu un très grand impact sur le public, même s’il a reçu des prix lors de festivals étrangers[13].

Cependant, d’autres éléments nous font penser que ce type de questions (y comprise celle de l’égalité hommes-femmes) ont préparé un contexte accueillant, comme par exemple, outre la surabondance des représentations sur l’homosexualité dans les médias ; la participation d’une transsexuelle jouant son propre rôle dans un feuilleton pendant deux ans ; le fait que ce soit une femme qui ait été élue Présidente ; l’adoption de la loi sur le mariage égalitaire et un cas de fête populaire revisitée par la culture gay.

Mis à part le fait de l’omniprésence de l’homosexualité dans la télévision argentine, une télénovela[14] qui a fait des records d’audience, Los Roldan (2004-2005), a mis en scène la comédienne Florencia de la V., transsexuelle, jouant son propre rôle de trans dans le feuilleton télévisé.

Florencia de la V. a été adoptée par un très large public populaire, car grâce à son charisme elle a touché et sensibilisé la population argentine à un sujet très peu abordé de cette façon. Car au-delà de la présence ponctuelle des transsexuelles dans des talk-show, ce rendez-vous quotidien[15] proposé par la télénovela a permis aux téléspectateurs une certaine familiarité avec Florencia. 

Par ailleurs, la comédienne a obtenu en 2010 le changement de son nom légalement, en constituant par ce fait la première transsexuelle a l’avoir sans que sa condition soit considérée comme une pathologie.

Concernant l’égalité hommes-femmes, sur le plan symbolique, une femme dirige le pays. Cristina Kichner, actuelle présidente de l’Argentine, élue dès le premier tour le 28 octobre 2007 avec 45,23% des suffrages exprimés. Avocate de profession, elle a été investie le 10 décembre 2007, succédant à son mari Néstor Kichner, qui meurt trois ans plus tard. 

La loi sur le mariage homosexuel a été promulguée en Argentine en 2010, ce qui a fait de ce pays le premier de l’Amérique latine à avoir légalisé l’union entre deux personnes du même sexe.

La politique menée par Cristina Kichner accompagne de près et renforce d’un point de vue institutionnel l’égalité hommes-femmes et les droits des minorités.

Un autre élément qui pourrait être ajouté aux signes qui parlent d’une évolution des mentalités, c’est la « Fête de la Vendange gay »[16], célébrée depuis 15 ans dans la ville de Mendoza. La région de Mendoza, caractérisé par son conservatisme, est devenue une destination gay friendly, en ajoutant cette manifestation à son offre touristique.

Ce contexte ne garantit pourtant la fin de l’homophobie en Argentine. Des résistances culturelles très fortes demeurent malheureusement toujours d’actualité[17]. Le film de Lucia Puenzo s’inscrit dans une volonté de faire évoluer les mentalités à propos des questions de genre en général, et d’en apporter un nouveau éclairage sur l’intersexualité.

 

En guise de conclusion

XXY, en présentant le thème de l’intersexuation nous interpelle tou.te.s.

Aujourd’hui on peut opposer d’une part ceux qui considèrent que la différence de sexes, de genres et de sexualités est « naturelle » (ce qu’on appelle l’hétérosexisme établissant un lien entre hétérosexualité, conjugalité et parentalité) et, d’autre part, comme l’affirme Eric Macé, ceux qui mettent en évidence que les dispositifs de la différence de sexes, de genres et de sexualités se situent dans un mouvement de déconstruction et de recomposition des relations entre sexe, genre et sexualité, de dénaturalisation des identifications de genre, de détraditionnalisation des rôles genrés, de dépathologisation des orientations sexuelles[18]

Le film de Lucia Puenzo devrait interpeller surtout les premiers. Le cas d’Alex, n’est-il pas « naturel » ? Vont-ils continuer à parler d’une « erreur de la nature » ? Vont-ils continuer à ne pas voir ou à nier l’intersexuation ?


Références bibliographiques

Bertini Marie-Joseph (2002) Femmes : le pouvoir impossible, Pauvert, Paris.

Bertini Marie-Joseph (2009) Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence des sexes, Max Milo Editions, Paris.

Butler Judith (2005) Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, La Découverte, Paris.

Eribon Didier (2001) Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, Fayard, Paris.

Eribon Didier (2009) Retours à Reims, Fayard, Paris.

Espineira Karine (2008) La transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public, L’Harmattan, Paris.

Textes de l’association Orféo, association créée pour soutenir les personnes intersexuées ainsi que leurs proches http://asso.orfeo.free.fr

Textes et dossiers de l’Observatoire des transidentités http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com


[1] Appelée également « hermaphroditisme » ou ambiguïté sexuelle », l’intersexuation est une variation du développement sexuel. Les organes génitaux de la personne ne correspondent pas aux standards mâle et femelle. http://asso.orfeo.free.fr/lesbrochures/brochure-tous-publics.pdf

[2] Le film a été tourné à Piriapolis, petite cité balnéaire de 8000 habitants.

[3] « Le mystère d’Alexina », comédie dramatique de René Féret (France, 1985) ; « Both », drame de Lisset Barcellos (Amérique-Pérou, 2005) et « Octopusalarm » d’Elisabeth Scharang (Autriche, 2006). http://www.cinetrafic.fr/liste-film/6579/1/l-intersexualite-au-cinema

[4] « Quand il est difficile de déterminer si l’enfant est un garçon ou une fille, médecins et chirurgiens font leur possible afin de rendre le sexe de l’enfant conforme aux normes mâles/femelles », site de l’association Orféo http://asso.orfeo.free.fr/lesbrochures/brochure-tous-publics.pdf

[5] Bertini Marie Joseph (2010)  Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence de sexes, Max Milo Editions, Paris. Butler Judith (2005) Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Traduit de l’anglais para Cynthia Kraus, La Découverte, Paris.

[6] Bourdieu Pierre (1997) Méditations pascaliennes, cité par Eribon Didier (2001) Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, p. 85.

[7] Eribon Didier (2001) Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, p. 79.

[8] Bourdieu Pierre, op. cit., cité par Eribon Didier, op. cit.

[9] Kosofsky Sedwich Eve (1990) Epistemology of the Closet, citée par Eribon Didier, op. cit., p. 110-111.

[11] Eribon Didier, op. cit.

[12] Données de Taquilla nacional, citées dans le blog http://marianoliveros.wordpress.com.

[13] Grand prix de la semaine de la critique, Cannes, 2007 ; Prix du meilleur film du festival d’Athènes, 2007 ; Prix de la mise en scène du festival d’Edimbourg, 2007 ; film représentant l’Argentine aux Oscars, 2008.

[14] Genre télévisuel de type feuilleton diffusé quotidiennement.

[15] 419 épisodes à 21h00 (heure de grande écoute) ont été diffusés sur 2 ans (2004-2005) sur plusieurs chaînes de télévision latino-américaines ; rediffusés en 2008 sur la chaîne Latinovelas dans tous les pays de l’Amérique Latine. D’autres pays ont aussi adapté le feuilleton (Colombie, Mexique, Chili, Etats-Unis…)

[16] Elle est organisée juste après la « Fête national de la Vendange », manifestation populaire et artistique célébrée depuis plus de 75 ans et qui attire un nombre très important de visiteurs.

[17] Voir à ce sujet, Espineira Karine (2008) La transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public, p. 91-92.

[18] Macé Eric (2011) Les conséquences de la dépathologisation des identifications de genre trans, Journée d’études « Dépsychiatriser ! », dossier téléchargeable in Observatoire des transidentités http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com