Gabrielle Richard
Doctorante, Université de Montréal
Line Chamberland
Ph.D., professeure au Département de sexologie
et titulaire de la Chaire de recherche sur l’homophobie
à l’Université du Québec à Montréal
Violences homophobes, violences transphobes :
Le double jeu du genre dans les violences en milieu scolaire[1]
Résumé :
A partir de résultats tirés d’une enquête par questionnaire auprès de 2747 élèves de l’école secondaire québécoise et d’entrevues auprès de jeunes s’identifiant comme lesbiennes, gais, bisexuel(le)s ou en questionnement (LGBQ) ou comme trans, cet article propose une réflexion sur les violences prenant pour cible l’expression de genre à l’école. Plus du tiers des élèves s’identifiant comme hétérosexuels rapportent avoir été victimes de violence parce qu’on pense qu’ils sont, ou parce qu’ils sont gais. C’est également le cas de plus des deux tiers des élèves LGBQ. En entrevue, plusieurs élèves, trans comme LGBQ, rapportent que c’est davantage leur inadéquation aux normes de la féminité et de la masculinité qui en font l’objet de réprobation par leurs pairs, plutôt que leurs véritables préférences en matière d’orientation sexuelle. En explorant les parallèles étroits entre l’homophobie et la transphobie, nous suggérons que le « genre » est central pour comprendre les violences sur la base de l’orientation sexuelle et de la non-conformité de genre à l’école.
Introduction
« En secondaire 2 [à 14 ans], j’ai décidé de changer mon attitude et mon style vestimentaire pour avoir l’air un peu plus hétérosexuel », explique Brendan, un jeune homme gai de 19 ans. « J’en avais marre de me faire embêter. Je me suis dit que si j’arrêtais de mettre des colliers et de me coiffer, ils allaient arrêter de m’intimider ». C’est en ces termes que Brendan raconte avoir essayé d’échapper au regard de ses agresseurs, au cours d’un bref parcours scolaire où il rapporte avoir vécu des violences quotidiennes en raison de l’orientation sexuelle qui lui était prêtée (Brendan n’était à l’époque pas ouvertement gai). À son instar, plusieurs élèves lesbiennes, gais, bisexuel(le)s ou en questionnement (LGBQ) interviewés dans le cadre d’une enquête québécoise sur l’homophobie à l’école ont clairement suggéré que ce n’était pas tant leur orientation sexuelle qui leur posait problème à l’école – d’ailleurs, plusieurs d’entre eux ne connaissaient pas leur orientation sexuelle ou ne l’avait pas encore divulguée lors des premiers épisodes de violence –, mais bien le fait d’avoir l’air gai ou lesbienne.
Questionnés quant à ces apparences d’homosexualité dont plusieurs d’entre eux rapportent chercher à se détacher, les élèves expliquent qu’il s’agit de la non-conformité d’un élève à son genre[2] et, par ce biais, interpellent les stéréotypes communément associés à un homme gai ou à une femme lesbienne. Dans leurs termes, un élève homosexuel « [est susceptible de] porter un chandail mauve avec un personnage manga » (Richard, 24 ans, queer), ou encore « n’est pas un joueur de hockey de six pieds quatre [1m90], plein de muscles » (Marjorie, 20 ans, lesbienne), suggérant que cet élève est nécessairement chétif et par conséquent incompatible, du moins dans les représentations courantes, avec les symboles courants de virilité, de force, voire de charisme. Quant aux jeunes filles lesbiennes, décrites comme « pas très féminines » (Ariane, 17 ans, lesbienne) et « [exemptes] du mouvement de grâce des jeunes filles hétéros » (Marianne, 21 ans, lesbienne), ils se les représentent comme s’éloignant en certains points des attributs valorisés chez les filles (par exemple, se maquiller, avoir de la retenue, s’habiller de façon « féminine »). Notons qu’il s’agit là des représentations que se font les jeunes LGBQ eux-mêmes de personnes ayant l’air gai ou ayant l’air lesbienne, mais qu’elles font sensiblement écho à celles des jeunes hétérosexuels (Bastien Charlebois, 2011 ; Horn 2007).
Un bon nombre des jeunes rencontrés rapportent donc avoir usé de stratégies diverses pour se conformer en apparence aux attentes hétéronormatives dont ils faisaient l’objet. Des stratégies, telles que modifier son apparence afin d’avoir l’air hétérosexuel, dissimuler entièrement son orientation sexuelle, fréquenter un partenaire de sexe opposé, tenir soi-même des propos homophobes ou encourager les pairs qui commettent des actions homophobes, sont mobilisées par bien des jeunes LGBQ soucieux de se distancier d’une homosexualité inacceptable et d’éviter l’ostracisme et la victimation qui l’accompagnent.
Ceci dit, à quel point les impressions des élèves LGBQ quant à l’étroitesse des liens entre l’homophobie et l’expression de genre passent-elles l’épreuve des données à grande échelle? Comment est-il possible de mobiliser les concepts de genre et de conformité au genre pour exposer les mécanismes communs à deux types de violences de genre, soit l’homophobie et la transphobie? Dans cet article, nous proposons de réfléchir aux violences scolaires ciblant les élèves en raison de leur appartenance de genre ou de leur non-conformité aux rôles socialement attribués à leur sexe. Nous verrons que le caractère genré de ces violences se donne à voir, tantôt parce qu’elles ciblent davantage les garçons que les filles (ou bien entendu, l’inverse), tantôt encore parce qu’elles réprimandent les garçons chez qui l’on distingue des caractéristiques socialement associées au genre féminin (ou les filles présentant le profil inverse).
Revue de littérature
Les violences de genre à l’école ont été théorisées et documentées sous au moins deux angles dans la littérature scientifique. Le premier de ces angles considère les violences et les discriminations plus susceptibles d’être exercées ou vécues par des individus en fonction de leur appartenance de sexe. Il est ainsi communément évoqué que la fréquence, la sévérité et les modes de victimisation diffèrent selon les sexes (Olweus et al. 1999, Smith et Sharp, 1994). Les filles seraient plus susceptibles de vivre de la violence sexuelle, de la cyberintimidation, ou encore d’être rejetées ou mises à l’écart, tandis que les garçons seraient davantage impliqués dans les confrontations physiques, les injures ou le harcèlement verbal (Cornell et Loper, 1998 ; Furlong et Morrison, 2000). On considère ainsi, sans nécessairement le problématiser, le sexe des élèves impliqués dans des épisodes de violence, que ce soit en tant qu’agresseurs, victimes ou témoins.
Ceci dit, certaines enquêtes sur le climat scolaire et l’homophobie, parce qu’elles s’intéressent de facto à l’orientation sexuelle réelle ou perçue des élèves, ont mis en évidence l’existence de violences prenant pour objet la conformité au genre. On y postule que les élèves, dès lors qu’ils se retrouvent entre pairs, sont impliqués dans une véritable gestion du genre, une dynamique récompensant (par exemple, en étant adulés par leurs pairs) les élèves dont la sexualité et l’expression de genre sont conformes aux attentes sociales hétéronormatives (Boyle, Marshall et Robeson, 2003). Les élèves qui ne se conforment pas en tous points à cette régulation, ou qui s’y soustraient, s’exposent à une certaine répression de la part de leurs pairs, répression qui peut notamment se manifester par une mise à l’écart ou par l’insulte. Dans ce contexte, les élèves ne ratifiant pas le contrat social hétérosexuel (Wittig, 2001) (par exemple, les jeunes s’identifiant comme LGBQ) ou ne se pliant pas d’une quelconque manière aux normes de genre dominantes (par exemple, les élèves perçus comme LGBQ, les élèves trans[3] ou questionnant leur identité de genre, mais également ceux et celles qui s’écartent même minimalement des expressions de genre conventionnelles) peuvent être conséquemment victimisés, notamment par l’insulte homophobe (Chamberland, Richard et Bernier, 2013).
C’est à ce second cas de figure, c’est-à-dire aux violences basées sur l’orientation sexuelle et l’expression de genre, que nous référerons dans le cadre de cet article. Il sera d’abord question des violences homophobes et de leurs impacts sur les jeunes qui rapportent en faire les frais, mais également des « victimes » de ces violences et discriminations. Nous verrons que les violences scolaires sont doublement genrées, d’abord parce qu’elles ciblent différemment les élèves en fonction de leur sexe, mais également de leur conformité de genre, par le biais de leur orientation sexuelle réelle ou présumée.
Les violences homophobes et la non-conformité de genre
Les impacts documentés des violences homophobes sont pluriels et touchent autant au bien-être psychologique qu’à la réussite scolaire des jeunes qui en sont victimes et ce, quelle que soit leur orientation sexuelle réelle (Saewyc, 2011; Goodenow et al., 2006). Ils seraient en effet plus prompts que leurs pairs non victimisés à rapporter vivre de la détresse psychologique (anxiété, angoisse, automutilation, faible estime de soi), consommer des drogues et de l’alcool de façon abusive, présenter des comportements sexuels à risque, ainsi qu’avoir des idéations suicidaires ou avoir fait une tentative de suicide (Saewyc, 2011 ; Almeida et al., 2009 ; Marshal et al., 2008 ; Saewyc et al., 2007 ; D’Augelli, Grossman et Starks, 2006 ; Bontempo et D’Augelli, 2002).
Lorsqu’elles ont lieu à l’école qu’ils fréquentent, les violences homophobes sont susceptibles d’engendrer des séquelles sur la réussite et la persévérance scolaires des jeunes qui en sont victimes. La plupart des indicateurs étroitement liés au décrochage scolaire, tels que le faible sentiment de sécurité dans l’établissement scolaire, l’absentéisme marqué, le moindre sentiment d’appartenance à l’école et les aspirations scolaires limitées (DeBlois et Lamothe, 2005) sont également associés à l’homophobie vécue, dont les conséquences s’accroissent au fur et à mesure qu’augmente en fréquence la victimisation (Chamberland, Richard et Bernier, 2013). Il en va de même pour le manque de sommeil, la perte d’appétit, l’isolement social et d’autres facteurs similaires qui peuvent contribuer indirectement à diminuer les résultats scolaires d’un élève et à atténuer ses chances de poursuivre son cheminement scolaire au-delà de l’école secondaire (Warwick et al., 2004).
Ceci est à bien des égards similaire aux impacts occasionnés par d’autres types de victimisation par les pairs (Murdock et Bolch, 2005), à la différence près que les violences homophobes prennent autant pour cibles les jeunes s’identifiant comme LGBQ que ceux qui ne sont que perçus comme tels par d’autres élèves, notamment en raison de leur expression de genre (Toomey et al., 2010). Un élève non conforme à son genre est susceptible de s’exposer à une même victimation homophobe qu’un élève ouvertement gai ou lesbienne et ce, même s’il ou elle s’identifie comme hétérosexuel(le). Quant aux jeunes trans ou présentant une expression de genre atypique (gender-nonconforming youth), ils seraient particulièrement visés par les violences scolaires (McGuire et al., 2010; Toomey et al., 2010; Wyss, 2004; Human Rights Watch, 2001) et distinctement touchés par leurs impacts (D’Augelli, Grossman et Starks, 2006).
La littérature existante ne distingue que peu, voire pas du tout, les expériences scolaires des jeunes trans de celles des jeunes LGBQ. Bien qu’il soit impossible de réfuter l’existence de liens robustes entre l’homophobie, les stéréotypes sexuels et genrés, ainsi que la transphobie (Hill et Willoughby, 2005; Wyss, 2004), fusionner par défaut les violences à l’égard des personnes trans et celles ciblant les individus LGBQ comme relevant des mêmes mécanismes est problématique, en ce sens que cette fusion contribue à effacer la particularité des expériences des premiers. En nous appuyant sur les résultats d’une étude à méthodologie mixte sur l’homophobie à l’école secondaire québécoise (questionnaires auprès d’élèves de 14 à 19 ans et entrevues auprès de jeunes LGBQ ayant vécu de l’homophobie) et sur des entrevues menées auprès de jeunes s’identifiant comme trans, nous proposons dans cet article de répondre aux questions suivantes. Quelles sont certaines des singularités des expériences scolaires des jeunes trans? Quelle est la prévalence des expériences de victimation liées à l’expression de genre, ou à la non-conformité d’un élève aux normes de genre (relatives au masculin et au féminin) à l’école secondaire québécoise? Quels parallèles peuvent être établis entre les violences homophobes et les violences transphobes à l’école?
Méthodologie
Les données de cet article sont basées sur une recherche Les impacts de l’homophobie et de la violence homophobe sur la persévérance et la réussite scolaires, dirigée entre 2007 et 2010 par Line Chamberland (Université du Québec à Montréal). Première recherche sur l’homophobie dans les écoles à l’échelle de la province du Québec, elle visait à dresser le portrait du climat scolaire relatif à l’homophobie dans les écoles secondaires du Québec, ainsi qu’à examiner les impacts de l’homophobie sur les expériences scolaires des jeunes qui en sont victimes.
Il nous est rapidement apparu nécessaire de consacrer un sous-volet spécifique à l’expérience scolaire des jeunes trans, en raison des spécificités de leur vécu personnel et scolaire (relatives à leur transition sociale ou scolaire, à l’enchevêtrement des discriminations homophobes et transphobes vécues), mais également pour des raisons d’ordre méthodologique (difficultés de recrutement de jeunes trans, d’emblée peu nombreux et potentiellement doublement victimisés et vulnérables). Si les principales réflexions de cet article s’appuient sur les résultats de la recherche à grande échelle sur l’homophobie, c’est néanmoins à partir des expériences des élèves trans que nous les illustrerons, dans la mesure où leurs propos rendent compte de façon singulière de l’intersection entre le genre, l’expression du genre et l’orientation sexuelle.
Volet sur le climat scolaire et l’homophobie
Un questionnaire d’enquête auto-administré sur le climat scolaire eu égard à la discrimination homophobe a été rempli, au printemps 2009, par 2 747 élèves de niveau 3 et 5 de l’école secondaire québécoise[4]. Un échantillon représentatif de l’ensemble de la province a été constitué en deux temps. Des établissements ont d’abord été identifiés sur la base de leur localisation, de leur taille et de leur langue d’enseignement (la collecte s’est faite en français et en anglais). Des classes ont ensuite été sélectionnées dans chacun de ces établissements, à raison de deux par niveau scolaire. Le taux de réponse considérablement élevé (90%) s’explique par le caractère obligatoire de la complétion du questionnaire, lors d’une séance régulière de cours.
Les répondants avaient entre 14 et 19 ans au moment de la complétion du questionnaire, pour un âge médian de 16 ans. Plus de la moitié (52,6 %) d’entre eux sont de sexe féminin et 47,4 %, de sexe masculin. Questionnés sur leur auto-identification en matière d’orientation sexuelle, 92 % des répondants se sont déclarés hétérosexuels. Des 8 % restants, 1 % se sont identifiés comme gais ou lesbiennes, 2 % comme bisexuel(le)s, 2 % comme queer, et 3 % ont rapporté questionner leur orientation sexuelle ou ne pas savoir comment se définir.
Parallèlement à la passation du questionnaire, des entrevues semi-structurées ont été menées entre 2007 et 2010 auprès de 64 élèves âgés de 14 à 24 ans, s’identifiant comme LGBQ et rapportant avoir vécu des difficultés en milieu scolaire en lien avec leur orientation sexuelle. Le recrutement des individus formant cet échantillon de convenance s’est fait par l’entremise d’organismes et d’associations oeuvrant auprès de jeunes de niveau secondaire, grâce à la collaboration d’intervenants-alliés travaillant dans les écoles, ainsi que par les réseaux sociaux. D’une durée moyenne de 90 minutes, ces entrevues portaient sur les expériences scolaires des jeunes (notamment en lien avec l’homophobie vécue) et sur les facteurs ayant contribué à leur résilience ou à accentuer leur vulnérabilité.
Volet sur les expériences scolaires des jeunes trans
Des entretiens semi-structurés ont été menés en 2008-2009 auprès de huit jeunes s’identifiant comme trans ou rapportant être en questionnement sur leur identité de genre, et six personnes identifiées comme informateurs clés en raison de leur connaissance des réalités des jeunes trans. Les critères de recrutement étaient à dessein larges, un choix préconisé à la fois par le faible nombre absolu de jeunes trans québécois et par le caractère exploratoire de notre recherche. La majorité des jeunes rencontrés ont rapporté qu’ils étaient déjà en questionnement par rapport à leur identité de genre pendant leurs études secondaires, mais qu’ils ont cherché à obtenir leur diplôme avant d’entamer une transition, sociale (se présenter publiquement sous le genre désiré, demander à ce que soit utilisé leur prénom choisi) ou médicale (prise d’hormones, traitements chirurgicaux).
Le recrutement de participants aux entrevues s’est fait par le biais d’organismes, de comités et de groupes œuvrant auprès des trans, par Internet (forums, blogues, réseaux sociaux) et au cours d’évènements organisés par la communauté trans. Les thématiques abordées au cours des entretiens étaient variées et touchaient différents aspects de la vie des participants : le déroulement de la transition de sexe/genre, les relations familiales, la vie de couple, le milieu de travail, avec un accent sur le parcours scolaire depuis l’école primaire.
Résultats
Les discriminations à l’école
L’un des items du questionnaire visait à évaluer la part relative des violences homophobes et genrées dans la totalité des violences et des discriminations qui peuvent avoir lieu en milieu scolaire. La question était posée comme suit : « À ta connaissance, depuis que tu fréquentes cette école secondaire, à quelle fréquence les élèves se font-ils taquiner méchamment, « écoeurer », intimider, insulter ou harceler pour les raisons suivantes…? ». Neuf types de raisons étaient par la suite énumérés. Le tableau 1 présente les principaux résultats.
Deux des trois motifs de discrimination les plus fréquemment rapportés par les élèves, soit la non-conformité de genre (« Parce qu’un gars se comporte de manière trop féminine ou qu’une fille se comporte de manière trop masculine ») et l’orientation sexuelle réelle ou présumée (« Parce qu’ils sont ou qu’on pense qu’ils sont LGB »), évoquent clairement l’existence à l’école secondaire d’une violence basée sur le genre. En d’autres termes, et sans égard à une violence peut-être plus traditionnellement sexiste (« En raison de leur sexe »), une large proportion de la violence scolaire semble basée sur la conformité aux normes de genre, c’est-à-dire prend pour cibles des élèves qui dérogent d’une manière ou d’une autre aux attentes normatives propres à leur sexe. Il peut s’agir d’un garçon affichant une apparence, ou présentant des comportements et des goûts réputés « féminins », incluant les attirances envers d’autres garçons – et bien sûr, le contraire pour une fille. Cette dite conformité au genre peut également s’appréhender sur la base de l’orientation sexuelle, réelle ou telle que perçue.
Les violences homophobes
Afin de documenter la fréquence des violences homophobes, c’est-à-dire ciblant un individu en raison de son orientation sexuelle réelle ou présumée, nous avons demandé aux répondants à quelle fréquence ils avaient personnellement vécu différents types de violences, parce qu’on pense qu’ils sont, ou parce qu’ils sont gais, lesbiennes ou bisexuel(le)s. L’énoncé était suivi de neuf types de violences, tels que « se faire vandaliser ou voler des effets personnels », « se faire exclure, rejeter ou être mis à l’écart » et « se faire insulter, subir des moqueries ».
Sur le plan de la victimation homophobe, donc, 38,6 % de tous les répondants ont rapporté avoir personnellement vécu au moins un des types d’incidents mentionnés parce qu’on leur avait attribué, que ce soit à tort ou à raison, une orientation sexuelle homosexuelle ou bisexuelle. Plus du tiers des élèves s’identifiant comme hétérosexuels (35,4 %) ont rapporté avoir vécu au moins une fois un incident de nature homophobe, alors que c’est le cas de 69,0 % des élèves LGBQ. Les types d’incidents les plus récurrents sont les violences verbales (insultes, moqueries et humiliations) (24,0 %), suivies de près par les rumeurs visant à nuire à la réputation (23,2 %), par les gestes de rejet ou d’exclusion (16,8 %) et la cyberintimidation (10,9 %). Les violences visant l’intégrité physique de quelqu’un sont moins fréquentes : 8,5 % des élèves rapportent avoir été visés par des violences physiques (bousculades, coups, crachats), 7,0 % par du harcèlement sexuel (avances sexuelles insistantes, attouchements non désirés), 6,4 % par des menaces, 5,6 % par des actes de vandalisme ou de vol, et 3,9 % par des agressions sexuelles (participation à des gestes sexuels sous la contrainte, voyeurisme/exhibitionnisme).
Afin d’observer l’influence sur la victimation homophobe des deux « types » de variables de genre évoquées précédemment (référant tantôt aux garçons et aux filles ; tantôt à la conformité de genre), nous avons mené des analyses croisées en fonction du genre (référant ici aux garçons et aux filles) et de l’orientation sexuelle réelle ou perçue – des réponses aux questions de victimations vécues par les élèves parce qu’ils sont ou parce qu’on pense qu’ils sont LGB. Quatre types de violences ont fait l’objet de telles analyses : violences physiques, verbales, sexuelles et la cyberintimidation. Le tableau 2 résume ces résultats.
Pour ce qui est des violences physiques, c’est-à-dire touchant l’intégrité corporelle d’un élève (coups, bousculades et crachats), 8,5 % de tous les répondants sondés rapportent avoir vécu au moins un tel épisode depuis le début de l’année scolaire parce qu’ils sont ou parce qu’on pense qu’ils sont LGB. Si l’on considère les résultats selon l’orientation sexuelle, cette proportion est de 7,4 % chez les élèves hétérosexuels, et 18,3 % chez les élèves LGBQ. Plus particulièrement, 9,9 % des garçons hétérosexuels et 5,2 % des filles hétérosexuelles rapportent avoir vécu de la violence physique à l’école en raison de leur orientation sexuelle réelle ou présumée, alors que ces proportions sont plus que doublées pour les élèves LGBQ (23,4 % des garçons GBQ et 14,4 % des filles LBQ disent avoir été victimes de telles violences).
Si l’on regarde cette fois uniquement les violences verbales (de type insultes, moqueries et humiliations), 24,0 % de l’ensemble des répondants déclarent avoir vécu au moins un épisode de violence verbale en raison de leur orientation sexuelle réelle ou prêtée. Une analyse plus poussée des victimes suggère toutefois que ces résultats sont à comprendre en considérant le genre et l’orientation sexuelle de ces dernières. En effet, 21,3 % des élèves hétérosexuels rapportent avoir vécu des violences verbales homophobes depuis le début de l’année scolaire (25,8 % chez les garçons hétérosexuels, 17,2 % chez les filles hétérosexuelles). C’est toutefois le cas de 50,2 % des élèves LGBQ (52,1 % chez les garçons GBQ et 48,3 % chez les filles LBQ).
Du côté des violences sexuelles (p. ex. avances insistantes, attouchements non désirés), ce sont 7,0 % de tous les élèves sondés qui rapportent en avoir fait l’objet à cause de leur orientation sexuelle réelle ou présumée. Une lecture par orientation sexuelle met en évidence qu’il s’agit de violences sensiblement plus rapportées chez les élèves LGBQ que chez ceux qui s’identifient comme hétérosexuels, et chez les filles que chez les garçons. Cette proportion est donc de 6,2 % chez les élèves hétérosexuels (4,4 % des garçons, 7,8 % des filles), comparé à 16,5 % chez les élèves LGBQ (10,8 % des garçons, 21,1 % des filles).
En dernier lieu, les élèves victimes de cyberintimidation (c’est-à-dire de victimation par voie électronique) sont proportionnellement plus susceptibles d’être LGBQ et de sexe féminin. Chez tous les répondants de l’enquête, 10,8 % des élèves disent avoir vécu au moins un épisode de cyberintimidation depuis le début de l’année scolaire parce qu’ils sont ou parce qu’on pense qu’ils sont LGBQ. Si l’on observe ces données par orientation, cette proportion est de 9,6 % chez les élèves hétérosexuels (8,2 % des garçons, 10,8 % des filles), alors qu’elle augmente à 23,6 % chez les élèves LGBQ (14,0 % des garçons, 31,4 % des filles).
Les expériences scolaires des jeunes trans
Bien des jeunes trans rencontrés dans le cadre de notre enquête partageaient des expériences similaires de discrimination, évoquant s’être faits intimider en raison de leur expression de genre atypique, interprétée par leurs pairs comme l’incarnation d’une évidente homosexualité. La plupart des incidents répertoriés sont de trois types : 1) l’exclusion ou le rejet; 2) les violences verbales; 3) les agressions physiques. Plusieurs des jeunes trans ont rapporté des instances où ils avaient explicitement été exclus d’un groupe ou mis à l’écart par leurs pairs, en raison du caractère étrange qui leur était prêté, alors que d’autres choisissaient eux-mêmes de se tenir à distance d’individus ou d’endroits qui ne leur paraissaient pas rassurants, ou sécuritaires.
Parmi les violences verbales desquelles rapportent être victimes les élèves trans figurent non seulement les insultes, les rumeurs et les blagues mal intentionnées, mais également le recours délibéré aux mauvais prénom et pronom, ou le fait de tourner en dérision les prénom et pronom choisis. Le choix d’un prénom reflétant l’identité de genre du jeune trans est une étape majeure de son parcours identitaire et de sa transition sociale. Sa pleine acceptation par ses pairs est donc en partie tributaire de la constance avec laquelle ses interlocuteurs font usage des prénom et pronom correspondant au genre désiré, dans la mesure où l’identité trans est dévoilée lorsque ces derniers ne correspondent pas à l’expression de genre de l’individu.
[Les élèves] ne disaient pas : « Tu es laid, le transsexuel! ». C’était plus subtil. Ils m’appelaient Benoit, mais de la manière qu’ils le disaient, c’était vraiment rire de moi. (Benoît, homme trans, 19 ans)
Dans un cours en particulier, c’était difficile parce que [l’enseignante ne savait pas] si j’étais un garçon ou une fille. Ça mélangeait tout le monde. Les élèves ne le savaient pas non plus, alors ils m’embêtaient avec ça. (Claude, homme trans en questionnement, 20 ans)
Il s’agit là de violences particulièrement insidieuses dans leurs impacts, dans la mesure où elles sont susceptibles de se jouer de façon répétitive, et d’être potentiellement banalisées ou non interrompues, voire reproduites, par les adultes en situation d’autorité. Certains ont même vécu jusqu’à des agressions physiques fréquentes.
Également, des circonstances a priori banales vécues au quotidien par les élèves et nécessitant une ségrégation par sexe (p. ex., l’usage d’espaces sexués comme les salles de bain ou les vestiaires, ou encore la séparation en groupes d’individus du même sexe) peuvent s’avérer particulièrement problématiques pour des jeunes trans. Comme il s’agit d’espaces non mixtes réservés tantôt aux garçons, tantôt aux filles, la présence d’un élève trans ou ne présentant pas une apparence de genre typique peut être vue comme menaçante, tant d’un côté que de l’autre (Holman et Goldberg, 2006). Les élèves trans peuvent alors craindre la fréquentation de tels lieux, voire les éviter (absentéisme).
J’allais dans les toilettes pour hommes, mais, durant la première session, j’avais encore mes règles, alors c’était un peu compliqué. J’allais dans la cabine et j’urinais assis. J’avais toujours la crainte que la personne qui est à côté m’entende uriner assis, [qu’il se dise] : « à son débit, il y a quelque chose d’étrange ». (Antonin, homme trans, 20 ans)
Il est passablement complexe de départager ce qui relève de l’homophobie, de la transphobie et des violences de genre. Les incidents dont les jeunes trans sont victimes peuvent souvent être qualifiés d’homophobes, dans la mesure où ils répriment ou pénalisent chez eux certaines caractéristiques associées (à tort ou à raison) à l’homosexualité, et ce, qu’ils s’identifient comme LGBQ ou comme hétérosexuels. Ils peuvent également être les victimes de transphobie. Bien que la transphobie au sens strict du terme réfère aux réactions négatives ou d’hostilité envers des personnes transidentifiées (ce que ne sont pas nécessairement encore des élèves adolescents) des jeunes trans nous ont d’ailleurs rapporté avoir vécu de la discrimination et de l’exclusion sur la base de leur expression de genre atypique et ce, dès le début de leur scolarité, avant même l’émergence des premiers questionnements sur leur identité de genre, et des années avant qu’ils n’entament de transition à proprement parler.
Conclusion
Au terme de l’analyse des données, il est possible de suggérer qu’il existe un double jeu relatif au genre dans les violences homophobes en milieu scolaire. D’une part, certaines violences homophobes sont genrées dans la mesure où elles ciblent davantage les garçons que les filles (ou les filles que les garçons), quelle que soit leur orientation sexuelle. Par exemple, les garçons sont plus sujets que les filles aux violences physiques (bousculades et coups), aux violences verbales (insultes, taquineries méchantes, humiliations), ainsi qu’au vol et au vandalisme. Les filles sont plutôt ciblées par les violences sexuelles, par la cyberintimidation et par certaines violences dites symboliques (par exemple, elles font davantage l’objet de rumeurs visant à nuire à leur réputation). Ces résultats portant sur les violences homophobes convergent avec des données établies de longue date sur le caractère genré des violences à l’école (voir notamment Smith et Sharp, 1994).
De l’autre côté, les violences homophobes, c’est-à-dire celles ciblant des élèves en raison de leur orientation sexuelle réelle (parce qu’ils sont LGBQ) ou de leur homosexualité/bisexualité présumée (parce qu’on pense qu’ils sont LGBQ) touchent plus d’un élève sur trois (38,6 %) à l’école secondaire, sans égard à l’orientation sexuelle. Bien que les élèves hétérosexuels soient nombreux à être ciblés par des violences homophobes (35,4 %), les élèves s’identifiant comme LGBQ sont systématiquement plus victimes de ces violences (69,0 %). Ils sont en effet au moins deux fois plus victimisés que leurs pairs hétérosexuels, et ce, pour tous les types d’incidents homophobes répertoriés. Ces violences homophobes sont également fortement genrées dans la manière dont elles ciblent des individus non-conformes à leur genre, c’est-à-dire des garçons auxquels sont attribuées des caractéristiques du genre féminin ou des filles auxquelles sont attribuées des caractéristiques masculines.
Notre enquête sur l’homophobie à l’école met à jour un double jeu du genre, dans la mesure où les effets de l’appartenance de sexe et de l’orientation sexuelle rapportée se conjuguent pour devenir des prédicteurs importants de la victimation scolaire. De ce fait, pour les épisodes de violences physiques et verbales, de même que de vandalisme, de vol et d’exclusion/rejet, on remarque un modèle de victimation ciblant, par ordre, d’abord les garçons GBQ et les filles LBQ, puis les garçons hétérosexuels, suivis des filles hétérosexuelles. Quant aux violences sexuelles, à la cyberintimidation et à la diffusion de rumeurs négatives, elles se déclinent presque suivant un modèle inverse : soit les filles LGB en premier, suivies des garçons GBQ, puis des filles hétérosexuelles et, finalement, des garçons hétérosexuels.
Qu’ils s’identifient comme trans ou qu’ils soient LGBQ, les élèves ayant pris part à l’étude estiment que les violences dont ils sont ou ont été les cibles en milieu scolaire résulteraient davantage de leur non-correspondance aux canons normatifs de la féminité́ ou de la masculinité́, plutôt que de leurs véritables préférences en matière d’orientation sexuelle. En évoquant leur difficulté à fréquenter des espaces sexués, en suggérant que les demandes faites à leurs interlocuteurs de modifier les prénoms et pronom qui leur sont accolés puissent être reçues avec réticence, voire avec dégoût, les récits des élèves trans confirment, par des exemples très concrets et propres à leur cheminement transidentitaire, le « problème » que pose l’inadéquation de genre en milieu scolaire. Ils appuient ce faisant l’hypothèse selon laquelle les violences entre pairs agissent comme des mécanismes de gestion du genre et des orientations sexuelles à l’école. Ces épisodes de violence seraient en effet à comprendre comme autant d’exercices visant à prouver tantôt la virilité, et donc la masculinité, des garçons (Ayral, 2010 ; Martino 2000), tantôt la désirabilité sociale et sexuelle des filles (Hamilton, 2007).
Références
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Les données de cette étude sont tirées d’une recherche ayant bénéficié du soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du programme d’Action concertée sur la persévérance et la réussite scolaire géré par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) et le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).
[2] Dans cet article, l’expression non-conformité de genre évoque la non-correspondance d’un individu aux normes sociales de genre, c’est-à-dire relatives à la masculinité pour un garçon, à la féminité pour une fille.
[3] Dans cet article, le terme « trans » réfère aux élèves s’identifiant comme transsexuel(le)s ou transgenres, ou encore questionnant leur identité de genre.
[4] Soit l’équivalent de la troisième et de la première du système scolaire français.
Mise en ligne : 321 janvier 2014.