Maud-Yeuse Thomas


Queer disabilities

Introduction

Pour cette introduction au dossier que nous propose Chris Gerbaud, je reprendrais un bref passage d’Emmanuel Ethis, cité dans le texte de C. Gerbaud, car il me semble qu’il ramasse en quelques lignes notre rapport au monde et à un groupe, socialement distingué, de ce qui nous décrivions par une commune humanité :

Les stigmatisés à l’écran ne nous font plus peur, ni même ne nous fascinent, ils se contentent de nous émouvoir en invoquant en nous quelques sursauts d’une humanité fictionnelle dans laquelle aucun de nous ne se sent tout à fait parfait. E. Ethis[1]

Nous sommes là dans l’actualité contemporaine. Qu’est-ce que je suis allée voir, qu’ai-je vu sur cet écran ? J’ai souvenir des très nombreux passages en télévision de Daniel Auteuil avec Pascal Duquenne, à la sortie du film Le huitième jour. Je me souviens de leur fou-rire, cette intense partage, leur fusion yeux dans les yeux, leurs gestes, leurs corps lourds. Puis plus rien : l’accéléré du monde de la communication va plus vite que nous ne pouvons l’absorber. Qu’est-ce que tout cela nous renvoie ? Qu’est-ce qu’une humanité fictionnelle ? Est-elle « fictionnelle » en général ou en particulier face aux handicaps ? Est-ce le cas, et si oui, pourquoi est-ce le cas ? Quels exemples peuvent nous aider à cerner cette question préalablement à une réponse qui serait, elle aussi, fictionnelle, précaire, insatisfaisante, sans cesse reprise ? Si l’arrière-plan sociétal (Searle[2]) est cet ensemble de réponses et représentations qui répondent à ma place, quel est le statut de la subjectivité ? Les représentations d’Eléphant man et de la Vénus noire, drainent avec elles une force d’interrogation qui nous excèdent tous et toutes.

Que vivent les personnes handicapées au point que l’on parle d’handicapés et non plus de personnes [3]? Mais après tout, l’on parle bien de trans, d’homosexuels, ces mots, insultes et silences qui inaugurent nos existences, et non de personnes trans ou homo. Indéniablement, la rationalisation de la vision du monde a atteint son but : ne sommes-nous plus que cette catégorisation sociale, le désigné de parias sous les yeux d’un autre qui, lui-même, n’est que l’effet de cette désignation généralisée, décontextualisée, désituée ? Pour le dire avec Deleuze et Guattari, déterritorialisée. Mais enfin, pourquoi la personne handicapée serait-elle cette sorte de garant (de garantie) ? La fiction ne réside-elle pas dans cette expression d’une « humanité pleine et entière », cet horizon qui, parce qu’il était trop lointain, trop distinct, trop orgueilleux ( ?), précisément déjà en lui-même éloigné du monde réel, n’était pas à même de répondre à notre insondable inquiétude d’être humain ou, plus banalement, à l’occupation équitable du monde commes des accès collectifs ? Si oui, il faut alors reposer une question plus lourde encore : que reste-t-il d’une intention collective commune arqueboutée, non sur une communauté collective de droits et d’accès communs, mais sur des exceptions et exclusions ? Que reste-il alors de ce « merveilleux », fût-il « à rebours » du « monstrueux » dont parle Georges Canguilhem ?


[1] « Infirmités spectaculaires, De l’usage pragmatique de la figure du handicap au cinéma », Emmanuel Lethis avec la collaboration de Fabien Labarthe (Résumé), Revue Erudit, URL : http://www.erudit.org/revue/pr/2002/v30/n1/006697ar.html?vue=resume.

[2] John Searle, La Construction de la réalité sociale, 1998, éd. Gallimard.

[3] « Handicap : l’assistance à la sexualité en débat », Camille Hamet et Claire Rainsfroy, Le Monde, 12.03.2013, http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/03/12/handicap-l-assistance-a-la-sexualite-en-debat_1846682_3224.html.


Mise en ligne : 1 mars 2014