Etre acteurs-auteurs & actrices-auteures des études trans

Étiquette : Identité

Karine Espineira, entretien sur la construction médiatique des trans

  Karine-Espineira.jpg

Karine Espineira,
entretien sur la construction médiatique des trans

Co-fondatrice de l’Observatoire des Transidentités et Sans Contrefaçon
Université de Nice – Sophia Antipolis

Bonjour Karine. Tu t’apprêtes à soutenir ta thèse sur la construction médiatique des transidentités. Peux-tu nous résumer ton propos ?

Mon étude porte sur la représentation des trans à la télévision. Représentations qui forcent ou aspirent au modèle. Autrement dit, je m’intéresse au processus de modélisation. Comment créé-t-on des figures archétypales ? Peut-on établir des typologies « télévisuelles » ou « médiatiques » ? Au départ était la mesure d’une fracture, d’une dichotomie entre la représentation des trans par le terrain transidentitaire lui-même. A l’égal de nombreux autres groupes, les trans se sont exclamés qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les images véhiculées par les médias. Souvenons qu’une grande partie des personnes trans médiatisées ont tenu ce propos. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui d’Andréa Colliaux chez  Fogiel en 2005 : « Je suis là pour changer l’image des trans dans les médias » avait-elle dit. Propos réitérés à maintes reprises par elle-même et d’autres personnes chez Mireille Dumas, Christophe Dechavanne, Jean-Luc Delarue ou Sophie Davant.

Militants et non-militants dénoncent les termes de la représentation. Cela questionne. Pas d’effet miroir. Quelle est donc cette transidentité représentée dans les médias ? Existe-t-il des modèles ? Sont-ils hégémoniques, construits, voire coconstruits ? La question ultime étant à mon avis : « mais comment sont donc imaginés les trans par le jeu du social, par les techniques et les grammaticalités médiatiques ? Faisons entrer dans la danse la culture inhérente aux deux sphères (médiatique et sociale) et l’on obtient ce que l’on nomme une problématique.

Le concept de médiaculture proposé par Maigret et Macé (2005) a été essentiel. Je propose à mon tour de parler de modélisation médiaculturelle pour décrire la figure culturelle transidentitaire au sein des médias. Les trans sont des objets de la culture de la « culture populaire », de la « culture de masse ». A la suite de Morin et de Macé, on parle non pas d’une « culture de tous » (universelle), mais d’une culture « connue de tous ». Comment les imagine-t-on ces trans faut-il insister ? J’aime donner un exemple certes réducteur à certains égards mais parlant. Combien d’entre nous ont déjà rencontré des papous de Nouvelle Guinée, des chamans d’Amazonie ? Peu, on s’en doute. Pourtant, pour la majorité d’entre nous ils sont « connus ». Nous en avons une représentation mentale, dans certains cas : une connaissance. De quelle nature est cette modélisation ? Sommes-nous en mesure d’expliciter plus avant ? Cette représentation et cette connaissance sont-elles issues d‘écrits de voyageurs plus ou moins romancés, plus ou moins occidentaux  et occidentalisant, culture coloniale ou post-coloniale ? Connaissance sur la base de croquis, de bandes dessinées, de dessins animés, de films, de documentaires, de reportages ? Comment trier ? Il n’y a pas une seule représentation qui puisse se targuer d’une autonomie totale face à l’industrie culturelle médiatique. Cette grande soupe confronte et mélange nos imaginaires.

Une dernière note pour parler du terme « travgenre » apparu pour dénigrer des trans et même des homos remplaçant en quelque sorte le terme « folle ». On voit que le Genre est ici chargé du préfix trav’. J’y vois l’expression de la modélisation de la figure travestie sans cesse ramenée à une forme de sexualité « amorale » alors que les premières femmes habillées en homme démontraient que le « travestissement » était déjà un premier et spectaculaire changement de Genre. Les « conservateurs » défont eux aussi le Genre en tentant symboliquement de le cantonner à une sexualité trouble et honteuse. Pour ma part, j’ai souhaite anoblir le terme « travesti » en le plaçant  du côté du Genre.

Ta thèse est amorcée dès ton premier livre « la transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public » (2008) : qu’est-ce qui a changé sur cette période ?

L’institué transgenre perce. Bien qu’encore très confidentielle, on voit une représentation transgenre émerger avec des documentaires comme L’Ordre des motsFille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre, Diagnosing difference, Nous n’irons plus au bois, entre autres productions depuis 2007-2008. On peut noter le rôle des télévisions locales à ce sujet. Les France 3 Régions par exemple ou les chaines du câble, couvrent ces représentations avec plus d’intérêt et d’application. Le travail d’associations et de collectifs sur le terrain se mesure ainsi, même si la télévision demeure encore très maladroite en se « croyant » obligée de faire intervenir une parole « experte » dont elle pourrait pourtant aisément se passer si les journalistes démontraient plus de confiance en leurs interlocuteurs trans, en peut-être en se questionnant plus franchement sur ce que les trans produisent comme « effets identitaires » sur eux et l’ensemble de la société.

La motivation des documentaristes change particulièrement la donne : soit ils veulent du fond de culotte, avec des récits d’opérations plus ou moins réussis, reproduire avec une ou deux nouvelles médiatiques le énième documentaire sur les trans, ou bien se mettre en danger intimement et professionnellement en donnant la parole à ces trans qui dénoncent l’ordre des Genres, d’inspiration féministes, qui souhaitent proposer de nouvelles formes de masculinités et de féminités croisées et non oppositionnelles, et ne pas venir renforcer l’ordre symbolique de la différence des sexes. J’ai une approche spécifique, une sorte de mix entre Foucault et Castoriadis pour décrire le phénomène : tous les trans ne veulent pas être des sujets dociles et utiles à une société qui fait de la différence (de genre, d’ethnie, de confession, d’orientation affective et sexuelle, de classe…) une inégalité instituée et instituante.   

Cette entreprise de recherche est particulière à plus d’un titre. C’est la première en Sciences de l’Information et de la communication sur le sujet mais surtout, c’est la première thèse sur les trans soutenue par une trans. On sent bien la question de la double légitimité : peut-on être chercheuse et militante ? Peut-on prendre part et prendre parti ? Comment contre attaques-tu ?

Pour donner un cadre à mon propos sur ce point, je dois préciser que j’ai mené des études en Sciences de l’Information et de la Communication dans les années 80 et 90, de l’université de Grenoble et à la Universidad Autonoma de Barcelone. J’ai « lâché l’affaire » en  3eme cycle pour des raisons de financement notamment. Je travaillais précisément sur les mises en scène du discours politique à la télévision. J’ai bossé dans le ménage industriel (je tenais le balai !) comme dans la formation multimédia dans le domaine de l’insertion sociale et professionnelle. En 2006, j’ai pu reprendre un master 2 Recherche à Aix-en-Provence dans le dispositif de la formation continue. Poursuivre en thèse de Doctorat à l’Université de Nice a été une suite logique. Je dois beaucoup à deux chercheures, à Françoise Bernard pour sa confiance qui a été un grand encouragement, et à Marie-Joseph Bertini qui a accepté de diriger une thèse dont le sujet « exotique » sur le papier n’aurait pas été assumé par beaucoup d’autres en raison notamment de la résistance de certaines disciplines tant aux études de Genre qu’aux études culturelles, sans même parler de Trans Studies qui n’en sont qu’à leur balbutiements dans la perspective la plus optimiste.

La nouveauté de la recherche comme la question de l’appartenance au terrain ont été des enjeux méthodologiques. A tel point d’ailleurs que très rapidement, je me suis mise à parler de « défense théorique ». Je vais passer sur les lieux communs bien qu’ils aient des raisons d’être, par exemple ne serait-il pas gênant d’interdire aux femmes à d’étudier le sexisme et le patriarcat, aux blacks la colonisation ou l’esclavagisme, les beurres l’intégration, etc… A l’énoncer, je flirte avec la caricature mais c’est pourtant cette caricature qui nous est opposée. N’oublions pas que les chercheures dites « de sensibilité féministe » étaient fortement suspectées au sein de l’université, celles-là même qui ont introduit les études de Genre.  

J’ai interrogé l’observation participante et la recherche qualitative avec Bogdan et Taylor. On parle de mon immersion dans le terrain on est d’accord. Mais je suis déjà immergée et jusqu’au cou si l’on peut dire. Toutefois, avec Guillemette et Anadon la recherche produit de la connaissance dans certaines conditions que je ne vais pas détailler pour ne pas réécrire ma thèse, mais pour moi cela se résumait  ainsi : la question de la mise à distance  du terrain dans une proportion acceptable : expérience propre du « fait transidentitaire » (le changement de Genre), sa pratique sociale, son inscription dans la vie émotionnelle, sa conceptualisation et sa théorisation « post-transition ». Où chercher la neutralité analytique ? Ai-je cherché à tester (valider/invalider) des hypothèses ou des intuitions ? L’adoption d’une orientation déductive m’est impossible mais en recherche qualitative je peux articuler induction et déduction. On voit que le chemin va être tortueux !

Suivant Lassiter, j’ai préfère parler de participation observante. Avec Soulé et Tedlock, j’écarte l’expérience déstabilisante du chaud (l’implication émotionnelle) et du froid (le détachement de l’analyse). Pour ne pas être suspectée par l’académie, démontrer une observation rigoureuse et faire valoir d’une distanciation objectivée, il m’aurait fallu renoncer à mes compétences sociales au sein du terrain pour expérimenter à la fois la transformation de l’appartenance et l’intimité du terrain. On ne doit pas renoncer à la difficulté de l’intrication du chercheurE qui est source de richesses. J’ai porté mon regard in vivo mais aussi beaucoup a posteriori. Évidemment, je me suis appuyée sur Haraway avec l’épistémologie du positionnement et ses développements avec Dorlin et Sanna. Castoriadis explique que « ce n’est jamais le logos que vous écoutez, c’est toujours quelqu’un, tel qu’il est, de là où il est, qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres. » Avec Haraway, il faut reconnaître le caractère socialement et historiquement situé de toute connaissance. J’ai dois assumer un cadre épistémologique constructionniste et interprétationniste. 

Il y a un passage que j’aime dans ma thèse, un passage aussi modeste que gonflé dans un certain sens, je le retranscris ici : « Notre expérience est antécédente à la recherche, à l’instar du fait transidentitaire remontant si souvent à la petite enfance. Le monde social transidentitaire, depuis la culture cabaret-transgenre, comprend aujourd’hui ces données essentielles que sont le sentiment d’anormalité et de clandestinité durant une partie de l’existence. L’habitus trans’ combine ces vécus individuels et collectifs, électrons vibrionnant autour de l’atome : non pas née, dois-je dire, mais bel et bien devenue irréversiblement. Le « hasard » ici importe peu. Avoir vécu le fait transidentitaire c’est avoir appris l’institution de la différence des sexes. Aussi qualifierions-nous volontiers notre recherche comme participation « auto et retro-observante ». En appeler en effet à l’histoire propre, ressentir et résister, imaginer et supputer, percevoir et se faire déborder, lâcher prise et expérimenter la réalité transidentitaire – voilà ce qui fait antécédence ici, de l’habitus « trans » sur la socialité « ordinaire ». On ne devient outsider  au terrain transidentitaire que parce qu’on a choisi de faire de la recherche. Et de même, on ne devient insider à ce même terrain que parce que le changement de genre a précédé cette recherche ».

Ma posture m’a autorisé une récolte de données difficilement égalable par d’autres moyens méthodologiques : « Être affecté» par son terrain a permis à Favret-Saada d’élaborer l’essentiel de son ethnographie, condition sine qua non des adeptes de la participation observante selon Soulé. Être affecté « par nature » veut dire par la force des choses car on ne choisit pas son lieu de naissance, la couleur de ses yeux ou de sa peau par exemple. Cela implique l’individu dans ce que je vais appeler une posture auto-retro-observante à considérer comme relation (affects, engagements intellectuels, contaminations diverses) antécédente à l’élection du terrain pour les chercheurEs dans un cas similaire au mien.

Toujours sur la recherche en général, quel regard portes-tu sur le traitement universitaire cette fois-ci de la question trans aujourd’hui en France ?

Pour le dire franchement, nous sommes aux frontières de l’innovation et du foutage de gueule. Je m’explique. C’est très intéressant d’étudier les questions de genre. Mais laisser les expertises trans au placard c’est pas la meilleure méthodologie pour produire de la connaissance. Le terrain trans suscite de l’intérêt chez de jeunes chercheurEs. Le nombre d’étudiantEs reçus cette année venant de sciences politiques, de sociologie, ou même de journalisme en dit long sur l’intérêt pour les questions trans et inter. Ce public ne vient pas chercher des patients et se montre généralement respectueux des personnes. Peut-être certains gagneraient-ils à mieux expliciter leur sujet et prendre le temps de détailler ne serait-ce qu’une esquisse de problématique. Mais globalement ça va dans le bon sens.

Le foutage de gueule serait plutôt dans des sphères plus confirmées. J’ai quelques souvenirs de sourires condescendants, quand ce ne sont pas des marques d’irrespect comme de mépris affiché. Un chercheur qui vous « tacle » sur une voix tremblante attribuée à « une rupture  épistémologique » (genre : « mais vous êtes trans ! ») alors qu’il est juste question d’un simple trac ; une autre vous dit en tête-à-tête qu’elle n’aime pas s’afficher avec des trans ; d’autres semblent aimer « dominer intellectuellement » leurs sujets et ne pas oser affronter la véritable expertise issue du terrain.

C’est clair, ce n’est pas avec ce discours que je vais me faire plus d’amis mais sérieusement je ne tiens pas non plus à sympathiser avec quelqu’un qui me considère comme un singe savant. Cela n’est pas sans me rappeler le regard que j’avais comme immigrée chilienne sur la façon dont les gens parlaient à mes parents arrivés en France en 1974. Ta couleur de peau ou ta langue suffit à provoquer une disqualification sur l’échelle des savoirs et de la reconnaissance. Tu es un sujet exotique, une singularité, mais pas un être pensant à leurs yeux. De là aussi une grande motivation à m’approprier d’autres savoirs et à me donner les outils me permettant d’investir d’autres terrains, d’acquérir les compétences d’autres disciplines. 

C’est quelque chose que je répète souvent désormais sur l’étiquetage et le « desétiquetage » : on m’a qualifié d’ennemie des trans pour être « passée de l’autre côté », comme quand d’autres ont bien vu ma volonté d’empowerment. Pour avoir pu l’apprécier, une génération de jeune trans ne renonce pas à ses études et semble motivée à hausser le niveau de parole. Ce sont en grande majorité des FtM et je me sens très proche d’eux dans leur désir d’autonomiser nos théories et nos points de vue ; Je crois que nous seront d’ici peu intelligibles, crédibles et peut-être même audibles. Il serait temps quand on sait le travail accomplit il y a déjà deux décennies par des Kate Bornstein, Leslie Feinberg, Pat Califia, James Green, Susan Stryker, Riki Wilchins et j’en passe et des meilleurs. A l’image d’un pays qui ne s’avoue pas qu’il est xénophobe, qu’il est conservateur et sexiste, qu’il « se la pète » depuis plus de deux cents ans sur les Lumières, nous devons nous-mêmes avouer que nous sommes « en retard » sur « le nord » et sur « le sud », et qu’il nous incombe un examen de conscience sans honte mais avec la motivation de vouloir changer cela. Car, ce qui nous arrive il est devenu trop commode de l’imputer toujours et uniquement aux autres. Pour suivre Califia, une bonne allumette dans l’institut de beauté nous ferait le plus grand bien.

Sur la thèse plus particulièrement, après une première partie sous forme d’état des lieux, tu proposes de revenir sur tes hypothèses et ton (tes) terrain(s)s : pourrais-tu nous les décrire ? Je pense notamment à la question que tu soulèves sur les descripteurs, ces mots clés dans la recherche de documents visuels ?

Parlons des hypothèses. Prenons l’imaginaire social de Castoriadis (1975), un imaginaire construit par chaque groupe humain en se distinguant de tout autre. Je suis la pensée de Castoriadis quand il explique que les institutions sont l’incarnation des significations sociales. Doublons ce premier imaginaire d’un second que nous nommons médiatique (Macé, 2006) et à considérer comme un imaginaire connu de tous grâce à un ensemble de « conditions économiques, politiques, sociales et culturelles propres à la modernité l’a rendu possible ».

Pour paraphraser Castoriadis, je dirais qu’il y eu une institution imaginaire de la « transsexualité » comme concept et pratique médicale dont la télévision s’est emparée à son tour et participant du même coup à son institution en « transsexualisme ». Simplifions, l’institution « transsexualisme » est le « déjà-là » de la transSexualité. L’institué est la figure du transsexuel ou de la transsexuelle et de son récit biographique. Ce modèle remonte aux années cinquante si l’on considère la télévision. Le modèle est hégémonique.

Sur le terrain trans, existe un autre institution : le transGenre et son institué se retrouve dans les figures : travestis, transgenres, transvariants, genderqueer, androgynes, identités alternatives, etc. Étonnamment remarquons  que l’instituant transGENRE a été longtemps chargé du « sexuel » tandis que l’instituant transSEXUALITE a été chargé du Genre si l’on s’en réfère aux centaines d’émissions où trans et psychiatres déploient maints efforts pour mettre en avant la question d’identité d’un terme renvoyant sans cesse à la sexualité et la sexuation. Mais ici le Genre est à entendre comme sex role. Le modèle hégémonique porte l’appartenance à l’ordre symbolique d’une société donnée. Nous concernant, il s’agit de celui d’une société patriarcale, régie par « la différence des sexes » et l’hétérosexualité.

Dans mon étude, on voit que la télévision aborde l’institué « transsexe » (la représentation dominante) au détriment  de l’institué « transgenre » (encore minoritaire), auquel est accordée cependant une représentation tardive et confidentielle. On pourrait donc parler d’une modélisation plus ou moins souple, entretenant une forte adéquation avec l’ordre social et historique (ici celui du Genre), en faisant place à une certaine perturbation (le « trouble » dans le genre et à l’ordre public) sur le plan de  l’ordre symbolique. Ce trouble « contenu » peut ainsi mettre en valeur la représentation dominante. Voilà qui semble bien convenir si on ne précisait pas que l’institué transgenre est tout sauf minoritaire et confidentiel sur le terrain. Il est même très largement majoritaire dans le monde associatif et les collectifs visibles.

Au tour du terrain et du corpus. Mon terrain était les associations et collectifs transidentitaires en France, les personnes transsexes et transgenres dans le contexte français.  Je parle ici de « transsexe » et de « transgenre » car je traduis une distinction qui est le fait  d’une partie du terrain et non le mien. C’est aussi une distinction de fait dans la société. Outre la question des papiers d’identité que ne peuvent obtenir les transgenres, on nous demande sans cesse si l’on est opéré. La question de l’opération est un évènement qui concerne tout le monde, non les seuls trans. C’est un événement symbolique instituant considérable. Comme si la marque d’une identité « morpho-graphico-cognitive » serait dans l’entrejambe…

J’ai aussi formé un corpus à partir des bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel : bases Imago (ce qui a été produit depuis les origines de la télévision et de la radio), les bases dépôt légal (loi de 1995) : DL Télévision, DL Câble-Satellite, DL Région. Comme je ne voulais pas à avoir à réaliser des extrapolations de mon corpus, j’ai doublé ce corpus d’un autre indépendant. Il a été formé de façon totalement subjective à partir de matériaux pointés par l’actualité comme par le terrain : séries américaines, documentaires récents, diffusions sur Youtube, Dailymotion, etc.

Pour le corpus INA, je suis partie sur sept mots clés dont j’ai motivé le choix sur la base de définitions et de leurs inscriptions autant du côté de la médecine, de la psychiatrie, que de la justice, la police, les médias et le terrain trans dans sa grande diversité. Ces mots clés sont : travesti, transsexualisme, transsexualité, transsexuel, transsexuelle, transgenre, transidentité.

J’ai obtenu 886 occurrences hors rediffusions, de 1946 à 2009. Pour donner une idée des résultats, quelques chiffres : J’ai obtenu 534 occurrences pour travesti, 384 pour transsexualité, 2 pour transsexualisme, 2 pour transsexuel, 7 pour transsexuelle, 4 pour transgenre, aucune pour transidentité sur un total de 971 occurrences avant retrait des rediffusions.

On le voit, le terme travesti est le descripteur « par défaut » ou « spontané » pour parler des trans, que l’approche soit synchronique ou diachronique. Les fiches de l’INA sont un trésor qui demande des fouilles archéologiques. Elles sont ainsi les traces d’un « Esprit du temps » comme dirait Morin.  C’est ainsi que ce corpus est devenu un terrain. Les fiches INA pourraient par exemple être étudiées sans conduire au visionnage des œuvres qu’elles décrivent. Par ailleurs, le corpus formé a été d’une telle ampleur, que je le qualifie de corpus « pour la vie ». Parler de terrain me paraît adéquat.

Tu suggères aussi un découpage de la représentation des trans à la télé, « les grands temps » dis-tu de cette médiatisation. Pourrais-tu nous raconter cette histoire et ses périodes ?

J’avais « pressenti » ce découpage possible dans mon essai de 2008. Je n’avais pas encore ce corpus fabuleux pour le confirmer ou l’infirmer. C’est chose faite. Les tendances du corpus m’ont même dépassée. Le croisement des définitions, de l’évolution des concepts, des techniques, des effets techniques et symboliques, l’évolution du terrain ou encore ce que révèle le corpus conduisent ni plus ni moins qu’à une analyse sociohistorique de la représentation des trans et de leur modélisation.

Les années 1970 sont très riches. Elles marquent un esprit du temps, un air du temps, cette bulle de la « libération sexuelle » et de mouvements libertaires. La télévision, on le sait était sous tutelle, elle n’en était pas moins audacieuse dans ses thématiques et ses dispositifs.

Première période : celle de la marginalité et du fait divers. Un document de 1956 parle de « changement de sexe fréquents à notre époque », en 1977 la prostitution trans est qualifiée de prostitution masculine par la voix d’un Cavada jeune, fringant, et d’une rare prudence dans les termes employés et l’adresse lancée aux téléspectateurs afin qu’ils ouvrent « les écoutilles » avant de juger. Les plateaux d’Aujourd’hui magazine ou d’Aujourd’hui madame de 1977 à 1980 invitent des trans, ils et elles ont des noms et prénoms, ils et elles sont placéEs dans le dispositif de mise en scène aux côtés des autres intervenantEs. On le verra dans les deux décennies qui vont suivre que les noms et parfois les prénoms disparaitrons au profit d’insert du type : « Claire transsexuel », « Claude transsexuelle » ou « père de transsexuel », « mère de transsexuel ». Ce que TF1 et les études de marché nommeront plus tard les « ménagères de moins de 50 ans » sont dans ces dispositifs qui nous font parfois sourire à tort aujourd’hui, des femmes qui ne cachent pas leurs sensibilités féministes, qui interrogent le Genre et prennent les trans à témoin. Un autre documentaire « les fils d’Ève » met en scène la discussion entre deux travestis comme le dit le résumé, discussion bien plus politique et subversive que le discours des trans des émissions des années 80 comme si le contexte de la prise en charge avait vidé le réservoir politique. Au-delà du fait divers, la cause marginale était politique. Le modèle français est loin du modèle de Christine Jorgensen descendant de son avion en 1953 sous les crépitements des flashs des photographes, et qui donneront l’image de l’inscription de la « transsexualité » via le moule des femmes américaines des années  1950. De notre côté nous avions Coccinelle. Je rejoins la vision de Foerster et de Bambi à son sujet. Elle avait l’éclat de la féminité de son époque mais ne donnait pas pour autant toutes les garanties d’une « normalité post-transition ». Elle a été la femme qu’elle voulait être, glamour mais scandaleuse. Je crois qu’elle mérite d’être traduite et ses actes éclairés par une approche postcritique et non seulement abordés par une approche dénonciatrice. Cela vaut aussi pour des acteurs de la télévision en général sur le sujet. Dumas, Ardisson, Dechavanne, Ruquier ou Bravo par exemple vont contribuer à inscrire la transidentité dans le mouvement d’égalité des droits dans les années 1990 et 2000 derrière des formats ne semblant être axés que sur le personnel et l’intime. Parfois derrière l’habit du spectacle, des messages plus subversifs et engagés.

La transidentité s’inscrit comme fait de société avec la convergence de l’élaboration des outils de prise en charge, les premiers plateaux de débat à plusieurs voix et l’intronisation de l’expert en télévision. Avec les matériaux des années 1980 les fiches INA font apparaître de nouveau descripteurs : transsexualité, transsexuel, transsexualisme. Précisons, ce n’est pas l’INA qui les invente ou les impose. Elle garde trace de leur émergence et de leur usage. Ainsi Jacques Breton et René Küss vont-ils énoncer le « transsexualisme » comme « concept et pratique » : les faux et vrais trans, les règles du protocole et leur diffusion massive dans les médias (ce que j’ai conceptualisé à mon tour comme la mise en place du « bouclier thérapeutique »), la médicalisation, la valorisation des opérations tout en « déplorant » cette unique solution, la légitimité scientifique et « l’utilité sociétale ». Les plateaux vont s’étoffer de la présence de chirurgiens, de juristes, d’avocats. La mise en scène table dès 1987 avec les Dossiers de l’Écran sur la confrontation trans et experts sachant que la controverse bioéthique est telle un surplomb. La science interfère sur l’engendrement, et elle se met  aussi à interférer sur la sexuation, voilà qui peut résumer un autre esprit du temps.

Dominique Mehl relie le début de la controverse bioéthique aux naissances de Louise Brown (1978) et d’Amandine (1982), deux enfants conçues in vitro. Elle écrit dans La bonne parole (2003) : « Ces deux naissances ouvrent l’ère de la procréation artificielle qui vient véritablement déranger les représentations de la fécondité, de l’engendrement, de la gestation, de la naissance ». La sociologue illustre ainsi – pour demeurer dans le registre et l’analogie de la naissance – l’enfantement d’un fait de société : « L’ensemble de ces techniques médicales et biologiques configure une nouvelle spécialité, la procréation médicalement assistée, destinée à une population particulière, celle qui souffre d’infécondité. À ce titre, elle ne concerne qu’une petite partie de la population, évaluée à environ 3% (…) Pourtant, la procréation médicalement assistée, par les séismes qu’elle opère dans les représentations de la nature, de la sexualité, de la procréation, de la parenté, concerne en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit personnellement ou non confronté à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir à une difficulté de concevoir, toute personne conduite à réfléchir sur l’engendrement et les relations familiales ». Approprions ce propos à notre sujet et là patatras on réalise que les « transsexuels » représentent moins de 0,01% de la population en occultant les identités transgenres qui elles fracasseraient le compteur mais je m’engage déjà-là dans l’esprit du temps suivant. 

Envisageons le « transsexualisme » (comme concept et pratique), puis le « transgenre » (comme expression identitaire multiple et transversale) comme des phénomènes venant bousculer les représentations de la nature, de l’ordre et de l’agencement des genres masculin et féminin, l’hétérosexualité, les homosexualités, la bisexualité. Est concerné en réalité l’ensemble de la société, tout individu qu’il soit ou non confronté à une difficulté d’honorer son genre d’assignation, toute personne conduite à réfléchir sur le Genre et les relations de Genre dans un système un binaire, qu’il soit ou non inégalitaire.

On n’oublie pas le rôle des psys dont Dominique Mehl explique qu’ils ont depuis le tout début de la controverse bioéthique « pris une large part à ce débat public. Inspirés par leur expérience auprès des couples stériles, au nom de leur conception de la famille et de la parenté nouée dans une longue tradition de réflexion théorique, ils se sont emparés de leur plume pour mettre en garde, toujours, et critiquer, souvent ». Il est étonnant de constater à quel point la littérature scientifique manque de ce type de questionnements, parfois aux apparences de constat, sur la question trans, sans jamais remettre en cause l’expertise psy -ou à de rares exceptions récentes. On a laissé longtemps cette seule parole aux trans sans jamais leur donner les moyens de l’exprimer dans les espaces publics, médiatiques et universitaires.

Le dernier temps est celui du glissement dans le mouvement d’égalité des droits. L’égalité des droits s’inscrit dans une histoire des idées, des mentalités et des diverses politisations des groupes dits minoritaires. Mobilisation des associations dans le cadre de la pandémie du Sida dans les années 1980, Pacs, PMA, homoparentalité, sans-papiers, dans les années 1990 et 2000 etc. On ne saurait privilégier tel ou tel commencement, période, idée ou correspondance, mais l’enchaînement s’impose, au sein d’une progression asymptotique.

Dans mon étude, je le date dans la moitié des années 2000 si je considère mon seul corpus. Sur le terrain, il a commencé dès les années 1997-1998. Je pense au Zoo de Bourcier, l’inscription des trans dans d’autres tissus associatifs que l’on dira LGBT plus tard, à l’action du GAT ou de STS. A la télévision cette inscription est visible par des productions locales comme des reportages des France 3 Régions. On parle des trans à l’occasion des Marches des Fiertés et de la journée Idaho plus qu’à l’occasion de l’Existrans ou du T-Dor (jour du souvenirs des victimes de transphobie), en télévision je précise. Il y a aussi les affaires qui font du bruit. Je crois que le procès Clarisse qui a gagné son procès pour licenciement abusif participe de cette inscription. De même les coups médiatiques de l’ANT (anciennement Trans Aides) qui finalement illustre une sorte de guérilla contre les contradictions institutionnelles en matière d’état-civil. STS, Chrysalide et OUTrans ont eu aussi des discours portés en de telles occasions. En rapport cette fois au terrain, une question demeure : pourquoi la Pride ou Idaho font-ils plus parler des trans que le T-Dor ou l’Existrans ?

Cette inscription dans le mouvement d’égalité des droits se traduit aussi ainsi : transition et trajet  trans sont vite qualifiés de « parcours de combattant », quand le regard médiatique s’intéresse aux institutions. Les conséquences familiales et socioprofessionnelles sont aussi abordées, confirmant la pertinence d’une « écologie du milieu ». L’idée que la télévision veut « défaire les mentalités » et « défaire des inégalités » fait son chemin dans la perspective tant du traitement d’une marginalité, d’un fait de société, d’individus ou  de mouvements engagés dans l’égalité des droits.

Si tu devais retenir une émission, ou un moment télévisé, qui te semble symptomatique de la figure trans visible aujourd’hui sur nos écrans, laquelle choisirais-tu et pourquoi?

Si je voulais illustrer l’idée d’un « transsexualisme » d’une modélisation hégémonique des trans, je pourrais citer certainement non pas une dizaine mais plusieurs centaines de documents, en prenant telle ou telle phrase, telle ou telle définition, etc. Si je devais en revanche illustrer ce que j’appelle l’institué transgenre, majoritaire sur le terrain trans observable, j’aurais en revanche plus de mal. La télévision produit constamment le Genre tel que l’ordre symbolique en exercice le prescrit. La télévision est parfois transgressive mais pas subversive sur les questions de Genre.

Ceci explique en partie un certain conservatisme, un immobilisme de la représentation des trans. En s’intéressant aux trans, la télévision ne produit pas que de la matière télévisuel à vocation de divertissement et de spectacle. La carte de la transgression est un leurre désormais.

De mon corpus, je retiens la prestation de René Küss en 1982, quatre minutes de télévision qui racontent ce que seront 20 années de protocole. J’ai à l’esprit les prestations de Grafeille ou Bonierbale chez Dechavanne, Dumas ou Bercoff : quand la psychiatrie se double de sexologie en plateau. D’autres constats et pistes : le traitement des FtMs, de leur invisibilité à leur visibilité ; l’anoblissement et la popularisation du cabaret transgenre avec les figures de Coccinelle, Bambi ou Marie France médiatisées comme égéries et muses à la fois ; les festivités et les spectacles de cabarets avec Michou et ses artistes,  les émissions estivales de Caroline Tresca faisant la promotion des cabarets de province ; les émissions humoristiques issus du « travestissement de nécessité » depuis La cage aux folles ; le traitement compréhensif puis moraliste de la prostitution des trottoirs de la rue Curiol dans le Marseille des années 1970 jusqu’au bois de Boulogne du Paris des années 1980-1990 ; l’actualité offre encore bien d’autres ouvertures comme le traitement spécifique des « tests de féminité » à l’occasion des Jeux Olympiques, ou la « transsexualité dans le sport » ; les figures médiatiques spécifiques depuis Marie-André parlant des camps à Andréa Colliaux commentant Kafka, en passant par l’histoire de la médiatisation particulièrement intense de Dana International, figure « exotique » et LGBT, égérie de la tolérance et icône d’une trans contemporaine. La présence de Tom Reucher interroge encore le statut des trans comme experts, comme représentants compétents et légitimes voire charismatiques. Avant lui, toute une génération de personnalités MtFs : Marie-Ange Grenier (médecin), Maud Marin (avocate), Sylviane Dullak (médecin), Coccinelle (artiste). On sait que Maud Marin sera aussi étiquetée ancienne prostituée et Coccinelle parée de l’insouciance de l’artiste, sinon bohème.

Grâce au corpus on constate que les trans sont hétérosexuel-le-s et qu’ils donnent de nombreux gages à la normalité (des garanties). Ils ont donc bien été bien présents à la télévision qui semble avoir nettement privilégié cette représentation, l’établissant en modélisation sociale et médiaculturelle (l’institutionnalisation). De là un certain modèle trans : hétérocentré,  « glamour » ou « freak », un institué fort peu politique et encore moins théorique pour l’instant.

Et si tu devais nous restituer une découverte faite durant tes recherches à l’INA (Institut National d’Audiovisuel), quelque chose d’inédit, que choisirais-tu de nous dévoiler ?

Beaucoup d’émissions méritent le statut de découvertes. Je vais ici donner l’exemple d’un échange entre une historienne et une présentatrice de la chaîne « Histoire ».  Pas de trans à l’horizon. On parle au nom « de » (valeurs, avis, choix personnels), autorisant une telle spéculation nous donnant à voir un aveuglement où la fabrique ordinaire d’une performativité, à l’inverse de ce qu’énonce J. Butler : non pas un acte subversif et politique à même d’éclairer ce que le pouvoir plie un savoir mais une mise en scène de cette spéculation et exemplification symbolique.

Le titre propre de l’émission est « Le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry, dans la collection « Le Forum de l’Histoire » de  la chaîne de diffusion Histoire sur la câble. Je passe les informations de types heure et fin de diffusion, etc. Le résumé est le suivant : « Magazine présenté par Diane Ducret composé d’un débat thématique entre Evelyne Lever et Grégoire Kauffmann consacré à deux intrigantes de l’histoire, le chevalier d’Eon et la duchesse de Berry », diffusé le  13 mars 2009.

Evelyne Lever vient de publier « le chevalier d’Eon, une vie sans queue ni tête ». Le titre m’interpelle sans m’éclairer. Je visionne l’émission. Bref aperçu (time code : 19 :30 :33 :19) :

– Evelyne Lever précise que dans la première partie du livre, elle fait son travail d’historienne, puis précise : Quand je suis arrivée au moment où mon héros / héroïne devient une femme. Et là, je me suis posée d’autres questions. Je me suis dit mes connaissances historiques ne sont pas suffisantes. Il faut que j’aille plus loin car j’ai à faire à un cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel. Alors là, j’ai du faire appel à quelques amis psychiatres, à me documenter sur les problèmes de la transsexualité et de l’identité sexuelle.

– Diane Ducret (la présentatrice) : oui c’est un personnage par son refus de trancher entre une identité masculine et une identité féminine est très contemporaine en somme, je suppose que c’est pas la mode transgenre qui a suscité votre intérêt sur ce personnage ? [rires].

Sans partager ici l’analyse longue et précise que ce document exige, on peut prendre le temps d’être surpris par la convocation du nom et de l’institué de la psychiatrie puisqu’il est avéré qu’il n’a ni affection et encore moins maladie mentale mais un regard moral sur une différence. Et l’on peut comprendre l’hésitation d’Evelyne Lever, historienne, faisant appel à ses « amis psychiatres ». L’héritage d’une classification stricte entre « disciplines » lui rappelle que des « connaissances » peuvent en effet, ne pas être « suffisantes ». Une approche dénonciatrice se bornerait à critiquer l’ambiguïté des discours tenus tandis que l’approche postcritique y verrait la scène de rencontre de subcultures ou quand la transidentité devient un objet médiaculturel.

Des questions s’imposent donc quand on sait que cela fait désormais 50 ans que les études de genre insistent sur les institués que sont la différence des sexes, le devenir et en particulier le devenir de genre minoritaire. Comment peut-on croire que l’on peut psychiatriser quelqu’un au-delà des siècles ? Deux hypothèses se présentent, se complétant mutuellement : l’inintérêt des autres hypothèses dans le champ scientifique ; l’indifférence au sort des trans permet cette transphobie et une spéculation sans frein. Dans ces premiers travaux Dominique Mehl en indiquait déjà les grandes lignes de cet arraisonnement et exercice de cette falsification. Pourquoi acceptons-nous une telle affirmation ? Sa présentation traduit son ambivalence : elle passe d’une connaissance historique dans son domaine au champ subjectif où elle croit devoir se poser « d’autres questions ». Lesquels croient se pencher sur un « cas psychologique, psychiatrique assez délirant, assez exceptionnel ». Elle n’a pas assez de mot ou sa formation est imprécise pour dire ce qu’elle voit et traduit immédiatement sur le mode subjectif et non plus historique. Rappelons ici l’indication de Castoriadis : chaque parole indique la position de celui-celle qui l’émet et l’engage. Quel est cet engagement et surtout quelle sa légitimité faute de validité ? Nous sommes sortis du médical pour le plain-pied d’un regard moral. L’on présente ici un objet (le « transsexualisme ») totalement départi des sujets trans et faisant comme s’ils n’existaient pas. Ce cas précis nous enseigne sur les falsifications de l’histoire et l’usage immodéré de la lucarne psychiatrisante. Viendrait-il à quelqu’un l’idée de convoquer une expertise trans pour éclairer l’histoire du Chevalier d’Eon ? L’éclairage des études de Genre serait ici plus approprié et en quoi ? Sinon, pourquoi ? Après tout, d’autres historiens et en particulier des historiennes se sont penchées sur le Chevalier d’Eon à la lumière des études de Genre dans une optique féministe. Nous pensons à Sylvie Steinberg et surtout Laure Murat, « La loi du genre, une histoire culturelle du « ‘troisième sexe’ » en 2006. Là où Murat pointe le système symbolique régulant les rapports et relations, Lever voit l’individu-écharde. Laure Murat met précisément en exergue un avis, valant pour maxime et surtout pour « pensée » d’Alfred Delvau : « Troisième sexe : celui qui déshonore les deux autres ». Le déshonneur serait tel qu’on en appelle aujourd’hui encore la psychiatrie au secours d’un honneur historique qu’un seul individu frapperait de mal-heurt (au sens ancien du français) ?

Et maintenant, en plus de ta soutenance, quels sont tes projets ?

J’ai des publications en attente. Dont trois avec mes consœurs de l’Observatoire : La Transyclopédie, et les deux premiers volumes des publications augmentées et corrigées de l’ODT pour 2010-2011.

Je travaille avec Maud-Yeuse Thomas sur un ouvrage sur les théories transidentitaires à la lumière de l’évolution et de la politisation du terrain trans. Je prépare aussi deux autres essais liés  à la thèse. Comme Macé un ouvrage théorique suivi d’un autre ouvrage relatant plus amplement mes analyses de corpus. Côté publication, je suis servie si tout va bien.  Je travaille également à un projet d’écriture de deux documentaires. Mais il est encore trop tôt pour détailler.

Je dépose bien entendu une demande de qualification pour le statut de maître de conférence. Après ce sera au petit bonheur la chance espérant que mes travaux si jugés crédibles et valides retiendront l’attention. Mon trip ? Donner des cours sur l‘image et les représentations de Genre à la lumière des études culturelles et des études de Genre. On verra bien, à 45 ans je n’ai pas à proprement parler de plan de carrière.

Tu nous rappelles la date ; le lieu et l’heure de ta soutenance pour ceux/celles qui voudraient venir ?

La soutenance se déroulera le 26 novembre prochain à l’Université de Nice – Sophia Antipolis à 13 heures, Lettres, Arts, Sciences Humaines et Sociales (98, Boulevard Herriot). J’attends des nouvelles de l’École doctorale pour connaître la salle. Je communiquerai en temps voulu. 

Je tiens à ajouter une liste de mes publications comme exemple de ce que le terrain peut produire car je ne suis pas seule à publier. j’insiste sur ce point car nous avons pu voir récemment avec Maud comment la reconnaissance d’une expertise venue du terrain reste invisible et j’ajouterais même à quel point elle est marginalisée. Par exemple, nous sommes trois personnes engagées et solidaires à avoir fondé cet outil innovant qu’est l’Observatoire au regard de la théorisation et de la politisation du terrain trans, bien que nous ayons un retard spectaculaire sur le monde anglo-saxon de ce point de vue.

Trois personnes pourrait-on dire, ou plus précisément faudrait-il énoncer : deux trans et un cigenre ? On sait avec un travail universitaire récent, que seul le « cisgenre » est crédité et reconnu comme acteur scientifique du terrain à l’ODT. La modélisation dont je parle est ici à l’oeuvre. Il convient de la défaire. Enoncer ce constat ne doit mener à la disqualification du propos sous l’accusation : « militance ! ».   


Entretien avec Naiel Lemoine, photographe

Naiel Lemoine

Photographe

 

DYKES-IN-BLACK_mariK_2-copie-1.jpg

 


 » Je suis avant tout unE individuE qui aime et utilise la photographie comme moyen d’expression et de résistance; politiquement comme Trans  FTU ( AssignéE Female To Unknown) féministE, militantE, Queer, et plein d’autres choses… »


 

1- Bonjour Naïel. Peux-tu te présenter ?

Me présenter, oui/

 je peux / essayer

Dans les marges de /

cette humanité, j’erre/

multiples visages/

d’un par/ëtre qu’on /

étiquette

J’ai 15 codes-barre tatoués/

au fer rouge scintillant

éclaboussures / en strass doré

De tous les Égos/

militants

Me situer, c’était avant

Des images pour/

crier

pas pour/

classifier

pas pour/

imposer

juste pour/

 Hurler/

 l’indicible

Des instantanés/ datés

d’identités éclatées

d’êtres humains/

 en rupture

éclatant/

 toutes les évidences

Système hétéropatriarcal

un peu, vacillant

Machine à fabriquer

impitoyablement/

LA Femme/

L’Homme

parés si possible/

 de longs filaments dorés

habillés si possible

d’un paraître /

laiteux

si translucide que/

douteux

Des Hommes/Des Femmes

complémentaires /

et surtout/

inégalitaires

Machine à fabriquer de l’Essence

résistes-tu

au paradigme de nos Existences?

Dame Nature/

entends tu les voix

de tous les ratés de/

ta production?

Lis tu parfois/

les traces/

 que nous laissons/

ces quelques mots/ces quelques images/

qui/juste/

exposent au grand jour ton

Historicité…

Me présenter/ me situer/

Maintenant?

RatéE du système de production

Du rêve tu veux/

me vendre?

À grand coup

d’intégration-assimilation/

de mariage et de papiers/

pour me valider/

pour me /

récupérer…

mais, la quête

de la reconnaissance/

bien que longtemps/ pratiquée

porte en soi

l’échec /

de toutes les militances

la reconnaissance /

 abandonnée/

les sous-droits que tu veux/

nous concéder/

sous prétexte de

modernité

pour mieux

coloniser

pour mieux nous instrumentaliser

et nous intégrer

dans ton

État-Nation

Penses tu encore vraiment/

que j’ai envie

d’exister

par et dans

ton système sexiste,

raciste

classiste,

âgiste et validiste…..

 Naïel le 22/08/2012

 

 

2- Si tu es connuE pour ton travail, c’est surtout pour sa dimension « queer » (avec GenderFucking) : Que mets-tu derrière ce mot ?

Dimension queer/
vécu queer/
ou juste
posture queer/
queer as God?

Queer comme /
empowerment
ou comme/
piétinant/
les ditEs « straight »?

Queer, ce mot sonne juste comme/
un rappel/
d’une possibilité de
pouvoir/
se penser/se panser/ sans se
victimiser

Étrange/
comme, le retournement de l’insulte/
comme la contrainte à la/
Normalité
qu’on soit homoE
ou
hétéroE

Queer/
comme mes luttes incessantes/
récurrentes/
contre toute tentative
d’intégration-assimilation

Queer comme profusion/
des genres/
qui devrait juste
être
mais qui n’est qu’une infime résistance/
rattrapéEs que nous sommes par/
le par/Être

queer comme
identité politique/
sans
identité originelle/
qui se construirait
au gré des luttes/
qui jamais ne/
serait fixée.

Queer comme gosses du
blackfeminism/ de Deleuze/
Derrida, Foucault et bien d’autrEs
queer comme les possibles infinis/
de lutter ensemble sans/
se faire homogénéiser/
queer comme/
post identitaire/
sans nier les
identités/
et leur historicité

Queer comme/
un rêve brisé/
par des Égos
/démesurés/
par le refus ou l’oubli de /
mesurer/
le poids de l’asymétrie /
de la construction /
du genre /
dans notre/
société.

Queer comme/
une grille de lecture/
trop souvent utilisée sans/
les apports /
des grilles/ féministes

Queer comme faisant peur/
car
portant en lui/
les germes de/
résistances infinies/
individuelles/
collectives/
car poussant à repenser/
juste
notre façon de penser/
si bien formatée/
si bien /
intégrée.

Queer comme/
blackfeminism
comme/
intersectionnalité
comme analyse /
en terme de
rapports sociaux/
consubstantiels et coextensifs…

Mais à /
Queer En Théorie/
c’est le queer des noms/
le Queer des idées qui naissent /
sur les chaires des universités/
certes, souvent intéressantes/
mais qui oublie que/
la beauté du concept est facile
quand/
on ne fait pas partie
de /
multiples minorités/
quand on n’est pas /
parfois à soi /seulE/
la cible /
des dynamiques des /
rapports sociaux
que sont/
le genre, la classe,/
la race, la validité..;

 

Queer à paillettes/ aussi
Injonctions à la/
baise
injonctions à de nouvelles/
normes
Queer sonne alors comme
bien nantiE…

Alors, queer /
comme une désillusion?
Ou
juste /
comme des théories/des pratiques/
à requestionner/ à critiquer
à réinventer/ à dépasser…

Queer comme
redonner la parole/
queer , comme une chandelle/
au loin
pour construire des vies/
de solidarités
pour détruire les antagonismes/
pour abolir toutes
les frontières/
queer, pour faire exploser/
le genre/ la classe/ la race
et tous les autres rapports sociaux…

Queer as/
Fuck you
but /
especially /
Queer as/
I love you….

Naïel 22/08/2012

 

WEB-AS-A-SSISY-BOI-OR-FEM.jpg

 

3- On te connait aussi pour ton travail sur la question trans : qu’est ce qu’une militance trans par l’art selon toi ?

Tout d’abord, je ne pense pas qu’il y ait LA question trans, étant donnée l’hétérogénéité de ce qu’on appelle communément « le monde trans », mais DES questions trans.

Et je tiens aussi à rappeler que n’ai jamais spécifiquement travaillé sur les questions trans mais sur les questions relatives au genre ( avec « Destroy genders or Fucking genders: pour une société non binaire, « A la recherche de mon identité », « Fighting sexism is fighting gender », « Désa-corps/corps non normés » » Cyborgs’ Land », « Dépasser les identités » « Gender’s illusion », « No gender », la dernière en date » Trans/jections » et des portraits divers de copain-e-s qui transgressent le genre ou pas…).

De plus, si jamais j’ai été connu-e un tant soi peu, c’est tout d’abord pour mon travail sur et dans le milieu lesbien/gouinE, suivant les significations variables de ces deux termes dans l’histoire, et parce que j’ai exposé de 2003 à 2007 à Cinéffable (festival lesbien et féministe international non mixte de cinéma)

Ceci dit, je vais quand même essayer de répondre à ta question, mais celle ci pose en creux trois autres questions qu’on ne peut ignorer pour tenter d’apporter des esquisses de réponses qui font sens :

  • Qu’est-ce qu’être Trans?
  • Qu’est-ce que la/les militances? Pour quoi? Pour qui? Comment?..
  • Qu’est que l’Art?

Sans les coucher sur le papier, on présuppose que ces trois thèmes font l’objet d’un consensus au niveau de leur contenu, ce qui est loin d’être le cas.

Que signifie Trans?

On peut tout d’abord souligner qu’il est une réappropriation par les activistes trans, du terme transsexuel-le, étiquette mise par la psychiatrie, et donc un refus d’être défini par des instances psychiatriques surplombantes et toutes puissantes dans leur pratiques. Cette réappropriation faite dans les années 2000 en (f)rance, (terme repris ou pris par le G.A.T). Dans un tract en 2003, pour mettre fin à la guerre interne transexuelLE/transgenre http://transencolere.free.fr/), marque un tournant dans les histoires trans, dans le sens où en refusant et en dénonçant la psychiatrisation de leurs identités, les trans ont pris la parole (parole, qui, quand on est « malade mentalE », n’a aucune validité) et ont politisé ce qui jusque là relevait du domaine psychiatrico-médical et donc de la sphère du privé.

De victimes, les trans sont passé-e-s à acteurEs (même si le système protocolaire français les contraint toujours) de leurs vies, en dénonçant entre autres le système binaire hétérosexiste et sa machine à fabriquer l’Homme et la Femme.

Par ce terme « trans », les trans se sont auto proclamé-e-s trans, refusant par là même le système protocolaire français, qui définit qui est trans ou non, suivant des critères de stéréotypes de genre datant d’un autre temps, et suivant un parcours à sens unique, imposé, qui doit être complet même si à chaque étape, il est  toujours remis en question par le bon vouloir des psychiatres (pseudo-entretiens avec un-e psychiatre–définition du psychiatre– test de vie réelle–>T.H.R– T.H.S–opération de réassignation sexuelle).

Iels ont donc commencé à refuser les définitions, les discours faits par de pseudo-experts sur eux/elles.

IlLEs se sont iel-mêmes défini-e-s comme expertEs, acteurEs et décideurEs de leur propre existence contre un système médico-juridique qui les contraint toujours actuellement.

Juridique car, après ce parcours qui doit être “complet” suivant les normes des protocoles français, (protocoles eux mêmes proclamés officiels par les équipes psychiatrico-médicales dites « équipes off »), se pose la question de l’état civil (sans papiers quelque peu en adéquation avec votre « apparence », il reste difficile de se loger, de faire des études, de travailler, et donc d’avoir un semblant de vie et ne pas être précaire).

En (f)rance, cela relève de la jurisprudence et du bon vouloir des Tribunaux de Grande Instance, qui peuvent selon leur envie demander des expertises dites « médicales » très coûteuses, aux frais des personnes trans bien sur, en plus de tous les papiers “montrant le caractère irréversible de la transition”, qui sont totalement irrespectueuses  des droits humains (pratiques qui peuvent être des viols..).

Après un très rapide survol de l’apparition du terme trans et des contraintes à la normalité en (f)rance, qui n’est qu’une histoire des trans parmi tant d’autres, une fois l’autoproclamation faite et pratiquée dans les milieux activistes trans, que recouvre ce mot?

Je ne vais pas, ici, donner une définition de « trans », car il en existe, à mon avis, autant que de personnes trans, mais pointer les limites et conflits que pose toute tentative de définition :

Il existe de fait, une diversité importante des identités Trans, qui dans les pays anglo-saxons ont été regroupées sous la “transgender umbrella”, qui inclue toute personne qui ne correspond pas au stéréotype de genre attendus dans sa société.

Il est d’ailleurs intéressant, avant de parler de “transgender umbrella”, de noter  que l’apparition du terme “transgender” est due à un psychiatre ( encore) John F. Olivien de l’université de Columbia, en 1965, lors de la deuxième édition de son « Book Reviews and Notices: Sexual Hygiene and Pathology ». American Journal of the Medical Sciences, écrit pour les professionnels de santé aux Etats-Unis. Il utilise ce terme pour définir ce que la psychiatrie française appelle les “transsexuel-le-s primaires”, dans le sens où la sexualité n’est pas un facteur important.

Puis il semble qu’au milieu des années 70, toujours dans un contexte anglo-saxon, les termes “transgender” et “trans” aient été utilisées comme terme générique.

En (f)rance, comme dans beaucoup de pays, il a pu et est toujours source de luttes communes mais, aussi et surtout, de beaucoup de conflits, avec, toujours reprise cette fois ci par les personnes trans elles mêmes, la distinction entre vraiEs trans/ fausSEs trans déclinée de manières différentes suivant le temps.

Bref, le terme trans, polysémique et autoproclamé, pose notamment comme questions, comme toute « identité », dans une perspective de luttes :

  • L’inclusion /exclusion; sur quels critères; définis par qui?
  • Existe -t-il des spécificités communes à toutes les personnes transidentitaires, qui pourraient servir de socle commun pour des luttes?
  • La question de la hiérarchisation des vécus trans différents et des oppressions différentes (qui ne sont pas comparables et donc à priori pas hiérarchisables), et ceux qui sont mis en avant dans les différents sous-groupes trans.
  • La question de la porosité des frontières entre diverses “identités” et donc des “identités” qui se trouvent dans les marges (celles qui n’ont pas de nom).
  • La question de la non fixité de certaines “identités”, de leur fluidité, de leur variations dans le temps et l’espace…

Ceci est un listing très succinct, j’oublie certainement beaucoup de questions, et celui-ci ne concerne, de plus, qu’une infime minorité de personnes trans : celles qui se disent « trans ».

Qu’est ce que la/les militances?

J’aborderai cette question de façon succincte et de manière un peu schématique, sur un mode binaire, sachant que ces deux types de luttes peuvent s’entrecroiser, se chevaucher et aussi s’entretuer, ou tout du moins pour l’une d’entre elles piétiner l’autre.

La première est une militance pour l’égalité des droits : lutte essentielle pour toute minorité et qui ne devrait pas avoir lieu puisque les êtres humains ne naissent-ils pas égaux en droits dans ce beau pays???

Mais non, ce sont : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits” ( Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, article 1)…

Cette forme de militance contient en elle-même ses propres limites, dans le sens où elle postule que les personnes qui les réclament, à juste titre, souhaitent “s’intégrer” à minima dans le système hétéropatriarcal pour la (f)rance.

Celle-ci, dans ses formes extrêmes, devient une lutte pour la sur/intégration/assimilation en piétinant les minorités à côté ou juste en dessous. C’est un petit peu ce qu’on peut voir à l’heure actuelle au sein du mouvement dit “LGBT”, avec les revendications du mariage, l’oubli total pendant une longue période des personnes trans puis une récupération des luttes trans depuis l’IDAHO 2009, avec le mépris pour les folles et les butchs dans les prides, et avec la montée de l’homonationalisme.

Mais sans ces luttes, pas de vie pour les minorités en question, seulement une survie. Ces luttes se font, essentiellement, au moyen de créations d’associations et de lobbying auprès des pouvoirs publics… Les plus grosses associations sont subventionnées par les pouvoirs publics et-ou sont affiliées à des partis politiques.

La deuxième est une militance qui conteste tout le système, qui ne souhaite pas s’y intégrer et souhaite le changer. Ces militances  sont généralement menées par des groupements d’individu-es ou collectifs, qui croisent diverses luttes, s’organisent souvent avec des méthodes D.I.Y. et qui ne sont pas subventionnées par les pouvoirs publics. Elle sont souvent fortement liées aux mouvement anarchistes et libertaires et fonctionnent avec des réseaux plus souterrains. Ce type de militance peut avoir comme limites la création d’un « entre-soi » qui tourne parfois en rond, et la faible diffusion dans l’espace public des actions.

Qu’est-ce que l’Art?

L’“art” est ce qui est reconnu comme art par le biais de la valeur marchande. Ni plus ni moins. En ce qui concerne la photographie plus précisément, elle n’échappe pas à cette définition, et de plus a été tardivement reconnue comme pratique artistique (années 1970) en (f)rance.

La photographie reconnue est celle qui percute, celle de l’image-choc et donc ce médium, utilisé seul, peut difficilement délivrer des messages politiques précis, puisque la photographie, de fait est polysémique.

Je vais donc, après tout cela, essayer de répondre brièvement à ta question : “qu’est ce qu’une militance trans par l’art selon toi ?”

Si j’étais trans au sens de “je suis/souhaite devenir ou et / passer pour homme”, j’essayerai, dans une perspective de militance pour des droits mais aussi dans une perspective de militance contre un système tout entier :

  • De montrer la diversité Trans sous la forme d’une série infinies de portraits/ espaces temps précis, accompagnées de la parole des personnes prises en photos;
  • D’ aborder les questions des corporalités trans (en intégrant « l’incorporation » au traditionnel concept de corps), tout en sachant que travailler sur les corporalités trans a deux écueils qui sont : réduire les trans à des corps (ce qui est déjà l’objet des reportages sur les trans dans les médias) et l’exotisation des corps trans;
  • De travailler sur l’empowerment de certaines populations trans/ réalité des vies trans sous un angle non victimisant;
  • De questionner la question de générations dans le « monde trans »;
  • De travailler sur l’intersectionnalité des oppressions sur un mode non victimisant;
  • Et surtout je questionnerai l’invisibilité trans dans la société, puisque « le passing » produit des hommes et des femmes différentEs ou pas, mais seulement des hommes et des femmes au niveau de la lecture que les autres peuvent avoir dans la rue;
  • Je pense que mes photographies seraient toujours accompagnées des mots des personnes;

Ces différents travaux seraient dans un objectif de plus grande visibilité,  de changement des stéréotypes toujours accolés au terme trans (« MTF, pute au bois de Boulogne » ou « MTF en cabaret ») et d’acceptation des personnes transidentitaires avec la problématique des conséquences du « montrer »:

-montrer/ s’habituer/ acceptation/ « intégration »/

mais aussi le risque:

montrer/ exotiser/ stigmatiser…

Mais, je suis juste “trans genderqueer”, je ne souhaite pas “passer” dans le genre tout court, et en même temps je suis lu-e comme un mec depuis quasiment un an à 100%. Cette nouvelle expérience de lecture de moi, me conduit encore vers d’autres réflexions, dans d’autres impasses personnelles à dépasser…

Si j’avais encore une quelconque espérance dans les luttes trans, je réaliserais peut être, en prenant la légitimité que personne n’est en droit de me refuser, ce que j’ai évoqué ci-dessus mais j’y ajouterai :

  • Des questionnements sur la notion même d’identité : son utilité politique, ses limites et son nécessaire dépassement (projet cases et normes).
  • Je continuerai à attaquer le système hétéropatriarcal, même si je n’ai guère plus d’illusions:

(j’ai un vieux projet écrit et dessiné bien avant « fucking genders » sur l’éducation, le formatage et la rééducation à l’hétérosexualité en tant que régime politique , inspiré par un film comme « orange mécanique »–> projet)

  • La question de la création de nouvelles normes, qui subvertissent les normes en cours dans la société, mais qui finissent par devenir des injonctions dans certains sous-groupes.
  • “Réfractaires au genre” (projet écrit en même temps que “fucking genders”): pourquoi, comment, qui sont ces personnes qui refusent le genre?
  • Un travail plus global sur l’antipsychiatrie, la question de l’enfermement des personnes en lien avec des questions trans….
  • et bien d’autres sur ce monde inhumain…

Je pense que ma pratique photographique ne pourrait être seulement photographique, elle s’accompagnerait de vidéos, de textes, et les formes seraient différentes…

Je parle au conditionnel, car pour l’instant les projets restent bien sagement écrits ou dessinés sur mes carnets, parce que j’ai oublié un élément essentiel à respecter pendant ces dernières années de ma vie:

Ne jamais mélanger créations/expositions militantes avec participation active à une militance de terrain.

Suite de l’entretien

Suite entretien avec Naiel Lemoine, photographe

Naiel Lemoine

Photographe

 

naiel-serie-heart-s-saturation-in-or-outside-2.jpg


4- On te connait moins pour ton travail sur l’urbain, ou l’urbanité, sur les paysages aussi que tu photographies : peux-tu nous en dire deux mots ? (sont-ils en lien avec tes revendications ?)

Les photographies réalisées sur le thème de l’urbain et des paysages autres, sont, en tout premier lieu, liées à une pratique photographique particulière, elle même induite par les conséquences d’une maladie.

En effet , les premières années vécues avec la fibromyalgie ont été des années, quasi sans sommeil, de douleurs incompréhensibles, de perte d’autonomie physique et de folie provoquée par le monde médical.

Après être sorti-e de l’enfer asilaire et hospitalier, deux problématiques se sont imposées à moi:

– La question du corps “enfermé” triplement (dans mon corps, dans le monde médical et la psychiatrie) qui se heurte brutalement aux normes de la toute puissante médecine française. Cette médecine qui dit quelle maladie est validée en tant que telle ou non, et qui range tout le reste dans de la psychiatrie de comptoir… Cette première problématique a d’ailleurs donné lieu, à ma première exposition, qui porte sur les questions du  corps indicible au regard des normes du monde médical, de la société, puis en lien avec le genre..).

Elle est visible ici: http://www.naiel.net/identite_cadre.htm

– La deuxième est celle, du rapport particulier au temps, qui se créé. Quand on ne dort plus, le temps s’étire à l’infini et devient un long couloir sans fenêtres, sans arrêts. Il est partout et nulle part.

Se pose alors de manière très pragmatique, la question “que faire de ce temps” quand à 4h du matin on n’est pas réveilléE mais juste encore  éveillé-e?; couplée à la nécessité d’essayer de s’échapper quelques minutes de “ce corps anarchique”, de soi.

Un matin, je suis sorti-e avec mon appareil et pendant les premières années, où que je sois, je partais dans la nuit, seul-e en essayant juste de regarder, d’écouter puis de shooter.

Cette double injonction à échapper à un corps malade et au temps infini ont fait de cette pratique, une habitude et une évasion indispensable à ma survie; comme une drogue qui vous ouvre d’autres chemins qui étaient là mais inaudibles, invisibles, inodores, impalpables dans le brouhaha du temps dit  » normal », du temps qui rime avec  boulot/ métro/boulot/dodo…

Cette pratique quotidienne a donné lieu à une première exposition ( « Errances » http://www.naiel.net/Errances_cadre.htm) puis à une autre:

(terre des humains / terre des non humains »http://www.naiel.net/hnhcadre.htm ).

La plupart des clichés pris, pendant cette période, ne sont pas sur le net, ils sont dans des cd, des dvd, des disques durs, parfois accompagnés de mots ou non, parfois sur mon blog (http://blog.naiel.net/).

Les thèmes récurrents sont l’errance, l’absence qui exacerbe la présence, les traces, les voyages dans tous les sens du terme….

J’ai une prédilection pour les gares, les lieux désaffectés, l’architecture d’un espace/temps; d’un moment, les barreaux, les chaines…

J’interroge ainsi, les traces de l’urbain dans la nature et de la nature dans l’urbain et donc les traces de ce qu’ un être humain a, à un moment donné, construit, consommé puis jeté…

Je pense que le texte de présentation de « terre des humains/ terre des non humains » en parle mieux que les quelques mots que je peux poser ici.

J’interroge aussi, comment ces lieux consommable/jetables  résistent/ se métamorphosent par et pour des personnes qu’on a bannies ou qui refusent les diktats d’une société capitaliste qui accélère son autodestruction programmée.

Donc, pour répondre à la deuxième question: oui, ces shoots sont en lien avec mes aspirations/revendications…

Ces photos témoignent de l’horreur ordinaire, de la course frénétique de ce système inhumain que j’essaye de combattre.

naiel_triptyque_villeneve_les_M.jpg

5- On a pu t’entendre dans des conférences et tu dis toi même qu’il n’y a pas la question du genre, toute seule, mais en lien avec d’autres. Le féminisme par exemple. Pour toi, c’est quoi être féministe ?

Quand je dis, je suis féministE, je me dois d’expliquer ce qu’est pour moi le féminisme, parmi tous les féminismes existants. Et pour cela, je vais tout d’abord tenter d’expliquer brièvement quelle est ma grille d’analyse pour penser le monde et résister dans ce monde.

C’est une grille de lecture matérialiste, féministe, post-marxiste, dynamique, qui utilise les concepts de rapports sociaux pour penser les modes de production, de reproduction et les possibilités de changements des groupes sociaux (autrefois analysés comme séparés, immuables, naturels).

“Le rapport social peut être assimilé à une tension qui traverse la société; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir, les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux.”

 (Danièle Kergoat, “Penser la différence des sexes : rapports sociaux et division du travail entre les sexes »”in Margaret Maruani, Femmes, genre et société,  Editions la découverte, 2005).

Les rapports sociaux que sont le genre, la classe , la racisation, la génération… s’articulent les uns avec les autres , s’entrecroisent ( ils ne sont pas simplement additifs), ils sont, dit D Kergoat, « consubstantiels et co-extensifs »: « consubstantiels : ils forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales(..) et co-extensifs:  » en se déployant les rapports sociaux de classe , de genre, de race se reproduisent et se co-produisent mutuellement ».(…) » Ils interagissent les uns sur les autres et structurent ensemble la réalité du champ social ».

 (« Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in sexe, race, classe ; pour une épistemologie de la domination, Paris, PUF, 2009)

En ce qui concerne le genre (rapports sociaux de sexe) et donc les féminismes (mais pas que), je vais essayer d’être plus précisE:

Je tiens d’abord à préciser que le genre n’est pas, pour moi, la construction sociale du sexe biologique (le genre est un concept créé dans les années 50 aux États-Unis par Stoller et Money, deux psychiatres et psychologues travaillant sur le “transsexualisme” et la réassignation des enfants intersexuéEs.

Le genre préexiste au sexe et le produit en lui donnant l’illusion du naturel (tout en invisibilisant cette production).

C’est un rapport social de pouvoir qui produit et entretient le système hétéronormatif (2 genres, 2 sexes, relation hétérosexuelle avec pour but la reproduction).

Dans ce sens il fonde la société en tant qu’hétérosexuelle (cf Wittig).

En tant que dispositif créé et au service du pouvoir biopolitique, il est à détruire car il maintient l’oppression d’une catégorie sur une autre, exerce un contrôle permanent des individuEs via une grille de lecture normative qui définit ce qui est “humain” de ce qui ne l’est pas. Il exclut donc du domaine du “pensable” toute personne ne pouvant être identifiée clairement par cette grille.

Le genre (en tant que dispositif de régulation au service du pouvoir) au même titre que le sexe n’a pas de caractère naturel, rien ne préexiste à sa production.

Dans ce sens, le féminisme a pour objectif final la destruction du genre; ce qui ne veut pas dire qu’il faut ignorer ou nier la réalité des catégories sociales de genre et leur relations.

Ma conception du féminisme est matérialiste et « Wittigienne », dans ce sens « être féministE, c’est lutter pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe » ; alors que « pour de nombreuses autres cela veut dire quelqu’une qui lutte pour la femme et pour sa défense, pour le mythe donc et son renforcement » ( On ne nait pas femme, M. WITTIG, in “questions Féministes” N°8, mai 1980).

Les rapports sociaux de sexe devraient produire autant de sexes que d’individuEs, si ce système hétérosexiste ne réifiait pas en permanence, comme fait de nature, deux sexes et tout ce qui en découle.

(C’est une des limite des grilles d’analyse féministes (exceptée Wittig, le corps lesbien) de n’analyser que les constructions de « LA masculinité » et de « LA féminité » de groupes sociaux hétérosexuels. Qu’en est -il DES constructions « Des masculinités », « Des féminités » chez les pédés, les gouines…, et ce même si le mouvement homosexuel tend à s’homonormativiser sur le modèle hétérosexuel et aussi à s’homonationaliser).

C’est un prolongement des grilles d’analyses féministes, qui au sein des contraintes qui nous font advenir comme sujet, laisse à celui-ci, des marges de résistance (notamment au niveau du genre, mais qui n’est plus du genre, car le genre est binaire) dans et non pas hors du champ social.

Qui, d’ailleurs,  pourrait prétendre y échapper?

Ce prolongement peut permettre aux individuEs, dans des relations sociales (D. Kergoat distingue notamment rapports sociaux et relations sociales, dans le sens où les antagonismes ne sont pas forcement à l’œuvre dans toutes les rencontres interpersonnelles), et je pense notamment à ma construction personnelle, de créer d’autres réalités visibles et violemment  sanctionnées, mais qui peinent à entrer dans le champ social en raison du système de fabrication asymétrique du genre nécessaire au fonctionnement de la société dans la quelle nous vivons.

 

TRANSJECTION_serie1ima_3_naiel.jpg

6- La question de l’intersectionnalité revient souvent dans tes propos : “races”, classes… de futurs projets autour de ça?

Non, car je n’ai actuellement pas de projet tout court.

De plus, même si je suis questionné-e par ces entremêlements d’oppressions, je le suis en tant que personne blanche, transwhatever, de classe moyenne (si elle existe encore), avec une validité variable dans le temps et d’une génération différente de celles que je suis amené-e à croiser.

Je fréquente dans mon quotidien, des personnes précaires et de classe moyenne, valides, des lesbiennes, gouinEs, un pédé, des hétéroEs et biEs et quelques “blacks” et “arabes” (je reprends les “auto-nominations” des personnes), mais mon univers reste, je le constate, assez blanc.

De ce fait, aller piocher dans chaque catégorie, sans participer pleinement aux luttes, vies, ne fait pas partie de mes pratiques.

Cette année, je souhaitais amorcer un projet, qui me tient à cœur depuis longtemps, qui est de questionner “la validité présumée et la situation de handicap présumée” dans nos milieux, mais je n’ai pas eu l’énergie suffisante ni les contacts pour le réaliser.

Donc, si j’ai un projet à mettre en œuvre dans le futur, ce sera prioritairement celui-ci.

7- Tous les ans, ou souvent tout du moins, tu te rends aux UEEH : quel témoignage t’inspirent-elles?

Ueeh, comme/

 nostalgie/

espace/temps/ inimaginable

offert/

 à nos envies

à nos/

réalités impensables

Ueeh comme

 partages/

plaisir des rencontres/

discussions/réfle(ct)ions/

Ancrage

sur le sol d’un

patio

sur le verre/brisé

de nos montres

Découvertes/ateliers/plaisir

aller juste/

vers l’autre.

Solidarité/ la main tendue/

pour oublier/ réécrire et

Dépasser/

ensemble/

les coups et blessures reçues

d’une société

qui nous a laisséEs/

NuEs

Ueeh comme/

être

cet être qu’on ne peut

par/être

dans le quotidien de nos vies/

contraintes/

par la normalité/l’ individualité

et le profit

Comme être/

avec d’autres êtres en/

dé/construction/

en re/construction

en dé/formatage de nos/

cerveaux

re/significations de

nos corps

quand les paroles/

d’autres

résonnent en toi/

comme un /

possible

jamais imaginé car/

impensable/

 jusqu’à ces rencontres /

juste

véritables.

Ueeh comme/

 être ensemble

dans des soirées débridées

dans des ateliers passionnés

dans les gestes esquissés/

sans ambiguïté/

sur les matelas

 affalés/

d’un /calinodrome

comme des possibles/

avec vue/

 sur les calanques

comme un arrêt/

 brutal/

qui vous change à jamais /

et vous laisse

le gout du manque

Être et co-êtreS,

pour et ensemble/

construire

nos rêves et nos luttes

Ueeh pour partager /

nos vécus/ nos idées/

nos douleurs / nos cris/

nos joies/ nos amours

Ueeh comme /

populaires

comme/

 politisation

sans agressions/ sans

silences génés

comme

se repenser/

se déconstruire sans

jugements

sans peur de se perdre/

Ueeh,comme /

Nous repenser

dans la joie/

dans les conflits/

mais avec /

cette bienveillance

qui a déserté

tes dernières années…

Naïel, 29 aout 2012

untitled.jpg

8- Je crois que tu participes aussi à l’Existrans… Tes photos disent quoi de ce moment de visibilité ?

J’ai participé à l’Existrans de 2005 à 2010, avec des motivations, des rôles et un enthousiasme différents selon les années.

Que disent mes photos de ce moment de visibilité?

Je pense tout d’abord que ce n’est pas à moi de dire ce qu’elles peuvent dire mais aux gentes qui les regardent.

Ce dont je peux parler, par contre, sont :  ma manière d’aborder les Existrans et les manifestations avec mon appareil et  ce que m’évoquent ces traces quelques années plus tard.

En ce qui concerne ma façon d’aborder les Existrans et les manifestations, elle tient plus de l’ordre du reportage; pas du reportage avec des clichés chocs, mais plus du reportage qui essaye de relayer les messages politiques de ces manifestations par le médium de la photographie.

Elle se différencie aussi du reportage dit classique, dans le sens où c’est un reportage « de l’intérieur »: je me trouve à chaque fois confrontéE à la double difficulté d’être acteurE de la manifestation et dans le même temps spectateurE attentivE. Ce sont des photographies qui sont situées, elles viennent du « dedans-dehors ».

De manière plus générale (mais je l’ai très peu pratiqué, de fait, pour les Existrans), je parcours la manifestation une première fois, en étant toujours dedans-dehors, pour essayer de shooter les pancartes, les banderoles, les slogans, les associations, groupes présentEs, les messages politiques délivrés.

Puis la seconde partie se passe au gré du déroulement de la manifestation , mais usuellement  je prends des portraits, des expressions, des moments d’humanité….

En ce qui concerne l’Existrans, de 2005 ( ma première) à 2010 ( ma dernière), je me suis apercu-e que je prenais de moins en moins de photos et que je ne prenais plus les mêmes photos:

Après 2009, je n’avais plus envie de continuer d’essayer de montrer cette apparence de pseudo-unité/ cette apparence de « communauté trans ». Il devient à un certain moment impossible de photographier côte à côte des personnes qui se sourient en se haïssant profondément.

Au fur et à mesure des années et de mes implications diverses dans ce qui est communément appelé » le monde trans », dans ses divers strates et sous groupes; quand les batailles, politiques ou non, internes déchirent les groupes, les amitiés,quand ont disparu la joie d’être ensemble pour cet unique jour de visibilité trans, la solidarité, la liberté de s’exprimer, la possibilité d’être soi tout simplement; que reste-t-il à photographier ?

 

Un charnier d’Égos démesurés drapés des immaculés Trans ou Rainbow flag ? Des sourires figés qui construisent la muselière du dicible ! La flamboyance du pseudo consensus ?….

Pour cette interview, je me suis obligé-e à rechercher dans mes cd, dvd puis disques durs, les photos prises lors des différentes Existrans et autres manifestations trans ( celles-ci ayant disparu du net, suite à la fermeture de slide.com en janvier 2012), avec une certaine nostalgie mais surtout avec un sentiment de pesanteur intense..

Que m’évoquent-elles, là, ce 24 aout 2012, soit 7 ans après la première et 1 an et demie après la dernière à laquelle  j’ai participé?

Ce regard est le regard situé d’une personne transidentitaire, sur son propre regard passé et avec sa double, voire triple, position au sein des Existrans, suivant les années ( j’expliquerai plus loin, la question des multiples positions/situations).

En 2007, j’ai réalisé très peu de photos pour cause de double  » appartenance » à l’organisation de l’Existrans et à un groupe informel.

Celles que j’ai pu réaliser à l’aide d’un petit bridge numérique, montraient , je crois, mes illusions de l’époque: l’espoir de la convergence des luttes; avec des banderoles , des pancartes, qui re-politisaient les luttes trans au sein / en les croisant avec d’autres luttes comme l’anti psychiatrie, la colonisation des minorités, le système binaire hétéropatriarcal et donc les féminismes, les questions du fichage des déviantEs de toutes sortes…

Pour résumer, il ne s’agissait pas de lutter seulement  pour des droits pour les trans ( et avec la difficile question de l’intégration-assimilation) mais contre un système politique qui attaque touTEs les anormaLEs, toutes les minorités. Il faut rappeler que 2007, c’est Sarkozy élu président en (f)rance!

C’était aussi la première fois, à ma connaissance, que se déroulaient de manière simultanée et avec les mêmes mots d’ordre, 3 Existrans, à Barcelone,Madrid et Paris ( le 07/10/2007). Cette « première » a été rendue possible grâce aux rencontres entres activistes trans castillan-ne-s, catalan-e-s et français-e-s lors des UEEH en juillet 2007 ( http://www.ueeh.net/).

Depuis, cela a conduit petit à petit à la création du réseau STP 2012 ( Stop trans pathologization, 2012 pour la sortie du DSM V prévue en 2012 mais qui finalement n’arrivera qu’en 2013) , officiellement créé en juin 2009.

 

STP 2012 regroupe à l’heure actuelle plus de 300 groupes et réseaux dans le monde et coordonne tous les ans un « international day of action for transdepathologzation », qui aura lieu cette année le 20 octobre 2012. « Le dernier octobre 2011, des groupes activistes de 70 villes d’Amerique Latine, Amérique du Nord, Asie, Europe et Oceania ont organisé des marches et d’autres actions sous la campagne STP-2012 » ( http://www.stp2012.info/old/fr).

Pour en revenir à la photographie, mes quelques shoots de 2007 disent cela: l’empowerment, la joie d’être là, la solidarité avec comme banderole de tête » contre la psychiatrisation, Résistrans » et avec une banderole d’un groupe informel  » Les normes sont trop étroites pour penser Nos réalités » qui restera gravée dans beaucoup d’esprits. Elles ne disent pas les guerres internes.

En 2008 et 2009, mes photographies m’ évoquent la rage , la joie d’être ensemble, de hurler, la fierté juste d’être, la diversité, les possibilités de convergences de luttes encore présentes  ( un croisement avec une manifestation de soutien à des sans papierEs, qui donne lieu à un die-in commun),  des revendications sans frontières ( En 2008, 11 ville européennes se sont mobilisées pour la dépathologisation trans , le même jour avec comme mot d’ordre: « Ni homme, ni femme, le binarisme nous rend malade »), l’appropriation de l’espace public, la diversité, le partage, les copain-e-s..

Il y avait encore tout cela en 2008, malgré les tensions internes qui s’intensifiaient et se cristallisaient.

2009, montre l’apparition de nouvelles associations ( Outrans, et d’autres que je ne souhaite pas citer), Bachelot et sa fausse dépsychiatrisation (et où, malgré les divers communiqués de presse des diverses associations pour expliquer, qu’en (f)rance, les trans étaient toujours soumis-e-s à la toute puissance de la psychiatrie et de ses équipes off et que rien n’avait changé, cette annonce de changement d’ALD a eu pour conséquence directe une désinformation de masse qui court encore aujourd’hui), la présence d’une association féministe ( les tumulutueuses) , la joie de se retrouver, les amourEs passagères ou durables, les générations qui se mêlent, mes amiEs, les amitiés qui se sont éteintes ou fracassées, les personnes qui changent et quittent votre quotidien, celles qui restent et vous le rendent insupportables, de nouveaux visages…la vie , quoi ! Et toujours, comme dans toutes les Existrans auxquelles j’ai participé, l’interpellation sur le VIH, la situation des séropoEs qu’on expulse et les travailleusEs du sexe.

En 2010, je n’ai quasiment pas pris de photographies (une dizaine) en raison d’une lassitude, et « d’un ciel si bas qu’un canal s’est pendu »…

Voilà ce que je peux dire aujourd’hui, de mon regard délavé sur mes regards passés sur les divers Existrans.

9- Pour finir, de manière plus personnelle peut-être, pourrais-tu nous parler de ton regard d’artiste et de militant.e sur le mouvement LGBTIQ ?

De L.G.B.T.Q.I./

ne restent que

trop souvent/

 une majorité qui décrie

ceulLEs /

encore trop/

 déviantEs

Du L et du G/

enfin/

surtout du G

dans les saunas du Marais

dans les prides/

 de juin à juillet/

la beauté/

conventionnelle/

dégouline quelque  peu

sur /stonewall

de revendications

 bien frêles

la techno a remplacé le music hall

En 2012, je

vote?

pour continuer /

d’expulser

celLes qui sont néEs

avec la peau/

 un peu trop foncée

Mariage et égalité

comme ultime/

 révolte

folles butchs et T

trop visibles

trop radicalEs

s’abstenir

quand leur avez vous

fermé /

votre porte

à grand coups de

normalité?

Et pourtant, jamais/

je n’oublie/

que du L, je suis néE/

que dans les quelques bars

de/ Paris

j’ai commencé à aimer

sans me/

haïr.

Mais, aujourd’hui/

dans les poubelles de l’oubli/

côte à côte/

 le F.H.A.R.

les Gouines Rouges et le G.A.T.

Gisent /

sous l’étendard de l’homonormativité

Pour des sous-droits obtenir/

il semble que

doivent mourir/

le souvenir du DSM

et, de touTes les déportéEs

les luttes conte un système

le féminisme/

 oublié

Et pourtant, jamais/

je n’oublie/

que du L, je suis néE/

que dans les quelques bars

de /Paris

j’ai commencé à aimer

sans me

haïr.

Mais quand , dans les journaux

les paroles de vos ennemiEs vous/

 reprenez/

parce qu’un mec trans a osé/

enfanter

quand dame Nature vous/

convoquez

pour votre dégoût et votre haine

légitimer/

Quand de vos centres, vous chassez

des séropoEs parce que

putEs, trans, gouinEs,

pédés et précaires

car /dans les vitrines de beaubourg

ça fait un peu tâche

ces gentes/

 qui viennent se réfugier

ça manque/ un peu de panache

ces gentes encore

psychiatriséEs/ stériliséEs

violéEs / expulséEs…

Vos paillettes ne peuvent-elles supporter

d’ètre un peu/

 ensanglantées/

juste/ par nos réalités?

Quand vos discours d’intégration

sous le régime de l’état-Nation/

prennent le pas /

sur la solidarité

et écrasent d’autres

minorités…

Alors oui , aujourd’hui/

j’ai envie d’oublier/

que dans cette communauté/

je suis néE

tellement j’ai envie de

gerber.

 

naiel i had a dream


*Ce texte ne concerne qu’une majorité d’homosexuelLEs et pointe les dérives des luttes pour les droits pour une  majorité et non des droits pour ToustEs.

Naïel, 30 aout 2012.

 


Mis en ligne : 6 septembre 2012.

Karine Espineira : Eléments de méthodologie

Karine Espineira

Université de Nice Sophia Antipolis
Cofondatrice et coresponsable de l’Observatoire des Transidentités


 

Couverture : La Transidentité, de l'espace médiaque à l'espace public

Avant de vos présenter un montage susceptible d’illustrer les propos de Maud-Yeuse Thomas, Ali Aguado et Éric Macé, je vais présenter la cadre de ma recherche.

J’achève une thèse de doctorat en Sciences  l’Information et de la Communication à l’Université de Nice. Je suis familiarisée avec le terrain transidentitaire depuis 1996, avec un engagement associatif qui a débuté à l’ASB. Dans la même période, je participe avec Maud-Yeuse Thomas aux « séminaires Q comme Queer » (1998). Mon parcours associatifs prend une nouvelle direction en 2005 avec la fondation, de l’association Sans Contrefaçon, et en 2010 avec la création de l’Observatoire Des transidentités (ODT) avec M.-Y. Thomas et Arnaud Alessandrin.

Cette observatoire qui est une sorte de revue en ligne a été pensé  comme un espace de théorisation et de réflexion, comme une plateforme établissant un lien entre le terrain trans et l’académie, entre trans et non trans, de tous les acteurs de la culture, du terrain de l’information, du support  et de la prévention. Ainsi nous publions aussi des universitaires et des non-universitaires, dans le cadre des études de Genre et des Trans Studies. Autant dire que nous sommes dans la diversité des points de vue, les médiacultures la multiculturalité.

Pour ma part, je travaille sur les modélisations sociales et culturelles des transidentités dans le média audiovisuel : la télévision. J’ai publié un essai en 2008 sur cette question, cet ouvrage est un prémisse à ma recherche actuelle.

J’inscris cette recherche dans les études de genre ainsi que dans de possibles Transgender Studies en France. Je me place dans la perspective ouverte par de Marie-Joseph Bertini qui souligne que les sciences de l’information et de la communication après avoir considéré les signes, les symboles, ou encore les dispositifs techniques, ne peuvent ignorer le rôle de la variable genrée dans les processus de communication.

Je m’intéresse à l’institutionnalisation des relations trans et instance médico-légale, trans et média, à travers les imaginaires sociaux. Bien entendu je renvoie à la pensée de Castoriadis. Je considère aussi les imaginaires médiatiques et je renvoie aux apports des Cultural Studies avec Stuart Hall, Éric Maigret, Éric Macé, entre autres.

Ma grille conceptuelle se décrit très brièvement ainsi :

Standing point, épistémologie du positionnement, des savoirs situés (Donna Haraway, Elsa Dorlin)

– Orthopédie sociale, Savoir et Pouvoir (Foucault, French theory)

– Médiologie : effets symboliques des effets techniques, et efficacité symbolique (Régis Debray, Daniel Bougnoux)

Je pourrais encore vous dire que ma recherche est qualitative, action, observante et dans mon cas précis – je parle de mon appartenance au terrain, à mon expérience du changement de sexe, du changement de genre, c’est-à-dire en me référant à la notion de « transsexualisme » comme concept et pratique – comme auto et rétro-observante. On voit l’intérêt que je trouve dans l’épistémologie du positionnement.

 Mon terrain on l’a compris c’est les communautés trans. Je m’appuie aussi un corpus forme sur les bases archives de l’Institut National de l’Audiovisuel, mais je considère désormais ce corpus comme un second terrain après trois ans de visionnage de ce qui me paraît être un champ de fouille archéologique.

 Je vais vous présenter un document, ou plutôt un montage d’un quart d’heure environ qui retrace quelques étapes de l’histoire de ce concept et de cette pratique qu’est le changement de genre oblitéré par le « changement de sexe » si cher au public, aux médias, et à certaines institutions garante de l’ordre symbolique.

Je n’ai pas choisi les extraits au hasard mais avec l’idée d’illustrer les présentations qui vont se succéder, et notamment l’invisibilité des FtMs.

Lien vers le montage :

http://www.dailymotion.com/KEUniversite#video=xpccu9

 

illustration-karine-queerweek.jpg

 


Mis en ligne : 18 mai 2012.

Charlotte : Lettre à celles et ceux qui n’aiment pas les trans et les inters

Charlotte

 

Ingénieur directeur de projet


 

imgCharlotte.jpg

 

Oui, depuis mon plus jeune âge, j’aime porter des vêtements féminins alors qu’on m’a déclarée garçon à la naissance. 

J’avoue la faute, j’ai commencé à l’âge de 1 ans. Pour fêter mes premiers pas ma maman a fait plusieurs photos photo, frange, chignon, robe.

Je suis donc un pervers, un malade, un déglingué et ce depuis le plus jeune âge. Plus tard je me suis laissé pousser des seins, c’était vers 11 ans. Des seins que les copains auraient bien aimer toucher mais moi je ne voulais pas. 

Alors on m’a battue, on m’a montré des choses qui peuvent choquer un gosse encore nubile, on a dit les pires âneries sur moi et quarante ans plus tard, j’ai toujours du mal à supporter la présence d’un homme à moins d’un mètre de moi. C’est compliqué, j’aime vivre en femme, au milieu de femmes et je ne suis pas attirée du tout par les hommes !

Encore plus compliqué. J’aime vivre au milieu de femmes, qu’on me dise naturellement « madame » mais en même temps je suis très à l’aise avec mon équipement intime masculin. Je n’envisage pas du tout de m’en débarrasser !

Alors que suis-je ? A quoi voulez-vous m’associer ? Moi même j’avoue que j’ai bien intériorisé toutes les idées reçues sur les trans. Comme tout le monde, il m’arrive de détester ce que je suis, surtout quand mes particularités blessent quelqu’un.

Pourtant les choses sont très simples, un jean’s moulant, un tee-shirt au dessus de la ceinture, les cheveux sur les oreilles, un élastoc et une queue de cheval et c’est des « bonjour madame » comme une pluie de  pétales. Pas besoin de bijoux, ni de maquillage, ni de talons.

Pourquoi arrive t-il que mon épouse souffre de mon état ?

A treize ans on m’a fait des injections de corticoïdes, à quatorze je suis passée aux testostérone. Rien à faire, mes seins grossissaient encore. Ca excitait les copains du rugby, d’ailleurs ils me violaient.  Chaque fois je croyais mourir, je leur ai même demandé de me tuer. On a préférer penser que je j’étais coupable, alors comme cadeau de Noël à 15 ans le corps médical m’a coupée. Plus de glandes, mastectomie bi-latérale. J’aime pas le père noël.

Les injections de  testostérone jusqu’à 19 ans, puis le père noël (le corps médical) m’a dit tu es Klinéfelter, tu n’auras pas de gosses, tu ne pourras pas te marier et… ton espérance de vie est limitée (35 – 40 ans). Ah, j’oubliais un truc, pas la peine de faire des études supérieures, les Klinéfelter, c’est pas pour eux (1).

Bon, bon, bon… ma fille a 23 ans, mon fils 26 ans, je suis mariée et je suis employée comme ingénieur directeur de projet. Je dirige la construction de grands trucs recevant du public,  de grandes usines, on fait appel à moi pour des trucs assez trapus. Dernier truc, je vais avoir 52 ans.

« Quand tu m’en a parlé, j’ai cru que c’était comme l’appendicite, une fois opéré c’est fini ». Je suis entrée en franc-maçonnerie à 30 ans et lors des entretiens préalables j’ai tenu à leur dire que j’étais opérée car à l’époque je me me disais que j’étais anormal. Je ne savais pas si les anormaux étaient admis en franc-maçonnerie.

Une fois opéré c’est fini ! J’avais une malformation, on me l’a retirée, je suis guérie ! A l’époque je voyais les choses comme ce monsieur qui était venu à la maison pour mieux me connaître avant que je ne sois admise en Franc-Maçonnerie.

J’étais corrigée,  mes « malformations » retirées. Cependant  je continuais à prendre des vêtements féminins. Par crises. D’autres crises faisaient de moi un superman. Rien dans la nuance, tout dans les extrêmes comme dit ma femme qui déteste les excès. Et oui,  j’ai pris l’habitude de vivre à fond, mon temps était compté. De plus quand c’est votre doublure qui est sur scène, vous lui faites faire les trucs les plus audacieux. Jusqu’à la délinquance car nous ne sentez pas les coups, c’est l’autre qui prend.

Au milieu de la quarantaine j’ai commencé à consulter un psy spécialisé, membre de l’équipe officielle de ma région. J’étais arrivé à un tel niveau de haine de ma personne… il fallait que j’en parle à un pro de la question. Je lui ai dit « docteur guérissez-moi. Retirez-moi ces idées de ma tête. C’est nul. Ca incommode mon entourage, je me déteste »

Ben, ça n’a pas marché. Au bout du compte j’ai opté pour une autre solution : cesser d’avoir honte de moi. Je voulais retrouver mes formes d’avant la testo. Il me fallait une hormonothérapie. 

Alors un samedi matin pluvieux nous avons été reçues avec ma femme par le grand psy officiel régional. Il ne nous a pas offert le café mais il a dit que deux personnes de même sexe ne pouvant pas être mariées, si nous persistions dans la demande il fallait d’abord divorcer. 

Des amis militants et militantes m’on donné un coup de main pour trouver des soignants non pervers (certains entretiennent la souffrance). Maintenant que j’ai fait monter le taux d’œstrogènes, je suis enfin bien dans ma peau. Les choses sont enfin simples. Je n’ai plus honte car on me dit « madame ». J’avais honte quand j’entendais des « monsieur » que je ne méritais pas, j’avais l’impression de mentir. D’être dans le faux.

Alors que suis-je ? Femme ? Homme ?

Quand je fais de la provoc, je dis « je suis bien depuis que je ne pose plus la question ».

Ca n’est pas faux mais le problème n’est pas là. Pour être bien il faut aussi que votre entourage soit bien avec vous, qu’il ne vous subisse pas. Que l’attrait soit sincère et réciproque. Que l’un des membres du couple ne porte pas les « écarts » de l’autre comme un secret de famille inavouable.

De ce coté-là j’avoue que c’est fluctuant. L’image que nous avons de nous est issue de l’image supposée que les autres on de nous. Hé oui, on ne vit pas sans le regard des autres ! 

« Bonjour mesdames », nous disent les commerçantes et les inconnues. Je suis flattée mais mon épouse vit très mal que nous soyons considérées comme un couple féminin. J’avoue que je ne sais pas quoi faire face à cette situation. Ca serait plus simple si je n’étais pas convaincue d’être une femme !

La place du genre est peut-être trop grande dans nos jugements. Mais comment relativiser la place du genre dans l’idée que nous avons des autres, donc de nous-mêmes ?

On peut aller très loin dans la mise en cause du genre et dire qu’il n’y a qu’un genre, le genre humain. Cependant on ne fait qu’esquiver la question fondamentale, peut-on choisir soi-même son genre? 

De mon coté je ne pense pas qu’on puisse être « hors-genre », comme on serait « hors la loi ». Je penserais plutôt que le genre est une conviction. Comme toutes les convictions, celle-ci doit être acceptée. C’est le principe de la laïcité, pas d’intrusion dans les convictions. A condition bien-sûr que  celles-ci ne s’imposent pas aux autres. Rassurez-vous, on n’a jamais vu des trans, cutter en main, découper les seins et les pénis, contrairement à d’autres (ceux qui ne veulent qu’un sexe par personne) !

Je suis toujours surprise qu’un homme en jupes ça choque. Pourquoi est-ce plus choquant qu’une femme pantalons ? Je n’ai toujours pas compris pourquoi il est socialement admis qu’une femme puisse s’habiller e homme, alors que l’inverse est péjaurant. Pourtant quand il fait chaud  comme en ce moment, porter une jupe c’est super (sur des jambes lisses).

Enfin, je ne règle rien je l’avoue. Beaucoup  de questions restent sans réponses. Cependant j’espère que la prochaine fois que vous croiserez une personne qui sur-joue un rôle de mec,  demandez vous si derrière tout ça il n’y a pas une petite fille qui aimait jouer à la mariée quand elle était petite. Etait-ce alors un monstre ? un pervers ? un problème d’éducation ? une bonne correction aurait-elle suffit ?

A toutes ces questions vous savez maintenant que la réponse est non.

Dernier petit messages pour les mamans et les papas d’un gosse muni d’organes « ambigus » ou qui ont des « malformations » qui apparaissent à l’adolescence:

N’opérez pas ! Tout ou tard il manquera quelque chose à votre enfant. Demandez-vous au contraire comment lui permettre de s’épanouir dans le genre de son choix. Permettez-lui de choisir, achetez lui des jupes ET des pantalons.

Dernier-dernier truc… si votre garçon n’a pas d’organes ambigus, s’il n’a pas de « malformations » à l’adolescence… offrez lui une jupe tous les ans. Il la portera ou ne la portera pas. C’est à lui de voir. Pas à vous.

(1) : pour ceux qui se demandent si tout ça est bien possible, j’ai la chance inouïe d’avoir une maman qui a tout gardé. Analyse, biopsie des glandes, courriers médicaux, cartons d’emballage des doses de testos et des corticoïdes.

 ANNEXES ET EN VRAC

 

Historique de mon accompagnement médical

 

– de 11 à 13 ans :  conseils du médecin de famille: « il faut faire plus de sport » (pour éviter que les seins grossissent encore). Prise de « fortifiants » en injections de Revitalose. Suivi par un guérisseur, acuponcteur et un prêtre exorciste. Opération de l’appareil génital.

– de 13 ans à 14 ans : injections hebdomadaires altérnées de Gonadotrophine chorionique ISH 1000 et Gonadotrophine sérique « endo »

– de 14 ans à 19 ans : injections mensuelles de Percutacrine Androgénique Forte et Androtardyl

– 15 ans : mastectomie bilatérale

– 19 ans à 22 ans suivi psychologique suite à plusieurs actes de délinquance

– 30 ans réapparition du besoin d’être considérée comme femme, par les autres femmes

– 30 ans à 35 ans une vingtaine de RDV chez des psys généralistes locaux, classement de ces besoins comme étant des fantasmes courants.

– de 35 ans à 42 ans période d’enfouissement et d’oubli total, prise de charge pondérale + 33 kg

– 42 ans troubles profonds de la mémoire, accompagnement par un service spécialisé au CHR. 

– 44 à 48 ans douleurs testiculaires aigues, plusieurs hospitalisations

– 46 à 49 ans accompagnement psychologique par le professeur ML Bourgeois, puis 1 rendez-vous au CHR avec M Sophie Boulon (clash)

– 49 ans à 51 ans : épilation laser du visage par un « médecin de l’esthétique » – 300 € la séance

– 50 ans à ce jour ( bientôt 52 ans), suivi psy par Tom Reucher

– 50 ans à ce jour, hormonothérapie (prise d’œstrogènes) – Œtrodose – 6 pressions par jour

– 51 ans : orchitectomie (j’avais déjà oublié !) Précision : la libido est ses suites fonctionnent impeccable malgré l’orchitectomie et les 6 doses d’hormone.  Le seul changement est la disparition des érections intempestives nocturnes (presque toutes).

– 51 ans à ce jour : rééducation de la voix (phoniatre),

– 51 ans à ce jour : épilation laser du visage (poils noirs) électrolyse des poils blancs  (dermatologue)

– 51 ans à ce jour : consultation d’un neurologue pour  traitement des douleurs chroniques de la poitrine (apparues 35 ans avant, depuis la mastectomie). Prise de Lyrica lors des crises, efficace en 30 minutes. Mais pourquoi on ne m’a pas prescrit ces trucs avant ????? Les monstres comme moi doivent souffrir jusqu’au bout ?

 

 

 

Perception de mon identité féminine par des tiers inconnus

 

Pas facile de théoriser, le mieux est de raconter

Même à 113 kg (au sommet de ma gloire), j’entendais plusieurs fois par an des « bonjour madame » alors que j’avais les cheveux coupés en homme, costume de cadre masculin et parfois la barbe.  

Moins d’un mois après  le début de l’hormonothérapie les « madame » sont apparus régulièrement, seul ou avec mon épouse. Sur le marché au restaurant, dans les bars. J’étais alors encore à 98-100kg

Après 2 mois d’hormonothérapie (vers 90 kg), deux serveuses se sont adressées à moi au féminin (en présence de ma femme), pendant 1h30.  Elles se sont adressées à moi au masculin après le paiement par carte bleue (où il y a mon nom)

Au cours des  6 mois qui suivirent  il m’est arrivé de rentrer volontairement dans des supermarchés pour avoir ma dose quotidienne de « madame »

Malaise ressenti lorsque les caissières accentuent les « monsieur », en employant parfois plusieurs fois le mot « monsieur » dans la même phrase ou en accentuant la prononciation.  C’est ce qui a accéléré la décision de consulter une phoniatre. Ma femme et les soignantes qui m’accompagnent m’ont expliqué que les dames qui pensent  s’être trompées sur mon identité lorsqu’elles ont d’abord dit « madame », essaient de rattraper leur erreur. Je ne percevait pas les choses comme ça, je ressentais de la haine à mon égard.

Aujourd’hui à moins de 80 kg, les « madame » sont systématiques. Je vis les situations les plus cocasses, comme celles-ci: Une vendeuse de la Mie-caline me dit d’abord Monsieur est généres et me dit des  « Madame » (malgré ma voix). Un chef de chantier s’adresse à moi avec des « madame », malgré ma tenue masculine, casque cachant les cheveux, gilet fluo, chaussures de sécurité, voix lourde (je lui ai fait un rappel à l’ordre de 5 minutes)  et ma voiture de fonction hyper macho (un gros ML-MB de voyou).

Il m’arrive souvent de me retourner quand une personne face à moi me dit « madame » (j’ai le réflexe de penser qu’on s’adresse à quelqu’un derrière moi)

Je commence à prendre du plaisir à voir le visage  déconfit des hommes qui entendent ma voix alors que depuis 10 minutes ils pensaient avoir une femme assise à la table d’à coté. Je me sens comme un punk dans les années 70 : la provoc.

Je n’essaie pas d’éclaircir ma voix, je ne triche pas. Ca vient naturellement ou pas. 

Depuis toujours je fonctionne par mimétisme. Avec les femmes, je suis une femme et avec les hommes je suis un homme.

Genre administratif

 

Je ne suis pas encore confrontée à ce problème. 

Je suis pour l’auto détermination du genre, le libre choix du prénom et la suppression du genre sur les documents administratifs ( CNI et le n° insée). 

Quand ma femme m’appellera Charlotte (ou tout autre prénom féminin de son choix), j’essaierai alors de régulariser la situation chez les bleus.  La lutte contre des législateurs cul-culs est toujours un plaisir, comme à chaque fois que je milite.

En septembre dernier l’andocrinologue a préparé une demande ALD avec en tête de la demande « transsexualisme ». J’ai beaucoup pleuré dans le TGV en relisant ça. 

Je ne voulais pas admettre que je suis transsexuel. Puis j’ai fini par comprendre que je suis devenu trans-sexuel le jour où on a m’a assignée en homme et non pas dans ma démarche actuelle de vouloir redevenir dans mon genre de naissance : double. 

Contre l’identitarisme

 

Curieux cette affaire. Je ne me sens pas « ni l’un ni l’autre », mais LES DEUX.

Puis comment savoir ce qu’est l’Un et ce qu’est l’Autre ? 

Je n’ai pas de réponse.

C’est aussi compliqué que la conviction de l’existence d’un dieu, de plusieurs, d’une force suprême…. pour que ça se dégonfle, il faut pouvoir adhérer à une idée, il faut pouvoir la critiquer, la contester, se rétracter, ou pratiquer…. ça s’appelle la laïcité.

L’expression la plus aigüe de ma féminité, elle est irréfléchie et je l’ai découverte il y a peu. En sortant du restau l’autre soir avec ma femme et ma fille (juillet 2011), nous sommes allées nous faire voir devant les terrasses bondées des restaus et des bars… Quel plaisir de se sentir regardée, désirée ou jalousée pour son audace. Plaisir aussi de faire les sopranos toutes les trois dans la bagnole ou à la maison (hé-hé, la phoniatre dit que je suis contre-ut, c’est rigolo).

J’ai accepté de faire la demande ALD sous le titre de TRANSSEXUALISME pour que cette reconnaissance puisse me permettre de solliciter des rendez-vous auprès de soignants sans devoir faire légitimer ma demande à chaque fois par un psychiatre. Prendre un RDV franco, ne pas être obligé de pleurnicher et de baisser les yeux pour entamer une série de séances laser etc..

Pour moi l’identité de trans-sexuel(le) est très péjorante. Je ne veux pas trans-former mes organes génitaux. Je veux seulement être considérée comme femme par les femmes en général et ma femme en particulier.

Pourquoi péjorante ? Parce que j’ai été éduquée dans un monde qui considère tout ce qui est différent appartient à la catégorie des sous-merdes. Il faut faire un effort intellectuel réel pour surmonter cette éducation, la classification, l’identitarisme. J’y arrive pas de souci, mais même en étant passé par les douleurs que j’ai connues, j’avoue que parfois je suis aussi con que le dernier beauf (encore une catégorie).

On m’a déjà trans-formée par la mastectomie et  les hormonothérapies à l’adolescence.  Cette transformation était  une dissimulation de ma double appartenance.  On m’avait éduquée pour avoir honte d’une partie de moi. J’étais tellement conditionnée dans ce sens qu’il m’arrivait de demander aux médecins et à mes parents de m’opérer au plus vite.  

Je voulais être « comme tout le monde ». Mais en même temps je rêvais que m’a mère me dise « t’emmerdes pas, tu es très bien en fille, tiens voilà la jupe que je t’ai achetée, on va te changer de collège etc… », et qu’elle recommence à me faire des tresses comme quand j’étais petite. 

Si on ne m’avait pas fait honte avec des « t’as pas honte d’être une fille », si on ne m’avait pas appris « la honte » (d’être double), si j’avais pu choisir selon mes humeurs irréfléchies ou réfléchies de porter un pantalon ou une robe… je pense que je n’aurais jamais souffert, je ne me serais jamais détestée et considérée comme une sous-merde. 

Ainsi, je pense que ne me respectant pas (car j’en étais incapable avec le regard que j’avais sur les gens différents), il était logique que les autres ne me respectent pas.

Je ne me respectais pas car j’étais LA FAUTE, l’erreur de la nature, le malheur de mes parents. On disait de moi que j’avais des malformations etc…

Je m’en suis voulu de ne pas être comme les autres ( F ou G) en même temps je m’en voulais de ne pas avoir le courage d’affirmer ma double nationalité.

Voilà pourquoi la classification de la population fait des ravages (F, G, H, T, L, I, etc…): ça crée des sentiments fascistes de supériorité.

Sergio Sarmiento : XXY, un autre regard sur l’intersexualité

Sergio Sarmiento

Maître de conférences – Laboratoire I3M – Université de Nice


L’histoire

XXY.jpg

(crédit http://www.lenouveaulatina.com/)

Alex, une jeune fille intersexuée[1] de 15 ans, vit aux alentours d’une ville côtière d’Uruguay[2]  avec ses parents. Originaires de Buenos Aires, après la naissance d’Alex, Kraker (le père) et Suli (la mère) décident de quitter la capitale argentine et se refugier avec leur fille dans un village situé sur la rive gauche du Rio de la Plata.  Kraker est biologiste et s’occupe de protéger et étudier la faune locale.

Le film commence avec l’arrivée d’un couple d’amis de Buenos Aires avec leur fils, Alvaro, 17 ans. Contacté par Suli, le père d’Alvaro, Ramiro, est chirurgien esthétique et s’intéresse au cas d’Alex. On apprendra assez rapidement l’intention de sa visite.

Lors de leur premier contact, Alex demande à Alvaro s’il veut faire l’amour avec elle. Ce dernier refuse. La jeune fille se trouve à un âge où si elle veut renforcer son aspect féminin, il faut qu’elle prenne des traitements (des corticoïdes) pour éviter sa virilisation (elle-même explique à son nouvel ami que les pilules qu’elle doit avaler « vont éviter que sa barbe pousse »).

Une amitié se construit entre les deux adolescents. Cette relation les confronte à leurs peurs. Ils finissent pour avoir un contact sexuel, surpris par hasard par le père de la jeune fille.

Les parents d’Alex apprennent que leur fille risque d’être renvoyée de son lycée car elle a agressé son meilleur ami, Vando. Ce dernier connaît le « secret » d’Alex, mais il a été imprudent et l’a divulgué auprès de quelques personnes qui subitement se sont intéressées au cas de cette adolescente « pas comme les autres ». Trois garçons d’à peu près le même âge, de toute évidence mis dans la confidence, agressent Alex car ils sont curieux de voir ce que cette fille cache. Dans cette scène, d’une grande violence, l’intervention de Vando empêche le viol de l’adolescente, mais il arrive assez tard pour éviter que les trois garçons vérifient la constitution des organes génitaux d’Alex.

Le film finit avec le départ du chirurgien, sa femme et son fils.

 

Le droit de choisir

Lucia Puenzo, la réalisatrice du film, nous livre une œuvre portée par un regard pudique et  différent sur un sujet très peu traité par le septième art[3].

Contrairement aux cas de la plupart des intersexués dont les parents sont contraints par le corps médical[4] à accepter une ou plusieurs interventions chirurgicales de « normalisation », les parents d’Alex refusent. Kraker avoue à Ramiro, le chirurgien, que dès le premier moment qu’il a vu sa fille, il l’a trouvé « parfaite ».

Son père va rencontrer un homme intersexué dont son cas a été médiatisé. Celui-ci l’aide à comprendre la situation de sa fille en lui montrant des photos de lui à 15 ans où il était considéré appartenant au sexe féminin. Cet homme raconte qu’il a subi cinq opérations au cours de sa première année de vie, interventions qu’il qualifie de « charcutières » et le rassure sur le fait qu’Alex a le droit de choisir.

La jeune fille, après le rapport sexuel avec Alvaro, et interrogé par ce dernier, se définit elle-même comme étant « les deux » (garçon et fille) et par rapport à son orientation sexuelle, elle affirme ne pas savoir si ce sont les garçons ou les filles qui l’attirent.

Après l’agression subie par Alex, Kraker explique à sa fille qu’il sera là pour la protéger jusque à qu’elle décide. Elle répond : « Et s’il n’y a rien à choisir ? ».

La nouveauté du film de Lucia Puenzo apporte à ce sujet la possibilité de penser l’intersexuation soit comme une période de transition vers une « normalisation » homme/femme ; soit comme un état permanent assumé par la personne elle-même.

 

La peur, le refus face aux différences

Comment peut-on nommer Alex ? Hermaphrodite ? Intersexuée ? A cause de l’ignorance sur ce sujet, ces mots peuvent susciter de nombreuses interrogations dans l’imaginaire collectif forgé par la norme binaire homme/femme. On nous habitue à croire que la différence des sexes est une évidence, ce qui n’est pas du tout vrai, car ce sont des constructions sociales[5]. Comme l’explique Pierre Bourdieu, le corps est toujours un corps socialisé, fabriqué au travers de la familiarisation avec un monde physique symboliquement construit par les structures de la domination[6].

Alvaro, avant de découvrir la particularité d’Alex, lui dit : « Tu n’es pas normale, tu es différente et tu le sais. Tu es bizarre. Pourquoi tous te regardent ainsi ? ».

Si l’on part de la performativité du langage, on considère que les mots produisent ce qu’ils désignent, le « déterminent »[7].

Cité par Eribon, dans « Le journal du voleur », Genet écrit : « le mot voleur détermine celui dont l’activité principale est le vol. Ce mot précise en éliminant – pendant qu’il est ainsi nommé – tout ce qu’il est autre que voleur ».

Suivant Bourdieu, Didier Eribon affirme que « le mot voleur impose une identité homogène et exclusive. Les noms qui servent à classer, stigmatiser, catégoriser,… renvoient à la performativité sociale du langage ».

Alex ne correspond pas aux normes sociales. Elle est un cas à part. Et de ce fait, elle fait peur, car elle n’est pas « classable ». L’injure, le regard raciste en général, inscrit une essence dans le corps et le cerveau de l’individu désigné. L’injure est essentialiste, car le monde social l’est[8].

Eribon explique que si l’injure peut avoir une telle efficacité, une telle prise sur l’individu qu’elle vise, c’est parce que la société a déjà inscrit en son corps et son cerveau les structures de l’ordre social (hiérarchie des classes, des races, des sexes, des sexualités…).

Tout ce qui ne rentre pas dans ces structures de l’ordre social suscite une forme de peur de l’inconnu qui conduit à l’exclusion. Ainsi trois jeunes garçons vont agresser Alex dont la particularité doit réveiller inconsciemment chez eux un mélange de curiosité et de peur.

Alex s’interroge elle-même si elle n’est pas « un monstre »… Aussi bien les objets qu’elle a dans sa chambre (notamment les poupées dévêtues et avec un pénis ajouté) que ses dessins témoignent de sa souffrance. 

Elle ne peut pas se retrouver dans cette différence de sexes qui paraît si évidente pour la société. Dès que son « secret » sera connu par tous, elle sera forcément stigmatisée, voire exclue de « la norme », de ce « privilège épistémologique »[9] de l’hétérosexualité et de la différence de sexes.

 

Secret de famille

« Si je suis si spéciale, pourquoi je n’ai pas le droit d’en parler ? » interroge Alex à son père. Ses parents ont fui Buenos Aires pour protéger leur fille du jugement des autres. Ils se sont installés dans une maison en bois isolée aux alentours d’une petite ville côtière.

Il est vrai que la question « c’est une fille ou garçon ? » lors de la naissance d’un enfant pose un problème pour les parents d’intersexué-e-s, vis-à-vis de la société et de leur propre représentation du masculin et du féminin. « Quand on apprend que son enfant est intersexué, on se retrouve démuni et seul. On est parfois en colère de se sentir si impuissant et angoissé pour l’avenir de son enfant »[10] Dans le film, Suli partage ses douloureux souvenirs avec Ramiro et Erica, les parents d’Alvaro.

Ce secret de famille est le moteur-cause de l’angoisse d’Alex. Elle confie à Alvaro que ses parents lui font de la peine, car ils sont toujours en train d’attendre…

Le chirurgien explique à Suli qu’Alex court le risque de se « viriliser » si elle ne suit pas son traitement, qu’elle va « arrêter de se développer comme une femme ». Plus tard, la femme du chirurgien opine qu’il faut l’opérer, que c’est la seule solution.

Kraker n’a pas apprécié que sa femme fasse venir le chirurgien, mais cette dernière interroge son mari : « Et si elle le veut ? ». Ils ne savent pas comment réagir pour permettre à leur fille une vie épanouie.

Après l’agression subie par Alex, Kraker lui demande si elle veut porter plainte auprès de la police, sachant que cette décision va faire que « tout le monde soit au courant de son cas ».  Sa fille répond : « Qu’ils le sachent ».

On a l’impression à la fin du film, qu’Alex s’oriente vers une acceptation d’elle-même telle qu’elle est. Didier Eribon explique dans le cas des homosexuels-elles, mais nous pouvons le transposer à tous ceux et à toutes celles qui font objet d’une discrimination, comment l’injure et l’insulte conduisent dans un premier temps à la honte et l’humiliation jusqu’au moment où certains individus décident d’assumer leur condition dans un acte de fierté qui leur permet de réinventer leur propre subjectivité[11].

 

Le contexte argentin de réception du film

Comment la société argentine a-t-elle accueilli le film XXY ? Nous pouvons affirmer que l’Argentine connaît depuis la dernière décennie un mouvement plutôt favorable au débat sur des sujets relatifs à l’homosexualité et la transsexualité. Ces sujets sont devenus omniprésents dans le cinéma, la télévision et l’ensemble des médias. Et l’on peut imaginer à quel point la pénétration massive de la télévision dans les foyers argentins peut être un vecteur essentiel dans l’évolution des mentalités.

XXY, sorti en Argentine le 14 avril 2007, a attiré près de deux cent mille spectateurs[12]. Par ce fait le film n’a pas eu un très grand impact sur le public, même s’il a reçu des prix lors de festivals étrangers[13].

Cependant, d’autres éléments nous font penser que ce type de questions (y comprise celle de l’égalité hommes-femmes) ont préparé un contexte accueillant, comme par exemple, outre la surabondance des représentations sur l’homosexualité dans les médias ; la participation d’une transsexuelle jouant son propre rôle dans un feuilleton pendant deux ans ; le fait que ce soit une femme qui ait été élue Présidente ; l’adoption de la loi sur le mariage égalitaire et un cas de fête populaire revisitée par la culture gay.

Mis à part le fait de l’omniprésence de l’homosexualité dans la télévision argentine, une télénovela[14] qui a fait des records d’audience, Los Roldan (2004-2005), a mis en scène la comédienne Florencia de la V., transsexuelle, jouant son propre rôle de trans dans le feuilleton télévisé.

Florencia de la V. a été adoptée par un très large public populaire, car grâce à son charisme elle a touché et sensibilisé la population argentine à un sujet très peu abordé de cette façon. Car au-delà de la présence ponctuelle des transsexuelles dans des talk-show, ce rendez-vous quotidien[15] proposé par la télénovela a permis aux téléspectateurs une certaine familiarité avec Florencia. 

Par ailleurs, la comédienne a obtenu en 2010 le changement de son nom légalement, en constituant par ce fait la première transsexuelle a l’avoir sans que sa condition soit considérée comme une pathologie.

Concernant l’égalité hommes-femmes, sur le plan symbolique, une femme dirige le pays. Cristina Kichner, actuelle présidente de l’Argentine, élue dès le premier tour le 28 octobre 2007 avec 45,23% des suffrages exprimés. Avocate de profession, elle a été investie le 10 décembre 2007, succédant à son mari Néstor Kichner, qui meurt trois ans plus tard. 

La loi sur le mariage homosexuel a été promulguée en Argentine en 2010, ce qui a fait de ce pays le premier de l’Amérique latine à avoir légalisé l’union entre deux personnes du même sexe.

La politique menée par Cristina Kichner accompagne de près et renforce d’un point de vue institutionnel l’égalité hommes-femmes et les droits des minorités.

Un autre élément qui pourrait être ajouté aux signes qui parlent d’une évolution des mentalités, c’est la « Fête de la Vendange gay »[16], célébrée depuis 15 ans dans la ville de Mendoza. La région de Mendoza, caractérisé par son conservatisme, est devenue une destination gay friendly, en ajoutant cette manifestation à son offre touristique.

Ce contexte ne garantit pourtant la fin de l’homophobie en Argentine. Des résistances culturelles très fortes demeurent malheureusement toujours d’actualité[17]. Le film de Lucia Puenzo s’inscrit dans une volonté de faire évoluer les mentalités à propos des questions de genre en général, et d’en apporter un nouveau éclairage sur l’intersexualité.

 

En guise de conclusion

XXY, en présentant le thème de l’intersexuation nous interpelle tou.te.s.

Aujourd’hui on peut opposer d’une part ceux qui considèrent que la différence de sexes, de genres et de sexualités est « naturelle » (ce qu’on appelle l’hétérosexisme établissant un lien entre hétérosexualité, conjugalité et parentalité) et, d’autre part, comme l’affirme Eric Macé, ceux qui mettent en évidence que les dispositifs de la différence de sexes, de genres et de sexualités se situent dans un mouvement de déconstruction et de recomposition des relations entre sexe, genre et sexualité, de dénaturalisation des identifications de genre, de détraditionnalisation des rôles genrés, de dépathologisation des orientations sexuelles[18]

Le film de Lucia Puenzo devrait interpeller surtout les premiers. Le cas d’Alex, n’est-il pas « naturel » ? Vont-ils continuer à parler d’une « erreur de la nature » ? Vont-ils continuer à ne pas voir ou à nier l’intersexuation ?


Références bibliographiques

Bertini Marie-Joseph (2002) Femmes : le pouvoir impossible, Pauvert, Paris.

Bertini Marie-Joseph (2009) Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence des sexes, Max Milo Editions, Paris.

Butler Judith (2005) Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, La Découverte, Paris.

Eribon Didier (2001) Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, Fayard, Paris.

Eribon Didier (2009) Retours à Reims, Fayard, Paris.

Espineira Karine (2008) La transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public, L’Harmattan, Paris.

Textes de l’association Orféo, association créée pour soutenir les personnes intersexuées ainsi que leurs proches http://asso.orfeo.free.fr

Textes et dossiers de l’Observatoire des transidentités http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com


[1] Appelée également « hermaphroditisme » ou ambiguïté sexuelle », l’intersexuation est une variation du développement sexuel. Les organes génitaux de la personne ne correspondent pas aux standards mâle et femelle. http://asso.orfeo.free.fr/lesbrochures/brochure-tous-publics.pdf

[2] Le film a été tourné à Piriapolis, petite cité balnéaire de 8000 habitants.

[3] « Le mystère d’Alexina », comédie dramatique de René Féret (France, 1985) ; « Both », drame de Lisset Barcellos (Amérique-Pérou, 2005) et « Octopusalarm » d’Elisabeth Scharang (Autriche, 2006). http://www.cinetrafic.fr/liste-film/6579/1/l-intersexualite-au-cinema

[4] « Quand il est difficile de déterminer si l’enfant est un garçon ou une fille, médecins et chirurgiens font leur possible afin de rendre le sexe de l’enfant conforme aux normes mâles/femelles », site de l’association Orféo http://asso.orfeo.free.fr/lesbrochures/brochure-tous-publics.pdf

[5] Bertini Marie Joseph (2010)  Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence de sexes, Max Milo Editions, Paris. Butler Judith (2005) Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Traduit de l’anglais para Cynthia Kraus, La Découverte, Paris.

[6] Bourdieu Pierre (1997) Méditations pascaliennes, cité par Eribon Didier (2001) Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, p. 85.

[7] Eribon Didier (2001) Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet, p. 79.

[8] Bourdieu Pierre, op. cit., cité par Eribon Didier, op. cit.

[9] Kosofsky Sedwich Eve (1990) Epistemology of the Closet, citée par Eribon Didier, op. cit., p. 110-111.

[11] Eribon Didier, op. cit.

[12] Données de Taquilla nacional, citées dans le blog http://marianoliveros.wordpress.com.

[13] Grand prix de la semaine de la critique, Cannes, 2007 ; Prix du meilleur film du festival d’Athènes, 2007 ; Prix de la mise en scène du festival d’Edimbourg, 2007 ; film représentant l’Argentine aux Oscars, 2008.

[14] Genre télévisuel de type feuilleton diffusé quotidiennement.

[15] 419 épisodes à 21h00 (heure de grande écoute) ont été diffusés sur 2 ans (2004-2005) sur plusieurs chaînes de télévision latino-américaines ; rediffusés en 2008 sur la chaîne Latinovelas dans tous les pays de l’Amérique Latine. D’autres pays ont aussi adapté le feuilleton (Colombie, Mexique, Chili, Etats-Unis…)

[16] Elle est organisée juste après la « Fête national de la Vendange », manifestation populaire et artistique célébrée depuis plus de 75 ans et qui attire un nombre très important de visiteurs.

[17] Voir à ce sujet, Espineira Karine (2008) La transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public, p. 91-92.

[18] Macé Eric (2011) Les conséquences de la dépathologisation des identifications de genre trans, Journée d’études « Dépsychiatriser ! », dossier téléchargeable in Observatoire des transidentités http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com

Mon sexe n’est pas mon genre

Valérie Mitteaux
Réalisatrice du documentaire Mon sexe n’est pas mon genre


Avec les documentaires comme celui de V. Mitteaux et L’ordre des mots de Cynthia et Mélissa Arra, la problématique trans est avant tout une problématique sociopolitique. Les « trans » n’étant qu’une facette des questions minoritaires sous-traitées par une instance particulière (ici la psychiatrie « médicolégale ») dans un vide de débats sur fond d’inégalité des genres et de centralisme étatique. Les « ennemis de l’intérieur » comme le rappelle la réalisatrice ont été l’objet d’une vindicte permanente, passant de la morale à la théorie « psy » empruntant à l’inversion pour postuler une forme de psychose. Dans ce sillage, c’est l’existence elle-même qui est atteinte, cassée, meurtrie. Quand ce n’est pas la mécanique de la violence qui pousse jusqu’au meurtre, entre morale, représentation et discours, que décrivait Boy dont Cry. Meurtre sans responsable. Le TDor, désormais international le rappelle tous les 20 novembre (http://www.transgenderdor.org/). Prendre la parole comme ici, outre de refuser le fatum, est d’entrer en résistance en nommant et actant son existence.

 

Entretien

 

1- Débutons par une question que vous avez du entendre une centaine de fois : pourquoi ce documentaire ?

Je suis passée du stade tomboy à celui d’homosexuelle, pour m’apercevoir vers 20 ans que, profondément, je ne me sentais ni femme, ni homme. J’avais le sentiment d’être autre chose, c’était comme ça. Cela ne m’a pas donné envie de modifier mon corps ou de travailler mon apparence, mais c’est devenu une donnée fondamentale de ma personnalité. J’ai vécu ça en essayant de m’écouter et de me libérer de ce qui est attendu de vous en fonction de votre assignation de naissance. Toutes ces contraintes d’aspect ou de bienséance qui ne sont jamais qu’une façon de vous maintenir en situation d’infériorité. Je parle là évidemment de la place des femmes dans la société. Mais à y bien regarder, les personnes nées de sexe masculin subissent des contraintes similaires. Les garçons doivent être forts, responsables, infaillibles et c’est un poids aussi que de devoir toute sa vie gommer des zones sensibles, ne pas exprimer ses doutes, ses peurs. Et puis c’est une vision de la société un peu totalitaire, au sens où elle ne laisse aucune place à l’échec et au chaos. Moi je crois à la valeur de l’échec et du chaos, je pense que ce sont des notions via lesquelles on avance positivement dans l’existence.

Ensuite, de nombreuses années plus tard, j’ai rencontré Lynn Breedlove via Wendy Delorme. Au-delà du transgenderisme, Lynn est une personne rare, généreuse, drôle, une personne qui cherche pour elle-même un sens à l’existence et qui aime à partager ses réflexions. Lynnee a réveillé la dimension transgenre de ma personnalité qui était quelque chose d’évident pour moi, mais que je ne questionnais plus. J’ai eu envie de faire un film sur ce type de parcours. J’ai ensuite rencontré trois autres personnes formidables, Rocco Kayiatos, Kaleb et Miguel Missé qui tous trois vivent fièrement leur choix et réfléchissent quotidiennement à ce que cela implique par rapport à l’hétéronorme. Les paroles de ces quatre personnes disent de façon posée et réfléchie qu’une révolution est à l’oeuvre en termes de genre. Et qu’il serait dommage de s’y opposer, car cela va libérer tout le monde.


LYNNEE.jpg

2- Comment le qualifieriez-vous ? Est-ce un film sur les FtM ? Un film sur les expériences de masculinité(s) Trans ? Parce que les portraits de ces FtM renvoient non au transsexualisme qu’on pourrait dire désormais « classique », définit par le « changement de sexe », mais à des identités non alignées sur la binarité cisgenre. Est-ce une volonté délibérée de choisir d’aborder seulement des portraits FtM, ensuite de choisir des trajectoires non binaires, non refermables par la binarité ?

Oui bien sûr, j’ai choisi de n’aborder que le côté FtoM d’abord parce que le film part de mon expérience, j’estime que c’est une façon juste de faire des documentaires que de partir d’un sujet ou d’un phénomène qui vous concerne ou vous agite particulièrement. Ensuite je voulais que le film ait une portée féministe. Je suis très préoccupée par le fait que les relations femmes/hommes évoluent si lentement. Que les hommes soient rivés à leurs privilèges et que nombre de femmes estiment que le féminisme est aujourd’hui un combat inutile. Les femmes qui disent par exemple qu’à la maison leur conjoint « les aident », sous-entendant qu’il y a un progrès, ne veulent pas reconnaître que l’équité est bien loin d’être acquise et que si elles continuent à dire qu’aujourd’hui « ça va », on n’avancera pas. Non, « ça ne va pas » : une femme meurt tous les trois jours en France de violences conjugales, les salaires sont 20 à 30% plus bas pour les femmes à compétences égales, 75 000 viols sont perpétrés chaque année. Non, ça ne va pas ! Je trouvais donc particulièrement fort de faire parler des garçons trans, quelque soit la façon dont ils ont opéré leur transition du féminin vers le masculin. Ils disent très clairement qu’apparaître masculin leur a fait gagner une considération supérieure immédiate. Or vous êtes au fond la même personne et soudain vous percevez la violence de cette différence. Avant vous deviez faire vos preuves tout le temps avec un présupposé d’idiotie. Au masculin, l’a priori sur vous est toujours positif jusqu’à preuve du contraire. Ceci exprimé par des femmes biologiques me paraît vraiment puissant.

Ensuite la variété des intervenants et des façons de transitionner me paraissait essentielle pour éviter une vision monolithique des garçons trans. L’important est de faire percevoir qu’il y a autant de genres que d’individus et que vouloir qu’une femme ou un homme se comporte d’une façon normalisée, reste bien dans sa case assignée à la naissance, serait tout aussi totalitaire que de vouloir imposer un mode de transition. Ma vision en termes de progrès social, c’est de faire exploser les cases, pas d’en créer de nouvelles pour enfermer de nouveaux parcours. Alors après on vous dit, « mais quoi » ? Tu veux qu’il n’y ait plus ni femme, ni homme. Évidemment non. Ce qui me semble juste, c’est que tout un chacune puisse être libre d’en décider. C’est la raison pour laquelle aussi j’ai tenu à ce que ce jeune garçon trans’ puisse exprimer dans le film son envie d’hétéronorme. Il dit « moi mon idéal, c’est une femme, une maison, une voiture ». Il sait qu’il va faire rager certains de ces camarades trans, mais pourquoi n’aurait-il pas droit à ce désir-là ? J’ai conservé ce passage aussi parce que je suis contre cette vision du « tu appartiens à une marge donc tu dois faire partie des forces de progrès ». Parce que ça donne une prise à la majorité blanche hétérosexuelle, celle d’estimer qu’elle est légitime à décider ce à quoi la minorité a droit ou non ou la façon dont elle peut ou doit vivre sa marginalité.

Donc non, ça n’est pas un film sur « les trans FtoM ». C’est un film sur le masculin/féminin au travers du parcours de quelques trans FtoM et son but ultime est que tout le monde interroge son propre genre.

KALEB.jpg


3- Les scènes investies par votre caméra restent quand même des scènes politisées. Le contexte actuel (demande de dépsychiatrisation etc..) a-t-il joué sur votre envie de filmer ces personnes ou a-t-il joué sur le message que vous souhaitiez diffuser ? Pour le dire autrement, est-ce que le reportage traduit une idée originale brute ou est-ce que le terrain, les rencontres, ont modifiés le reportage ? Si oui, en quel sens ?

En documentaire le terrain toujours modifie le contenu. On n’est pas là pour faire dire à ses interlocuteurs ce que l’on veut entendre – pas moi en tout cas ! On cherche et on creuse avec eux. J’ai commencé à filmer Lynn Breedlove en 2005 lors d’un de ses one-man show à Nantes. Évidemment que ma compréhension du sujet et de ses implications, notamment en termes de féminisme, a évolué. Mais si je retourne au premier dossier que j’ai écrit, le résumé disait que l’on allait tenter de comprendre en quoi ce type de parcours pouvait permettre de questionner le féminin et le masculin en général. Si j’en juge par tous les commentaires que je reçois, ce but est atteint. Le film semble faire du bien aux garçons trans qui disent qu’on n’a jamais parlé d’eux comme ça, quant aux néophytes hétéros, le film semble les libérer…

ROCCO

4- On est frappé dans votre reportage par ce double mouvement : d’un côté la masculinité n’est pas l’apanage des hommes, il y a donc de la subversion, de la réappropriation des normes… et d’un autre côté on échappe difficilement aux stéréotypes de genre. Est-ce que vous avez ressenti cette ambivalence et comment l’analysez-vous ?

Je crois que le film martèle bien l’idée que le masculin et le féminin sont des constructions sociales. J’aime beaucoup ce passage de Rocco avec ses parents. Sa mère dit que dès sa naissance, elle l’a perçu comme « garçon ». C’est d’autant plus intéressant qu’elle avait mis au monde deux soeurs jumelles. Ensuite quand Rocco lui demande ce que sa transition a changé, elle répond : « soudain, tu devenais mon film donc je t’ai traité comme tel », mais elle est incapable d’expliquer ce que cela veut dire. En sous-texte bien sûr, on comprend qu’il s’agit sans doute, encore, de conventions sociales. On est à San-Francisco, donc avoir une fille lesbienne très masculine, ça n’est pas vraiment un souci. Ensuite s’il faut présenter cette fille comme garçon, cela nécessite pour des parents, même ouvert, de faire vis-à-vis de leur entourage une sorte de révolution culturelle. Mais encore une fois, elle est incapable d’expliquer concrètement ce que cela change. Donc oui, on doit pouvoir être un homme comme on le souhaite, chacun à sa mesure. Et la même chose côté féminin. Il n’y a aucune bible qui explique ce qu’est un homme, ce qu’est une femme. C’est très amusant de poser la question d’ailleurs : « c’est quoi pour toi au-delà de l’aspect génital, être un homme, être une femme ? ». La plupart du temps, les personnes interrogées restent sans voix. Pourquoi ? Parce que si l’on parle de ce qui est important pour soi-même, on parle de ce qui nous passionne, de ce que l’on aime, de ce que l’on essaie de faire de sa vie, pas de son genre.

Et encore une fois oui on n’échappe pas aux stéréotypes de genre. D’abord parce que c’est difficile. Si l’on étudie l’histoire du féminisme, on voit que la domination des hommes sur les femmes remonte au néolithique moyen ! 4 500 ans avant Jésus-Christ ! Pas étonnant donc qu’il y ait tant de soumission intégrée. C’est la même chose côté masculin. Quand Lynnee revendique auprès de sa mère son droit à montrer ses fesses sur une photo comme le ferait n’importe quel hétéro de base aviné, il dit en fait, je me sens homme, un nouveau type d’homme, mais laissez-moi la liberté de le faire comme je l’entends. Vous trouverez toujours normal ce comportement chez un homme cisgenre. La question n’est pas de juger si c’est classe ou pas. Pourquoi ça le serait moins si ça vient de moi ? Il renvoie la norme dans ses cordes.

MIGUEL.jpg

5- Votre film sera diffusé le 17novembre (pour le T.dor) dans un IUT d’animation et de carrières sociales : qu’aimeriez-vous dire aux étudiants et aux professionnels qui vont voir ce reportage ?

Je voudrais qu’il pousse tout le monde a reconsidérer son genre. Que les femmes cessent de considérer que les avancées en termes d’équité sont suffisantes. il y a encore beaucoup à faire. Je prépare un film sur la notion de soumission féminine et je sais que ça n’est pas simple d’avancer dans la vie en réagissant tous les jours contre des attitudes sexistes. Bien sûr, c’est moins fatigant de se dire « c’est comme ça ! ». Il faut du courage pour que les choses changent vraiment. Mais si l’on chausse des lunettes avec ce filtre, on s’aperçoit que l’on se prend des vagues sexistes vraiment au quotidien. Pour les garçons, j’espère vraiment que le film fait percevoir l’injustice que constituent les privilèges du masculin. Il faut que les hommes en prennent conscience et je crois que sur ce sujet, on est en plein creux de vague. Il faut que les garçons refusent ces privilèges. On ne peut jamais tout utiliser dans un film, mais lors de nos nombreux entretiens, Kaleb me dit « (en passant vers le masculin), tu sais que tu as le pouvoir entre les mains et tout le travail est de s’en dessaisir ». Il n’y a que de cette façon que l’équité femme/homme pourra évoluer de façon décisive. Et encore une fois, tout le monde a à y gagner.

6- L’interview sera mise en ligne le mois prochain, mois du T.dor. Et justement, le T.dor pose la question de l’effraction brutale derrière les meurtres de personnes trans et, plus largement, des personnes LGBT. Votre documentaire ne renvoie-t-il pas la question de l’effraction dans laquelle les identités trans mettent fin à cette sécurité et à cette normativité cisgenre ?

J’ai choisi de faire un film gai, sans pathos, avec des personnes qui assument ce qu’elles sont, même si je n’ai pas gommé les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. J’espère que la sympathie immédiate qu’elles dégagent fabrique un déclic. Celui du « so what ? », c’est-à-dire en quoi cela me dérange-t-il, moi faisant partie de la norme hétérosexuelle, que des gens aient besoin de vivre leur genre différemment. Est-ce que je n’ai pas à gagner à m’intéresser à cet aspect de la question ? Corps modifiés ou non, est-ce que ça n’est pas l’amour le plus important ? J’ai bien conscience que cela n’éradiquera pas la violence et le rejet de la différence qui va jusqu’au meurtre. Mais cette violence ne s’abat pas uniquement sur les personnes trans. Ce sont des choix que la part la plus conservatrice de la société trouve extrêmes, mais finalement est-ce que c’est si différent de quelqu’un qui se fait entièrement refaire le corps en passant sous les bistouris des chirurgiens esthétiques ? Le problème c’est d’une part la discrimination pure, tout ce travail qu’il y a à faire pour contrecarrer cette tentation qu’ont les sociétés (les gouvernants ?) a toujours fabriquer des « ennemis de l’intérieur » (pour reprendre une expression de l’historienne Henriette Asséo), des personnes estampillées « troubleuses d’ordre social » : les roms, les trans, etc. Et d’autre part cette logique fasciste de la conformité. Être une femme, être un homme, personne ne sait vraiment répondre à la question, cela signifie sans doute que ça n’est pas la question. La question c’est que 100% femme, 100% homme, ça n’existe pas. Tout le monde circule entre le féminin et le masculin. La question, c’est l’équité entre les femmes et les hommes, la honte que cela constitue pour le genre humain que plus de la moitié de l’humanité soit maintenue sous domination masculine. La question c’est comment dans la vie on réussit à être une personne juste, droite, comment on travaille à agir selon nos convictions, comment on contribue à faire progresser le monde dans lequel on vit et on le peut. De ça, les garçons trans du film sont des révélateurs incontestables. Et puis si tout le monde vit son genre librement, il n’y aura plus de discrimination et donc plus de violence…

VMitteaux.jpg


Mis en ligne : 30.11.2011.

Maud-Yeuse Thomas, Pour un cadre générique des transidentités

Maud-Yeuse Thomas


Pour un cadre générique des transidentités

 

 

Cadre de société/cadre de théorie

Il est manifestement toujours difficile de distinguer qui contribue à l’émergence du transsexualisme dans notre société, quelle en est –ou sont- la (les) cause(s). A ceci, trois difficultés majeures :

– la superposition socioculturelle sexe-genre dans nos représentations et sa naturalisation ;

– le système d’opposition binaire homme/femme, masculinité/féminité (mode « ou ») ;

– « l’expertise médicale » de « l’identité sexuelle » comme indice de la différence des sexes.

A cet égard, le transsexualisme fonctionne comme un franchissement manifeste des normes et représentations socioculturelles et le classement du DSM et CIM en contient tous les échos dans l’énoncé même : trouble du comportement, de la sexualité, de la conduite, inversion(s), dysphorie… D’où cette proximité culturelle du « trouble » (affection, maladie, désordre, dysphorie, dysharmonie…), de la transgression (des normes, du comportement, conventions, mœurs…) ou relevant d’un développement inattendu et inentendu.

Deux pistes de lectures :

– le transsexualisme est une adaptation particulière dû au contexte historique et culturel obligeant à ce franchissement « psychiatrique » (pour vivre un genre de préférence, le sujet est conduit à souhaiter le changement médico-chirurgical sous l’œil d’une « expertise médicale ») ; l’intégration anonyme est le sujet sous-jacent ;

– le transsexualisme est une variation du développement culturellement inattendue dans notre société et rendue impossible (sauf franchissement, point 1) ; l’épanouissement est le sujet sous-jacent.

Il découle dans notre société que « vivre dans l’autre sexe » équivaut à accepter de changer (chirurgicalement ou non) de sexe. L’obligation de cette intervention pour changer de papiers (d’identité) fermant le cercle et obligeant les transgenres à une stérilisation et une mutilation. Or, ces deux identités ont un point commun : le changement socioculturel de genre, préalable au changement de sexe. La conception d’une « nature de l’humain » par la seule voie de « l’identité sexuelle » en tant que rituel organisant l’accès à l’humanisation a conduit à ignorer le développement psychique et social via l’antécédence du genre ; plus spécifiquement les devenirs-trans.

La définition donnée par R. Küss et J. Breton en France traduit cette conception et le contexte « binaire » de société (il n’y a que deux sexes et ils constituent deux sexes sociaux) :

Il s’agit d’un désir de vivre et d’être accepté en tant que personne appartenant au sexe opposé.

le transsexuel a la conviction d’appartenir au sexe opposé au sien.

L’appartenance au sexe opposé constitue le sujet en opposition à son propre vécu. Le « transsexuel » n’a nullement cette « conviction » décrite ici mais d’être soi, de se sentir bien dans telle identité, telle place, tel rôle, ce qui conduit à vouloir être accepté en tant que personne. Mais pourquoi donc vouloir la surdéterminer par le sexe ?

Cette caractérisation est effectuée par le cadre binaire de notre croyance en deux sexes compris comme étant deux catégories sociopsychologiques (composant la différence biologique des sexes) ; secondement, le développement via le « genre de préférence » lors de l’enfance est nié et/ou uniquement attribué au transsexualisme alors que Robert Stoller théorise une distinction sexe et genre et l’antécédence du genre comme mode de développement psychique et social. Son analyse porte sur le développement lui-même. Les déploiements théoriques et pratiques qui ont suivi constituent un cadre de pensée global sur le développement et le devenir humain mais la focalisation sur un devenir-trans « pathologique » distinct d’un devenir-générique « normal » a été maintenue.

Cela a une conséquence culturelle : concrètement, lorsque nous parlons d’orientation sexuelle, nous pensons immédiatement à l’homosexualité, lorsque nous parlons de préférence de genre, nous pensons transsexualisme (ou identités trans). La focalisation a produit son effet de distinction radicale, validant sans examen le clivage majorité/minorité. Tout se passe comme si,

– seuls les trans avaient une « identité de genre » ;

– elle est présentée comme étant en concurrence/conflit avec leur identité sexuelle ;

La distinction entre « identité de genre » et « identité sexuelle » n’a pas été correctement analysée et surtout, alors que l’on légitime ces changements relevant d’une thérapeutique, l’écoute des personnes concernées est manifestement « passé à la trappe ». D’où ce clivage majorité/minorité, professionnels de la santé/usagers et le fait que, dans les attendus du protocole se trouvent toujours :

– la distinction hétérosexualité/homosexualité et le comportement post-transition où l’on attend de la personne sur le plan de la sexualité compris comme « fondateur » de ce que la personne « est » (biologisation du « moi profond » inconscient);

– une superposition du modèle binaire homme/femme, MtF/FtM des trajectoires trans et intersexe sensés relever de la « réalité » ;

– la subordination aux changements de papiers aux traitements médico-chirurgicaux  (exclusion des personnes transgenres et identité mixtes);

– une personne mariée avant transition doit divorcer post-transition pour recevoir ses papiers

– l’âge légal avant tout suivi.

On attend manifestement de la transition une conformation aux attendus binaires :

           – il n’existe que deux sexes et le transsexualisme n’est qu’un état transitoire,

           – cisgenre (superposition sexe-genre),

          – originel (le sexe est antérieur au genre),

          – stabilité du genre fixé post-transition

          – hétérosexuel (refus du mariage homosexuel qui se formerait avec une personne trans).

Cela traduit le cadre sous-jacent du socle binaire de la société et ses représentations majoritaires et non un « vivre-ensemble » et un épanouissement de l’individu » partout postulés. Ce modèle de société contient en lui son principe d’exclusion/pathologisation des « autres » qu’il classifie. Le refus de lire les attendus queers en tant que réponse sociétale et philosophique maintient ces attendus socioculturels à distance d’un débat qui serait lui, « rationnel et scientifique ». Ou du moins, « médico-légal ». Il en découle ce conflit intellectuel et théorique binaire vs queer qui ne prend pas en compte la population concernée, comment est-elle « concernée » et par quoi (quels attendus ?).On s’en tient à une « souffrance clinique » et l’on en déduit le transsexualisme. En fait, ce qui est déduit sont les conditions de discrimination, d’isolement, des ruptures dans la vie des trans., des stigmates dans le champ de la prise en charge au nom du « bien » des individus eux-mêmes.

Seuls les transsexes sont « pris en charge » au détriment des transgenres ou d’autres formes d’identités. L’inconnue de cette population non pris en compte dans les études comparatives, voire inétudiée, tend à produire l’effet « exception à la règle » sans examen ni de « l’exception » ni de la « règle ».

Le cadre d’élaboration, d’analyses et de lectures critiques sur l’homosexualité et aujourd’hui des transidentités, invalidant l’échelle d’observations, la méthodologie et le cadre théorique validant une pathologisation et psychiatrisation, reste innentendu. Il en découle un divorce dont nul ne peut profiter.

L’expert et l’usager

La psychiatrisation apparaît pour les concerné-es comme un système double de modélisation de l’identité et de contrôle social. Le cadre des « équipes hospitalières » dans un tel contexte ne permet pas un cadre apaisé, d’où les soubresauts actuels. Le choix d’un médecin non discriminant et le « choix » d’une identité singulière (quel qu’elle soit), permettant un cadre thérapeutique pacifié, ne sont pas pris en compte.

L’hyperfocalisation sur le « changement de sexe » en tant que « tabou culturel » masque tous les « changements de genre », comprime le fait trans aux seuls transsexes et renforce le monopole psy comme seule apte à répondre au sujet trans.

Dans cette population, seules les personnes suivies sont comptabilisées. En découle plusieurs points fixant l’inégalité du classement lui-même.

– les autres demandes sont écartées des « suivis » sans aucune proposition d’un autre suivi et/ou accompagnement et plus largement un réexamen des croyances, théories, représentations ;

– la dépendance à un diagnostic de type social (autre que médical, le diagnostic différentiel est largement accepté par la communauté trans) non précisé, jouant sur l’effet masse : majorité vs minorité ;

– dépendance à une « souffrance cliniquement constatée » dans un inexamen, voire un déni de la discrimination et la stigmatisation qui constitue le tissu même de la souffrance.

Cette nouvelle situation d’identités-tiers (« queers ») n’a pas reçu de modification du côté de la réception institutionnelle uniquement centré sur le transsexualisme en tant qu’exception culturelle au modèle cisgenre-hétérosexuel. Et ce malgré l’identité transgenres et l’examen des attendus culturels sur les intersexes.

Les notions d’affection, trouble, dysphorie, créé un effet-gouffre qui vient s’additionner aux ruptures dans leur existence. L’effet-maladie dans ses effets performatifs, créé la croyance confuse en une maladie ou un trouble intérieur et endémique. Le tabou social du « travestissement » transféré dans le champ médical a multiplié les effets-trouble(s). Le fait que chez un très grand nombre d’intervenants (psychiatre, psychanalyste…) pense que le travestissement est une transgression, symptôme d’un « trouble du comportement », n’aide pas à distinguer ce qui de l’identité sexuelle ou de l’identité de genre (quand cette distinction est acceptée et posée) est causal.

Dans la période 1975/1995, toutes les associations notent que les personnes ne correspondant pas à la lecture du protocole sont écartées des suivis et se découvrent sans suivi ni accompagnement, livrés à eux-mêmes. Les associations vont remplir ce vide et devenant de fait, le lieu de cette indétermination psychosociologique. L’arrivée du queer en France donne  un cadre et un contenu théorique aux « identités-tiers » non prises en compte, y compris par les trans

Des « savoirs minoritaires » se constituent toutefois dans ce creuset « LGBTIQ » totalement méconnu des instances, même dix ans après ses premières formulations. En témoigne l’inintérêt des praticiens pour les débats, conférences et initiatives de la communauté LGBTIQ, voire la stigmatisation des « militants » qualifiés de « libertaires » par de très nombreux commentateurs.

Concrètement, l’apport des associations est très varié. Rapport à la parole et l’affirmation de soi, interrogation sur le support théorique, interrogation des attendus du protocole et le rapport patient/psychiatre, examen des alternatives à la psychiatrisation et examen du modèle binaire. Ajoutons le dialogue avec les « groupes culturels » proches (travestis, intersexes, androgynes, intergenres, whatever) et l’organisation des opérations à l’étranger pour les personnes refoulées des suivis puis des personnes en suivi avec une interrogation plus poussée sur le « retard de la France » en matière d’accueil et de progrès chirurgicaux.

Transsexualisme et droit ; implications sociales

L’article 57 du Code Civil dispose :

« l’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant et les prénoms qui lui seront donnés… ». C’est l’examen des organes génitaux externes du nouveau-né qui détermine :

– l’appartenance à l’un ou l’autre sexe,

– la reconnaissance de cet état par la société (Etat Civil),

– l’attribution de prénoms, le plus souvent sans ambiguïté quant au sexe de celui qui le porte.

La notion « d’appartenance à l’un ou l’autre sexe » a généré cette notion de « sexe opposé » qui prétend caractériser le transsexualisme et plus largement les transidentités. Malgré les très nombreux travaux sur le genre, nous en restons à une définition issue d’une tradition (et non d’une définition médicale ou « psy ») déjà en but aux clivages entre comportement et sexualités, au travestissement et la notion de « troisième sexe » qui apparaissent au XIXème siècle.

L’assignation générique sur le critère du « sexe » apparaît comme le cadre général de société et de modélisation de l’identité (qui l’on est, comment l’est-on, quels rapports aux autres, à la détermination de sa sexualité, de son comportement, etc..). Il fixe et détermine le rapport à « l’état d’indisponibilité de la personne », ce qui revient à fixer la personne homme ou femme de manière intangible, « originelle » à la naissance de l’enfant, tout en postulant une construction du « moi vécu » (ce qui est le cas de la psychanalyse). Cette conception du « moi sexué » qui serait préalable au « moi vécu » est typique d’une conception et hiérarchie de société où la figure de l’opposition (« sexe opposé », « genre opposé ») est centrale. Cette conception s’est maintenue malgré toutes les transformations au cours du XXème et elle devient concurrente d’une conception très XXIème siècle du « moi » multi-identitaire et multi-appartenance, au devenir ouvert.

Après les féministes, trans et intersexes contestent la modélisation générique ne tenant pas compte de leur présence et des évolutions du XXème siècle, notamment l’invalidation féministe sur au moins deux points principaux :

– invalidation du rapport naturel, biologique, entre sexe et genre ;

– rapport personnel, subjectif au corps qui soit « sien », c’est-à-dire réellement vécu.

La lecture queer y ajoute le volet de la construction subjective du corps en fonction du vécu et des représentations culturelles, ce qui constitue manifestement un changement de paradigme. Ces conceptions invalident l’idée d’un « moi profond » moulé dans/par le corps (ou les fonctions corporelles) pour le resituer dans la relation intersubjective dépendant du contexte socioculturel. La critique répondant à un « moi éparpillé » ou « indéterminé sexuellement » sans oublier une littérature sur un « effondrement de la société » consiste pour l’essentiel d’une réponse sécuritaire appliquée à des « minorités ».

Sur le plan du droit, le changement de papiers passant par le TGI, s’il permet de nouveaux papiers facilitant l’intégration ordinaire, ne modifie pas ce rapport culturel du « corps fondateur » et ne peut « rattraper » une vie rendue difficile, souvent solitaire en raison des discriminations et des impacts de la stigmatisation. L’enfant nié dans l’expression de son genre ne peut que, à l’âge adulte, vouloir recouvrer son devenir mais il reste amputé de ce refus radical. Le refus de penser le transsexualisme  (au sens de se vivre avec un genre de préférence distinct du genre d’assignation) a conduit à devoir traiter sur le mode de l’urgence à l’âge adulte :

– il est totalement dépendant du changement médico-chirurgical (transsexes et intersexes), ce qui ne valide que cette approche « médico-légale » de la société binaire ;

– obligation légale du divorce d’un mariage contracté avant transition au risque de ruptures familiales (derrière cette obligation, se profile le clivage hétéro/homosexualité) ;

– le changement est indiqué en marge de l’acte de naissance, de qui permet à de très nombreuses mairies, de repérer les personnes transsexuelles et d’inférer sur leurs demandes (notamment lors du renouvellement tous les 10 ans de la carte d’identité) en imposant l’acte intégral et non un extrait, d’où un recours obligé à un tiers (juriste, association ou autre).

Un statut d’exception médicalisé ne peut que déboucher sur des attendus et réponses d’exception masquant les individus. Ces attendus sous-jacents doivent être interrogés dans leur contexte et non au seul regard d’une théorie médicale sur l’identité sexuelle qui serait fondatrice de ce que l’individu est/ressent et vit en « nature » ou en « essence ». La coïncidence sexe-genre en tant que paradigme culturel unique et invariant a vécu. Nos pantalons, jupes, rouge à lèvres et cravate n’ont rien à devoir avec nos chromosomes, gènes et hormones mais tout à voir avec une histoire de nos cultures. « La biologie ne peut pas servir à fonder l’organisation sociale », analyse Thomas Pradel (immunologiste et philosophe des sciences[1]). Comment pourrait-elle servir à fonder une définition de ce qu’est l’homme et la femme ?

Un classement ne peut que prendre en compte et préciser les attendus socioculturels de son époque faute de quoi l’éthique qui doit siéger en toutes circonstances sera invalidée.  La conséquence immédiate en est le savoir constitué et très logiquement la réponse et régulation qu’on en attend. Le récent exemple dans le récent rapport de la HAS indique une situation de fermeture.

Si l’objet de ce débat est le « vivre-ensemble » culturel et philosophique et non les représentations attachées socialement à une opposition historique (homme/femme, masculinité/féminité, blanc/noir…), tous ces attendus doivent être reformulés. A cet égard, les socialités queers ont largement innovées en déconstruisant le rapport historique sexe-genre utile socialement et ancré historiquement mais éthiquement indéfendable dès lors qu’ils s’agit de santé, a fortiori « psychique » et de vivre-ensemble.


[1] Thomas Pradel, « La biologie ne peut pas servir à fonder l’organisation sociale » (article), La Recherche n°446 – Novembre 2010.

Page 2 of 2

Infogérance Agence cmultimedia.com